Luisa Ruis Moreno et María Luisa Solís Zepeda (eds.), ‘ENCAJES’ DISCURSIFS [ENCAJES DISCURSIVOS], Etudes sémiotiques, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, Séminaire des Études sur la Signification, Ediciones de Educación y Cultura, Mexique, 2008

Sébastian M. Giorgi

CeReS, université de Limoges

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : dialogisme, discours, intertextualité, métaphore, métissage

Auteurs cités : Raúl DORRA, Verónica ESTAY STANGE, María Isabel Filinich, Roberto FLORES, Jacques FONTANILLE, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Rita Catrina Imboden, Luisa Ruiz Moreno, María Luisa Solís Zepeda

Plan

Texte intégral

0. Présentation

Les investigations réunies dans ce livre ont construit une métaphore discursive à partir du terme ‘encaje’. Malheureusement, il n’existe pas d’équivalence en français, car il s’agit là de différents sémèmes amalgamés en un même lexème en espagnol, alors qu’on a en français ‘emboîtement’, ‘ajustement’ et ‘dentelle’ pour décrire le même objet ou phénomène. Selon cette notion, le discours pourrait être vu comme un tissu sans trame ni ourdissage et, en même temps, comme un processus qui organise ses fragments dans une cavité constitutive. En suivant ces réflexions, observer de telles qualités nous promet d'enrichir l’étude des textes et l’analyse des pratiques discursives.

Les membres du Programme de Sémiotique et d'Études de la Signification se sont donné la tâche de réfléchir systématiquement sur une métaphore qui s'est imposée à eux, de manière plus ou moins spontanée. Assis à côté d’une fenêtre garnie de rideaux d’encaje (dentelles), l’idée selon laquelle le discours était comme un encaje a surgi pendant la conversation. Les premières idées sur l’étymologie du terme de texte ont été évoquées, soit dans une perspective de la sémiotique générale – comme lieu de manifestation du discours - soit dans celle de la linguistique – comme espace délimité de la langue en procès : on trouve ‘tissu’ et sa parenté lexicale : ‘maille’, ‘trame’, ‘réseau’, ‘ourdissage’. Dénominations qui sont déjà stabilisées car elles ont montré leur capacité expressive.

Le surgissement du terme d’encajes comme dénomination de nouvelles et précises réflexions exerce son pouvoir innovateur. Et l’on a décidé de maintenir le terme espagnol, après des essais de traductions infructueux, car on trouve là deux sémèmes, à savoir : a) action et effet d’emboîter et b) encaje comme tissu ou métier de couture (tisserand). Dans les deux cas, il y a bien une finalité ornementale, d’embellissement.

En tout cas, la difficulté de sa traduction est une preuve de la capacité heuristique du simulacre encaje discursif pour indiquer - dans une seule unité - la complexité d’un procédé diversifié et convergent et aussi celle d’un mode d’être inhérent au discours : être pour le paraître et paraître devant le regard d’un autre.

1. Le creux et l’ajustement (Luisa Ruiz Moreno)

Après avoir construit le simulacre encaje discursif, on perçoit que le discours se conduit - et se montre lui-même - comme un tissu de mailles en tant qu’il peut être décrit selon deux traits : i) creux et ii) ajustement (traits impliqués dans le terme encaje parce que ce dernier réunit deux versants sémantiques différents).

En considérant le discours comme un objet dénommé encaje, on peut donc dire qu’il est soutenu par une structure élémentaire et générative de caractère syncrétique car se composant de deux ordres hétérogènes : i) un état, celui qui produit le creux et ii) une action, celle qui produit l’ajustement (plus précisément la technique de l’ajustement). Centré dans (et fait par) le corps du sujet, une telle organisation est toujours menacée par les risques du hasard et les failles que l’ardeur de bien faire ne peuvent pas conjurer, même si elle suit les patrons d’un modèle sous-jacent. Le désir de compléter ce que le sujet fait - et le discours adressé à soi-même, et le discours adressé au regard d’autrui- et le désir du sujet de se compléter soi-même, compromettent une dimension éthique. Une éthique (contenue dans une axiologie communautaire) que les formes du sensible transforment en une intelligence esthétique.

