L’espace du jeu

Pierluigi Basso Fossali

https://doi.org/10.25965/as.2541

Je commencerai avec un petit résumé de certaines positions théoriques sur l’espace qu’il faudrait débattre en avance (on n’en a pas le temps), positions qui sont à la base de la deuxième partie de mon étude consacrée au jeu et qui est, peut-être, la contribution la plus spécifique à ce séminaire auquel j’ai l’honneur de participer. Merci aux organisateurs. Même si je ne peux venir à Paris que de temps en temps, l’espace le plus familier et idéal pour moi c’est ici, c’est ce séminaire. C’est le lieu où j’ai le sentiment que j’ai encore beaucoup à apprendre. Excusez-moi pour cette série initiale d’assertions qui ont un caractère trop apodictique, mais qui ont la fonction de résumer un cadre théorique bien plus problématique et ouvert, cadre qui reste à discuter.

Index

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Mots-clés : espace, jeu, lieu, site, trans-médiation

Auteurs cités : Pierluigi BASSO-FOSSALI, Gregory BATESON, Denis BERTRAND, Roger CAILLOIS, Gilles DELEUZE, Paolo FABBRI, Eugen Fink, Jacques FONTANILLE, Clifford GEERTZ, Erving GOFFMAN, Nelson GOODMAN, Félix GUATTARI, Rudolf Laban, Niklas LUHMANN, Henri Maldiney, Charles Sanders PEIRCE, Jean Piaget, Gilbert SIMONDON, René THOM, Kendall Walton, Donald Winnicott, Ludwig WITTGENSTEIN, Claude ZILBERBERG

Texte intégral

I

Il n’y a pas à l’origine de la signification des valeurs profondes ou préenonciatives qu’il faudrait spatialiser, étant donné que l’espace est une condition primaire de leur émergence ; il n’y a pas d’espace sans actantialisation, car il relève d’une écologie perceptive qui stabilise un horizon de relations inter-actantielles ; il n’y a pas d’espace sans temporalisation, car l’écologie perceptive relève aussi d’une prise d’initiative, c’est-à-dire d’une mobilisation de valeurs par rapport à la forme de vie qui les saisit. Les trois axes syntaxiques sont une coagulation unitaire, un système d’implications réciproques qui constituent le plan d’immanence du couplage entre une forme de vie et son environnement. Même l’espace diagrammatique n’est pas indépendant d’une sémantique déjà ancrée dans des enjeux vitales, des vécus de signification (Basso Fossali 2008a).

L’espace – comme l’a affirmé Claude Zilberberg (2008) – est partout. La seule partie négative de l’espace qui n’a pas une déclination commune est l’intériorité, l’espace intérieur ; mais l’intériorité fait tout son possible, à bien voir, pour retrouver une communauté : elle aime et craint, au même temps, la suture avec un espace d’implications totalisant. La forme de l’espace intime, inhérente au sujet, connaît une intensité phorique et son organisation dans l’extension analogise, épouse, par adhérence, les diagrammes des relations extéroceptives. L’espace intérieur trouve des re-organisations en fonction traductive dont l’exemplification la plus parfaite est donnée par l’émotion (Basso Fossali 2007a). L’angoisse provoquée par un espace trop étroit construit une compression fictive des poumons (difficulté à respirer) pour analogiser un lieu qui a une taille sous-dimensionnée par rapport aux prises d’initiative du sujet.  Soma et sema, le livre de Fontanille consacré à la sémiotique de l’empreinte, nous apprend que l’espace est la stabilisation d’un cadre de relations inter-actantielles et, par conséquent, que les figures du corps sont l’ancrage d’une pluralité des formes d’aspectualisation entre corps-source, qui fonctionne comme paramètre évaluatif, et corps-cible (qui est l’ancrage d’une économie relationnelle). J’ai commencé à enquérir toutes ces formes d’aspectualisation dans un article publié par la revue dirigée par Anne Beyaert, Visible (numéro 3), consacré à la sémiotique de l’espace et à la sémantique du jardin (Basso Fossali 2006), mais beaucoup de travail reste encore à faire. En jeu il y a aussi un programme de recherche sur la dissimilation identitaire dans les états d’adhérence (le champ transitif du toucher fait de référence) et l’implication progressive de l’espace proche, dans la profondeur, en tant qu’inhérente au corps (espace de présence de soi, avec l’odeur, par exemple, mais aussi espace transitionnel, pour reprendre Winnicott 1971).

