Par où le scandale arrive
Nabokov et ses méprises littéraires

Nijolé KERŠYTÉ

Université de Vilnius

https://doi.org/10.25965/as.1316

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : auteur, double roman, impertinence, lecteur, literature, platonisme, simulacre, texte meurtrier

Auteurs cités : Roland Barthes, Gilles DELEUZE, Michel FOUCAULT, Gérard GENETTE, Jacques LACAN, Jacques Platon, Jean-Paul SARTRE

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Jacques Lacan, « L’Agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 116.

la furieuse passion, qui spécifie l’homme,
d’imprimer dans la réalité son image est le
fondement obscur des médiations rationnelles
de la volonté
.
J. Lacan1

1. Une forme de l’impertinence littéraire

Note de bas de page 2 :

 De façon typiquement nabokovienne, ce roman a son propre double : d’abord rédigé en russe, en 1932-1934, et publié en forme de feuilleton (puis paru en 1936 en format de livre), il a été traduit en anglais par l’auteur lui-même une trentaine d’années plus tard, en 1965, et à cette occasion partiellement réécrit. La version française ici prise pour référence est la suivante : V. Nabokov, La Méprise, trad. de l’anglais par Marcel Stora, Gallimard, 1991. Par endroits, j’ai légèrement modifié la traduction française en fonction de l’original russe (В. Набоков, Соглядатай. Отчаяние, Москва, ВЗПИ, 1991).

Vladimir Nabokov est connu comme l’un des plus impertinents et scandaleux parmi les auteurs du XXe siècle. A ce titre, son œuvre donne matière à réfléchir sur ce que peut être l’impertinence dans le domaine littéraire. Tout le monde connaît son roman Lolita, qui, dans un premier temps, du fait de la censure, ne put pas même être publié aux Etats Unis. Mais c’est d’un autre texte de Nabokov, beaucoup moins connu, La Méprise, que j’aimerais parler ici2. Il permet d’analyser la manifestation de l’impertinence sur le plan non pas purement moral, comme dans Lolita, mais surtout esthétique, et plus précisément littéraire.

Dans La Méprise, on distingue facilement deux niveaux : diégétique (narratif) et extra-diégétique (de la communication discursive). Le niveau diégétique se construit à partir de l’histoire du meurtre d’un prétendu double ou sosie. Le niveau extra-diégétique est constitué de l’auto-réflexion littéraire : retournant constamment sur la façon même dont il raconte son histoire, Hermann, le héros principal, multiplie les réflexions sur le métier d’écrivain, sur la nature du texte littéraire, sur son lecteur.

Note de bas de page 3 :

 Dostoïevski a toujours été le faux double de Nabokov lui-même, celui qu’il critiquait, méprisait et imitait en le renversant, en cherchant son meurtre symbolique. La Méprise contient plusieurs références implicites et explicites à Dostoïevski.

La Méprise a toujours été et reste une œuvre mal reçue. On y raconte l’histoire d’un meurtre, en se plaçant dans la perspective du meurtrier. Rien d’inattendu au premier abord : nous avons déjà le cas de Raskolnikov. Pourtant, Hermann, qui raconte comment il a conçu et accompli le meurtre de son prétendu double, Félix, vagabond et clochard aussi inutile que la vieille mégère de Dostoïevski, contrairement à Raskolnikov, ne se repentit point3. Pire, il se flatte de son crime en tant qu’œuvre géniale, il en est fier et en attend une reconnaissance de la part du lecteur.

Du point de vue réaliste, le roman paraît plus que bizarre — scandaleux : un fou tente de nous convaincre de ce que personne n’a cru, notamment qu’il existait un vrai double de Hermann; pire, il espère que nous allons, comme lui, admirer son crime comme si c’était l’œuvre d’un artiste, l’invention d’un génie, autrement dit que nous allons l’évaluer d’un point de vue non pas éthique mais esthétique. Nombreux sont ceux qui, après la lecture, se sont indignés : pour qui nous prend-on ? pour des imbéciles ?! Et certains lecteurs habiles (les critiques littéraires) ont entrepris de démasquer ce fou imposteur, non seulement comme personnage mais aussi comme narrateur : ils l’accusent de graphomanie, de narcissisme, de cruauté, de perversité, de mépris pour tout le monde, etc. Bref, ils réagissent comme si Hermann était une personne en chair et en os, un auteur vivant, et non pas un être de papier comparable aux autres personnages du roman.

Note de bas de page 4 :

 Jean-Paul Sartre, « Vladimir Nabokov : La Méprise » (1939) in Situations I, Paris, Gallimard, 1947.

Note de bas de page 5 :

 Op. cit. p. 59-60 (dans la dernière phrase souligné par N. K.).

L’un des exemples d’une telle lecture, c’est un article de Jean-Paul Sartre consacré à la traduction en français de La Méprise4. Très critique par rapport à l’écrivain russe, le philosophe révèle justement le côté impertinent de son roman. Mais il le fait en employant des arguments qui seraient eux-mêmes considérés comme non-pertinents du point de vue de la sémiotique. Sartre, comme de nombreux autres critiques après lui, confond délibérément l’auteur, « Monsieur Nabokov » et son narrateur homodiégétique. Il passe directement de la conscience du narrateur-personnage à la « conscience du roman » (à l’auto-réflexivité du texte) dans laquelle il ne voit que le reflet de la conscience narcissique de son auteur : « il n’écrit jamais sans se voir écrire (...) Il en résulte un curieux ouvrage, roman de l’autocritique et autocritique du roman »5. Sartre n’accepte pas ce genre d’« autocritique du roman » car, écrit-il, Nabokov

Note de bas de page 6 :

 Op. cit. p. 60.

« se garde bien d’inventer une technique nouvelle. Il raille les artifices du roman classique, mais pour finir, il n’en utilise pas d’autres. [...] qu’en résulte-t-il ? D’abord une impression de malaise. On pense, en fermant le livre : voilà beaucoup de bruit pour rien. (...) Et puis enfin, je veux bien que M. Nabokov ait raison d’escamoter les grandes scènes romanesques, mais que nous donne-t-il à la place ? Des bavardages préparatoires – et, quand nous sommes bien préparés, rien n’arrive, – d’excellents tableautins, des portraits charmants, des essais littéraires. Où est le roman ? Il s’est dissous dans son propre venin : voilà ce que j’appelle de la littérature savante. Le héros de sa Méprise nous confesse : ‘De la fin de 1914 au milieu de 1919 je lus exactement mille dix-huit livres’. Je crains que M. Nabokov, comme son héros, n’ait trop lu »6.

Ce n’est pas parce que La Méprise transgresse des règles morales que ce roman est mal accueilli. Ce n’est pas en l’occurrence par l’histoire « amorale » qu’arrive véritablement le scandale. C’est plutôt parce qu’il transgresse des règles de la communication littéraire, parce que ce texte déjoue les conventions littéraires et détruit les mythes littéraires qu’il paraît irritant, inadmissible, repoussant.

Note de bas de page 7 :

 Jean-Paul Sartre, « A propos de Le Bruit et la Fureur. La temporalité chez Faulkner » in Situations I, p. 71.

Dans un autre article consacré à Faulkner, Sartre dit très justement : « On aurait tort de prendre ces anomalies pour des exercices gratuits de virtuosité : une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier »7.