Si on considère le discours comme un événement encaje, c’est-à-dire : en tant que phénomène de la perception qui comprend le sujet percevant et le sujet qui fait percevoir, alors la structure élémentaire qui le représente est de caractère tensionnel. Ainsi, un encaje sémio-discursif se présente avec l’aura d’une tonalité esthétique comme un objet destiné à être admiré. La caractéristique décisive de ce discours est que l’admiration devient une condition préalable de la perception. Le plan de l’expression, où le discours-événement se manifeste, acquiert pour cela une grande prépondérance et il fait étalage d’une surface non compacte mais assemblée avec une expertise hors du commun. Une certaine stupeur une fois dépassée, on le perçoit comme un espace fait de zones vides et des zones remplies, surface qui provient d’un processus génératif qui opère selon une combinatoire produisant un déracinement et un enracinement des éléments constitutifs. Et pendant que cette propriété d’incorporer et désincorporer est mieux saisie dans l’extension, elle se projette aussi en profondeur en produisant l’effet d’un abîme se coulant dans le vide. Cependant, l’équilibre tensif - de la dynamique constitutive et l’opposition des deux zones contraires que cette dynamique donne comme résultat - offre l’impression référentielle de la cavité contrôlé dans le vide, creux qui la représente et qui fait voir dans sa place de ce rienabsolu d’autres représentations en perspective.

Se constituer comme un encaje avec l’intentionnalité de se montrer comme tel, c’est une propriété inhérente à tout phénomène sémiotique ; une sorte de compétence à laquelle la propre dynamique discursive fait appel conformément à un besoin impérieux qui – selon son intensité - fait que cette ostentation est plus ou moins tonique. Insaisissable besoin du discours (loi de reconnaissance non réalisée?) pour faire de son destinataire un admirateur : sujet autre, sujet de passion, en fin objet dans la fonction actantielle ; sujet qui – pour la même admiration- est mis à l’épreuve dans son affect et sa qualité de discernement.

2. L'encastrement du temps (María Isabel Filinich)

On dit souvent que le discours, soit verbal soit non verbal, s’entremêle avec d’autres discours : à travers l’allusion - directe ou indirecte -, la parodie, l’ironie, la citation, la reformulation, le commentaire et d’autres manières diverses de convoquer d'autres énonciations ; le discours prend ainsi la forme d’un filigrane complexe dont les fils s’entremêlent dans un design. Design qui se montre, conséquence de sa propre composition, et oriente l’attention de celui qui l’observe vers cette zone dontle voile lui confère une densité inattendue.

Dans le cas du discours littéraire, ces opérations de l’encaje semblent ne pas être une exception mais plutôt la règle même de sa composition. En particulier, la narrativité contemporaine, fragmentaire, parodique et consciente du fait que le discours ne peut que se nourrir d’autres discours ; il exhibe des formes diverses, autant de liens avec d’autres discours qu’avec lui-même.

En reconnaissant ce phénomène on ne peut pas ne pas évoquer la notion déjà classique d’‘intertextualité’, en tant qu’absorption et transformation d’un texte par un autre. Mais une telle notion laisse dans l’ombre certaines facettes que la double acception de l' encaje permet d’explorer. Il s’agit de voir comment le discours, en s’entremêlant avec d’autres discours, crée une cavité, une profondeur (qui peut être temporelle, spatiale, affective, autrement dit sémantique) qui compense sa linéarité. Non pas seulement pour l'articuler avec d’autres discours mais aussi pour générer - grâce à l’articulation proprement dite - une zone d'opacités et de transparences qui projettent de nouvelles significations sur les passages d’un texte affecté par ce procédé. Dans ce sens, la notion d'encaje essaie en plus de mettre en relief l’opération qui sous-tend autant la convocation d’autres discours que l’insertion dans un texte d'autres énonciations qui lui sont propres mais qui se situent dans des endroits inattendus.