Adhérence et implication deviennent des moteurs sémantiques de dissimilation et assimilation ; dans tous les cas, la situation originaire des valeurs – valeurs qui sont sémiotiques du début parce que constitutivement « filtrées » et soutenues par l’espace –  cette situation originaire relève d’un embrayage, d’une re-assomption, d’une asymétrisation identitaire (ego/alter). La sémiotique, en tant que science de la médiation (voire Peirce, Collected Papers, CP 1.328), trouve dans l’espace un objet de prédilection – espace à embrayer comme medium pour l’asymétrisation et la circulation des simulacres identitaires (Basso Fossali 2008b). La pertinence disciplinaire passe de l’espace de l’énonciation énoncée à l’espace comme condition d’énonciation (Fontanille 1999).

Par rapport à cet espace, il n’y pas des valeurs à débrayer ; pour parler comme René Thom (2006), il y a des valeurs dès qu’une agence de systématisation subjectale commence à distinguer des saillances et les élève à des prégnances propre à un espace d’implication désormais fictif, espace d’existence et non seulement espace d’expérience en acte (Fontanille 2007a).

L’espace demande à reconnaître un ancrage, à instare, à se reconnaître comme instance (pour reprendre Bertrand 2009). Le minimum de sémiotisation se traduit dans une scénarisation actantielle et l’immanence est réinterprétée en tant qu’enracinement des valeurs par rapport au couplage entre environnement et agence de systématisation (pôle subjectal). Tout commence, donc, comme un embrayage, comme l’assomption d’un espace qui s’explique dans de points d’intervention et des horizons. Il n’y pas besoin d’une diagrammatique logique ou ontologique, ni d’un parcours génératif de l’expression pre-phénoménologique car les patterns émergent dans l’enracinement en un espace figuratif. Le sens est riche et complexe dès le début ; il n’y a pas besoin de conditions de possibilité logique car la diagrammatique, voire les patterns de relation, relèvent des instructions indiciaires ouvertes dans l’immersion dans un espace qui nous implique.

L’espace est le produit d’une stabilisation d’un horizon figuratif, où l’on peut reconnaître un cadre de modalisation. Il n’y a pas d’espace modal abstrait qui s’incarne chaque fois dans un terrain de jeu, mais l’espace phénoménologique est en soi un environnement modalisé et modalisant, et c’est grâce à cet équilibre tensif entre orientations modales bilatérales que l’espace n’est pas vertigineux. La désolidarisation vertigineuse par rapport à l’espace est porteuse de desémantisation. Est-ce qu’il y a encore de l’espace là où le vertige est total ? Les études sur le vertige démontrent que les épisodes pathologiques ne surviennent pas en provocant la neutralisation contemporaine de toutes les modalisations ; il y a plutôt une syntaxe du vertige qui explore à chaque étape la neutralisation d’une modalité à la fois. Le vertige nous apprend que l’espace n’est pas sémantisé seulement à partir du pouvoir faire ; la prise d’initiative se dramatise par rapport au cadre complet des modalités qui trouvent chacune un enracinement diagrammatique (Basso Fossali 2007a). La sémiotique peut dégager aujourd’hui ces modalités sans forcement s’appuyer sur les expressions verbales attestées dans les langues ; la sémiotique doit ainsi retrouver des diagrammes des relations qui soutiennent l’émergence des modalités.

Pourtant, l’espace est tout ce qui reste toujours à configurer ; il hante notre initiative à travers des propositions rythmiques qui d’un coté exemplifient des profils expressifs favorables aux investissements du sens, de l’autre coté, affichent un bruissement d’indétermination jamais extirpable.

Comme l’a montré Rudolf Laban (2003) dans le cas de la danse ou Wyschnegradsky (1953) dans la musique, l’espace est une totalité pan-rythmique et donc chaque prise d’initiative entre en résonance, en relation polémique-contractuelle avec cette panrythmicité (Maldiney 1993). L’espace est le champ d’investissement et l’horizon destinal de chaque action en participant ainsi au sens de cette dernière.

L’espace se présente aussi sous des formats de l’enveloppement ou de l’irretitio – pour utiliser le terme latin –, c’est-à-dire l’être pris dans un réseau. D’un coté, l’espace englobe et construit une profondeur aux valeurs en totalisant l’horizon ; de l’autre, il nous amorce et bride en assignant des positions.

L’espace se donne comme un ensemble de profils sémantiques de la provocation (qui est une dégradation bilatérale des enjeux), de la séduction (qui est une asymétrisation du contrôle des valeurs dans une homogénéisation thématique et téléologique), de la tentation (qui est une symétrisation des valeurs pas encore détenues et une asymétrisation des valences attribuées). L’espace se propose comme l’identité de l’entour lorsque il devient terrain d’une appréhension dont l’écologie sémantique est déjà fonction d’une prise d’initiative. C’est là que l’entour devient, par exemple, démesuré par rapport à n’importe quel geste sémiotique, ou bien étroit par rapport à l’ampleur de l’initiative.

