Structure et sensibilité

Denis BERTRAND

Université Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis

https://doi.org/10.25965/as.2880

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : connotation, sensibilité, sensible, structure

Auteurs cités : ARISTOTE, Jean-Claude COQUET, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Maurice MERLEAU-PONTY, Ana Claudia Alves de Oliveira

Texte intégral

On a actuellement tendance, avec le recul déformant du temps, à considérer que la sémiotique contemporaine a innové en intégrant à la problématique du sens les questions du corps sensible et de la sensorialité, des situations et des pratiques concrètes, du « vécu » tel qu’en lui-même, naguère rejeté hors du champ de pertinence de la discipline. Les thématiques récentes du Séminaire Intersémiotique de Paris – la « temporalité de l’expérience », les « pratiques sémiotiques », les « syntaxes sensorielles », etc. –, tout autant que les travaux de sémioticiens très différents par ailleurs (comme ceux d’Eric Landowski ou de Jean-Claude Coquet par exemple, pour ne citer que des exemples français) attestent cette évolution qui semble irréversible. Du même coup, se trouve posé le problème de la relation que ces « nouveaux objets » entretiennent avec les principes théoriques – principe d’immanence, autonomie des relations structurales – qui fondaient la pertinence originelle de notre discipline. En un mot, le problème posé est celui du rapport entre structure et sensibilité.

Note de bas de page 1 :

 A. J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 100.

Or, l’introduction de cette problématique est peut-être moins innovante qu’il y paraît, et l’interrogation sur ce qui relie signification sensible et description structurale a été depuis longtemps formulée ; elle instaure peut-être même, depuis l’origine, une trame insistante et motrice dans le parcours historique de la sémiotique greimassienne. Ainsi, en 1968, deux ans après la parution de Sémantique structurale, dans un article intitulé « Pour une sociologie du sens commun » (republié dans Du sens en 1970), Greimas s’interrogeait sur les moyens d’intégrer à la sémiotique « un champ de significations dont l’appréhension scientifique paraît encore impossible et qu’on invoque souvent comme le niveau du vécu et du senti, du quotidien et de l’humain pour l’opposer au caractère abstrait et décharné de la sémiotique »1.

Mais qu’entend-on par ce « niveau du vécu et du senti » ? Comment peut-on, synthétiquement, appréhender les diverses propositions de sa progressive intégration à la sémiotique et à ce « caractère abstrait et décharné » qu’indique sa quête de formalisme scientifique ? Quelle place occupe ce « niveau » dans l’œuvre de Greimas et particulièrement dans son écriture, comprise comme le lieu, infra-théorique peut-être, d’une pensée du sensible ? Y aurait-il quelque légitimité à substituer au titre de ses deux ouvrages essentiels, Du sens et Du sens 2 un autre intitulé : « Du sens sensible », ou tout simplement « Du sensible » ? Telles sont, entre autres, les questions sur lesquelles nous souhaitons prendre appui ici.

Sur la première question, il est peut-être utile d’examiner pour commencer les relations inhérentes à la quasi-homonymie qu’impliquent en français les quatre grandes acceptions du mot « sens » : (1) le sens comme « sensation », vecteur de l’expérience sensible par les voies sensorielles, (2) le sens comme « jugement », discernement qu’épargne la passion dans des expressions comme le « bon sens », ou précisément le « sens commun » dont Greimas entend esquisser la sociologie dans le texte cité ci-dessus, (3) le sens comme « signification », c’est-à-dire contenu intelligible et partageable des ensembles signifiants, et enfin (4) le sens comme « direction », orientation et même telos visé, dans l’expression « sens de la vie » par exemple, tel que le modélise, imaginairement, le schéma narratif canonique.

Note de bas de page 2 :

 A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Note de bas de page 3 :

 Ibid., entrée « signification », p. 352-353.