Note de bas de page 8 :

 Cf. Platon, La République, 607 d, et plus loin le chap. IV de cet article.

Il est clair que derrière tous ces jeux de Nabokov, derrière sa technique romanesque, Sartre ne voit rien, aucune métaphysique, et c’est pour cela qu’il y voit un roman « gratuit », sans intérêt, où il y a « beaucoup de bruit pour rien ». Pourtant la technique romanesque de Nabokov présuppose une « métaphysique ». Mais elle est toute à fait différente de celle que défend l’auteur de L’être et le néant. Il s’agit du renversement du platonisme dans le domaine littéraire. Sartre classe l’auteur et son personnage dans la case méprisante des « victimes de la guerre et de l’émigration » et stigmatise leur « déracinement total ». C’est vrai qu’ils sont déracinés et expatriés. Mais La Méprise marque le retour du poète expatrié, banni de la République par Platon8 : un retour subversif, un éternel retour nietzschéen.

2. La littérature comme double de la réalité

Le premier mythe que Nabokov dénonce dans La Méprise, celui de la littérature comme image ou copie de la réalité, semble aujourd’hui vieilli et dépassé (en tout cas dans les milieux sémiotiques). Mais à l’époque il était encore tout à fait vivant. C’est la façon dont Nabokov le déconstruit qui est intéressante : à travers l’histoire du prétendu double, on nous expose une théorie du texte littéraire et de son rapport à la réalité.

2.1. Parler ou montrer ?

En décrivant sa première rencontre avec Félix, sa victime, Hermann espère qu’au moins les lecteurs verront leur ressemblance alors même que, comme nous l’apprenons à la fin du roman, aucun des protagonistes du récit ne l’a vue. Et pour cela, il leur propose tout simplement de regarder, comme s’ils se trouvaient non pas en face du texte, mais en face d’images :

Note de bas de page 9 :

 Traduction légèrement modifiée.

« Comme je brûle de vous convaincre ! Et je vous convaincrai, je vous convaincrai ! (...) pourtant je crains que les mots seuls, en raison de leur nature particulière, soient impuissants à évoquer visuellement une ressemblance de cette sorte, il faudrait que les deux visages fussent peints côte à côte, au moyen de couleurs réelles, non de mots, et alors le spectateur comprendrait. » (p. 34)9.

Note de bas de page 10 :

 Henry James distingue deux types du récit : le showing, celui où l’auteur vise à montrer « objectivement » les événements, à les représenter ou les imiter en sorte qu’on ait l’impression qu’ils se déroulent eux-mêmes, sans l’intervention du narrateur, et le telling avec la présence bien marquée du narrateur qui raconte une histoire et présente son point de vue « subjectif » sur elle. Cf. Gérard Genette, « Discours du récit », in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 187-189.

Le narrateur exploite le vieux préjugé selon lequel ut pictura poesis. Ce lieu commun a été admis depuis Platon et Horace jusqu’aux théoriciens de l’art du roman du XIXe siècle10. Mais au lieu de faire comme les autres avant lui, le narrateur nabokovien se met tout de suite à le démystifier en tant que rêve, fantasme, désir du créateur :« Le rêve le plus cher d’un auteur, c’est de transformer le lecteur en spectateur ; y parvient-il jamais ? Les pâles organismes des héros littéraires, nourris sous la surveillance de l’auteur, se gonflent graduellement du sang vital du lecteur » (p. 34).

Il pousse à l’extrême  cette prétendue ressemblance de la littérature et de la peinture :

« Mais pour l’instant, ce n’est pas de méthodes littéraires que j’ai besoin, mais de l’art du peintre avec sa simple et brutale évidence.

Regardez, voici mon nez ; un gros nez du type nordique, avec un os dur et la partie charnue presque rectangulaire. Et voilà son nez, parfaite réplique du mien. » (p. 34-35).

Ainsi peu à peu on peut s’apercevoir que le texte ne ressemble plus à un tableau, il ne représente plus comme une image picturale, il montre comme un miroir et ainsi, en montrant (et non pas en représentant) la réalité, il ne s’en distingue plus. Le texte devient le double de la réalité, il devient peu à peu la réalité regardée elle-même.

Effectivement, il existe la possibilité de communiquer en substituant le mot à la chose, la langue qui la nome au doigt qui la montre. Mais ce n’est possible que si les deux interlocuteurs appartiennent au même espace-temps, au même ici-maintenant (qui permet de dire « voici mon nez »). Même le lecteur le plus naïf sait qu’il se trouve hors de l’espace et du temps de l’histoire qu’il est en train de lire. Et si le narrateur s’adresse à lui en faisant semblant qu’il se trouve à l’intérieur de l’histoire raconté, comme s’il y participait en tant qu’un personnage parmi les autres, alors il y a transgression.

Note de bas de page 11 :

 Traduction légèrement modifiée.

« Si de temps en temps mon visage se montre soudain, comme de derrière une haie, peut-être au grand ennui du précieux lecteur, c’est vraiment pour le bien de ce dernier : qu’il s’accoutume à ma figure ; et pendant ce temps, je rirai sous cape parce qu’il ne saura pas si c’était mon visage ou celui de Félix. Me voilà ! et maintenant... je n’y suis plus ; ou peut-être ce n’était pas moi ! C’est seulement par cette méthode que j’ai l’espoir d’instruire le lecteur, lui prouvant par sa propre expérience que notre ressemblance n’était pas imaginaire, qu’elle était une possibilité réelle... » (p. 50-51)11.

Note de bas de page 12 :

 Cf. Gérard Genette, « Discours du récit », op. cit., p. 243-246 ; id., Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004.

Note de bas de page 13 :

 En rhétorique classique, la métalepse est considérée comme une sorte de métonymie qui renverse l’ordre successif des choses, en présentant, par exemple, l’effet comme cause ou à l’inverse.

Au théâtre, ce genre de transgression s’appelle aparte : ce sont les remarques d’un personnage par lesquelles il s’adresse au spectateur comme s’il sortait de l’espace de l’histoire, transgressant par là la limite qui sépare la fiction de la réalité. Dans la narratologie de Genette, ce procédé est appelé métalepse12. Ce terme emprunté à la rhétorique13 désigne la transgression des niveaux du récit : quand un sujet ou un objet qui appartient à un niveau est attribué à un autre. Par exemple, Tristram Shandy de Lawrence Sterne s’adresse au lecteur en lui demandant de l’aider à transporter son père au lit. Ou bien six personnages de Pirandello partent en quête de l’auteur. Ainsi on crée un effet comique spécifique : en proposant de concevoir le texte comme la réalité, on s’adresse au lecteur comme à un enfant ou un sauvage qui ne fait pas la différence entre la réalité et la fiction, mais en fait on suppose que le lecteur comprend que tout cela n’est que du trucage. Par métalepse, on accomplie donc un double geste : on crée l’illusion et on la dénonce en même temps. C’est le procédé de dénonciation de l’effet de réel.

A cause de ce double geste, la métalepse est plus qu’un procédé parmi d’autres dans le texte de Nabokov. C’est la quintessence de sa technique littéraire. Tous ses procédés se dédoublent et se manifestent par ce geste double, c’est-à-dire par le geste qui se nie, se dénonce et renonce à soi.