L’espace n’existe que comme couplage qui enracine une forme de vie et il n’a pas d’autres lisières que la dialectique envisageable entre, d’un coté, des valeurs qui sont déjà opératives, c’est-à-dire en acte selon des dépendances hétéronomes et, de l’autre coté, des valeurs opérables, c’est-à-dire disponibles à une mobilisation autonome par le sujet (Basso Fossali 2006).

L’espace relève d’une asymétrisation modale et implicative d’un système à dépendance multiple (subjectale, objectale et médiale). L’espace concerne une familiarisation avec l’étrangeté, un mélange d’autoréférence et d’implication dans un terrain de valeurs qui relèvent d’un gouvernement hétéronome.

L’espace naît comme réaction double, coagulation actantiel et dissimilation identitaire. L’espace est distribution de positions, même si il ne s’agit que de positions actualisées qui restent souvent cachées. Dans tous les cas la spatialisation est aussi l’élévation à un minimum de consistance sémantique de relations.

II

L’espace devient terrain de jeu dès qu’on filtre sa constitution perceptive avec une attribution fictive des valeurs à ces composants et dès qu’on offre une réconceptualisation de ses liens syntaxiques. Une plage devient terrain de jeu de softball ou de volleyball dès qu’on trace des lignes qui établissent les coups gagnants.

Lorsqu’un espace devient mémoire des rôles médiaux déjà interprétés en tant que « terrain de jeu », il devient site, c’est à dire un espace qui détient archéologiquement un paradigme d’investissements de sens en concurrence et qui relèvent d’écologies de valeurs bien différentes.

L’institutionnalisation de l’espace est fondamentale pour réduire et administrer la polysémie du site. Voilà donc les lieux de la société, qui cherchent à s’organiser autour d’un seul type de valeurs, les valeurs d’un système social en particulier : lieux de l’art, de la science, du droit. Le seul espace qui est vraiment récalcitrant à devenir un lieu c’est l’intimité du sujet. Pour cette raison Simondon (1964) parlait de la subjectivité comme centre d’indétermination et Deleuze, dans Le pli (1988), insistait pour qualifier la subjectivité comme un site.

Grâce à la médiation institutionnelle, on dit que certaines opérations “ont lieu” ou qu’elles sont déplacées, hors de propos (en italien, fuori luogo, hors du contexte). Le contexte, comme notion, a toujours et justement souligné que tous les objets culturels relèvent des lieux institutionnels d’implémentation, étant donné que cette dernière leur donne un statut.

Dès qu’on parle de l’espace, on est face à la thématisation d’une médiation, mais la multiplication des accès aux sens relève d’une pluralisation de terrains de jeu et d’assomptions contextuelles. La paradigmatisation des espaces montre l’ubiquité de la médiation et en même temps l’insuffisance de chaque espace à saturer les enjeux des ancrages sémantiques réellement valables pour une forme de vie qui est obsédée par la nécessité de s’autonomiser, de différencier les pratiques et de différer les valences qui fondent les motivations de l’agir. D’où la nécessité ubiquiste de traduire les lieux, les contextes, de transposer des enjeux, de combler des manques de sens à travers la convocation d’autres espaces. Nous ne sommes pas capables de limiter notre activité à un terrain de jeu unique ; nous sommes tous impliqués dans des doubles jeux. On va revenir sur ce point, mais avant tout il faut signaler l’existence d’un espace tiers, l’espace figural (Basso Fossali 2008b).

L’espace figural est instable, c’est un lieu interstitiel, sans juridiction certaine, où il faut essayer de réparer le fait que chaque monde de référence n’est pas capable de s’auto-interpréter totalement. La suture interprétative est toujours oblique et elle traverse les mondes ; elle est figurale parce qu’elle doit figurer dans des mondes différents en construisant de vérités-pont (Basso Fossali 2008a). Si la vérité est l’horizon mouvant d’un débat, le figural franchit les horizons et renvoie des enjeux épistémiques à l’analogie. En effet, la vérité-pont s’explique dans l’idée qu’à la relativité du vrai il faut substituer la vérité du relativisme, à savoir la gamme des vérités plurielles que le site subjectal permet et ordonne (Deleuze 1988). Les vérités dépendent du regard réciproque entre positions actantielles en réclamant une sorte de traduction de l’intraduisible.

Si un lieu s’efforce de vivre sur les digitalisations de ses règles, la figuralité contraint toujours à recouper un côté analogique en découvrant un espace lisse sous un espace strié (Deleuze & Guattari 1980). Cependant, il faut dire que même les espaces les plus notationnels sont aussi denses, analogiques, comme la carte, le plan d’une ville (Goodman 1968). La figuralité ajoute une tension entre les différents enracinements des valorisations dans l’espace.

