Julien Fournié : les saisons de la mode
Formes de vie et passions du corps
Jacques Fontanille
- Professeur à l’Université de Limoges
Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS)
Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France - jacques.fontanille@unilim.fr
Publié en ligne le 19 février 2012
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : défilé de mode, formes de vie, haute couture, passions, pratiques, régimes temporels
Auteurs cités : Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS
Plan
Texte intégral
- Note de bas de page 9 :
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Pour plus de précision sur la théorie de l’empreinte, voir Corps et Sens, idem. On y trouvera notamment des définitions précises de chacune des figures de l’empreinte corporelle, l’inscription sur l’enveloppe de surface, l’enfouissement dans la chair, le repérage déictique, et le déploiement de scènes intérieures.
- Note de bas de page 10 :
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Les plans d’immanence de l’expression font l’objet d’une présentation détaillée dans Jacques Fontanille, Pratiques Sémiotiques, Paris, PUF, 2008.
- Note de bas de page 11 :
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Pour les définitions et justifications concernant la typologie des figures d’empreintes, ainsi que celle de leur interprétation et de leur énonciation, voir Fontanille 2012, Corps et Sens, idem.
Le corpus, le corps et l’objet
- Note de bas de page 1 :
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Julien Fournié est un designer de mode français, directeur de la maison de couture parisienne qu'il a créée en 2009 et qui porte son nom, après un passage comme directeur artistique chez Torrente Haute Couture. Il connaît sa première expérience des maisons de mode chez Nina Ricci, puis il passe aux accessoires chez Christian Dior, et ensuite chez Givenchy Haute Couture. Il commence un nouveau stage chez Céline lorsque Jean-Paul Gaultier l’engage comme assistant styliste Haute Couture. Fin 2001, il rejoint le studio de Claude Montana comme styliste prêt-à-porter et accessoires. En 2008, il sera également directeur artistique de la maison Ramosport, spécialiste parisien du « casual de luxe » pour la femme et l'homme.
- Note de bas de page 2 :
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Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premiers Modèles » pour l'automne-hiver 2009-2010, le 7 juillet 2009.
http://www.dailymotion.com/video/x9xouq - Note de bas de page 3 :
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Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premier Été » 2010
http://www.dailymotion.com/video/xc5jkv - Note de bas de page 4 :
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Défilé du 6 juillet 2010 de Julien Fournié. Collection intitulée « Premier Hiver ».
http://www.dailymotion.com/video/xdz9yo - Note de bas de page 5 :
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Défilé du mardi 25 janvier 2011. Collection intitulée « Premières couleurs ».
http://www.dailymotion.com/video/xgtj6s
Cette étude porte sur les quatre premières collections de Julien Fournié1, un jeune styliste français qui a récemment conquis son indépendance et qui affirme son identité esthétique et éthique tout au long d’une déclinaison étonnamment cohérente et progressive : Premiers modèles2, Premier Été3, Premier Hiver4, Premières couleurs5. L’hypothèse qui anime l’ensemble de notre démarche repose sur cette première impression de cohérence dynamique : l’identité stylistique du créateur s’affirme dans la recherche d’une modulation systématique des motifs de base, modulation propre à chaque collection et à chaque saison, et qui en chacune d’elle, intéresse des propriétés plastiques, tectoniques, texturales, chromatiques, mais aussi sensori-motrices, temporelles et passionnelles. L’hypothèse, en somme, serait que le style est à rechercher dans la manière dont il se transforme, et que chaque phase de cette transformation peut accéder au statut de forme de vie.
Pour ce que concerne plus précisément le vêtement et la mode, l’analyse s’efforcera de mettre en place les éléments du plan de l’expression qui concourent à faire du vêtement un « autre corps », une sorte d’ « alter égo » en relation avec » égo » (le corps propre), cette relations étant soumise à un ensemble d’opérations qui permettent l’expression, par le vêtement, des passions du corps qui le porte. Ces passions se déploient donc non pas sur ou dans le corps propre (le corps premier, celui du Moi), ni même sur et dans le « corps simulé » (le corps second, celui du Soi), mais dans les opérations qui affectent leurs relations. Nous supposons en effet que les propriétés du vêtement, le corps simulé, sont d’abord extraites de celles du corps premier (par débrayage), et projetées en retour projeté (par embrayage) sur celui-ci : le premier moment sous-tend le processus de création du vêtement, et le second, celui du vêtir et du port. La succession de ces deux moments fonde le principe d’une interaction et d’un dialogue entre les deux corps, et l’essentiel de la question à traiter pourrait alors être formulé ainsi : « Qui contrôle qui ? Qui a l’initiative du port et du mouvement ? Qui maîtrise le sens de la saison et de la collection ? Le corps propre ou le corps simulé ? Le Moi ou le Soi ? ». Des diverses réponses à cette interrogation découlent la description des effets passionnels, la mise en place des dominantes modales et axiologiques, et par conséquent la construction des formes de vie.