Si on examine les définitions que le Dictionnaire de Greimas et Courtés2 donne au mot « sens », on aperçoit immédiatement la forte sélection opérée au sein de cette polysémie. N’est retenue, en définitive, que la troisième acception, le sens comme « signification », mais précisément pour distinguer d’emblée ces deux termes l’un de l’autre et les détacher de la synonymie définitionnelle du dictionnaire. Et seule la « signification » est centrale ; elle apparaît comme « le concept-clef autour duquel s’organise toute la théorie sémiotique ». Envisagée comme procès (le faire sémiotique lui-même) ou comme état (ce qui est signifié), elle désigne proprement la semiosis et fonde sa définition sur la « différence », la production et la saisie des écarts différentiels ou « structure » ; elle est, en un mot, « le sens articulé »3.

Note de bas de page 4 :

 Ibid., entrée « sens », p. 348.

Le « sens » paraît donc logiquement antérieur à cette articulation. Et de fait, le Dictionnaire le considère comme un « indéfinissable », « dont rien ne saurait être dit » sous peine de lourds présupposés métaphysiques, dont rien ne saurait être dit « antérieurement à sa manifestation sous forme de signification articulée ». Or, ce terme dramatiquement vide de sens reçoit pourtant un statut particulier dans le mouvement de la sémiosis, puisqu’il désigne, second paragraphe de la définition du Dictionnaire, le « matériau », le « support », la « matière » manifestante du plan de l’expression et du plan du contenu en tant que « substance » prise en charge par une forme lors de la sémiose4. Il n’est nullement question, dans ce texte, du sens comme sensation ou propriété sensible, la rigueur sémiotique excluant de son formalisme les dénominations phénoménologiques, mais c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : les substances de l’expression et du contenu tracent le chemin qui nous dirigent vers le domaine de la sensibilité et de son expérience corporelle.

Note de bas de page 5 :

 Cf. A. Rey, dir., Dictionnaire historique de la langue française, entrée « sensible », Paris, éditions Le Robert, 1992, T. 2.

De son côté, l’histoire sémantique du mot « sensible » fait apparaître deux acceptions essentielles, et à vrai dire concurrentes, attestées dès le XVIe siècle. D’une part, ce mot a emprunté l’emploi passif du latin classique pour signifier « ce qui peut facilement être perçu par les sens », mais aussi, d’autre part, la qualification d’une personne » capable de sentiment et apte à ressentir profondément des impressions », et même « particulièrement capable d’éprouver des sentiments d’amour » (au XVIIe s.). C’est ainsi que l’idéal de « l’homme sensible » a remplacé au XVIIIe siècle celui de « l’honnête homme »5.

On peut constater aisément que la transposition sémiotique de ces deux acceptions du sensible s’est traduite par le développement de deux des principaux champs de la recherche dans les années 1980, dont on pourrait d’ailleurs interroger la relative autonomie. Le sensible qui renvoie à la perception sensorielle a donné naissance aux travaux sur la figurativité, et celui qui exprime le sentiment et l’affect s’est déployé dans les recherches sur les passions et les dispositifs passionnels. On peut alors constater que la définition liminaire et restrictive de « sens » et de « signification » s’est progressivement étoffée, jusqu’à englober et intégrer les acceptions initialement rejetées ou du moins prudemment tenues à l’écart. De l’imperfection de Greimas constitue de ce point de vue un double accomplissement, en comprenant d’un même tenant les voies figuratives du sens dans l’esthésie et la sensibilisation affective dans l’analyse de l’émotion esthétique.

Comment donc ce niveau du sensible, celui du perçu, du senti, du vécu et de l’éprouvé, s’est-il donc progressivement agrégé à la sémiotique structurale, sans pour autant altérer ses principes fondateurs ? Plus encore, en manifestant une étonnante continuité ? Nous ne chercherons pas à faire l’histoire de la conceptualisation sémiotique à ce propos. L’ambition en serait excessive, le déroulement en serait faussé par les aléas subjectifs de la rétrospection et le temps d’un bref exposé rendrait de toute façon illusoire un tel projet. Mais il paraît possible d’en interroger quelques étapes, avant d’en venir à l’examen d’un petit texte de Greimas, sur « Le statut incertain du mot », peu connu mais pourtant révélateur de tout ce parcours.