Résumons. Tous les espaces se révèlent comme la réponse médiale et diagrammatique à une instance subjectale qui s’y enracine. L’espace est une écologie relationnelle qui règle la circulation des identités et proportionne ainsi les prises d’initiative.

On reconnaît ainsi (Basso Fossali 2007b ; 2008b):

a) des espaces médiaux, voire phénoménologiques, qui se proposent comme des actants de contrôle des valeurs sensibles ; l’espace médial est celui qui filtre l’activité perceptive ;

b) des espaces linguistiques qui surgissent du re-investissement de valeurs sensibles pour construire des ordres multiples de signification sur base fictive ; ce type d’espace je l’appelle « mediationnel » car il est le fondement de l’élaboration idéationnelle. L’espace mediationnel est celui qui sous-tient l’énonciation;

c) des espaces institutionnels qui distinguent les enjeux linguistiques selon des valeurs qui cherchent un ancrage spécifique, même s’il faut s’éloigner de l’interrogation sociale directe des valences régissantes (on ne peut pas passer les journées à s’interroger à propos de qu’est ce que l’art ? qu’est ce que le droit ?, etc.). Je nomme ce type d’espace  « médiateur ». L’espace médiateur permet une commensurabilité entre pratiques sociales sur la base d’une organisation des valences spécifiques. L’espace médiateur informe et règle la communication selon un horizon institutionnalisé des valences ;

d) des espaces technologiques, dite médiatiques, qui réorganisent les variables phénoménologiques. L’espace médiatique permet la transmission à travers une “technologisation” des variables spatiales et temporelles.

La réfiguration de l’espace garantie par la technologie transforme l’espace médial et, comme conséquence, l’on pourra y installer d’autres pratiques linguistiques et rendre pertinentes d’autres médiations institutionnelles. La ré-médiation se présente donc comme la circularité refigurative des espaces perceptifs, énonciatifs, communicatifs et transmissifs, à partir de ce dernier. Par contre il faut reconnaître aussi l’intermédiation, c’est à dire les liens d’implication entre un espace et l’autre.

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Au niveau de la ré-médiation on peut prendre en considération par exemple un chanteur rock qui peut imaginer que ses expressions faciales puissent détenir un poids communicatif car elles sont réinsérées dans l’espace du concert à travers des écrans tellement grands que même les spectateurs les plus éloignés peuvent les saisir de manière détaillée. Les pratiques communicatives se présentent ainsi comme réfigurées par l’intervention d’une médiatisation. Mais il faut remarquer que même les pratiques communicatives peuvent réinvestir l’espace médiatique installé à travers des stratégies qui le résignifient. Par exemple, les amplificateurs peuvent être utilisés comme des instruments visant des effets de feedback (des effets Larsen) susceptibles d’une pleine assomption pertinentielle dans le tissu musical.

L’intermédiation explique par contre le fait que chaque espace de médiation garde le précédent comme sa condition de possibilité ; en effet, des nouveaux dispositifs techniques n’ont aucune importance sociale sans une assomption pratique, enracinée dans un espace institutionnel. Il n’y a pas de pratiques de communication sans un espace linguistique, voire médiationnel, qui permet des énonciations. Pas d’énonciation linguistique possible, par exemple musicale, sans un espace perceptif (dans notre cas, acoustique).

Evidemment il faut observer aussi un mouvement génératif qui amène de la gestion du sens au niveau perceptif vers une économie de valeurs linguistiques ; la gestion de valeurs énonciatives est à son tour transposée dans une gestion de valences institutionnelles, etc. Ce rapport entre espaces différents on peut le nommer de transmédiation. Or, tous types de relations entre ces quatre espaces de médiation ouvrent une herméneutique spécifique concernant ? nos manières de gérer le sens.

Dans cette étude je voudrais me borner à quelques questions relatives à la trans-médiation, étant donné que les passages entre formes différentes et plus évoluées de gestion du sens concernent l’élaboration même d’une culture. En particulier je voudrais porter l’attention sur la transposition des figures de l’espace médial saisi par la perception dans des props (Walton 1990), des soutiens visant à la promotion d’un jeu de langage. A son tour le terrain d’un jeu de langage peut devenir le medium pour l’autonomisation et la stabilisation d’un espace institutionnel.