2.2. Image ou simulacre ?

La conception de la représentation est fondée sur l’idée de l’original, du modèle auquel doit ressembler une image, une copie représentative.

A peine commencée la comparaison de son propre visage et celui de Félix, Hermann s’arrête brusquement et remet tout en question : « ...mais ceci est un signalement de passeport, une liste insignifiante de particularités faciales, une convention absurde. Quelqu’un m’a dit un jour que je ressemblais à Amundsen, l’explorateur polaire. (...) Mais tout le monde ne peut pas se souvenir du visage d’Amundsen. Moi-même, je ne m’en souviens que vaguement. (...) Non, je ne peux rien expliquer. » (p. 35).

En mentionnant Amundsen, l’explorateur-voyageur qui a péri mystérieusement dans l’Arctique, Hermann fait une vague allusion au fait que l’original est perdu, qu’il n’existe plus, que personne ne s’en souvient vraiment et même ne l’a jamais vu. Cela veut dire qu’on compare toujours non pas un original et une copie mais les copies entre elles et les copies des copies que Platon appelle simulacres.

Note de bas de page 14 :

 Gilles Deleuze, Logique dusens, Paris, Minuit, 1969, p. 295-296.

Note de bas de page 15 :

 Op. cit., p. 295.

Note de bas de page 16 :

 Op. cit., p. 293.

Dans son texte « Platon et le simulacre », Deleuze fait remarquer que dans la philosophie de Platon, qui fonde entre autres, comme nous le savons, la théorie de la représentation, il y a deux sortes d’images : les copies – « prétendants bien fondés, garantis par la ressemblance » à l’original, à l’Idée – et les simulacres, « faux prétendants, construits sur une dissimilitude, impliquant une perversion, un détournement essentiels »14. En essayant de distinguer la copie du simulacre, Platon découvre que le simulacre « n’est pas simplement une fausse copie, mais qu’il met en question les notions mêmes de copie et de modèle »15. Bien plus, Deleuze remarque que la théorie des Idées, ce n’est pas une « dialectique de la contradiction ni de la contrariété mais une dialectique de la rivalité (amphisbetesis), une dialectique des rivaux ou des prétendants »16. Le monde des copies et des simulacres, c’est le monde de la concurrence.

Hermann aimerait vivre dans un monde platonique où il y aurait un modèle et sa copie, son double parfaitement similaire à l’original. Mais il s’aperçoit dès la première rencontre que leur identité n’est parfaite que dans l’immobilité totale du visage quand son double dort (c’est dans cette situation qu’il le découvre la première fois) : « Cet homme, surtout quand il dormait, quand ses traits étaient immobiles, me montrait ma propre face, mon masque, l’image parfaitement pure de mon cadavre... (...) à l’état de repos absolu, cette ressemblance était remarquablement évidente (...) La vie ne faisait que corrompre mon double ; ainsi un souffle de brise obscurcit la félicité de Narcisse... » (p. 33).

Note de bas de page 17 :

 « Quant à mon attitude à l’égard de la Russie nouvelle, laissez-moi déclarer tout de suite que je ne partageais pas les vues de ma femme. (…) Quand je disais que le communisme, à la longue, était une grande chose, un nécessité ; que la jeune Russie nouvelle était en train de produire des valeurs magnifiques, quoique inintelligibles aux esprits occidentaux et inacceptables pour des exilés aigris et dépourvus ; que jamais encore l’histoire n’avait connu tant d’ascétisme et de désintéressement, tant de foi en la similitude imminente de tous les hommes… quand je parlais ainsi, ma femme répondait avec sérénité : – Je pense que tu dis ça pour me taquiner, et je trouve que ce n’est pas gentil. Mais j’étais réellement très sérieux, car j’ai toujours cru que l’enchevêtrement bigarré de nos vies illusoires exigeait un changement essentiel de ce genre ; que le communisme créerait un monde joliment carré de gaillards identiques musclés, larges d’épaules et microcéphales… » (p. 39-40).

L’identité absolue, la similitude parfaite entre l’original et la copie ne s’acquiert que par la mort. Le monde platonique, c’est le monde de la mort (Platon appelait cela l’éternité). Ou bien c’est le monde du totalitarisme communiste dont Hermann est un grand admirateur (véritable ou faux, il est difficile de savoir) car il est construit sur l’idéal de la similitude17. Tandis que dans le monde de la vie où l’original est perdu règnent les rapports du pouvoir et de rivalité : qui est l’image de qui ? qui dépend de qui ? quel intérêt peut-on tirer de la ressemblance ?

Hermann s’aperçoit que son double, Félix, ne lui reconnaît point le statut du modèle, il ne voit qu’une vague ressemblance là où Hermann voit la similitude et il pousse leur rapport à la rivalité où l’un cherche à manipuler l’autre. Ainsi s’établit entre eux le jeu des simulacres, des « faux prétendants » qui détruit la distinction entre modèle et copie. On ne sait plus lequel des deux – Hermann ou Félix – est l’original et lequel est une copie de l’autre. Plus tard, après le meutre de Félix, le « modèle » (Hermann) se met à la place de son « image » (il prend les papiers de Félix, se laisse pousser la barbe pour faire comme lui et pouvoir passer pour lui) : « C’est ainsi qu’une image réfléchie, s’affirmant elle-même, exposait ses prétentions. Ce n’était pas moi qui cherchai refuge à l’étranger, ce n’était pas moi qui laissais pousser ma barbe, mais Félix, mon assassin. » (p. 210).

Ainsi le dédoublement devient interne car le « modèle » devient sa propre image, sa propre représentation.

Ce qui se passe entre Hermann et Félix sur le niveau diégétique se répète, entre la littérature et la réalité, sur le niveau discursif, extra-diégétique.

De même qu’il n’y a pas de rapport « modèle/copie » entre les deux personnages mais qu’ils deviennent les simulacres, les imitateurs l’un de l’autre, de la même façon ce rapport « original/représentation » se détruit entre la réalité (l’histoire) et le texte (le récit). Ils deviennent les simulacres l’un de l’autre, et entre eux s’impose une rivalité pour la primauté. Si la narration classique affirmait toujours qu’elle succède à l’histoire qu’elle raconte, qu’elle en écoule comme de sa source, la narration de Nabokov dit le contraire en commençant ainsi : « ...si je n’avais eu en moi ce talent, cette habileté, etc. non seulement je me serais abstenu de décrire certains événements récents, mais encore il n’y aurait rien eu à décrire car, gentil lecteur, rien du tout ne serait arrivé. » (p. 19).

Non seulement le texte narratif engendre l’histoire mais il cherche à s’y substituer. Par les procédés que j’ai évoqué précédemment, la littérature nabokovienne renonce à feindre qu’elle ressemble à la réalité. Le texte littéraire ne veut plus mimer la réalité, il veut être cette réalité. Il prétend devenir le double de la réalité, la réalité alternative ou la réalité virtuelle, comme on dit aujourd’hui, qui entre en relation de concurrence avec la réalité « réelle » et qui cherche à prendre sa place.