- Note de bas de page 6 :
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C’est notamment la leçon qu’il convient de retirer de la première forme de vie étudiée par A. J. Greimas, le beau geste, qui, justement, n’est beau que s’il opère une négation ou une inversion des systèmes axiologiques propres aux formes de vie établies ou canoniques (A. J. Greimas, RSSI , Montréal, vol. 13 n°s 1-2, 1993).
- Note de bas de page 7 :
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Cette approche repose sur un parti pris, qui en exclut d’autres. Rechercher la congruence interne de chaque collection, et la cohésion du cycle de transformations entre les quatre collections, conduit notamment à oblitérer, et à passer sous silence la diversité propre à chacune prise séparément, et notamment l’existence indubitable de forts contrastes entre les différentes solutions apportées, au sein de chacune d’elles, au problème central qui nous posons. Assumons ce parti pris, qui ne vaudra qu’en proportion du gain de compréhension qu’il apportera.
La déclinaison de ce dispositif en deux automnes-hivers et deux printemps-étés permet de faire l’hypothèse d’une typologie et d’un cycle de transformations où chacune des saisons de la mode est configurée en une forme de vie cohérente. Cohérence, mais en deux sens complémentaires : d’un côté la congruence interne de chaque forme de vie, et de l’autre côté, la cohésion des quatre formes de vie soumises au cycle de transformations. Ces deux dimensions sont nécessaires à la manifestation sémiotique des formes de vie. Car il faut entendre « forme de vie » sous cette double détermination : d’un côté, chaque forme de vie cultive la congruence interne des principaux choix sémiotiques (choix modaux, passionnels, figuratifs, etc.), et, de l’autre, elle ne prend effet que par la cohésion du cycle de transformations où elle entre à la fois en contraste et en filiation avec d’autres formes de vie6, qui exploitent les mêmes motifs figuratifs et les mêmes thématiques, mais selon d’autres choix et d’autres congruences internes. La série des quatre défilés de Julien Fournié est donc particulièrement appropriée à cet égard, puisque d’une part l’identité stylistique du créateur fournit un ensemble de motifs et de thématiques récurrents (au titre de la cohésion de l’ensemble), et, d’autre part, chaque collection propose des choix et des solutions qui lui sont propres (au titre de la congruence interne)7.
S’agissant de la définition de l’objet soumis à l’analyse, la collection de vêtement restera intégrée à la mise en scène du défilé, de sorte que la sémiotique-objet prise en considération ne sera ni le vêtement seul ni même la collection, mais bien la totalité du spectacle auquel ils participent. Le spectacle est une sémiotique-objet de l’ordre des stratégies, en ce sens qu’il a pour principal ressort l’agencement entre plusieurs pratiques, qui permet notamment d’associer différents types d’expression ; dans le genre spectaculaire des défilés de haute couture, les expressions associées sont pour l’essentiel des vêtements-objets et des corps, des éléments de plastique visuelle (par exemple le maquillage et les effets de lumière) et de disposition spatiale (les coulisses et le podium), des déplacements et des expressions mimo-gestuelles, de la musique, etc., et les différentes pratiques correspondantes sont agencées autour de la pratique principale, le port du vêtement.