Le premier passage est corrélatif de la tentative de traduire l’expérience en discours et de multiplier les mondes de référence de sorte qu’ils puissent contracter des rapports d’interprétation mutuelle. Le deuxième passage (passage qui va de l’espace médiationnel vers l’espace médiateur) répond à la nécessité de rendre commensurables et stables dans le temps ces mondes qui opèrent sur de conceptualisations linguistiques et qui permettent des communications moins indéterminés et capables de souder les liens sociaux.  Par exemple, les expériences de dégustation des vins (espace médial) deviennent l’occasion de leur narrativisation linguistique (espace médiationnel) jusqu’à l’institution des lieux de socialisation et affinement du goût (espace médiateur). Ici on a besoin d’un quatrième espace, un espace qui puisse s’affranchir des communications de la co-présence des inter-actants et qui puisse permettre aussi un héritage intergénérationnel, qui puisse franchir les distances. Un espace médiatique sera donc nécessaire et ce dernier n’est pas banalement supplémentaire par rapport à la sédimentation et transmission de la culture, mais il en est une condition.

Dans ce cadre théorique, la communication concerne la gestion de l’indétermination et l’espace, en tant que sémiosphère, maintien en soi de l’indétermination. La sémiosphère n’est pas une modélisation de la culture ; la sémiosphère est le milieu où vit la culture (Basso Fossali 2007b). On passe des effets de sens aux effets de vie quand on dépasse la configuration textuelle et on s’ouvre à l’activité configuratrice qui se mesure avec l’indétermination. Donc, le sens vit dans un horizon de valorisations où leur débouché et leur soutenabilité dans le temps se révèlent incertaines.

La sémiotique des pratiques et la sémiotique de la culture ouvrent une nouvelle pertinence de la notion de jeu de langage (Wittgenstein). La sémiosphère est le corrélat négatif des pratiques culturelles, voire elle est l’espace opératif/opérable encore externe à la régularité des jeux de langage, mais en même temps elle est le cadre d’intervention qui rend significative chaque prise d’initiative ; le hasard, le risque, les périls déterminent des valences spécifiques des programmes narratifs.

Les jeux de langage construisent une partition de l’espace en tant que milieux susceptibles de les cultiver comme terrain d’opérations fictives, et cela sans annuler la perception de leur caractère sensible et de leur ouverture à l’indétermination. Ou mieux, c’est exactement le caractère aléatoire de l’espace qui, gardé en mémoire dans le terrain linguistique, permet un héritage de l’émotion pratique. La règle du jeu limite l’indétermination pour mieux s’accorder à ses caprices ou pour rendre ces derniers des citoyens d’un espace sociale, partie prenant des horizons destinales des décisions. Ce n’est pas par hasard si aujourd’hui la théorie de l’organisation du sociologue allemand Niklas Luhmann (2000) nous apprend la folie de continuer à penser la gestion du sens de l’agir dans un domaine de valeurs déjà cartographiées et délimitées par une configuration attestée. Dès qu’on cherche à objectiver des tendances, les décisions construisent des nouveaux futurs qui entrent dans une perturbation réciproque. La multiplication des espaces pertinents aux valorisations nous livre à l’exercice obsessif de l’observation de deuxième ordre, par le biais de laquelle nous sommes toujours engagés dans des double ou triple jeux.

On peut penser que le jeu soit une pratique où la culture est convoquée pour être re-travaillée off line, “mise au point mort”. Dans le jeu on pratiquerait des débrayages sans assomption, ou avec des assomptions localement régulatrices, au service d’un fitness culturel. Comme les mots d’esprit, on entraîne la créativité qui les codes permettent. En réalité, il faut souligner deux choses :

a) il n’y a que des jeux, et nous continuons à expérimenter les rôles et à délimiter l’indétermination grâce à leurs règles ;

b) le jeu symbolise un marge de liberté, car pour qu’il y ait du jeu il faut que la structure de l’agir réglé permet un espace de manœuvre, un espace lâche, desserré.

Le jeu n’est pas seulement un moment où la culture s’exprime à un niveau métalinguistique et dissimulé à propos de ses propres règles – c’est la thèse d’Umberto Eco (1973) et surtout de Clifford Geertz (1973) dans l’essai sur le combat des coqs à Bali. Le jeu est un terrain de réfiguration des valeurs en champ (en acte) pour renégocier les niveaux d’implication dans le devenir d’un espace peu coercible.

Cependant, on ne trouve jamais un jeu capable d’auto-valider ses valences ; la dimension ludique est vulnérable parce qu’elle manque de motivations, voire d’arguments fondateurs. Donc, les jeux peuvent valider un débouché  formatif et éducatif, mais ils ne sont pas capables de fonder une généralisation des expériences et donc de valider épistémiquement une connaissance de l’environnement.

