Maria Giulia DONDERO, Fotografare il sacro. Indagini semiotiche, Roma, Meltemi, 2007

Andrea Catellani

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Mots-clés : assertion, assomption, aura, peinture, photographie, punctum, religieux, sacré

Auteurs cités : Roland Barthes, Pierluigi BASSO-FOSSALI, Gregory BATESON, Walter Benjamin, Maria Giulia DONDERO, Jean-Marie FLOCH, Nelson GOODMAN, Algirdas J. GREIMAS, Victor STOICHITA, Félix THÜRLEMANN

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Texte intégral

Le livre de Maria Giulia Dondero nous donne l’idée de la vitalité actuelle de la sémiotique post-greimasienne (même si cette étiquette reste insuffisante et provisoire), et de la sémiotique italienne en particulier, quand elle n’a pas peur du « corps à corps » avec des corpus textuels « difficiles » comme la photographie artistique contemporaine, et aussi avec des sujets « théoriques » importants comme le sacré et les propositions sur la photo de Benjamin, Barthes, Floch.

Note de bas de page 1 :

 Basso Fossali, P, et Dondero, M. G., Semiotica della fotografia. Investigazioni teoriche e pratiche di analisi, Rimini, Guaraldi, 2006.

Note de bas de page 2 :

 Le texte originel en italien est traduit, ici et après, par l’auteur du compte rendu.

Le livre est un fruit précoce, mais déjà mûr, du parcours de recherche de la jeune sémiologue italienne, qui avait déjà proposé, il y a un an, un important livre sur la photographie avec Pierluigi Basso1. Cette fois-ci, le sujet est la relation, décidément peu étudiée, entre photographie et sacré. Ce sujet binaire est articulé en deux grands volets, un plus théorétique et l’autre plutôt d’analyse textuelle. La première partie du livre (chapitres un et deux) s'attache à « investiguer les stratégies de sacralisation de l’objet-photographie » (p. 7)2. Le deuxième volet (tous les chapitres du troisième au dernier, le neuvième) entend « étudier la relation entre iconographie photographique et thématique sacrée » (ibidem), et donc à l’exploration de certains corpus photographiques actuels, qui montrent les aventures de la « mise en photo » du sacré et du religieux.

Note de bas de page 3 :

 Le religieux est entendu comme référence à une transcendance et à une révélation explicite du divin.

Note de bas de page 4 :

 Pour ce qui concerne l’inviolabilité, nous pouvons rappeler que, dans la pensée de S. Thomas d’Aquin, la beauté, une des trois transcendantales (attributs en premier lieu de Dieu, et après des créatures) est fondée précisément sur l’intégrité (integritas sive perfectio), ensemble avec l’harmonie comme proportion des parties et la clarté (Summa Theologiae, I, q. 39, a. 8).

L’auteur choisit de ne pas définir le sacré, même si elle affecte d’adhérer à une conception « écologique » de ce terme, dérivée de l’œuvre de Bateson, en entendant le sacré comme domaine plus étendu que le religieux et comme « configuration écologique de l’inviolable » (p. 11), et aussi comme « territoire d’une continuelle opération et re-négociation des valorisations » (p. 12). Dondero enregistre un certain décollement entre sacré et religieux dans le monde contemporain3 : les corpus textuels analysés montrent souvent la distance entre assertion d’une thématique religieuse et négation de son assomption comme configuration sacrée. En tout cas, le sacré est le domaine de ce qui est originaire et inviolable, de ce qui fonde « le valoir des valeurs », le sens du sens4.

Note de bas de page 5 :

 A notre avis, « dé-ontologiser » veut dire mieux centrer cette étrange « ontologie régionale » qui est la sémiotique sur son « objet formel », le sens et ses stratégies et dynamiques, qui comprennent, comme une dimension entre autres, les effets de référence et de transparence ontologique.

Le point de départ comme la référence théorétique et analytique principale est l’approche « constructiviste » de J.-M. Floch de la photo, qui ouvre la possibilité d’aller au-delà de sa nature d’emprunt pour en voir le « formes », les effets de significations, mais aussi les aspects socio-sémiotiques et les pratiques de production et d’interprétation. De ce point de vue, les fréquents effets de désacralisation – ou de transformation des valeurs sacrées – visibles dans les corpus photographiques actuels, peuvent être étudiés du point de vues des différentes esthétiques textuels et des pratiques sociales de fruition, et pas seulement du point de vue du simple changement de medium. Ce n’est pas (ou ce n’est pas seulement) la photo comme medium qui désacralise par rapport à la peinture, mais un certain type d’utilisation et de mise en valeur de ce medium (sinon, on ne comprend pas la diffusion des photos dévotionnelles des saints et des sanctuaires contemporains). Dondero parle d’un projet de « dé-ontologisation de la nature d’index (indicale) de la photo » (p. 228), qui pourrait être compris aussi comme clarification de l’objet formel de la sémiotique de la photo (et des photos)5. La photo n’est pas un « discours sur la réalité en image », mais le lieu des stratégies textuelles, qui peuvent être de type référentiel ou substantiel, ou comme nous enseigne Floch, mythique ou ludique.