Note de bas de page 18 :

 « Je pense devoir apprendre au lecteur qu’un long intervalle vient de s’écouler. Le soleil a eu le temps de se coucher (…). Je suis resté assis dans un étrange état d’épuisement (…) Je dus faire un grand effort pour allumer, et pour fixer une plume neuve. » (p. 21-22) ; «… il est clair que, lorsque un homme écrit, il se trouve en un lieu défini ; il n’est pas simplement une sorte d’esprit planant au-dessus de la page. Tandis qu’il médite et qu’il écrit, quelque chose se passe autour de lui ; il y a, par exemple, ce vent, ce tourbillon de poussière sur la route que je vois de ma fenêtre… » (p. 66) ; « Un instant. J’étais en train de copier cette lettre, et voilà qu’elle a disparu je ne sais où. Je peux continuer ; elle avait glissé sous la table. » (p. 85). Ainsi on crée l’illusion que l’acte d’écriture et celui de lecture sont simultanés, comme s’ils appartenaient à la même réalité.

Note de bas de page 19 :

 « Assis autour de la table : Lydia, Ardalion, Orlovius et moi, tout à fait immobiles, d’une raideur de blason, comme des animaux héraldiques. (…) et moi, l’Éclair Humain, illuminant cette scène. Bon, maintenant vous pouvez bouger, débouchez vite cette bouteille, l’horloge va sonner. » (p. 138) ; « Pourtant, ce ne fut pas tout de suite que je regardai son visage ; je remontai en partant de ses pieds, comme on le voit sur l’écran quand l’opérateur essaie de vous intriguer. (…) Là, je m’arrêtai. Fallait-il le laisser sans tête ou continuer à le construire ? M’abritant derrière ma main, je regardai entre mes doigts, vers son visage. » (p. 99) ; « A ma droite, au-delà du champ, le bois était peint d’un gris sans relief sur une toile du fond. (…). Plaçant un pied sur le marchepied de la voiture et me frappant la main, comme un ténor enragé, avec le gant que j’avais enlevé, je regardai fixement Félix. (…) gredin et traître, répétai-je en donnant maintenant libre cours à ma voix et en me frappant plus furieusement encore avec mon gant (il n’y avait que grondements et coups de tonnerre dans l’orchestre, entre mes explosions vocales). (…) Ce fragment d’opéra s’acheva… » (p. 196-197).

La différence entre le texte narratif et la réalité racontée est brouillée par ce fait que le texte se présente comme le réel visible. Et de plus, l’acte de narrer est présenté comme naturel, spontané18, tandis que la réalité racontée apparaît comme fausse, trompeuse, illusoire, à la manière d’un spectacle de cirque, de théâtre, d’opéra, de cinéma, bref, aussi sinon plus artificielle que toute fiction19. Le double du texte littéraire (comme celui de Hermann) n’est plus extérieur (la réalité référentielle qu’il faudrait imiter), il devient intérieur : le texte se dédouble en niveaux diégétique et extradiégétique jusqu’à ce qu’ils se confondent (la narration rétrospective devient simultanée quand à la fin le récit se transforme en journal intime) ; le monde diégétique (l’histoire racontée) est rempli des objets qui se répètent, se dédoublent, se reflètent. Cela renforce l’image du texte littéraire comme miroir : tout s’y dédouble : les souvenirs, les personnages, les objets.

2.3. Regarder, c’est lire

Note de bas de page 20 :

 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1942, p. 403, 404.

Dans la conception platonicienne du texte et du monde, il y a la croyance à l’image, à l’apparaître qui nous livre la vérité de l’être. L’apparence peut être trompeuse mais il y a toujours le recours au regard objectif. Cette croyance va jusqu’à la philosophie de Sartre pour qui l’être, c’est la visibilité et connaître l’être, c’est voir. Dans les rapports intersubjectifs, celui qui voit a le secret de l’être : « autrui me regarde et, comme tel, il détient le secret de mon être, il sait ce que je suis ; ainsi, le sens profond de mon être est hors de moi, emprisonné dans une absence ; autrui a barre sur moi. » ;  « …l’autre accomplit pour nous une fonction dont nous sommes incapables, et qui pourtant nous incombe : nous voir comme nous sommes »20.

Une telle croyance est détruite dans le monde des simulacres de Nabokov dont le personnage principal découvre la partialité du regard : « Maintenant, regardons de côté, mais juste en passant, sans scruter les visages ; pas de trop près, s’il vous plaît, Messieurs, sinon vous pourriez ressentir le plus grand choc de votre vie. Ou peut-être ne sentiriez-vous rien. Hélas, après tout ce qui est advenu, je suis arrivé à connaître la partialité et la fausseté de la vision humaine. » (p. 28).

Le regard ne peut pas livrer la vérité évidente car il n’y a pas de regard non-humain et tout regard humain est toujours « subjectif », c’est-à-dire conditionné par les préjugés ou par les sentiments, émotions (il est « пристрастно », « partial, passionné », dit Hermann). Le désespoir (c’est le titre russe et anglais de ce roman : Despair) de Hermann est causé justement par ce fait que la vision n’est pas une, qu’il y en a plusieurs. La réalité visible n’est pas donnée à tous de la même façon.

Note de bas de page 21 :

 En réalité Ardalion est un autre double de Hermann mais plutôt actif. Ardalion ne reflète pas passivement le visage de Hermann, il le construit en faisant son portrait (d’abord pictural, ensuite, à la fin, verbal, en le décrivant dans la lettre adressée à lui). Egalement Hermann qui a volé le nom d’Ardalion (comme celui de Félix) et a choisi « son bout de terrain pour scène de meurtre » (p. 247) trace son portrait en paroles pour se venger : « Il est mieux réussi que la croûte aux affreuses couleurs que ce bouffon fit de mon visage. Assez ! Une belle ressemblance,  messieurs. » (p. 247).

Que Hermann et les autres gens voient différemment les mêmes choses (surtout le visage de Hermann lui-même), ce qui cause l’échec total de son « crime génial », cela est anticipé dans les scènes de discussions entre le héros principal et son opposant, le prétendu cousin (mais en réalité l’amant) de son épouse, le peintre Ardalion21. Celui-ci peint le portrait de Hermann et en est fier à cause de sa « ressemblance tout à fait remarquable » (p. 141) ; tandis que Hermann en le regardant ne voit « pas l’ombre d’une ressemblance » (p. 81). Pour Hermann qui cherche partout des ressemblances et nie l’idée de la singularité, Ardalion lance : « …ce qu’un artiste perçoit tout d’abord, c’est la différence entre les objets. C’est le vulgaire qui note leur ressemblance. » (p. 64).

Un autre exemple de la différence du regard, cette fois-ci entre deux regards de Hermann lui-même, la différence causée par le lapsus du temps, le caprice de la mémoire, se présente quand Hermann cherche chez Ardalion le tableau avec une pipe et deux roses qu’il prétend avoir vu chez lui et s’en souvenir, alors qu’un peu plus tard il découvre que c’était en réalité un tableau avec un cendrier de verre et deux pêches (p. 133-134). La mémoire transcrit donc les objets d’une façon ou métonymique (pipe – cendrier) ou métaphorique (roses – pêches), et transforme leur position verticale (pipe et roses) en disposition horizontale (cendrier et pêches).

Tout cela permet de comprendre que regarder, ce n’est pas un processus naturel, spontané, c’est une construction, une interprétation : regarder, c’est lire.