La stratégie spectaculaire est ici fortement codifiée (notamment par les codes du genre « défilé de mode »), et programmée d’une part pour persuader et séduire le spectateur, et d’autre part pour laisser le moins de place possible aux aléas du cours d’action. Le principe même de cette programmation stratégique et pratique, qui se conjugue nécessairement, par définition, avec des ajustements potentiels tout au long du spectacle, sera lui-même partie intégrante des formes de vie ; en effet, le poids du programme peut être plus ou moins compensé par les possibles inventions et improvisations des acteurs du défilé, en congruence (ou pas) avec les contraintes (ou les libertés) du spectacle et du vêtement. Comme on le verra au cours de l’analyse, le spectacle construit notamment les positions d’interprétation du spectateur, et par conséquent, il implique ce dernier dans les effets des interactions entre le corps propre et le corps simulé : tout ce qui se passe entre le Moi et le Soi se passe donc aussi pour le spectateur, comme tiers actant qui voit et qui aperçoit, qui éprouve et qui ressent, qui espère ou qui regrette, qui est sollicité ou repoussé. Grâce à la mise en scène spectaculaire, les formes de vie ne sont donc pas seulement celles du Moi et du Soi, mais également celles de tous les autres rôles impliqués dans le défilé de mode, y compris, bien entendu, l’ensemble des publics visés.
Description : le parcours des saisons
Premiers Modèles (Hiver 2009)
Les éléments les plus saillants de cette première collection, sur le plan de l’expression, concourent tous à la mise en place d’une relation très particulière entre le corps et le vêtement, à commencer par la relation entre le « dessus » et le « dessous » : des parties avant du vêtement sont retournées, inversant le rapport dessous/dessus ; des parties arrière (un manteau avec pan arrière est relevé jusqu’aux bas du dos) sont traitées de manière à nier localement le rôle du vêtement en tant que « dessus » ; d’autres pans de tissus pendants, mais selon une pesanteur fluide et mouvante (en raison du choix de la matière et surtout de la coupe), font fonction d’ouvertures intermittentes, et laissent voir le dos nu ou tout autre partie du corps.
- Note de bas de page 8 :
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Ces notions (Moi et Soi) font référence à des distinctions posées et justifiées notamment dans Jacques Fontanille, Corps et Sens, Paris, PUF, 2011.
Tout se passe donc comme si le rapport dessus/dessous était posé, comme règle implicite issue des propriétés de l’enveloppe du corps propre, mais sans cesse suspendu, perturbé ou récusé, ce qui fait du vêtement non pas, selon les codes canoniques, le dessus qui cache ou qui voile le dessous, mais un dessus qui s’inverse, s’écarte, se relève ou se retire, pour dévoiler ou révéler telle ou telle partie du dessous. D’un autre point de vue, on pourrait supposer que le corps exerce une pression sur le vêtement, une sorte d’intentionnalité diffuse en vue de l’exposition partielle et intermittente de sa propre enveloppe, et que cette pression d’échappement et de dévoilement l’emporte parfois, au détriment du rôle recouvrant qu’on attribue en général au vêtement ; mais le choix de l’une ou l’autre solution dépend d’un équilibre dynamique, soit en faveur du corps simulé par le vêtement, soit en faveur du corps propre. Quelle que soit la lecture interprétative retenue, elle doit donc commencer par reconnaître une tension qui se présente comme un rapport de forces entre deux manifestations figuratives, et probablement entre les deux instances actantielles qui les portent : du point de vue figuratif, la manifestation du corps simulé vs la manifestation du corps propre ; et, du point de vue actantiel, la manifestation d’alter égo (Soi-même comme un Autre) vs la manifestation d’égo (Moi).8
La substitution du motif général de l’« ouverture intermittente » à celui, plus spécifique, du décolleté est assurée par de très nombreuses figures : des effets de déchirure, de lambeaux entrouverts, de pans de tissus mobiles dont l’ouverture est contingente, et soumise au hasard des équilibres et des gestes du corps propre en mouvement. Prolongeant la métaphore de la « fenêtre » corporelle, il y aurait ainsi des fenêtres entrouvertes, battantes, provisoires ou dérobées.
Premier Été (2010)
La nouvelle saison fait place aux pastels, et cultive l’alternance des voiles transparents de couleur chair et des tissus opaques aux tons désaturés, alternance qui emprunte toutes les dimensions : entre le haut et le bas, entre le dessus et le dessous, ou même en oblique. Elle substitue également aux trois-quarts, qui dominaient à l’automne-hiver précédent, deux types de longueurs très contrastées : des jupes et vestes hautes et courtes, dévoilant de longues jambes, et des longueurs maximales et traînant à terre, d’autres encore très basses et serrées aux mollets. Le dénudé et le voilé se font discrets, tout juste deux décolletés voilés qui laissent deviner les seins en transparence. La mise en scène est moins tendue : les cheveux tirés vers l’arrière laissent échapper quelques mèches dans le cou ou dans le dos, la démarche s’assouplit, et autorise de légers balancements latéraux des épaules et des hanches.