Paradoxalement, on n’a pas beaucoup de moyens pour sortir des jeux de langage et par contre chaque jeu n’est pas capable d’enraciner ni de fonder de la connaissance et de s’autovalider comme motivé. Pour délimiter l’indétermination et sélectionner un champ de valeurs contrôlables, on ancre l’agir dans un terrain fictif, digital, codé, mais il faut retrouver des articulations de sens desserrées et garantir la possibilité d’ouvrir un pertuis entre un jeu et l’autre. Donc, l’ancrage de la gestion du sens dans les jeux de langage est ce qui explique la modalité figurale du traitement des valeurs dans la société et la nécessité d’ouvrir toujours le calcul stratégique à la vulnérabilité de l’analogie et à l’imperfection de la traduction. Quelle est alors la spécificité de la notion de jeu ?

a) Le jeu trouve une autonomie de terrain et de règles pour des finalités hétéronomiques (transposition, traduction des résultats, efficacité figurale). Les jeux sont l’hybridation intestine de la nature du langage.

b) Le jeu est fait afin que l’espace strié puisse retourner lisse et analogique, et garantir que sa structuration des positions interactantielles soit desserrée, lâche, en permettant une certain liberté d’interprétation des rôles prévus.

Chez Wittgenstein la notion de jeu de langage n’est pas détachable de la notion de forme de vie ; une forme de vie est dans un engrenage existentiel (Wittgenstein 1948, II, § 625) où l’on passe de jeu en jeu à condition que chaque jeu laisse du jeu dans les articulations.

Un jeu n’aboutit pas nécessairement à une mémoire des résultats ; une partie ne se signe pas comme un texte, à moins que, à partir d’autres jeux, l’on vise à la prestation comme quelque chose qui mérite d’être rappelée au de là d’elle-même, de son contexte local ; la victoire au jeu est mémorable si elle peut servir d’exemple, si elle est exemplaire bien au-delà des pertinences du jeu particulier dans lequel elle s’est produite. Du reste, le jeu surgit souvent comme une transposition des axes polémologiques en acte qui doivent trouver une forme d’organisation et sublimation. Mais la transposition ludique est souhaitable et prometteuse seulement si, à son tour, elle peut être transposée dans un autre terrain de sens.

Les jeux traduisent la betweenness peircienne (Peirce, Collected Papers, CP 5.104), les médiations auxquelles nous sommes contraints étant donné la nécessité d’un renvoi infinie du fondement motivationnel.

En dehors de l’immanence textuelle il n’y a pas d’idiosyncrasie pure des sémantisations, car on sait bien que les donations de sens relèvent des jeux de langages et n’existent que grâce à ces derniers. Pour cette raison on peut parler de vécus de signification.

Le produit d’un jeu de langage (un texte, par exemple) a une sémantique sociale qui relève aussi d’autres jeux, par exemple, jeux d’implémentation publique, d’exécution, d’attribution performative d’un certain statut, d’inscription dans un certain fond générique. On est face à une hétéronomie de la sémantisation des jeux et des parties.

Le jeu dispose un certain design de l’interaction mais les enjeux qu’il filtre sont exogènes. Si pendant un match de football le résultat est 4 à zéro, l’équipe qui observe déjà sa défaite se livre à un autre paramètre de motivation, lutte pour sa propre dignité, et alors il faut marquer au moins un but (il gol della bandiera), un point pour démontrer qu’on peut sauver l’honneur.

Le jeu est l’échappatoire continue qui nous ré-destine aux valeurs quand l’espace semble mal taré, peu calibré par rapport aux exigences d’une forme de vie. En même temps chaque jeu risque de résulter trop “juste”, trop contraint. C’est alors que le jeu devient un détecteur identitaire par rapport à l’extension et à l’intensité de l’adhérence d’une forme de vie aux règles ludiques. La règle du jeu devient un horizon paradigmatique pour évaluer la difformité d’adaptations aux rôles. La vérité du jeu émerge à travers l’adjonction non requise des signes supplémentaires de la part des participants, qui introjectent les rôles de manière trop diligente, en fournissant des prestations trop dramatisées. Le jeu, en purifiant l’actantialisation autour d’une règle supplémentaire, fait émerger tout ce qui est ajouté comme régularité praxique élaborée en précédence. Chaque jeu est stylisé par la mémoire d’autres jeux interprétés dans le passé ou qui sont encore la visée principale du sujet joueur.

L’attestation des valences identitaires est sans fin ; on n’a pas une définition inter-identitaire définitive et les jeux permettent de prolonger des batailles définitoires du soi-même sans impliquer directement l’espace existentiel tout entier. Le terrain du jeu préserve la possibilité que la défaite n’affecte pas toute l’existence. Toutefois, il y a une conscience que les jeux opèrent une sorte de latéralisation des enjeux existentiels, et que, tout en différenciant les rôles joués sous des valences institutionnelles spécifiques, des telles enjeux se « spectacularisent », donnent spectacle d’eux-mêmes. La latéralisation ubiquiste des vrais enjeux existentiels débouche sur une prééminence des résultats locaux : hors du jeu il n’y a rien, et alors les résultats des parties jouées deviennent plus importants que toute élaboration d’une personnalité capable de passer de jeu en jeu tout en restant elle-même.