Note de bas de page 6 :

 A. J. Greimas, « Pour une sociologie du sens commun », op. cit., p. 102.

Revenons d’abord sur l’article auquel nous avons fait allusion en commençant, celui de 1968, « Pour une sociologie du sens commun ». Nous retiendrons de sa conclusion deux affirmations. Celle-ci d’abord : « Un univers culturel de sens commun, connoté dans son ensemble comme la réalité sociale vécue, apparaît ainsi (…) comme la manifestation de la structure connotative d’une langue. » Et celle-là ensuite : « Tous les objets culturels, qu’ils se présentent comme visuels, auditifs, olfactifs ou gustatifs, comportent, dans leur manière d’être, la double interprétation. » C’est-à-dire que l’existence de la culture comme une sémiotique « postule une structure connotative parallèle, dont les manifestations multiples entourent l’homme de toute part et l’enferment dans une ambiance de réalité rassurante. »6 Cet essai repose, on le voit, sur le problème de la connotation et sur son statut en sémiotique. Plus encore que sur son statut, que fonde la célèbre définition hjelmslévienne, on devrait dire : sur l’étendue de ses implications qui rendent la connotation responsable à elle seule du sensible vécu. Ce texte de Greimas, découpé en six paragraphes numérotés, se divise en réalité, en deux grandes parties curieusement opposables.

La première est consacrée à la définition des langages connotatifs, soigneusement identifiés comme langages (c’est-à-dire comme faits globaux de discours et non comme occurrences locales de « signes ») et construits dans leur rapport différentiel de systèmes seconds par rapport aux systèmes dénotatifs premiers. La discussion, rigoureuse et empreinte de formalisme structural, se conclut par une typologie de quatre « zones de connotation ». La visée scientifique de cette première partie est donc taxinomique : une classification hiérarchisée de faits observables et modélisés.

La seconde partie, à partir du quatrième paragraphe intitulé « L’ “être” et le “paraître” des objets sémiotiques » semble d’une tout autre nature. Et lorsque l’auteur évoque en conclusion, avec une touche de réserve autocritique, « ce qu’il peut y avoir d’excessif » dans cet essai, c’est sans doute à cette seconde partie qu’il fait allusion et non à la première, si orthodoxe. Observons d’abord qu’il n’y est plus seulement fait référence à Hjelmslev et à la socio-linguistique, mais aussi à « l’anthropologie compréhensive de Griaule » et à Freud. De ce dernier il retient, pour expliciter le statut de ce second plan – connotatif – de la signification, la distance « entre le sens latent et le sens manifeste », qui résulte d’une élaboration secondaire, élaboration, dit-il, « camouflante et déformante ». Et le rapport entre les deux systèmes, dénotatif et connotatif, est alors rapporté aux futures catégories de la véridiction, l’être et le paraître. Cette assignation des deux systèmes aux catégories véridictoires n’est pas sans ambiguïté : d’un côté, la dénotation, posée comme système premier, peut être interprétée comme dotée du statut de l’être, la connotation, système second, étant la manifestation de son apparaître ; mais d’un autre côté, et dans une autre perspective, la connotation, langage autonome, manifesterait sous l’apparence d’un voile une inquiétude d’être plus profonde qui n’aurait rien à voir avec la dénotation et dont elle serait à elle seule le révélateur.

Note de bas de page 7 :

 Ces citations sont extraites des p. 100, 101 et 102 de « Pour une sociologie du sens commun », op. cit.

C’est ce que suggèrent plusieurs observations à haute teneur existentielle comme « ce voile du paraître qui nous aide à vivre » ; ou encore, ce sens connotatif résultant d’un dédoublement de la signification pourra être considéré, au choix dit-il, « comme naturel et nécessaire ou comme aliénant » ; et plus loin : « tout homme camoufle son être sémiotique grâce à un réseau de significations aliénantes [le choix est fait !], à l’intérieur duquel il croit vivre, sentir, juger et croire » – croire croire, double modalisation de la croyance illusoire ; et ailleurs : le système connotatif constitue un « écran » qui engendre « une sorte de réification de la structure linguistique », mais écran tout de même « sur lequel se profilent des objets culturels de toutes sortes » et qui fait que l’homme, prisonnier de la praxis sociale « est définitivement pris au piège : il se croit maître de la parole, utilisateur et juge des signes et des objets culturels. »7