Premier Hiver (2010-2011)
Tout se passe comme si la mise en œuvre systématique et radicale de la grammaire des substitutions et permutations, à partir d’un petit nombre de motifs bien circonscrit, affichait avec emphase l’indépendance du corps simulé par rapport au corps propre ; et, dans les solutions les plus surprenantes, se manifeste plus encore le pouvoir de contrainte et de manipulation du premier sur le second.
Cette indépendance affichée du corps simulé doit donc être rapprochée de la contention à laquelle est soumis le corps propre. L’une ne va pas sans l’autre, dans la mesure où le vêtement ne peut afficher son indépendance que si le corps qui le porte a perdu toute possibilité de le contrôler, et si, pour cela, il est entièrement inhibé dans ses mouvements et ses expressions. L’un des motifs les plus saisissants de cette collection ne prend son sens que sous cette double condition modale : la plupart des modèles noirs et longs sont dotés de traines structurées et très mobiles qui, vues de l’arrière, serpentent, s’agitent, ondulent en tout sens, en bref semblent animées d’un mouvement propre.
Certes, ce mouvement est imprimé par la démarche, mais comme d’une part cette dernière est, en raison de la contention du corps, presque imperceptible, et comme d’autre part la matière et la coupe ont été conçues pour amplifier le moindre pas, le corps second semble simuler ici, sous nos yeux, jusqu’à l’animation d’un mouvement propre et indépendant. Cette indépendance simulée a d’ailleurs un nom, une métaphore qui vient à l’esprit tout au long du défilé : l’animalité (œillères de chevaux de trait, traînes serpentines, maquillages et allures de chat, etc.).
C’est en ce sens que le vêtu opaque ou voilé manifeste quelque chose du corps profond, qui serait en quelque sorte plus secret et plus vrai que le corps propre de surface, même dénudé. Le vêtement opèrerait alors le désenfouissement d’une passion du corps, une passion manifestée par les structures opaques, les empreintes texturales et les inscriptions. Dans cette perspective, le corps propre apparaît en quelque sorte comme contingent et instrumentalisé : d’un côté, on ne le dénude ou on ne le révèle que pour en dégrader les valeurs propres d’intimité ; de l’autre, il porte un vêtement qui exhibe par débrayage non pas les passions de son enveloppe superficielle, mais celle d’un autre corps interne qu’il abrite et qui est enfoui dans la chair ; le corps propre superficiel est alors « traversé » par la relation directe qui s’établit entre le corps simulé et passionné et le corps enfoui et passionnant.
La vulnérabilité de ce second hiver s’est en quelque sorte transformée en carapace, et radicalisée dans une grammaire de la soumission, dans une manipulation dont le seul avenir est la répétition du passé. C’est le troisième avatar du même dispositif modal, passionnel et figuratif : vulnérabilité inquiétante pour commencer, elle est ensuite devenue charme fragile, et elle est maintenant souffrance et soumission.
Premières Couleurs (Eté 2011)
Comme pour les autres collections, c’est la mise en scène du défilé qui donne le ton et l’isotopie passionnelle : elle est cette fois tonique, ludique, gaie, rapide, sur une musique pop enlevée. Les postures et les mouvements sont amples, la gestuelle est totalement libérée, et les regards, les mimiques et les sourires de connivence multiplient les « signes » et les adresses à l’égard du spectateur (ou du moins de la caméra, placée en bout de podium). L’exubérance même des postures est théâtralisée sous la forme d’ombres chinoises, dans la coulisse en fond de défilé, avant et après chaque passage de mannequin. Les mannequins sont tous « de couleur », et remplacent ici les mannequins presque tous blancs et blonds, pâles ou marbrés de noir des trois premières collections, et ce choix systématique, qui a été fort commenté par les professionnels de la mode, affiche non sans emphase que le corps propre assume pleinement cette fois les textures et les tons chauds de son enveloppe native.
Il n’y a plus ici autre trace de « vulnérabilité », dolente ou résignée, mais au contraire une solide et joyeuse vigueur. En cet été coloré, la « grammaire de base » ne manifeste plus la contrainte imposée antérieurement et durablement inscrite sur les corps, mais, au contraire, une disponibilité et une liberté reconquises.