L’encaje pourrait aussi expliquer certaines interpolations temporelles qui, en méconnaissant la chronologie et la causalité, donnent place à l’approfondissement de la dimension temporelle dont l’analyse renvoie aux deux aspects de la temporalité que Genette englobe sous les concepts de durée et fréquence ; concepts qui s’occupent tous deux des phénomènes de tempo ou rythme narratifs.

Mais c’est Genette même qui remarque que la fréquence des interpolations et leur enchevêtrement réciproque brouillent fréquemment les choses d’une manière qui reste parfois sans issue pour le ‘simple’ lecteur, et même pour l’analyste le plus résolu. Pedro Páramo pourrait être un exemple d’une telle complexité. Complexité qui peut être mieux comprise par la notion d'encaje temporel car, page 16 du texte de Rulfo, dans le dialogue entre Pedro et sa mère, il y a une inversion temporelle, on place après ce qui arriva avant. Il s’agit d’un moment de l’histoire qui est amené à travers une analepse de longue portée (en relation avec l’extension du temps embrassé par l’histoire totale qui comprend le récit) et il possède une amplitude réduite, car elle ne comprend que le temps de durée du dialogue.

Mais ici, le plus important est de remarquer que par l'effet de ces mouvements de rétrospection et anticipation superposés, un même événement est objet de deux traitements différents : i) l’un, en tant qu’expérience vécue et ii) l’autre, en tant qu’évocation. Plutôt que de renvoyer vers une séquence temporelle supposée, la rupture de l’ordre fait émerger un autre temps qui organise l’histoire et qui n’est pas le temps séquentiel mais le temps vécu. À travers cette opération de l’encaje, le discours opère ainsi la fusion de la distance temporelle - avec sa charge de sens accumulée - et de la proximité spatiale – qui maintient intactes les sensations et perceptions - en sauvegardantainsi les expériences vécues. Moyennant cette insertion, dans la linéarité du discours, d’une autre voix et d’une autre perspective, le texte acquiert profondeur, il dilate le temps et montre le travail laborieux de la mémoire.

3. ‘(des)encajes’ (désemboîtements) (María Luisa Solís Zepeda)

On peut trouver l’encaje discursif de différentes façons, dans différentes instances : i) comme processus génératif (au niveau sémio-narratif, au niveau de l’énonciation et au niveau discursif), ii) comme manifestation signifiante et iii) comme effet du sens. Pour voir comment opère l'encaje, on prendra comme exemple le fragment d’un document du XVIIème siècle, intitulé Las 45 estaciones sacadas en limpio por Don Joseph Bruñón de Vertiz de los borradores que escribió de lo que en raptos oyó a Josepha de San Luis Beltrán (Les 45 étapes de clarification, par Don Joseph Bruñon de Vertiz, des notes prises à l’écoute de Josepha de San Luis Beltràn. Bruñón transcrit pendant deux ans et demi les accès mystiques vécus par Josefa. En effet, il était secrétaire et témoin de ce comportement de la béguine et tout ce qu’on sait de ce cas singulier, c’est grâce à lui et aux témoignages des autres citoyens qui participèrent au jugement de Josefa devant le tribunal du Saint Office du Mexique.

La bizarrerie du cas réside dans le fait que, pendant les accès mystiques, Josefa reproduisait différentes voix dans (à partir de) son corps qui simulèrent des dialogues entre divers personnages. En plus, durant ces accès, Josefa interpellait les spectateurs en les faisant participer au dialogue.

Ce phénomène appartient à un processus génératif singulier où sont en train de se tisser et de produire un encaje différents systèmes de valeurs, énonciations, espaces et voix qui se moulent et se montrent au public dans (et à travers) un corps. Dans une seule manifestation signifiante se présente l’hétérogénéité (des points de vue, des énonciations, des voix), l’agglomération (des voix qui émergent d'un seul corps), la tonicité et l’ostentation (l’acte qui s’offre au public spectateur).