Note de bas de page 8 :

 A. J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987, p. 9.

On comprend la crainte de ce qu’il « peut y avoir ici d’excessif » ! Car ce système second au départ, et même secondaire par rapport à l’empire du système dénotatif premier, est devenu clef de voûte du sens, entendu cette fois, non plus seulement comme signification, mais bien simultanément comme contrainte d’appartenance au monde, comme expérience sensible et comme visée éthique. Ce système connotatif peut même être compris, toute métaphysique mise à part ?, comme révélateur d’une conception tragique du sens. Les textes ultérieurs de Greimas feront sans doute preuve de plus de retenue, mais cette thématique, aussi fortement exprimée ici, est en réalité plus qu’insistante. On peut sans doute considérer qu’elle se situe au cœur même de la pensée greimassienne du langage. Les formulations du texte de 1968 ne se retrouveront-elles pas, à peu de choses près, dans la célèbre introduction de De l’imperfection ? : « Seul le paraître, en tant que peut être – ou peut-être – est à peine vivable. Ceci dit, il constitue tout de même notre condition d’homme. (…) Et pour solde de tout compte, ce voile de fumée peut-il se déchirer un peu et s’entr’ouvrir sur la vie ou la mort, qu’importe ? »8

Note de bas de page 9 :

 Selon le mot de Ch. Mauron.

« Paraître » identifié à un « voile de fumée »… Arrêtons-nous un instant sur quelques métaphores « obsédantes »9, filées dans le discours de Greimas tout au long des principaux travaux, de Du sens à De l’imperfection.

Un des traits les plus frappants de l’écriture greimassienne est, à coup sûr, son abstraction et son rejet de toute figurativité : pas d’anecdotes ni de récit, pas d’images ni de métaphores, pas de stylisation rhétorique. Bien au contraire une tension continue, entre dénomination et définition, pour contrôler et gommer tout épanchement connotatif par nature polysémique, et se tenir toujours ainsi, par un discours épuré de toute scorie évanescente, dans une proximité étroite et exclusive à son objet. Le seul système connotatif que Greimas s’autorise est celui, reconnu néanmoins comme utopique à son tour, du discours scientifique. A la question que nous lui posions un jour sur les raisons qui lui avaient fait adopter la langue française pour écrire la sémiotique, il avait répondu brusquement, sans autre commentaire : « L’écriture d’acier de Flaubert ! » C’était mettre l’accent sur le matériau résistant de la forme : ce « sens » impérieusement donné, responsable des substances de l’expression et du contenu.

Le scrupule permanent de la définition constitue sans doute la marque la plus saillante de cette écriture, lui imprimant son tempo propre, comme au ralenti, et éclairant tout à la fois la difficulté que rencontre le lecteur pressé et la fascination qu’exerce le texte greimassien sur celui qui sait être patient. Outre sa fonction centrale dans l’élaboration d’un discours scientifique, la définition peut aussi être comprise comme le face à face obstiné avec le fond d’une langue. Ainsi le mot, comme sémantisme, est mis à distance, observé, tourné et retourné, saisi comme une concrétion locale dans l’expansivité indéfinie du discours. A l’évidence des significations natives, que le locuteur n’interroge plus, l’écriture de Greimas oppose la problématisation d’une signification naïve. Elle interroge sans relâche les grandeurs sémiques constituantes, les catégories où elles s’inscrivent et le déploiement des valeurs qu’entraîne avec lui, lorsqu’il se manifeste, le mot-lexème. D’où ce regard oblique, méfiant et soupçonneux, comme si le sémantisme lexical était aperçu par la tranche, non pas de face mais dans son épaisseur. Et les mots qui accueillent ce sémantisme se trouvent mis en branle et relativisés, reconnus d’emblée comme matérialité signifiante d’objets-discours, produits de l’histoire et de l’usage, découvrant à eux seuls et à leur échelle le paraître imparfait du sens. Cette manipulation interrogative et intransigeante explique la créativité lexicale et conceptuelle, les transferts et les acclimatations, comme, parmi tant d’autres objets étranges, la « dysphorie » ou les « traits isotopants ». De cette décantation vient la rigueur monosémique des termes élus, et leur efficacité désignative.