La photographie et ses « fois » : « punctum », « aura », « formes de l’empreinte »

Le panorama de la recherche désormais plus que centenaire sur la photo présente sûrement des « fois » contraposées. En particulier, on met en évidence le contraste entre, d'une part, des théories de la photo comme simple empreinte de la réalité visible, comme pur enregistrement spéculaire des objets, et d'autre part des pratiques et théories qui ont développé la capacité (réelle ou prétendue) de ce médium à cueillir l’invisible, à entrer dans le domaine de l’imaginaire et de l’impalpable (et que cela soit dans le milieu scientifique ou mediumnique et spiritiste). Dans le second cas, nous assistons à la mise en évidence du coté « mystérieux » de la photo, lié aux champs sémantiques de la révélation, de la mort et de la résurrection, de la survivance mystérieuse de l’être aimé. La photo est donc le lieu de certaines stratégies d’énonciation capables de « défier sa genèse ‘à empreinte’ » (p. 9), pour aller au-delà du strictement visible.

Le premier chapitre du texte aborde deux théories célèbres de la photo, proposées par W. Benjamin et R. Barthes, qui font référence aux deux concepts de l’aura et du punctum. Le seul fait de rapprocher les deux propositions a pour effet de le mettre en crise de façon productive. Si le sacré est, par excellence, « l’intraitable » (intrattabile), et donc ce qui n’est pas à disposition de la manipulation, l’expérience photographique du punctum, décrite par Barthes, permet de lier la photo au sacré ; et ce lien entre en tension directe avec l’absence d’« aura » que Benjamin attribue à la photo. Mais le but de Dondero est surtout de montrer, d’un point de vue inspiré par le constructivisme sémiotique greimassien de Floch, que la photo n’est pas l’« intraitable », mais peut mettre en scène (en texte) l’intraitable, qui devient une de ses options de valeur. Ce n’est pas l’objet-photo qui est intraitable en soi : l’intraitabilité est un effet de sens parmi d’autres. Dondero met en opposition une « mystique du sens », qui semble apparaître dans la perspective de Barthes, et la syntaxe de l’apparition du sens dans ses transformations, proposée par Greimas. A nouveau, il s’agit de passer des essences et des media à l’analyse de la textualité et des pratiques d’interprétation (et donc, de centrer avec précision l’ « objet formel » de la sémiotique comme discipline).

Du point de vue de Benjamin la photo n’a pas d’« aura », on le sait, à cause du passage (dans les termes de Goodman) du régime autographique au régime allographique. Mais Dondero a pleinement raison en argumentant contre cette position : l’auteur et l’utilisateur d’une photo peuvent sélectionner et rendre unique (et sacré) un exemplaire d’une photo, tiré du négatif. Le résultat est un certain régime de sens, et pas du tout la révélation d’un statut « intraitable » de la photo.

Les approches de Barthes et Benjamin sont un exemple de comment on peut traiter de la photo, du « photographique », comme simple outil pour parler d’autre chose (la culture moderniste ou l’art contemporain, ou encore une certaine expérience individuelle, etc.). La photographie et ses structures de sens appaissent alors comme « macula cieca », et la sémiotique est appelée à investir cette tendance, en prenant en considération les pratiques de production et d’interprétation.

Dondero met en évidence de façon passionnante les aspects centraux de la théorie du punctum. Le passage du studium au punctum est le passage de l’effet d’un « a été », effet de vérité lié à la ressemblance, à un effet de présence intense, passionnante, vivide, où la ressemblance est perdue : la photo devient alors « hyper-auratique », sacrée en tant que non pas limitée au « faire voir », à la gnose analytique et à la condition d’empreinte. Barthes ne montre pas la photo de sa mère, qui est protagoniste de cette expérience de punctum, d’un « advenir » de ce qui a été. Ici on rencontre un des aspects de base du sacré, selon l’anthropologie : son lien avec (un certain degré de) l’absence de communication.