De ce fait, les jeux de dévoilement et de révélation des fesses et des jambes, notamment, ne sont plus associables au corps profond en raison d’un débrayage, mais au contraire en raison d’un embrayage sur la sensori-motricité, sur la dynamique même de la chair en déplacement. Cet embrayage est particulièrement évident au centre du corps, qui est le centre même du mouvement : du côté du corps propre, les larges déhanchements et les balancements des épaules forment une ondulation dont le point fixe est la taille et le bassin ; du côté du corps simulé, presque tous les modèles comportent une sorte de short haut gainant et zippé qui moule cette zone fixe ondulante, et plusieurs d’entre eux, des prothèses surplombant les hanches. La connivence entre les deux est saisissante : le vêtement s’adapte à l’ondulation du corps ; le corps propre a repris l’initiative, et le contrôle de la signification du vêtement.
La passion du corps propre est dès lors celle même de l’engagement dans une interaction avec le monde et autrui. En s’adressant ainsi à autrui et à de nouvelles interactions potentielles, le mouvement du corps libéré s’ouvre à l’avenir et à son indétermination, et le met en posture de conquête. L’histoire de ce corps vêtu, un corps propre qui a repris le dessus sur le corps simulé, est donc proposée d’un point de vue prospectif. Au présent, il anime la mise en scène extérieure de représentations d’interactions éventuelles, comme si des agitations intérieures, des anticipations de relations entre le corps lui-même et de multiples acteurs potentiels demandaient à se manifester, en attente de réponses, de réactions et de sélections de la part d’autrui. Ce corps en mouvement sollicite en quelque sorte l’actualisation des scènes et des diégèses qui l’habitent et qui, désormais l’habillent au vu et au su de tous. La nouvelle ère qui s’ouvre est celle de la vigueur, et d’un potentiel d’emprise sur l’avenir et d’une histoire à écrire.
Deux saisons et quatre formes de vie
Des formes de vie spectaculaires et incorporées
Nous avons déjà avancé deux propriétés constitutives des formes de vie, à savoir :
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la congruence interne entre les choix opérés sur les catégories mobilisées, et
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une manifestation qui ne peut opérer que par contraste ou compétition avec d’autres formes de vie.
D’un côté, une forme de vie manifeste une identité saisissable à l’intérieur d’une culture (une identité culturelle), et de l’autre cette identité culturelle n’a de mode d’existence que dans le dialogue, la confrontation, la compétition ou l’alternative avec d’autres identités participant de la même culture (la même sémiosphère).
Nous devons maintenant ajouter deux autres propriétés, pour mieux comprendre comment les saisons de la mode peuvent être constituées en formes de vie. La première concerne la hiérarchie des plans d’immanence de l’expression (signes, textes, objets, pratiques, stratégies et formes de vie)10, la seconde concerne le noyau organisateur de la forme de vie.
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Les formes de vie constituent le dernier niveau des plans d’immanence, un niveau qui est directement partie prenante de l’organisation des cultures en sémiosphères. A ce titre, elles sont susceptibles d’intégrer (par intégration ascendante) tous les autres plans d’immanence et, ce faisant, de les conformer à leurs propres orientations ; s’agissant de la congruence des choix opérés, il faut donc distinguer (a) ceux qui portent sur les contenus convoqués dans une forme de vie, et (b) ceux qui concernent chacun des plans d’immanence de l’expression. Dans le cas des saisons de la mode, collections et défilés compris, chaque forme de vie coïncide avec une saison, et impose des inflexions spécifiques au spectacle, à la pratique du port du vêtement, aux propriétés d’objet des vêtements, à leur textualité et aux divers motifs-signes qui les composent ; le niveau d’intégration optimal est celui de la stratégie spectaculaire (le défilé).