Pourtant, dans ce contexte général, émergent de temps à autre des termes figuratifs, images ou métaphores, d’autant plus signifiants que leur occurrence est rare et que leur manifestation est persistante. Arrêtons-nous donc sur quelques unes de ces métaphores itératives. On en trouve deux dans le texte qui ouvre Du sens, précisément intitulé de manière redondante « Du sens ». L’univers du sens y est présenté comme « écran de fumée » et l’exigence de sa description est de « mordre sur la réalité ». Voilà un couple dont les termes sont, explicitement ou non, invariablement associés : ainsi, dans l’« Introduction » à Du sens II peut-on lire à nouveau que « loin de se satisfaire de la pure contemplation de ses propres concepts » (voile ou écran de son faire), la sémiotique doit « mettre, à tout instant et à tout prix, la main à la pâte et se montrer efficace en mordant sur le ‘réel’. » Les occurrences de l’« écran », du « voile », du « fond de toile » et des « simulacres », fort nombreuses, figurent donc le paraître du sens. Et celles de la « morsure », de la « prise » comme celle du ciment, de la « saisie » par une main charnue figurent le faire sémiotique, comme s’il s’agissait d’un artisanat enraciné dans la matérialité du réel.

Ce couple indissociable forme, à dire vrai, une catégorie. Ses deux pôles indiquent les deux présuppositions maîtresses de la sémiotique : d’un côté, on assume l’inadéquation foncière des formes signifiantes du langage à la réalité qui en est l’horizon toujours reculé, et de l’autre on soutient la nécessité d’une articulation raisonnée de cet univers de formes puisque sa communicabilité même impose des régularités qui déterminent notre implantation commune dans le monde « réel ».

Note de bas de page 10 :

 Aristote, La rhétorique, éd. M. Meyer, Le livre de poche, p. 82.

On connaît les implications de cette double assomption : sur l’inadéquation qu’expriment les métaphores du « voile » ou de l’« écran » se fonde le caractère foncièrement manipulatoire du sens. Et la sémiotique rejoint par là, en l’approfondissant, la définition de la rhétorique comme une discipline de l’absence. C’est en effet en raison même de cette inadéquation, de cette impropriété, de ce creux impossible à combler entre le sens et ce qui en est l’horizon, que s’ouvre l’espace modal du persuasif et partant, celui de l’usage rhétorique du langage. Si la rhétorique est bien, selon la célèbre définition d’Aristote, « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader »10, c’est alors, logiquement, que le langage n’atteint pas d’emblée les propriétés véritables de son objet. Entre le discours et l’objet, cette absence – absence d’inhérence ou absence de preuve – devient un champ d’exercice où se déploient enthymèmes, arguments et figures. Et d’un autre côté, sur l’articulation raisonnée de l’univers des formes se fonde la construction théorique et méthodologique de la description, instruments de son efficience et de sa « prise » sur la double réalité disjointe des discours et du « réel ». La variation considérable des rationalités figuratives, structurable néanmoins autour de grands motifs culturels (comme l’allégorisme ou le symbolisme), illustre l’inadéquation du sens au réel de la même manière que les rationalités argumentatives, tout en assurant comme elles leur efficience dans le champ du sensible vécu et partagé.

Ainsi, le jeu des métaphores chez Greimas ne forme pas une « poétique » de la sémiotique. Si leur signification n’est qu’infra-théorique, leurs implications sont à coup sûr quant à elles pleinement théoriques. Il n’empêche pourtant que par là, la sémiotique assume son lien avec le sensible. Et plus exactement avec le fonds phénoménologique revendiqué dès Sémantique structurale par Greimas. C’est du reste à partir de l’approfondissement de ce fonds, plus pleinement assumé à partir des années 80, que la sémiotique du sensible fera son entrée sur la scène, à travers la problématique de la figurativité et de ses enjeux iconiques d’une part, et à travers celle de l’affectivité et des passions d’autre part.