Mais l’étude de Barthes, qui est une phénoménologie des réactions émotionnelles devant une certaine photo, ne suffit pas à la sémiotique, qui doit chercher à faire attention à la textualité de la photo. Voilà donc la proposition de Floch d’un étude des formes de l’empreinte photographique, avec les quatre poétiques ou esthétiques de l’image (référentielle, oblique, mythique, substantielle) et les quatre pratiques interprétatives, qui fondent quatre valorisations de la photographie (ludique, critique, pratique, utopique). Les deux séries ne sont pas superposables : il faut détacher les pratiques de fruition de la textualité et de ses formes, parce que chaque pratique peut rendre pertinentes dans un texte différentes configurations plastiques et de valeur (p. 32 et sv.). Il s’agit d’une version sophistiquée de constructivisme sémiotique, qui accorde beaucoup d’attention à la dimension plastique, à la polysensorialité, et qui ne cherche pas à oublier les différences qui dérivent des media et des pratiques liées à chaque un d’entre eux.

Dondero propose une approche qui cherche à prendre en compte de façon plus attentive que dans le passé l’expression sémiotique, du point de vue du modus operandi, du geste de l’« instanciation », de la rencontre corporelle entre le geste énonciateur et le support, entre apport et support. De ce point de vue, le niveau plastique de l’image apparaît comme un « procès en devenir », comme le mode de production inscrit dans le texte, « qui ne coïncide pas avec le stock descriptif des catégories plastiques de Thürlemann » (p. 44). La lecture plastique est donc la reconduction de l’image et de ses figures au modus operandi. Il faut alors voir, selon nous, comment (et si) cette révision du concept de plastique peut entrer dans une herméneutique de la continuité par rapport à la théorie classique de Floch, Thürlemann et Greimas, au-delà de la simple substitution. De toute façon, la centralité du modus operandi donne aux catégories topologiques, eidétiques et chromatiques une épaisseur, une référence au sujet incarné de l’énonciation. Au chapitre huit Dondero présente aussi une théorie du figuratif qui met au centre l’inter-actantialité, la capacité de mémoire et d’anticipation (vectorialité tensive) des figures. La figuralité, d’un autre coté, apparaît comme « profil discursif » qui a à faire avec l’argumentation et la rhétorique, comme façon de raisonner qui réarticule, à partir d’une allotopie, le figuratif même. Ici aussi, on voit d’importants développements des théories greimassiennes classiques.

Un autre point de référence pris par Dondero, désormais bien connu, est la séparation des syntaxes figuratives, qui émergent des tensions entre support et apport, par rapport aux canaux sensoriels, et aussi aux différents média. De ce point de vue, si la syntaxe typique (mais pas exclusive) de la peinture est sensori-motrice, celle de la photo est (surtout) empreinte.

Le deuxième chapitre se focalise sur le concept d’aura selon Benjamin, « apparition unique d’une distance » (p. 53), liée à la mémoire involontaire de l’événement épiphanique, incontrôlable, contraposée à la mémoire volontaire informative. Sur le fond on voit bien l’opposition entre le faire industriel, mécanique et rapide (qui détruit l’aura), et le faire lent et complexe du geste artisanal et artistique. L’aura apparaît donc comme dépôt de l’expérience, de l’exercice de production et d’utilisation, sur l’objet. Elle est l’enveloppe sacralisante qui dérive de la co-implication entre corps et objet, de l’intersection des présences et des espaces-temps du producteur et de l’utilisateur. Au contraire du mouvement de projection dans le passé (archéologie), la sacralisation « auratique » est la réactualisation du passé dans le présent. L’aura, selon Barthes, ne dérive pas seulement, comme chez Benjamin, du type générique de genèse et de production de l’objet, mais de la « biographie », de l’histoire de son utilisation et de sa consumation, de sa « patine ».

Pour Benjamin la photo est élément typique de l’automatisation, de la perte de l’aura, et donc de la perte de contact entre corps et objet. Dondero argumente, au contraire, que les photos, comme objets avec une biographie et une patine, peuvent avoir une aura. Par exemple, une photo peut devenir unique à cause des choix du papier, de la résolution, du tirage, etc. Si la peinture est un art autographique, la photographie n’est pas simplement allographique, mais plutôt « autographique à objet multiple » (p. 67), et peut même devenir autographique quand l’auteur signe et écrit sur la photo.

La photo artistique et le sacré : entre iconographie et écologie de l’inviolable.