3. Le texte hors de la véridiction

Note de bas de page 22 :

 A la fin du roman, il y a une allusion au Sophiste de Platon et ainsi un parallèle implicite entre Hermann et le sophiste : « Supposons que je tue un singe. Nul ne me touche. Supposons que ce soit un singe particulièrement intelligent. Nul ne me touche. (...) En montant avec circonspection ces subtils degrés, je puis grimper jusqu’à Leibniz ou Shakespeare et les tuer, et nul ne me touchera, parce que tout aura été fait si graduellement qu’il sera impossible de dire à quel instant fut passée la limite au-delà de laquelle le sophiste s’attire des ennuis » (p. 250).

S’il n’y a pas de vérité objective, si l’apparaître ne cache et ne révèle plus aucun être, s’il n’y a que des effets de ressemblance qui arrivent à quelqu’un (quelqu’un voit quelque chose comme ressemblant à autre chose par le caprice de la mémoire), alors tout dépend de la persuasion, de la rhétorique. Non pas la rhétorique des philosophes qui cherchent la vérité mais celle des sophistes22.

3.1. Les leurres de l’auteur

Après avoir comparé son visage à celui de Félix et avoir regretté qu’il n’y arrive pas, car il lui faudrait « l’art du peintre avec sa simple et brutale évidence », Hermann s’écrie : « Je minaude, voilà ce que je fais ! Je sais fort bien que j’ai réussi. Ça marche splendidement ! Maintenant, vous nous voyez tous les deux, lecteur. Deux, mais avec un seul visage » (p. 35). Ainsi, il emploie le procédé le plus sophistique, celui de la petitio principii : tenir pour prouvé ce qu’il faut encore prouver, déduire.

Note de bas de page 23 :

 Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, Presses-Pocket, 1991, p. 154-155.

Ce tour sophistiqué montre plutôt le renoncement à la rhétorique que son bon usage. Là de nouveau, Hermann, en tant que narrateur, accomplit un geste double : il veut convaincre ses lecteurs, mais en même temps il transgresse toutes les conventions rhétoriques qui concernent ce qu’on appelle ethos et pathos (l’image de l’orateur et celle de son auditoire). Au lieu de recourir au topos humilitatis (lieu commun de « modestie affectée »), où « l’auteur reconnaît son insuffisance générale »23 ou bien où l’orateur simule la faiblesse élocutoire, Hermann se targue de ses capacités d’écrivain :

« Si je n’étais parfaitement sûr de mon talent d’écrivain et de ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce et une vivacité suprêmes... » (p. 19).

« Mais que sont-ils – Doyle, Dostoïevski, Leblanc, Wallace (…) que sont-ils en comparaison avec moi ? Des imbéciles gaffeurs ! » (p. 151).

Note de bas de page 24 :

 Jean-Paul Sartre, « Vladimir Nabokov : La Méprise », op. cit., p. 60.

Une telle arrogance, une telle impertinence peut paraître irritante, il faut bien le reconnaître... Et ce sont surtout les autres écrivains qu’elle peut irriter. Ainsi Sartre : « ... si M. Nabokov est tellement supérieur aux romans qu’il écrit, pourquoi en écrit-il ? On jurerait que c’est par masochisme, pour avoir la joie de se surprendre en flagrant délit de truquage. »24

Note de bas de page 25 :

 Слово в романе (1934-1935) in Бахтин М. M., Вопросы литературы и эстетики, Москва, Художественная литература, 1975, c. 127-128). Voilà un exemple : « Oh, comme je chéris l’espoir que (…) mon livre puisse trouver un public en U.R.S.S. Comme je suis loin d’être un ennemi de la règle soviétique, j’ai dû exprimer dans mon livre, sans le savoir, certaines notions qui correspondent parfaitement aux exigences dialectiques du monde actuel. Il me semble même parfois que mon thème principal, la ressemblance entre deux personnes, a une profonde signification allégorique. Cette remarquable similitude physique me séduisit sans doute (subconsciemment !) comme la promesse de cette similitude idéale qui doit unir les gens dans la société sans classe à l’avenir ; et en m’efforçant de tirer parti d’un cas isolé j’accomplissais néanmoins – tout en demeurant encore aveugle aux vérités sociales – une certaine fonction sociale » (p. 190-191). Cf. aussi l’exemple donné dans la note 17.

Pourtant, dans leur irritation, même les plus érudits ne s’aperçoivent pas qu’ils confondent le narrateur-auteur inventé (Hermann) avec l’auteur réel (Nabokov). La rhétorique du discours oral n’est pas la même chose que celle du texte littéraire, notamment parce que l’énonciateur ne se confond pas avec son « autre », le narrateur (même si celui-ci dit « je » et se présente comme auteur du texte). Il y a plusieurs instances énonciatives qui ne sont aucunement les doubles les unes des autres, elles ne sont que des simulacres . En construisant son auteur-narrateur du récit, Nabokov joue sur les ressemblances et les différences entre soi et son autre, en s’appuyant sur le préjugé courant – considérer le narrateur autodiégétique comme le double de l’auteur réel. Tout à fait comme Nabokov lui-même, son auteur fictif se moque de Dostoïevski, mais d’autre part, il admire le système communiste, la Russie soviétique, le pays que Nabokov a quitté pour toujours après la révolution. Les propos de Hermann sur U.R.S.S. illustrent bien ce que Mikhaïl Bakhtine appelle la « parole polyphonique » : à travers le discours du narrateur nous lisons celui de l’auteur ; à chaque moment du récit, nous percevons ainsi deux plans, nous devinons l’accent ironique ou satirique mis sur les choses racontées, sur le récit même et sur l’image du narrateur donnée à travers lui25.

L’auteur fictif de Nabokov n’est pas plus son double que Félix n’était le double de Hermann. Le jeu de Nabokov est réussi car il arrive à leurrer ses lecteurs.

3.2. L’art du mensonge

Tout cela contribue à la disparition de la confiance implicite qui était à la base de tout discours oratoire et littéraire classique. Cette confiance implicite entre l’énonciateur et l’énonciataire s’appelle, en sémiotique, un contrat de véridiction.

En face du récit classique, les lecteurs savent qu’ils ont affaire à la fiction, mais ils ne la considèrent pas comme un mensonge. Ils attribuent un certain statut de vérité à l’univers inventé. Le lecteur suppose que ce que dit le narrateur, surtout s’il se présente comme auteur, est vrai ; il ne trompe pas, ne ment pas, il dit la vérité sur les événements et les personnages inventés. Ce contrat est détruit chez Nabokov. Hermann avoue de temps à autre qu’il joue avec son lecteur en le trompant :

« Tam-ta-tam. Et encore une fois... TAM ! Non, je ne suis pas devenu fou. Je produis seulement de plaisants petits bruits. Le genre de plaisir que l’on éprouve à faire le poisson d’avril à quelqu’un. Et j’ai fait une fameuse blague à quelqu’un. A qui ? Gentil lecteur, regardez-vous dans un miroir, puisque vous semblez tant aimer les miroirs. » (p. 44).