En même temps, ce discours – dans son insertion dans la vie sociale - produit un bizarre effet de sens, un effet de desencaje. Et c’est à cause de cela qu’il devient un discours-frontière car il ne respecte pas le modèle général d’autres discours normalisés (parmi ceux où il est inséré) ; il perd sa place. Il faut se rappeler que le discours de Josefa partage autant des caractéristiques du mysticisme espagnol du XVIème siècle, que des caractéristiques du discours de possession démoniaque (XVII-XVIII).

Ce discours se présente pleinement comme un (des)encaje car se constituant comme une sorte de tissu singulier, un entre-deux qui ne suit pas le modèle canonique, il devient un encaje exotique, extraordinaire, qui se situe entre l’impossible et l’interdit -et il est, en ce sens, monstrueux.

Le discours de Josefa n’est pas la simple somme des autres discours, il est pourtant l’expression des deux, de leurs besoins communicatifs et de la place qu’ils occupent dans le monde.

4. L’‘encaje’ nu ou la séduction de l’absence (Verónica Estay Stange)

Si on suit la logique de la poétique de Mallarmé, on fera une association entre le musicien et la figure du poète, entre la musique en général et la poésie. Cette équivalence nous renvoie inévitablement au poème et au processus de création qui est, en même temps, un processus d’abolition car, comme on le verra, la figure de l’encaje aboli est une métaphore du poème. Aboli dans le doute du Jeu Suprême, ce texte-encaje permet d’entrevoir le mécanisme complexe d’une fiction consciente de soi-même et de la nullité qui l’instaure.

À partir de la mise en évidence de ce procédé auto-référentiel, ce travail explore la possibilité de concevoir une poétique de l’encaje, laquelle permettra – inspirée par la poésie et la poétique de Mallarmé - de faire de l’encaje un concept théorique opérant pour l’analyse de certains textes dont la caractéristique principale est la mise à nu de la forme qui les constitue et de l’absence sur laquelle cette forme se fonde.

La poétique de l’encaje serait caractérisée par la mise en évidence des procédés formels sous-jacents au texte, de manière telle qu’elle apparaîtrait comme une trame auto-suffisante, logiquement antérieure à l’univers référentiel instauré. Du point de vue énonciatif, cet effet encaje suppose la disparition des marques de l’énonciation pour faire du discours un objet autonome, sans sujet-énonciateur représenté. Du point de vue thématique, la clef serait donnée par une auto-référentialité en vertu de laquelle le discours revient vers soi-même pour faire de l’énoncé un processus contemporain de l’acte de l’énonciation.

Par ailleurs, au niveau prosodique-syntaxique, le texte-encaje construit un système de sonorités et de références grammaticales internes qui dévoile – à travers une tension constante entre l’attendu et l’inattendu - la trame qui soutient le discours, conçu comme un jeu où s’entremêlent la forme et le sens.

La poétique de l’encaje ici suggéré serait fondée sur une poétique de la lucidité ; c’est-à-dire, sur une réflexion – de caractère systématique - sur le langage et les procédés convoqués. C’est pour cela que nous avons choisi comme illustration de ce propos un auteur caractérisé par un travail conscient et raisonné sur les mots, et situé dans une perspective où poétique et méta-poétique se confondent. Ainsi conçu, le texte-encaje serait donc une mise en abîme, un jeu de miroirs dont l’essence n’est pas plus que l’espace vide entre une image et une autre, oucomme on le sait de l’essence du langage - une pure négativité.

5. L’‘encaje’ poétique : stratégies pour une double lecture. A propos d’un sonnet d’Alfonsina Storni (Rita Catrina Imboden)

La notion d’encaje n’est pas seulement une figure qui synthétise de façon exemplaire l’idée d’intertextualité et de dialogisme dans le texte littéraire ; elle met aussi en relief la grande importance topologique du poème pour l’interprétation, c’est-à-dire : le rôle signifiant que joue l’organisation des phénomènes sensibles (phoniques, métriques et même visuels) dans l’espace textuel physique car elle pointe vers l’organisation des éléments sémantiques. Le poème n’est pas une surface continue, il ne forme pas une texture homogène ; au contraire, sur cette surface, il élabore un objet d’art qui casse la continuité en instaurant un rythme et une sonorité propres, uniquement valides pour un texte concret.