La deuxième partie du livre s’intéresse à une série de corpus photographiques qui montrent différents types de relations entre la photo dite « artistique » et le sacré, toujours en gardant comme centrale la distinction entre assertion et assomption des valeurs énoncées, et en se concentrant sur des corpus qui problématisent le sacré et le religieux. Une constatation centrale est que les photos étudiées tendent à reconfigurer sémantiquement les dispositifs spatiaux traditionnels du sacré. Les analyses sont introduites, au chapitre troisième, par un discours générique sur la triangulation entre photo, peinture et sacré (ici, en particulier, religieux). La photo arrive à s’intéresser au transcendant, et aussi à l’imaginaire (deux domaines qu’il ne faut pas confondre) exactement à travers la récupération de la tradition iconographique de la peinture. Cette intertextualité a pu produire, évidemment, des tensions entre axiologies différentes, à cause d’une série d’aspects de la photo : la condition prosaïque et « matérielle » du medium et son voisinage avec des pratiques et des genres « mondains » (la publicité), l’ambiguïté entre l’instant quelconque et l’instant d’élection, la reproductibilité.

Il s’agit, du chapitre quatre à neuf, de voir comment les photos « discourent » et raisonnent figurativement sur le sacré, et donc le thématisent. Les corpus sont disposés en ordre, de ceux qui font référence plus explicitement aux thèmes et aux personnages de l’iconographie religieuse, jusqu’à ceux qui « construisent une configuration du sacré… au-delà de la thématique du religieux » (p. 77), en traitant des sujets comme la maladie et la mort, et/ou en exploitant des configurations expressives comme l’aura. L’approche choisie n’oublie pas l’articulation des niveaux de pertinence du plan de l’expression, proposée par J. Fontanille : on ouvre aux niveaux qui vont, au-delà du texte, des pratiques (scènes et stratégies) jusqu’aux formes de vie, en faisant attention aussi au genre, mécanisme de médiation entre texte et pratiques.

Le chapitre quatre s’occupe de certaines images qui étalent et détruisent les valeurs du religieux. Voilà donc les saints « qui posent » de Pierre et Gilles, et en général les images qui dénoncent un effet de « faux » qui détruit l’aura, en énonçant son propre apparat et sa préparation. Les saints ne sont plus des corps médiateurs, mais des enveloppes décoratives. La peinture des visions montre des stratégies visuelles, étudiés entre autres par V. Stoichita, utiles pour articuler ensemble deux dimensions différentes (humaine et divine). Les photos des saints de J. Saudek récupèrent de cette tradition des motifs comme le regard vers le haut, mais ce qui manque est l’articulation entre deux espaces différents. La citation des solutions picturales devient une réflexion ironique sur le faire picturale et sur la photographie.

Le chapitre cinq est une intéressante analyse de quelques images de O. Richon, dédiées à la figure de Sainte Madeleine, présente dans l’image à travers des empreintes de son corps, ses « restes » : des vêtements, de la nourriture. La photo donc propose un portrait qui est aussi une nature morte photographique. Les photos sont analysées du point de vue de l’épaisseur polysensorielle (les modes du sensible, indépendants de la substance et du canal sensoriel) qui est sollicitée par les images : le goût évoqué entre en syntonie avec les couleurs et certaines passions mises en scène (le repentir et la subséquente extase), et le dialogue avec le personnage est fait à travers une forme de contagion polysensorielle. Les images invitent à éprouver dans notre propre chair des sentiments qui sont, cependant, faux : les émotions du repentir sont provoquées par l’oignon, la figure du limon exprime l’effort pour s’émouvoir. Le sacré est, par définition, absence de manipulation et de construction : il est le « non tractable », l’opposé de la technique. De ce point de vue, Richon détruit le sens du sacré, parce que dans ses images il suffit de changer de vêtement pour changer d’émotion spirituelle, et tout est réduit à une technique, dans un contexte de perte d’identité, d’anonymat.

La série Soliloquy de S. Taylor-Wood, qui nous propose des « palimpsestes » composés avec plusieurs images (comme les tableaux d’autel de la tradition picturale), est soumise à examen dans le chapitre suivant, et devient l’occasion d'analyser des phénomènes d’intertextualité. Dans la septième image la photo principale renvoie au Christ mort de Mantegna. Ici, et dans les autres images, émerge le thème de la tension entre proposition d’une relation de communication entre texte et observateur et négation du dialogue, jusqu’à l’effet d’« évaporation » du soi de la dernière image. Si dans les tableaux d’autel l’identité du saint représenté est forte, marquée et développée narrativement de façon claire, dans la série photographique on voit l’impossibilité de joindre présence de soi et action, expérience et narration, dans une condition d’anonymat, de « parataxe » stérile.