En effet, le spectacle est en outre, par définition, une interprétation fortement intégrative, car ce qu’il interprète appartient nécessairement aux plans d’immanence inférieurs, en général un texte ou une pratique. En l’occurrence, un défilé de mode est censé interpréter d’abord le vêtement en tant que texte (visuel) et objet. Mais cette textualité et cette objectalité étant elles-mêmes intégréesà la pratique qui consiste à porter le vêtement – le vêtement « vivant » et pas simplement contemplé en lui-même –c’est bien, en dernier ressort, sur le vêtement porté (et notamment sur la relation entre corps propre et corps simulé) que s’exerce l’interprétation spectaculaire. Dès lors, le spectacle du défilé est en mesure de proposer à l’adresse du spectateur des commentaires méta-sémiotiques sur le vêtement porté, qui explicitent les codes et les règles syntagmatiques de la relation entre corps propre et corps simulé. Ce caractère méta-sémiotique est par lui-même rendu ostensible par la récurrence des catégories spectaculaires prévues par le genre du défilé de mode (composition plastique et spatiale, et dynamique corporelle), et qui sont en quelque sorte procurées au spectateur comme métarègles de l’interprétation ; et c’est en identifiant les contenus spécifiques des choix qui sont faits à l’intérieur de ces deux catégories que le spectateur entre dans le spectacle comme participant à part entière, et en particulier comme cible de la persuasion et de la séduction. -
Les formes de vie opèrent des choix et imposent des orientations sur plusieurs catégories de contenus (et donc sur plusieurs niveaux du parcours génératif de la signification), ainsi que sur plusieurs types expressifs (et donc sur plusieurs plans d’immanence de l’expression). A ce titre, elles peuvent être saisies principalement à tel ou tel niveau du parcours génératif et/ou des plans d’immanence ; on dira alors que leur noyau organisateur, celui qui est la signature principale de l’identité culturelle, celui en quoi se condense l’essentiel de leur problématique identitaire, est situé à tel niveau. A cet égard, le noyau organisateur des saisons de la mode est typiquement celui des modalisations passionnelles (pour les contenus) et celui des pratiques corporelles avec objets (pour le plan d’expression).
Pour situer plus précisément ce noyau organisateur, nous avons distingué le corps propre d’égo (le Moi) et le corps simulé d’alter égo (le Soi), pour rendre compte du mode de relations entre le corps porteur et le vêtement porté. Du point de vue de l’expression, il s’agit tout particulièrement de la constitution d’une enveloppe seconde à partir des propriétés sémiotiques de base de l’enveloppe corporelle : des dessus extérieurs qui deviennent dessous intérieurs, et inversement, des enveloppes qui s’ouvrent, s’écartent ou se retournent, des empreintes qui s’inscrivent ou se projettent, qui sont enfouies et désenfouies, etc.
Du point de vue du contenu, le noyau organisateur est constitué des transformations de la dépendance, de la soumission, de l’indépendance et de la liberté ; ces propriétés modales visent bien entendu spécifiquement le noyau d’expression, à savoir les relations entre le corps propre et le corps simulé. L’autonomie figurative du vêtement en tant que corps second simulé doit être acquise pour que ses interactions avec le corps propre premier puissent être prises en compte. Cette autonomie se construit sous nos yeux, grâce à la dimension plastique (textures, chromatismes, tenus et tombés, voiles, pans de tissus et prothèses), qui « actantialise » en quelque sorte l’alter égo comme un Soi, lequel sera, sous cette condition, impliqué dans des interactions avec égo (le Moi du corps propre et de la chair). Parmi les interactions les plus typiques entre ces deux instances, nous avons identifié au plan des transformations figuratives les dévoilements et les ouvertures, le mélange des textures et des chromatismes, et les jeux du trompe-l’œil, et au plan des transformations modales, le passage du contrôle du corps propre par le corps simulé à la maîtrise du premier sur le second.
Le noyau passionnel des formes de vie
Les transformations modales et passionnelles peuvent alors être saisies et décrites comme le noyau organisateur de la confrontation entre les formes de vie :
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Les Premiers Modèles manifestent la vulnérabilité du corps, et rendent présent le passé récent de blessures superficielles et encore apparentes ; cette vulnérabilité de surface est celle de l’enveloppe soumise à des interactions extérieures vaguement menaçantes, y compris à l’indiscrétion et aux aléas les plus incongrus. Comme elle a été constituée dans un passé récent, elle est accomplie, acquise et rétensive. Les empreintes qui l’expriment au plan figuratif sont des témoignages au sens le plus élémentaire, indiquant le lieu du contact indiscret, et elles appartiennent de ce fait à la catégorie des empreintes déictiques de surface11 : ce sont les repères déictiques de la vulnérabilité ; en tant qu’empreintes déictiques de surface, pansements, voiles ou ouvertures indiscrètes, elles participent d’une vérité éphémère ou provisoire, une pure apparence sans profondeur.