C’est cette rupture de l’uniforme et de l’homogène qu’arrive à ouvrir le texte vers une profondeur, et dans le dialogue entre le tissu de fond homogène et le réseau hétérogène, entre l’axe dominant et les déviations de cet axe : c’est là que se fonde le sentiment proprement poétique, l’ambivalence de la parole poétique. L’encaje textile et le poème, les deux, imitent le tissu et cassent sa surface lisse pour laisser entrevoir d'autre(s) texte(s), ou d'autres façons d’établir des relations signifiantes. En plus, lorsqu’on utilise l'encaje pour expliquer certains phénomènes poétiques on aperçoit trois caractéristiques du discours poétique: i) l’importance de l’aspect sensible car il rend possible une captation (de l’ordre de l'impression) de l’objet esthétique ; ii) l’importance de la topologie textuelle, en tant que l’organisation des phénomènes sensibles rend compte – au moins jusqu’à un certain point - de la distribution des contenus sémantiques dans l’espace textuel ; et iii) l’importance des relations intertextuelles pour la création d’un discours nouveau, inédit.

Il faut reconnaître que la comparaison entre encaje et discours poétique est limitée. Car l’encaje manque de contenu sémantique et d’une dimension symbolique comparable à celle du discours verbal ; en plus celui-ci dépend encore plus du contexte (la robe, la peau du corps, etc.) pour déplier ses effets du sens. Cependant on peut observer dans cet art textile quelques composants très en affinité avec la poésie, à différentes échelles : la répétition et la variation des éléments à l’intérieur d’une unité relativement autonome (un quatrain, une unité strophique) ; l’alternance rythmique et la mesure du vers ou de la ligne ; l’inversion des motifs (la rose de l’encaje regarde une fois vers la droite, une fois vers la gauche) ou de l’évaluation des contenus ; l’ordre symétrique des points du bord ou de la rime, etc.

La séduction du poème d’Alfonsina Storni réside donc dans le subtil tramé de différents niveaux textuels – phonique, métrique, morphosyntaxique et sémantique - d’un côté ; et d’un autre côté la superposition de différentes textes ou discours - c’est-à-dire, du jeu intertextuel.

La scène biblique se dédouble en deux scénarios superposés, en produisant une friction entre les deux versions, très semblable à celle produite sur la peau. Cet effet esthétique est issu d’une double lecture, oscillant entre le mythe biblique et l’image inédite du poème dans laquelle le je poétique devient un sujet de la contemplation, autrement dit un sujet esthétiquement compétent.

6. Pratiques de l’‘encaje’ (Raúl Dorra)

Dans l’étude intitulé Description, María Isabel Filinich analyse un fragment du texte « Fotografía junto a un tulipan », où le poète José Carlos Becerra évoque des expériences de son enfance et présentifie le souvenir des certains réunions de famille, chez sa tante.

À la fin de 2006, motivé par le fait que durant le Séminaires des Etudes sur la Signification se développait un module dédié à La construction de l’objet, Roberto Flores écrit un article où il revient sur le même fragment « Photographie à côté d’une tulipe », avec le but de l’analyser selon d’autres perspectives, en utilisant un autre modèle. Publié sous le titre « Construction et déformation de l'objet », l’article est dédié à María Isabel Filinich ; pas seulement à cause d’un geste de courtoisie mais aussi pour nous indiquer la façon selon laquelle il a articulé son analyse avec celle réalisée par l’auteure. On est donc placé devant le choix délibéré du même texte-objet pour incorporer un nouvel angle selon lequel mener son analyse sans perdre de vue la précédente. On perçoit ainsi qu’on est devant deux visions différentes du même objet, c’est-à-dire : une analyse contient (et en même temps est contenue par) l’autre ; on se trouve devant une structure plus complexe, composée de mutuellesconvocationset de mutuels ajustements ; on lit, maintenant, un texte à travers un autre texte en le reformulant, comme s’il s’agissait d’un encaje étendu sur le corps d’un autre, un corps qui a créé un nouveau regard, de nouvelles stratégies de lecture.