Le septième chapitre montre une condition de présence du sacré encore plus éloignée du religieux explicite et de son iconographique. Dans les images de Witkin on assiste à la mise en scène de la maladie comme destin (en particulier, les maladies congénitales) et de la conscience de soi-même par le malade. Ces photos montrent un regard scientifique qui veut « trop voir », et qui donc détruit, de façon sacrilège, l’enveloppe sacrée de l’identité et du corps. De ce point de vue, le regard scientifique distant, désacralisant, curieux, qui sectionne le corps, s’oppose au regard « humaniste », qui respecte l’identité et le corps-organisme. La maladie « est », en partie, voir et savoir (vouloir savoir) trop, et est donc curiosité dangereuse qui détruit en même temps la santé et le sacré : comme nous dit Bataille, le sacré est au profane ce que la totalité est par rapport aux éléments pris séparément (et celle-ci est aussi la position écologique de Bateson). Les photos des maladies séniles et pathologiques de Witkin montrent, de leur côté, les corps et leurs parties dans des natures mortes (sortes de résultats d’autopsies) dominées par les effets d’accumulation, de déséquilibre et d’anonymat.

Le chapitre huit est dédié à A. Sekula et à sa Fish Story, qui est « un raisonnement figural sur la maladie… une maladie culturellement et socialement connotée » (p. 179), qui est au fond la condition du travail, en particulier des immigrés, dans le contexte de la globalisation, avec ses effets de violation de la relation de l’homme avec son environnement  naturel. Le « fish » du titre est donc l’homme même, qui risque d’être un « poisson hors de l’eau », en même temps mis en boîte et dispersé dans le monde. Le chapitre s’interroge aussi sur la capacité de documentation et de témoignage de la photo artistique, qui peut faire la « diagnose du contemporain » pour préparer de possibles réactions aux problèmes. Sekula met en tension les titres et les images, pour construire des « paysages moralisés » qui montrent la condition d’aliénation, de perte de la dimension domestique.

Le dernier chapitre montre comment la photo, en particulier dans le cas de D. Michals, est capable d’entrer dans la dimension de l’invisible, de représenter les présences au-delà des formes, en exploitant, du point de vue figural, les effets « auratique » comme le flou. En parlant de l’iconographique de l’aura, Dondero, de façon très pertinente, fait référence à la tradition de la photo spiritiste et médicale, et à la théorie des « peri-esprits ». L’aura est le « trou », la fissure qui permet d’insérer le lointain dans le proche, l’ailleurs dans l’ici, le transcendant dans l’immanence : le lieu de l’émergence d’une syntaxe qui permet de cueillir l’invisible. Voilà donc, pour revenir à Michals, la mise en scène d’une possible incarnation contemporaine du Christ, dans un contexte qui empêche la révélation du Verbe (Christ in New York) ; et voilà la représentation d’un homme dans le métro, qui se transforme en la figure d’une galaxie (The human condition). Le flou est l’élément figural qui permet de passer du proche au lointain, et de sacraliser le quotidien. Dondero distingue en ce contexte deux approches différentes : la magie, d’un côté, qui fonde une « légalité » comparable à celle de la science naturelle, et qui est une forme de manipulation ; le sacré, de l’autre côté, qui est le lieu de l’apparition du « valoir des valeurs », et qui porte une discontinuité dans le continuum, insensé en soi, du quotidien. Dans des corpus comme celui de Michals, l’effet et l’iconographie de l’aura passent du côté de la magie (spiritisme) à celui du sacré et de la représentation de ce qui a à faire avec l’éternité.

En conclusion, la photo artistique semble un lieu intéressant de mise en question de la relation du monde contemporain au sacré et au religieux. Dondero trouve une connexion (kantienne et, aussi, greimassienne) entre photo et sacré : la relation de la photo à l’événement inconnaissable qui l’a produite, sorte d’« interruption de transmission » ; elle est comparable à la condition de la signification humaine, suspendue entre « indices précaires et tension à trouver quelque chose de significatif, de sensé » (p. 228).

Le parcours proposé par le texte de M. G. Dondero nous semble une contribution vraiment importante pour la sémiotique de la photo et du visible en général. Le fait qu’il s’agit d’un ouvrage « de jeunesse » montre, en plus, qu’il y a la possibilité de continuer le chemin, en développant des concepts comme la distinction entre figuratif et figural, la dimension « pragmatique » du plastique, l’attention aux modes du sensible et aux syntaxes polysensorielles, l’étude de la relation entre texte et pratiques interprétatives et d’utilisation. Du point de vue de la connexion entre photo et sacré, les analyses présentées nous invitent à chercher, peut-être, d’autres combinaisons possibles, par exemple celle d’une présence du sacré religieux qui soit en même temps énoncé et assumé, même au-delà de la référence à une iconographie traditionnelle.