Comme sur le niveau narratif, sur le niveau discursif (ou extradiégétique en termes narratologiques), le narrateur accomplit le double geste : d’une part, il crée l’illusion du parler « naturel », « spontané », « réel », mais d’autre part, il la détruit en soulignant qu’il a un penchant pour le mensonge et les tromperies. Ce n’est pas par hasard si la dernière inscription dans le journal intime de Hermann est le 1er avril, c’est-à-dire le jour du canular (ou bien des menteurs ou des dupes). Hermann ment et se trahit tout de suite : « Sans doute, j’aurais pu rayer cela, mais je le laisse à dessein comme exemple d’un de mes traits essentiels : le mensonge allègre et inspiré » (p. 20).

En insistant sur sa tendance, depuis l’enfance, à mentir, à rêver, à inventer, Hermann montre l’ambiguïté de son évaluation : ce qui lui permettait de se réjouir « dans la nouvelle harmonie vitale » qu’il créait (p. 69) était considéré comme un défaut, une activité condamnable, criminelle par son entourage (la mère, le père, les professeurs). Enfant, Hermann cherche à transgresser la loi dans le domaine esthétique et littéraire, et non pas éthique :

« A l’école, j’avais invariablement la plus mauvaise note en composition russe, parce que j’avais une façon bien à moi d’accommoder les classiques russes et étrangers (…) J’aimais, j’aime encore à donner aux mots une allure gauche et niaise, à les lier par le mariage burlesque du calembour, à les mettre à l’envers, à tomber sur eux à l’improviste. » (p. 69-70).

Note de bas de page 26 :

 Dans l’original страстишка – une « petite passion » au sens péjoratif.

Ce penchant à écrire des vers et inventer des histoires, l’auteur-narrateur le qualifie  de « marotte »26. C’est ainsi qu’il détruit la conception romantique de la littérature comme l’activité quasi divine d’un génie.

La Méprise brouille non seulement les limites entre la fiction et la réalité mais aussi les limites entre la vérité et le mensonge.

4. L’invention comme crime

Note de bas de page 27 :

 Platon, La République, trad. R. Baccou, livre X , 607 d, 607 a.

Note de bas de page 28 :

 Jean-Paul Sartre, « Vladimir Nabokov : La Méprise », p. 61.

L’idée de la littérature comme servante de l’idée du Bien et de la morale se retrouve depuis Platon (qui n’admet que la poésie « pas seulement agréable, mais encore utile au gouvernement des États et à la vie humaine » et parmi elle, « les hymnes en l’honneur des dieux et les éloges des gens de bien »27) jusqu’à Dostoïevski (avec sa « La beauté sauvera le monde » prononcée par un personnage de L’Idiot) et même à Sartre, qui veut que la littérature témoigne d’un engagement envers la société. Or, selon lui, Nabokov et son personnage « ne se soucient d’aucune société, fût-ce pour se révolter contre elle, parce qu’ils ne sont d’aucune société. [Hermann] Carlovitch en est réduit, par suite, à commettre des crimes parfaits et M. Nabokov à traiter (...) des sujets gratuits »28. Renversant cette idée, Nabokov donne au meurtrier le visage de l’auteur-écrivain et construit le lecteur comme un voleur.

4.1. L’auteur à visage de criminel

L’invention des mondes fictifs est présentée dans le roman comme un crime. La tromperie rapproche l’art du crime car la capacité d’inventer, de concevoir un plan d’actions, une histoire est commune au criminel et à l’écrivain. Hermann considère que son invention la plus géniale, ce n’est pas seulement l’accomplissement d’un projet de crime parfait mais aussi le fait que le meurtre soit raconté par le meurtrier en personne : «Mais que sont-ils – Doyle, Dostoïevski, Leblanc, Wallace – que sont tous les grands romanciers qui ont fait vivre d’agiles criminels, que sont tous les grands criminels qui ne lurent jamais les écrivains agiles... que sont-ils en comparaison avec moi ? » (p. 151)

Note de bas de page 29 :

 Agatha Christie, Le meurtre de Roger Ackroyd (trad. F. Jamoul), Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1992. Nabokov devait connaître ce roman écrit en 1926, huit ans avant La méprise.

Que le narrateur, le « je » du récit puisse être le meurtrier, Agatha Christie en avait déjà donné un exemple dans Le meurtre de Roger Ackroyd 29. Mais le criminel y apparaissait seulement comme un faux témoin que finissait par démasquer l’astucieux détective belge, Hercule Poirot. Le narrateur y est appelé « écrivain » seulement une fois à la fin du roman : « Je suis assez content de mes talents d’écrivain, et en particulier du paragraphe suivant (…) On ne pouvait mieux dire et, comme vous voyez, tout est vrai. » (p. 221)

Être un bon écrivain, ici, c’est donner l’illusion qu’on raconte la vérité.

Le meurtrier du roman de Nabokov, en étant auteur (écrivain) et narrateur, personnage et lecteur de son propre récit, non seulement parle de lui-même en tant qu’« auteur  de crime », il est le criminel qui écrit et lit les romans policiers. Contrairement au narrateur d’Agatha Christi, Hermann ne cache pas qu’il est le criminel. Il ne l’avoue certes pas tout de suite, mais au cours de sa narration, il devient tout à fait clair que le narrateur nous raconte un crime dont le coupable est lui-même. Ainsi, Hermann se présente comme l’auteur de deux actes prétendument équivalents : l’un pragmatique et moral – le crime –, l’autre cognitif et esthétique – le récit littéraire.

Cette approche de l’écrivain et du criminel est, à ma connaissance, originale : « Parvenu à ce point, j’aurais comparé au poète ou au comédien le violateur de cette loi qui fait tant d’histoire pour un peu de sang répandu » (p. 19).

Note de bas de page 30 :

 Traduction légèrement modifiée.

Elle est fondée sur deux idées : d’une part, que l’un et l’autre – l’écrivain et le criminel – sont les inventeurs, d’autre part, que l’un et l’autre transgressent les règles, les lois préétablies, qu’ils sont liés par « la possibilité de l’arbitraire génial » (p. 72)30. La seule chose qui devrait les différencier, c’est le passage à l’acte : la réalisation de l’invention, du projet fictif. Mais comme il n’y a plus de différence ou de limite entre la fiction et la réalité, le passage à l’acte ne semble plus pertinent dans le monde nabokovien : « Il n’est absolument pas question d’un remords quelconque de ma part : un artiste n’éprouve pas de remords, même lorsque son œuvre n’est pas comprise, pas acceptée » (p. 212).

Le lieu du crime est présenté comme une page de roman :

« …dans le secret de mon âme, je n’avais aucun doute concernant la perfection de mon œuvre, croyant que dans le bois noir et blanc gisait un homme mort qui me ressemblait parfaitement, et pourtant, comme un novice de génie, encore peu familier avec le renommée, mais plein de l’orgueil qui escorte la sévérité envers soi-même, je désirais jusqu’à la douleur que ce chef-d’œuvre qui était mien (achevé et signé le neuf mars dans un bois lugubre) fût apprécié par les hommes, ou, en d’autres termes, que l’imposture – et toute œuvre d’art est une imposture, – fût couronnée de succès ; quant aux droits d’auteur, pour ainsi dire payés par la compagnie d’assurances, ils étaient dans mon esprit une question d’importance secondaire. Oh oui, j’étais le pur artiste de la romance. » (p. 212-213).