En pensant à sa première acception, comme emboîtement – une chose à l’intérieur d’une autre -, cette façon d’encaje a une fonction pratique car il s’agit de construire, de soutenir, d’assurer, de persister, d’être dans le monde. En pensant à la deuxième acception, comme ouvrage textile, l’encaje a une fonction esthétique: voiler, déformer, quitter sa consistance et faire s'évanouir ce qui le soutient ; bref : construire un paraître où le vide n’est pas un manque mais par contre un excès, en tout cas un luxe. Dans le premier sens, l’encaje s’associe avec la force et la résistance ; dans le deuxième, avec la fragilité et le raffinement.

Peut-être toutes ces qualités et fonctions de l’encaje peuvent se trouver dans le discours. Dans sa fonction pratique, communicative, le discours est toujours en train d’essayer de réunir et d’ajuster car le sujet a peur – ou plutôt la certitude de- que son usage de la parole se désajuste, ouvre des vides, élabore des incertitudes qu’il veut couvrir ou éloigner ; il parle dans la recherche des formes efficaces de nouage. D’un autre côté, dans sa fonction esthétique, le discours tend à créer - à travers les formes signifiantes - la perception (l’illusion ?) de susciter des apparitions de l’évanescent, de construire des vides à travers lesquels on entrevoit quelque chose qui est en fuite ; les paroles suggèrent que devant nos yeux se déroule une richesse toujours en processus d’élaboration ou toujours en attente d’être découverte.

7. Discussion (Roberto Flores)

7.1 Sur métaphores et connaissances

L’encaje discursif ne constitue pas le point culminant d’une recherche mais plutôt un regard vers l’avenir ; il ne peut être ni une conclusion et ni l’objet d’une conclusion mais la figure d’un compromis assumé : celui de filer et déplier la métaphore pour découvrir de nouvelles images du discours dans les méandres et les vides qu’il trace dans son cours. L'encaje ne nous propose pas un algorithme doté de calculs préétablis mais, plutôt, il pose un problème dont sa résolution n’a pas encore de voies tracées. L’encaje est une métaphore dont les caractéristiques éclairent avec plus de précision que d’autres figures (le discours comme tissu) les propriétés générales des systèmes sémiotiques, qui d’une autre façon resteraient dans l’obscurité.

L’encaje discursif se présente comme un déroulement qui rend compte de la syntagmatique du langage, pas en termes d’énoncé mais d’anticipation et d’attente. Il est une frontière en profondeur qui laisse entrevoir les articulations entre énoncé et énonciation, distances temporelles et spatiales, pertes et acquisitions d’identité actorielle, sensible et intelligible. Il possède un ancrage proprioceptif dans un corps sujet aux torsions et déformations qui invitent au toucher. Ornement inutile mais essentiel, il est un voile qui couvre en même temps qu’il révèle : attributs centraux du langage.

La métaphore scientifique est l’objet d’une transformation. Si elle peut apparaître gratuite au début, elle devient nécessaire ensuite ; après avoir été une figure ponctuelle, elle devient un modèle régulateur de grande amplitude ; d’abord grandeur hic et nunc, elle acquiert des reflets d’universalité ; si elle est trope présent et récurrent, elle est aussi figure séminale. S’il s’agit d’un moment fort d’un discours, elle devient inchoative.

La métaphore est contractuelle : elle propose une façon de voir ; elle est un beau geste qu’inaugure un discours : elle se projette vers l’avant ; elle n’est pas simple registre passif : figure du pouvoir-voir; compétence inéluctable du pouvoir-penser: concrétisation de l’inventio.

Si toute métaphore est condamnée au stéréotype, ce n’est pas pour cela que son destin est inéluctable. Dans la science, la métaphore exige une sélection pour se justifier, mais cette sélection initiale n’est pas définitive ; car si la métaphore est productive, cela veut dire que ses attributs vont acquérir une nouvelle portée : la figure devient ainsi un récipient conceptuel. Pour survivre, toute métaphore doit être dépassée.