Le jeu est un ré-calibrage destinal par rapport à des défies trop vastes et âpres pour être directement affrontées, mais le jeu devient aussi une amputation des propres ambitions, à l’avantage d’un sort social domestiqué, doué des résultats paradigmatiques (commensurables et évaluables publiquement) et qui n’empêche pas de tenter à nouveau sa propre chance.

Le terrain de jeu est – pour utiliser la formulation d’Eugen Fink (1957) ­– une oasis, un espace qui continue à renvoyer au désert du sens, à la nature pulvérisée de l’indétermination qui s’infiltre partout. L’oasis est la présentification de l’érosion du sens vif et luxuriant, et, - à bien voir – elle est l’anticipation aussi de la nécessité de passer d’une oasis à l’autre, d’un jeu à l’autre. Le terrain du jeu est alors tel seulement s’il va continuer à se jouer, se moquer de soi-même : c’est le désert le problème sérieux, préoccupant. Le terrain de jeu est alors la forme d’une ouverture dissimulée, d’une impossibilité de gérer sérieusement le sens dans une clôture configurationnelle.

Les passages entre jeux différents se soutiennent sur un paradoxe de traduction, ils demandent la convocation d’un soi-ipse créatif qui sache élaborer ce que Goffman (1981) appelait footing, des passages entre frames différentes : en effet, le footing a comme corrélat une torsion identitaire, une actantialisation énonciative discontinue par rapport à l’actorialisation. L’improvement identitaire consiste à savoir jouer avec soi-même, voire à se moquer de soi-même.

Les jeux rendent plus légers les enjeux sociaux et ils peuvent aboutir à un pur calibrage de l’intersubjectivité en termes d’harmonisation, de danse rythmique des gestes. La démonstration qu’on est en droit de s’en tenir aux règles du jeu, de pouvoir jouer le jeu est déjà une validation de la capacité de registrer (calibrer) des asymétrisations intersubjectives susceptibles de se charger de significativité. Pour cette raison même la pure activité ludique s’avère significative en elle-même dans la socialisation.

L’espace du jeu établit les joueurs, comme le disait Rilke dans la quatrième élégie de Duino, entre jouet et monde, entre marionnette guidée hétéronomiquement, prête à être abandonnée, et observation de deuxième ordre sur le monde de référence, en le regardant comme une scène théâtrale, monde construit. Le jeu est un cours d’action sémiotique plurinivelée où en même temps on délimite le terrain pertinent, on apprécie les variables accidentelles, on négocie des soutiens, des props à la base de l’individuation des identités fictives, on gère des scénarios fictionnels. Dans tous les jeux on est en même temps au dedans de l’oasis et à l’extérieur. L’infinitisation du play (c’est-à-dire, l’activité de jouer) ne souffre pas du va-et-vient par rapports aux games (c’est-à-dire, par rapport aux différents jeux et parties).

On fait le monitorage de la possibilité d’optimiser l’art de jouer et en même temps on assume des rôles intrafictionnels. Par rapport à l’oasis et au désert du jeu les joueurs sont à califourchon, ils gèrent le sens dans un inframince, un entre-deux. Les joueurs sont toujours dans une no-man’s land. Le jeu profond de Geertz (1973) est alors l’emblème d’une gestion figurale du sens, confession-camouflage de l’impossibilité d’ouvrir la boite de Pandore du manque de fondement des valences sociales.

Le jeu apparaît comme une sorte de digression dans le cours de l’expérience par rapport aux enjeux existentiels, mais il est une autobiographie anamorphique et dissimulatrice de sa propre vulnérabilité.

A cette observation etic du jeu il faut opposer une vision emic, selon laquelle le jeu trouve une consistance relationnelle et il va en scène seulement si – comme disait Bateson – les participants sont capables de métacommuniquer que « ce-ci est un jeu » (Bateson 1972). Donc, ils se reconnaissent réciproquement comme à califourchon sur les lisières qui délimitent le terrain du jeu. Le jeu est récupéré comme dimension de la gestion du sens visant à réduire la névrose de l’observation de deuxième ordre, et à élaborer une désinvolture dans les passages entre sémantisation directe et indirecte, entre appréhension digitale (allographique) et appréhension analogique, entre interprétation des rôles selon les garanties de l’idem ou la créativité déstabilisante de l’ipse.