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Le Premier Été manifeste unefragilité qui est elle aussi superficielle, et qui rend présent, en revanche, le futur proche d’une disponibilité aux interactions en cours ; cette fragilité a pour expression esthétique la délicatesse de la mise en scène de ce qui est le plus précieux, et elle a pour expression pratique une instabilité du vêtement, de la posture et de la coiffure, qui semblent promettre ou simplement suggérer le moment où ils vont se défaire. Comme la fugace promesse en question ne peut s’actualiser que dans un futur proche, celle fragilité est protensive. Les empreintes qui l’expriment sont principalement des graphismes en trompe-l’œil, qui font de la peau un écran de projection, mais aussi des textures voilées qui constituent des écrans de protection et de contact ; en tant qu’empreintes inscrites ou projetées, elles participent d’une illusion certes séduisante, mais elles ne donnent pas pour autant accès aux profondes passions de la chair.
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Le Premier Hiver est tout entier dévolu à lasoumission et à une contention douloureuse, profondément incarnées, affectant le corps tout entier, chair et sensori-motricité comprises, et plus seulement l’enveloppe de surface. Cette soumission actuelle rend présent et répète un passé de domination, dont les conséquences ont durablement affecté le corps tout entier ; elle est donc rétrospective, durable et itérative. Ses empreintes sont en conséquence « indélébiles », et les visages maquillés portent toujours la noirceur de ce passé qui ne passe pas ; plus profondes que celles des deux premières collections, elles sont enfouies dans la chair même. Dès lors, le figement des postures et du vêtement résulte du désenfouissement des passions de la chair, qui sont des passions de contention ; à cet égard, le vêtement pourrait être considéré ici comme une « exo-structure passionnelle », (comme on peut parler ailleurs d’« exosquelette »). En tant qu’empreintes simulant en surface, jusqu’au mensonge avéré (cf. les mamelons factices), les passions profondes du corps, elles participent d’une facticité résolument associée à la contention et à la soumission.
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Avec Les Premières couleurs, le corps propre reprend le contrôle de soi-même, et, libéré de la dépendance imposée par le corps simulé, peut en maîtriser la mise en visibilité et en mouvement. Le figement contraint est remplacé par la vigueur des initiatives gestuelles, et comme ces initiatives n’ont pas de destinataire identifiable (outre la position optimale du spectateur idéal), elles se donnent comme une ouverture active sur l’avenir des interactions possibles ; la maîtrise présente et l’initiative ouverte sont donc prospectives et inchoatives, dans un présent qui s’ouvre au futur des possibles. Les empreintes du corps simulé sur le corps propre sont de nature diégétique ; elles externalisent, par embrayage sur une sensori-motricité conquérante, des agitations et des scènes internes, préparatoires aux interactions à venir avec les autres acteurs. En tant qu’empreintes de représentation de scènes, elles participent d’une vérité qui est de l’ordre de la vraisemblance, et de la ferme croyance dans la vérité des fictions.
La congruence interne des quatre formes de vie
Récapitulons :
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la catégorie sémantique de base est modale : 1) impuissance et aboulie ; 2) séduction et indétermination ; 3) soumission et manipulation déontique ; 4) libération et volonté.
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elle est associée, pour la manifestation passionnelle, avec les thématiques de la force et de la faiblesse dans la stabilité ou l’instabilité des formes et de l’intégrité du corps : 1) vulnérabilité inquiète ; 2) fragilité charmeuse ; 3) contention douloureuse ; 4) vigueur exubérante.
Ces deux dimensions associées entrent en congruence avec les catégories suivantes :
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aspectualité, temporalité et modes d’existence : 1) rétensive, actualisante ; 2) protensive, potentialisante ; 3) rétrospective, durable, répétitive, virtualisante ; 4) prospective, inchoative, réalisante ;
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véridiction passionnelle : 1) apparence provisoire ; 2) illusion séduisante ; 3) facticité mensongère ; vraisemblance fictionnelle.
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figures d’empreintes corporelles : 1) Repères déictiques ; 2) Inscriptions et projections de surface et de contact ; 3) Enfouissement dans la chair et désenfouissement ; 4) Empreintes sensori-motrices et diégétiques ;
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types passionnels des formes de vie : 1) Formes de vie du pâtir ; 2) Formes de vie du ressentir ; 3) Formes de vie du subir ; 4) Formes de vie de l’agir.