8. Compte rendu (Sebastián M. Giorgi)

Avant de finir ce compte rendu, j’eus le privilège de connaître Luisa Ruis Moreno dans le cadre d’un séminaire donné par elle-même, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Le sujet était La question du métissage dans les toiles de l’église de Santa Cruz, Tlaxcala. L’échafaudage théorico-méthodologique qu’elle utilisait pour l’analyse était plutôt greimassien, augmenté de la sémiotique tensive de Fontanille. À ma grande surprise, il n’y avait aucune catégorie ‘encaje’ y opérant. Et même lorsque le débat s’ouvrit, Luisa Moreno a dû prononcer à voix haute le mot ‘dentelle’ pour arriver à comprendre l’analyse que je faisais, en évoquant le ‘creux’ comme conséquence de l’ajustement entre différents discours (celui des indigènes du Mexique et celui des conquérants européens) dans l’objet de son étude ; pour comprendre mieux la splendeur ressentie par le ‘sujet visualiste’.

L’hypothèse pour expliquer cette absence fut celle d’une certaine timidité latine : c’est peut-être difficile d’oser une nouvelle métaphore dans la terre où est née l’École qui a changé l’histoire de la sémiotique…Une autre hypothèse, cette fois pour expliquer l’élimination du versant sémantique ‘emboîtement’ en faveur du textile, fut celle d’une certaine concession linguistique : pour que l’académie française accepte plus facilement la catachrèse proposée dans le livre Encajes discursifs. Des associations non libres commencèrent à apparaître ; en effet, la situation de communication limitait la semiose infinie… En vertu donc d’un jeu de projections et identifications avec une civilisation soumise par un Dieu blanc qui ne parlait pas sa langue, j’ai exposé à la sémioticienne la nécessité de maintenir le lexème en espagnol ; pas dans ce cas en tant que tactique linguistique contre la stratégie d’une culture hégémonique, mais plutôt en défense d’une sémiotique plurielle, qui se fait aussi en Amérique du Sud dont les catégories sont parfois intraduisibles. La solution la plus simple aurait été l’utilisation de ‘dentelle’, avec une explication de la confluence de différents sémèmes dans le même lexème. Mais le risque était de montrer une surface lisse au lieu de dévoiler grâce au vide un espace sémantique complexe. Le manque attire l’attention et suscite donc une concentration plus grande pour une construction théorique difficile à saisir.

Après une interview qu'elle a accordée au web radio de l’Université de Limoges, au cours de laquelle Luisa m’a raconté avec candeur singulier la façon de travailler dans les sciences du langage au Mexique, la dimension affective comme condition d’une certaine production théorique groupale me semblait un sujet de réflexion pertinent. C’est-à-dire, non pas comme un espace où il y a différentes valeurs régies par une logique phorique d’enchaînement mais, plutôt, comme une orientation vers la solidarité ; nécessaire, par exemple, pour se donner la tâche groupale de réfléchir systématiquement sur la notion d’‘encaje’. Surtout pour que la différence ne soit pas vue comme un motif de fragmentation, menace ou moquerie mais, par contre, comme quelque chose d’enrichissant. Je vois – ou je crois voir- dans le métissage propre de l’Amérique Latine une condition d’existence favorable à la construction de valeurs d’univers grâce au concours du mélange et de l’ouverture. En revanche, l’Europe semblerait être plus du côté des valeurs d’absolu car le tri et la fermeture sont des opérateurs très actuels dans les discours sociaux hégémoniques. Cela pourrait expliquer une certaine inclination à la production des théoriciens ‘uniques’ dont les adeptes pratiquent le dogme de la sémiotique, avec l’horreur du mélange.

La métaphore d’'encaje' est, peut-être, fortement liée, à celle de métissage, l’une pourrait même expliquer l’autre puisque dans le creux produit par l’ajustement entre différentes cultures s’ouvre un espace interstitiel, plus de rencontre et partage que de soumission à un Autre, soit un leader, soit une théorie, soit une École.