Mais il convient alors de s’interroger sur le sens du relatif abandon de l’approche connotative au cours de ces développements, alors même que c’était elle qui avait permis l’entrée du « vécu » dans l’analyse. Cette question mérite d’être posée. En effet, les sémiotiques connotatives pouvaient-elles se développer, sans devenir un empire conceptuel trop lourdement chargé, si on leur adjoignait les enrichissements considérables de la figurativité, avec ses implications du côté des discours littéraires tout autant que de celui des expériences sensorielles qui en commandent les syntaxes propres ? Et, a fortiori, cette dimension connotative pouvait-elle prendre en charge la dimension thymique, avec tout l’édifice des élaborations passionnelles qu’elle était susceptible de générer – comme le suggère pourtant déjà l’article programmatique de 1968 ? La réponse est évidemment négative. Il fallait que se développe, indépendamment de cette dimension, la construction conceptuelle de la génération du sens, depuis son expérience primordiale au plus près de la substance d’expression jusqu’à ses conditions énonciatives dans l’interaction pour que puissent être appréhendées et décrites les formes figuratives et les formes passionnelles, avec leurs implications axiologiques : c’est-à-dire, en un mot, les deux versants du sensible.

Il n’empêche, qu’il s’agisse de la sémiotique culturelle et individuelle des passions, ou de celle des formes d’iconisation de la perception, le matériel théorique de la sémiotique structurale qui en fonde la description est, par Greimas, rigoureusement maintenu. Il suffit, pour s’en convaincre de relire les analyses de la colère (qualifiée connotativement de « française ») dans Du sens, ou de l’avarice dans Sémiotique des passions.Quelles sont alors les relations qui se trament entre structure et sensibilité ? On peut observer que dans les notes préalables à l’instauration de la sémiotique des passions, notes publiées à Sao Paolo par Ana Claudia de Oliveira et Eric Landowski en 1994 sous le titre Testemunhos, un des premiers paragraphes de ces notes a pour titre : « La sensibilisation ». Et on y lit : « Il nous semble important de noter que les différentes cultures non seulement projettent une couverture moralisatrice sur les structures modales, mais qu’elles « sensibilisent » de manière différente, selon les époques et les aires culturelles, les dispositifs modaux, en faisant considérer certains d’entre eux comme donnant lieu à des effets de sens de type « sentiment » ou « passion », alors que d’autres restent connotés seulement comme des « états d’esprit » ou des « tendances » (« dispositions »). » (p. 22-23). Le lien entre les structures connotatives et l’appréhension du sensible est alors établi. Et le futur schéma passionnel canonique, avec ses deux séquences initiales de la disposition et de la sensibilisation passionnelles, est déjà mis en place.

Nous n’en dirons pas plus sur ces liaisons étroites qui fondent, à nos yeux, la proximité conceptuelle entre structure et sensibilité. Sinon pour observer que nous avons là une étape, où le sensible est saisi comme effet de sens lexicalisé, doté ou non d’indicateurs affectifs, et que le chemin qui conduit à la saisie de l’expérience est encore différé, et le restera indéfiniment : comme pour l’énonciation elle-même, cette saisie reste inscrite dans le cadre récursif des voiles et des écrans que le langage tisse entre le sujet et son expérience – pour les autres comme pour lui-même –, récursivité en abyme qui définit, au plus près de la subjectivité sans pour autant jamais l’atteindre, l’identité du sujet.

Pour illustrer concrètement les enjeux de cette démarche analytique, nous proposons de relire et de commenter un texte peu connu, étonnamment rétrospectif et prospectif à la fois, qui condense à nos yeux, autour de l’objet apparemment le plus empirique des langues, l’histoire complexe des relations entre structure et sensibilité : « Le statut incertain du mot ». Sous ce titre, Greimas publiait en 1989 un très court article. Préparant alors un numéro de la revue Le Français dans le monde. Recherches et applications consacré à la problématique du lexique, nous lui avions demandé, ainsi qu’à un certain nombre de linguistes de renom, de répondre en une page à la question « Qu’est-ce qu’un mot ? » Il nous avait envoyé ce texte.