Le caractère spécifique de chaque jeu de langage est de se poser entre carte et territoire, entre discours et expérience. Nous sommes tous des agents doubles, pour en rester à une vieille suggestion de Paolo Fabbri (1988). Les vécus de signification sont alors in between, entre sémantisation intraludique (monde possible du game) et épiludique (cadre metarégulateur du play), entre règles et contingences.

Le jeu nous enseigne à apprendre avec la contingence, comme le disait Niklas Luhmann (1997). Le jeu nous aide à s’appuyer sur la contingence, à penser nos propres décisions comme des contingences qui doivent attendre de faire système avec toutes les contingences de l’entour. Chaque décision contracte un co-sens avec le cadre des contingences dans lesquelles elle débouche en qualité de prise d’initiative localement assumée (cf. Peirce, Collected Papers, § 7.544 ; Basso Fossali 2007b). Donc, l’action survient comme événement selon une observation de deuxième ordre ; l’opposition entre action et événement se réduit, étant donné que l’agir sensé doit attendre les restructurations du scénario dont il participe, restructuration qui relève des contingences convergentes qui font enfin système. Le jeu est le cadre de l’action événementielle, étant donné que la sémantique de l’agir relève du fait qu’il y aura indétermination des résultats ou pas, qu’il y aura une véritable partie ou pas.

Le jeu intervient sur la scène sociale comme point limite de la rationalité, le jeu vise à rentrer dans une alternance avec la rationalisation qui doit savoir se coucher là où il n’y a pas la possibilité de faire de prévisions pour décider sans que ces prévisions aient une influence sur le futur même. Par conséquent il ne faudrait pas parler de rationalité narrative, car la narrativité est une gestion du sens qui suture jeux et rationalité, calcul et indétermination, remplissage et lacune.

Des caractères du jeu individués par Roger Caillois (1958) – le jeu est une activité libre, séparée, incertaine, régulée, fictive, improductive – seulement cette dernière apparaît subreptice et externe à notre enquête. La productivité du jeu n’est pas seulement figurale, mais aussi ancrée dans la capacité ludique de faire émerger des nouveaux systèmes à partir de la contingence, du risque avec lequel on se mesure.

Roger Caillois a élaboré la typologie la plus connue des jeux, en repérant quatre catégories fondamentales:

a) Agon soutient tous les jeux où la compétition est prédominante ;

b) Aléa délimite les activités ludiques qui décident de s’en remettre à la fortune, à la chance ;

c) Mimicry caractérise par contre les jeux de rôle et donc les divertissements avec les simulacres, les masques, les avatars, etc.;

d) Ilinx, enfin, est la catégorie de tous les jeux liés au vertige.

Or, toutes ses catégories peuvent aujourd’hui être relues dans un schéma tensif capable d’interdéfinir les types de jeu. D’une part, on a le gradient de compétition (presque nulle dans un bal masqué) et de l’autre le gradient de détermination du profil inter-actantiel (le défi agonistique a une définition maximale de l’adversaire, et par contre on peut se battre contre le hasard qui est certainement plus insaisissable).

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Je termine en disant que Caillois donne une complexification à sa typologie à travers l’opposition entre deux phases oppositives de l’élaboration historique de la dimension ludique qui, malgré tout, continuent à cohabiter dans les sociétés les plus évoluées : la première dimension est la paidia, c’est-à-dire le jeu qui est sous la dominance d’une imagination incontrôlée ; la seconde, catégorie contradictoire, c’est le ludus, c’est-à-dire une formule du jeu qui cherche un contrôle de l’imagination et une extension du domaine des facteurs qui sont concernés dans l’activité. Caillois a eu du mal à construire une architecture catégorielle claire mais on peut remarquer qu’il a évoqué une autre dimension du jeu qui est nommé wan en chinoise. Le wan c’est une contemplation apathique, une méditation indolente qui cherche le domaine d’autocontrôle de soi-même, de ses propres facultés corporelles, au-delà là d’une imagination qui s’intensifie pour se débrayer dans d’autres espaces, d’autres mondes possibles. Il faut ajouter aussi la dimension du play, la plus investiguée par Piaget (1945) et Winnicott (1971), c’est-à-dire le libre exercice du corps, des membres dans un espace transitionnel où il n’y pas encore un plein domaine de soi et des relations stabilisées avec l’altérité. On peut construire alors un schéma tensif parallèle au précèdent qui ajoute à la typologie du game, la typologie du play, pour en rester à l’opposition classique en psychologie.

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Mais ici on va partir sur une autre enquête spécifique et détaillée (Basso Fossali 2008a, § 12) qui ne peut que rester à côté de cette intervention consacrée au rapport entre espace et jeu. Donc je m’arrête ici. Merci pour l’attention et la patience.