Note de bas de page 31 :

 « Je sais, je sais : du point de vue du romancier, c’est une grave erreur d’accorder si peu d’attention dans tout le cours de mon récit – autant que je m’en souvienne – à ce qui semble avoir été mon principal mobile : l’appât du gain. Comment se fait-il que je sois si réticent et si vague quant au but que je poursuivais en m’arrangeant pour avoir un double mort ? Mais, sur ce point, je suis assailli par d’étranges doutes : étais-je réellement tellement avide de profit, et me semblait-elle réellement si désirable, cette somme plutôt équivoque… » (p. 212). Cf. aussi p. 65.

Note de bas de page 32 :

 Traduction légèrement modifiée.

Hermann accomplit son crime non pas pour des raisons de cupidité (pour améliorer son affaire de fabrication de chocolat)31 mais d’abord parce qu’il veut donner une finalité à l’accident de la nature, notamment à ce fait qu’il y a deux personnes étrangères qui sont identiques : « Je contemplais une merveille et sa perfection, son manque de cause et d’objectif m’emplissaient d’une singulière horreur. Mais, dès ce moment, peut-être, tandis que je regardais, ma raison s’était mise à scruter la perfection, à rechercher la cause, à deviner l’objectif. » (p. 26)32

Note de bas de page 33 :

 Ou « l’art est une certaine conquête du hasard » in Roland Barthes, « L’activité structuraliste », in Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 217, 218.

Dans la nature, tout semble gratuit et accidentel, et l’artiste doit donner à cela une finalité. Comme dit Roland Barthes, « l’œuvre d’art est ce que l’homme arrache au hasard »33.

Et la manipulation ultérieure de son double, Hermann la justifie par une nécessité créative de prolonger et de terminer, d’achever son histoire, c’est-à-dire de narrativiser un événement fortuit, de lui donner un sens et un but : « Et de nouveau je traçais mon sortilège autour de lui [Félix], et je l’avais dans les rets, mais il s’échappait, et je feignais de renoncer à mon plan, et avec une puissance inattendue le récit s’enflammait de nouveau, exigeant de son créateur une suite et un dénouement. » (p. 241).

Ce qui rapproche l’invention artistique et le crime conçu à l’avance, c’est qu’il n’y a rien d’accidentel là-dedans, que chaque détail est nécessaire : « Si l’action est correctement conçue et exécutée, alors la force de l’art créateur est telle que, même si le criminel se dénonçait dès le lendemain matin, nul ne le croirait, car l’invention artistique contient infiniment plus de vérité intrinsèque que la vie réelle » (p. 152).

Note de bas de page 34 :

 Cf. chapitre V du roman (surtout p. 114-115, 118-119).

Or Hermann conçoit son existence comme purement esthétique. C’est l’existence d’un poète ou d’un comédien. Ce n’est pas par hasard qu’il accepte très volontiers le simulacre que Félix lui attribue : il se laisse d’abord passer pour comédien, puis, voyant sa déception, il se met à jouer au brigand et gagne ainsi sa considération34. Pour lui, il n’y a pas de différence entre existence et simulation. Sa vie apparaît comme inévitablement amorale, asociale et monstrueuse. La marque du crime s’impose sur tout rapport esthétique, inventif, toute création de mondes virtuels.

4.2. Le lecteur comme double de l’auteur

Sur le niveau extradiégétique, le prétendu double de l’auteur-narrateur, c’est le lecteur. Hermann maintient avec lui des rapports comparables à ceux qu’il a avec Félix.

En faisant un petit commentaire de sa conversation avec le vagabond, Hermann dit : « Je parlais de façon peu intelligible, mais mon dessein n’était pas de le mettre hors de lui. Au contraire, je désirais capter sa faveur ; rendre perplexe, mais attirer en même temps (...) je sentis comme c’était bon d’être capable d’éveiller un profond malaise chez son auditeur. » (p. 112).

Et cela est tout à fait valable pour le lecteur : Hermann arrive très bien à « éveiller en lui un profond malaise » (Sartre en est la preuve). C’est une sorte de rhétorique renversée : non pas plaire au lecteur, mais le « rendre perplexe » et ainsi jouer entre la répulsion et l’attirance.  Il y parvient en l’irritant au maximum, en le provocant, en le maltraitant, en l’insultant.

La rhétorique apprend à maîtriser les passions négatives, en tout cas, à ne jamais les afficher contre les auditeurs et surtout à ne pas engueuler le public. Eh bien, Hermann ignore délibérément ce principe :

« Comme je brûle de vous convaincre ! Et je vous convaincrai, je vous convaincrai ! Je vous forcerai à croire, vous tous, sales types que vous êtes !...» (p. 34).

« Assez, tout n’est pas aussi simple que vous avez l’air de le penser, vous tous, salauds que vous êtes ! Oh oui, je vais vous insulter, nul ne peut me l’interdire. » (p. 40).

Sa stratégie de provocation, de démolition des conventions littéraires et rhétoriques, atteint sa limite quand il se met à construire le lecteur, lui aussi, comme criminel : non pas, certes, comme meurtrier, simplement comme voleur, comme plagiaire.

Note de bas de page 35 :

 Traduction légèrement modifiée.

« Là… Je vous ai évoqué, mon premier lecteur, vous, l’auteur bien connu de romans psychologiques. /…/ Qu’éprouverez-vous, lecteur-auteur, en empoignant ce manuscrit ? Admiration ? Envie ? Ou même… qui sait ?... vous pourrez profiter de mon éloignement illimité pour publier mon œuvre comme étant la vôtre… comme étant le fruit de votre imagination astucieuse /…/ Et si je trouve plutôt flatteur que vous me voliez mon bien ? Le vol est le meilleur compliment qu’on puisse faire à une chose. » (p. 107)35

Le plus grand crime sur le plan éthique, c’est le meurtre. Le plus grand crime sur le plan esthétique, c’est le plagiat.

La construction du double se développe sur le niveau extradiégétique d’une façon comparable à ce qu’on peut observer au niveau diégétique. Initialement présenté comme une instance externe à Hermann, le double, une fois assassiné par lui, devient une instance interne à sa conscience dédoublée, le meurtrier s’appropriant l’identité de sa victime. Sur le niveau extradiégétique, le lecteur considéré, au début du récit, comme « l’autre » à l’image de l’auteur (le lecteur-auteur-voleur) est ensuite intériorisé par l’auteur-narrateur : Hermann devient son propre destinataire quand il se met à s’écrire à lui-même, c’est-à-dire quand il passe au journal, « la forme la plus basse de la littérature » (p. 247) ; enfin il devient le lecteur de son propre texte quand il se met à le relire dans l’intention d’y trouver la faute qu’il a commise sans s’en apercevoir pendant la réalisation de son crime « parfait ».

L’abolition de la différence entre le narrateur et son personnage (entre Hermann et Félix), entre l’auteur et son lecteur, entre « je » et son « autre », se manifeste aussi sur le plan de la construction textuelle. Les dédoublements de l’auteur-narrateur-personnage aboutissant à ce que « l’autre » devienne une partie du « moi » correspondent au dédoublement du récit. Les niveaux extradiégétique et diégétique, qui étaient d’abord séparés, finissent par s’unir : le récit des événement passés arrivant jusqu’au présent de l’acte de narrer, la différence entre le narrer et le narré s’abolit, ils deviennent simultanés et la rétrospection laisse place au journal intime.