La problématique sémiotique la plus généralement convoquée par ces différentes catégories est celle de la gestion pratique et stratégique des possibles : ouverts ou fermés, réduits ou extensibles, subis ou choisis, ils traversent toutes les catégories (modales, passionnelles, corporelles, temporelles, aspectuelles, etc.). La gestion des possibles est par ailleurs une des dimensions essentielles de l’agencement des cours d’action pratiques et stratégiques. En effet, et parce qu’ils ne se nourrissent justement que de ce qui leur permet de rester en cours, les cours d’action ne cessent d’être confrontés aussi bien à la réduction des possibles, qui arrête le cours pratique en réalisant définitivement son objectif, qu’à leur prolifération qui le virtualise par dissémination des objectifs et des parcours. Cette gestion pratique des possibles est par conséquent un réglage entre les deux directions de contrôle que sont d’une part l’intensité de l’engagement et de la force qui permettent au cours d’action de continuer, et d’autre part l’étendue et la diversité des possibles eux-mêmes. On obtient alors la structure tensive suivante, qui offre un principe de distribution et d’inter-définition pour les quatre formes de vie identifiées dans les premières collections de Julien Fournié.
Notes
1 Julien Fournié est un designer de mode français, directeur de la maison de couture parisienne qu'il a créée en 2009 et qui porte son nom, après un passage comme directeur artistique chez Torrente Haute Couture. Il connaît sa première expérience des maisons de mode chez Nina Ricci, puis il passe aux accessoires chez Christian Dior, et ensuite chez Givenchy Haute Couture. Il commence un nouveau stage chez Céline lorsque Jean-Paul Gaultier l’engage comme assistant styliste Haute Couture. Fin 2001, il rejoint le studio de Claude Montana comme styliste prêt-à-porter et accessoires. En 2008, il sera également directeur artistique de la maison Ramosport, spécialiste parisien du « casual de luxe » pour la femme et l'homme.
2 Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premiers Modèles » pour l'automne-hiver 2009-2010, le 7 juillet 2009.
http://www.dailymotion.com/video/x9xouq
3 Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premier Été » 2010
http://www.dailymotion.com/video/xc5jkv
4 Défilé du 6 juillet 2010 de Julien Fournié. Collection intitulée « Premier Hiver ».
http://www.dailymotion.com/video/xdz9yo
5 Défilé du mardi 25 janvier 2011. Collection intitulée « Premières couleurs ».
http://www.dailymotion.com/video/xgtj6s
6 C’est notamment la leçon qu’il convient de retirer de la première forme de vie étudiée par A. J. Greimas, le beau geste, qui, justement, n’est beau que s’il opère une négation ou une inversion des systèmes axiologiques propres aux formes de vie établies ou canoniques (A. J. Greimas, RSSI , Montréal, vol. 13 n°s 1-2, 1993).
7 Cette approche repose sur un parti pris, qui en exclut d’autres. Rechercher la congruence interne de chaque collection, et la cohésion du cycle de transformations entre les quatre collections, conduit notamment à oblitérer, et à passer sous silence la diversité propre à chacune prise séparément, et notamment l’existence indubitable de forts contrastes entre les différentes solutions apportées, au sein de chacune d’elles, au problème central qui nous posons. Assumons ce parti pris, qui ne vaudra qu’en proportion du gain de compréhension qu’il apportera.
8 Ces notions (Moi et Soi) font référence à des distinctions posées et justifiées notamment dans Jacques Fontanille, Corps et Sens, Paris, PUF, 2011.
9 Pour plus de précision sur la théorie de l’empreinte, voir Corps et Sens, idem. On y trouvera notamment des définitions précises de chacune des figures de l’empreinte corporelle, l’inscription sur l’enveloppe de surface, l’enfouissement dans la chair, le repérage déictique, et le déploiement de scènes intérieures.
10 Les plans d’immanence de l’expression font l’objet d’une présentation détaillée dans Jacques Fontanille, Pratiques Sémiotiques, Paris, PUF, 2008.
11 Pour les définitions et justifications concernant la typologie des figures d’empreintes, ainsi que celle de leur interprétation et de leur énonciation, voir Fontanille 2012, Corps et Sens, idem.
Pour citer ce document
Jacques Fontanille, « Julien Fournié : les saisons de la mode. Formes de vie et passions du corps », Actes Sémiotiques [En ligne], 115, 2012, consulté le 30/01/2023, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2650, https://doi.org/10.25965/as.2650
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