LE STATUT INCERTAIN DU MOT

On sait, depuis les années 1930, qu’il n’existe aucune définition satisfaisante du mot : tout comme la fée électricité, le mot reste le noyau mythique de la linguistique. Unité graphique de calcul pour la statistique et le traitement automatique des textes, le mot-lexème, en tant que sémantisme, n’est ni isomorphe ni coextensif avec elle. La tentative du distributionnisme d’aménager le passage entre le phonème et le morphème et de fonder ainsi, sans solution de continuité, une grammaire cohérente, a voué à l’échec l’approche positiviste. Seules, phonétiquement, la syllabe et, sémantiquement, la proposition, isomorphes mais non isotopes, semblent pouvoir servir de point de départ à la réflexion et à la problématisation linguistiques. Mais alors, le signifiant et le signifié, ensemble constitués de formes comparables, ne se rencontrent pas pour produire des mots. Et inversement : une linguistique conçue comme un agencement de mots n’est plus pensable.

Tout se passe comme si, sur un fond de toile faite de réseaux invisibles qu’est la « langue », apparaissaient à la surface, sous forme de « mots », des nœuds, des abcès de fixation, engendrés par l’usage, c’est-à-dire par l’histoire incarnée dans des communautés ethno-culturelles, un plan lexématique du langage, produit d’un bricolage incessant, d’innovations métaphoriques, de locutions figées, de stéréotypes, de mots et de bons mots. Lieu superficiel, peuplé de mots-symptômes, le plan lexématique du langage atteste du même coup, tout en la cachant, la présence des formes sémiotiques plus profondes : lieu d’une praxis, d’un renouvellement continuel des possibilités structurantes de la « parole », il est la langue vivante, communication et signification tout à la fois.

Il en va autrement lorsqu’il s’agit de l’étude de la langue, de la connaissance à visée scientifique de sa structure, de la construction de ce qu’on appelle sa grammaire. Elle ne peut se faire qu’en contournant le mot, qu’en établissant des unités situées dans l’en-deça et dans l’au-delà des mots : traits distinctifs, sèmes, sémèmes, d’un côté, segments discursifs, séquences narratives, isotopies du discours, de l’autre.

Mais le mot resurgit – et pose de nouveaux problèmes au sémioticien – dans le discours figuratif : littéraire, poétique ou sacré, lorsqu’il s’agit de « dire l’indicible » – ou lire l’illisible –, lorsqu’une pensée naissante, fragile, évanescente cherche à s’accrocher à des brindilles que sont parfois des mots-figures ou à explorer leur épaisseur, un peu de fraîcheur avec certains, un feu d’artifice pour d’autres. Sur l’horizon du sens, la dignité du mot se trouve alors restituée.

Algirdas Julien Greimas, « Qu’est-ce qu’un mot ? »,
in « Lexiques », Le Français dans le monde.
Recherches et applications
, Paris, Hachette, sept. 1989, p. 58.

Globalement modalisé par l’incertitude, le statut du mot fait surtout ici l’objet d’éclairages progressifs, où l’on reconnaît aisément la cohérence de quatre séquences soumises, comme il se doit pourrait-on dire, à la composition d’un ordre sémio-narratif : le « mot » y constitue l’objet-valeur en jeu, « noyau mythique ». On peut ainsi lire successivement un récit de l’échec, suivi d’un récit de genèse, puis d’un récit d’analyse et enfin d’un récit de victoire, épreuve glorifiante du mot.

La première séquence présente le « récit de l’échec » au terme duquel le mot, éclaté, subdivisé en constituants, pulvérisé, ne saurait constituer un objet valide pour un sujet de quête linguistique : échec de l’approche positiviste.

Sur ces débris, la deuxième séquence reprend le problème à la base et présente un « récit de genèse » du mot. Produit figé de la doxa issu de la praxis énonciative, « abcès de fixation » et stéréotypie, le mot émerge à la surface au terme d’un parcours sémiotique tramé dans des structures profondes, axiologiques, sensibles, émotionnelles… structures ici innommées. Mais ce mot, signe d’une histoire culturelle qui se raconte à travers lui et qui le déborde, est nommé « symptôme », puis « abcès » : isotopie métaphorique qui inscrit cette genèse dans le champ de la pathologie.

La troisième séquence, « récit de l’analyse » générative, repose sur les conditions de réalisation de l’objet au terme de la séquence précédente. Le savoir faire scientifique s’en empare, décompose l’architecture de cet objet, découvre et analyse les réseaux signifiants qui prennent forme à l’appel d’un mot, « en deçà et au-delà ». Mais la forme-mot initiale n’a plus qu’une faible pertinence. Elle n’est qu’un affleurement.

La quatrième séquence, « récit de victoire et de glorification » finale, restaure enfin le prestige du mot, à travers une nouvelle configuration, celle de sa matérialité signifiante : non plus symptôme, mais figure sonore ouvrant sur l’inconnu, amer et planche de salut. C’est alors la poétique du mot qui est appréhendée.

Or, transversale à chacune de ces étapes, s’impose la part du sensible. Elle est manifeste à travers le réseau des métaphores qui, suggérant un ailleurs, font au fil des séquences rayonner le sens dans diverses directions : « fée électricité », « fond de toile », « nœuds », « abcès », « symptômes », « brindilles » auxquelles on « cherche à s’accrocher », « fraîcheur », « feu d’artifice »… Autant de désignations qui, plutôt que nommer un objet, le déploient, ouvrent des perspectives, viennent évoquer à la mémoire et à l’expérience des mondes furtifs, réels ou imaginaires, que notre sensibilité s’approprie en tissant, entre eux et l’imperceptible objet de notre quête – le mot –, des liens ténus qui nous le rendent sensible. Cette co-présence des images et du concept révèle une conception tensive du mot, objet « fluent » comme Merleau-Ponty parle de concepts fluents. Le mot comme formant est rejeté parce qu’il est une plaque sensible pour d’autres formants qui répercutent ses ondes signifiantes.

Qu’en est-il donc des relations entre structure et sensibilité chez Greimas ? On a pu qualifier son dernier ouvrage De l’imperfection de « grand projet en contrepoint ». Rapportée à la question qui nous occupe, cette expression peut donner à comprendre que le sensible, à travers les figures, se présenterait comme le contrepoint de la structure. Or, il nous semble au contraire que structure et sensibilité sont intimement mêlées et s’interpénètrent étroitement, comme les deux faces d’une exigence unique, depuis Sémantique structurale jusqu’à De l’imperfection. Les rares images qui fracturent ici et là le discours théorique en sont les incontestables signaux. Deux remarques conclusives peuvent découler de ce constat.

Les grandes problématiques du sensible et de l’esthésie, si prégnantes dans la sémiotique contemporaine, font évidemment référence à la phénoménologie. Or, le lien maintenu comme un fil tendu entre structure et sensibilité manifeste plutôt une résistance à la seule lecture phénoménologique du sens perçu que la sémiotique viendrait renouveler à sa façon. Car elle assume au premier plan ce fait que la sensibilité vécue passe nécessairement par le filtre des langages, et même de la perception articulée en tant que langage. A l’inhérence du sensible, comme foyer des interactions signifiantes, elle va donc opposer la prégnance de l’histoire, celle de la mémoire sédimentée dans l’usage, celle de la praxis énonciative qui se dépose en structures manipulables et façonne les possibles de la signification communicable.

Dès lors, seconde et ultime remarque, le lien entre structure formelle et sensibilité peut être plus finement articulé : il n’est peut-être pas utopique de considérer que la structure peut être analysée comme le lieu même du sensible. Les débats qui opposent les tenants d’une sémiotique du continu à ceux qui maintiennent une approche catégorielle et discontinue du sens, ou ceux qui opposent un principe de réalité à un principe d’immanence (J.-Cl. Coquet) visent, nous semble-t-il, la résolution de cette relation fondamentale. Parmi les différentes voies ouvertes, celle qui cherche à identifier, sous le concept de tensivité, les modalités d’articulation du continuum sensible sous les impératifs de la catégorie contribuent à enrichir la question de la sensibilisation de la structure, tout en prolongeant le message théorique de Greimas.