5. Le texte meurtrier

Le récit classique – si nous pensons aux Mille et une nuits ou au Décaméron – sauve la vie, il sert à échapper à la mort.

Note de bas de page 36 :

Les Mille et une nuits, Paris, Flammarion, 2004, vol. 3, p. 373.

Les Mille et une nuits, comme on sait, ne se limite pas à raconter de nombreuses histoires envoûtantes. Il présente aussi l’effet que toutes ces histoires ont produit sur leur premier destinataire : à la fin du récit, le sultan des Indes avoue qu’elles étaient non seulement divertissantes mais qu’elles ont apaisé sa colère contre tout le genre féminin. Séduit par Schéhérazade comme narratrice, le sultan renonce à sa propre « cruelle loi » et proclame qu’elle est désormais la « libératrice de toutes les filles qui devaient être immolées à [son] juste ressentiment »36.

A propos du Décaméron, on se souvient toujours de la diégèse où une bande de jeunes gens se retire dans un palais à la campagne pour fuir la peste noire à Florence et, pour passer le temps, se divertir et oublier la mort, ils se racontent des histoires. Cependant on passe souvent sous silence que ce livre a aussi un prologue, autrement dit, le niveau extradiégétique où le narrateur (« je ») explique les circonstances de l’apparition du livre. Il serait né de la compassion pour ceux qu’affligent des chagrins de l’amour, surtout les dames.

Note de bas de page 37 :

 Dans la bande des jeunes gens qui se racontent les histoires dans Décaméron, il y a certes quelques jeunes hommes mais ce sont les femmes qui dominent et l’initiative de toute affaire vient d’une parmi elles, madame Pampinée

Ainsi on peut observer certaines ressemblances dans la compréhension de l’acte de narrer entre le monde oriental (indien-persan) du Moyen Âge et le monde oriental (italien) de la Renaissance. Dans l’un et l’autre, le récit n’est pas tout simplement une source de distraction, il accomplit une fonction de rétablissement de l’état affectif perturbé : c’est un remède contre les traumatismes affectifs (le drame d’infidélité dans l’amour conjugal dans les pays d’Inde ; les chagrins d’amour malheureux sous le ciel d’Italie). Indépendamment des différences sexuelles, nationales, sociales des narrataires de ces récits, ils ont tous besoin de ce remède spirituel, la fiction narrative. Et ce n’est peut-être pas un hasard si les principaux « docteurs » sont dans les deux cas des femmes, à savoir les narratrices37.

Le récit accomplit la fonction du sauveur non seulement pour ses destinataires (narrataires) mais aussi pour les narrateurs eux-mêmes. Pour les auditeurs, le récit guérit leur blessures affectives, et pour les narrateurs, il aide à lutter contre le péril physique: dans les deux textes, on raconte pour conjurer la mort. Le récit guérit donc du traumatisme le plus grand, celui de la peur de la mort. L’effet principal de ce remède, c’est l’oubli de soi. En se transportant dans le monde de la fiction, ou bien on s’oublie comme celui qui souffre de l’amour (« l’auteur » du prologue du Décaméron), ou bien on oublie sa haine pour ceux qui ont déçu nos attentes d’amour (le sultan des Indes des contes arabes), ou encore on oublie les désastres qui frappent le monde et font des gens des égoïstes ne se souciant que d’eux-mêmes et ne connaissant plus aucun goût pour l’amour (certaines nobles dames de Florence frappée par la peste).

Note de bas de page 38 :

 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? » in Dits et écrits, I 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 821.

Note de bas de page 39 :

 Ibid.

Note de bas de page 40 :

 Cf. Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981, p. 138.

Note de bas de page 41 :

 Dans le cas de Kafka, ce rapport vient probablement de la tradition juive qu’exprime le mieux la fameuse formule de Saint Paul : « la lettre tue, l’Esprit vivifie » (2 Co 3:6).

Note de bas de page 42 :

 Michel Foucault, op. cit., p. 821.

Comme le note Michel Foucault, pendant de longs siècles, le texte a été le lieu de l’éternisation et, par conséquent, du dépassement de la mort : « si le héros acceptait de mourir jeune, c’était pour que sa vie, consacrée ainsi, et magnifiée par la mort, passe à l’immortalité ; le récit rachetait cette mort acceptée. »38 L’effacement de ce paradigme commence au XIXe siècle et la vraie rupture éclate au XXe, quand au lieu de glorifier la vie, lui donner une aura d’immortalité, le texte demande de la sacrifier, d’y renoncer. C’est là qu’apparaît « la parenté de l’écriture à la mort », comme dit Foucault39. Flaubert parle du renoncement à soi, de la disparition de l’auteur dans ses personnages40. L’idée apparaît un peu différemment dans A la recherche du temps perdu où Marcel identifie sa décision de devenir l’écrivain, de se sacrifier à la création, au renoncement à la vie (d’abord à la vie mondaine). Enfin Kafka dans certains de ses récits (« Dans la colonie pénitentiaire ») lie explicitement et thématiquement l’écriture et la mort41. Cependant à aucun de ces auteurs ne convient aussi bien qu’au Hermann de Nabokov cette phrase de Foucault : « L’œuvre, qui avait le devoir d’apporter l’immortalité, a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur. »42

Hermann-auteur devient le narrateur qui revient sur les traces de son propre texte.

En se mettant à le lire, il y apprend quel a été le défaut de son crime qu’il avait cru parfait. Il a laissé sur le lieu du crime le bâton du vagabond Félix où était écrit son nom, et cela a évidement permis à la police d’établir la vraie identité du mort. C’est le bâton dont Félix se servait, juste avant de mourir, pour montrer (« pointer ») quelque chose et que Hermann oublie, c’est ce bâton de « monstration », c’est ce moyen du geste ostentatoire qui remplace la langue, c’est lui qui devient pour Hermann, l’auteur qui voulait par son texte ne pas représenter mais « montrer », sa pierre d’achoppement, sa mé-prise, sa bé-vue.

Ainsi Hermann découvre que la mémoire du texte (de l’écriture) ne coïncide pas avec la mémoire de l’auteur (de la conscience), qu’il ne maîtrise pas aussi bien son texte (ni, par suite, son crime !) qu’il le croyait. En révélant un objet qui a échappé à la mémoire de l’auteur mais pas à celle de son texte, le récit trahit son auteur et le tue, le pousse à se tuer. La « création » de Hermann le met en péril en tant que personnage (le criminel) ainsi qu’auteur (le constructeur de l’univers qu’il croit contrôler). L’écriture tue l’auteur meurtrier.

6. Plaidoyer pour l’impertinence

Contrairement à ce que dit Sartre, le récit de Nabokov fait plus que « railler des artifices du roman classique ». De la même façon que Nietzsche dénonce les préjugés métaphysiques occidentaux, Nabokov dénonce les mythes de la littérature occidentale : 1) le mythe de la littérature comme image ou copie de la réalité ; 2) le mythe du récit comme véridiction ; 3) le mythe de la littérature comme servante de l’idée du Bien et de la morale ; 4) le mythe du récit comme sauveur ou donateur de la vie.

Ce retour du sophiste et du simulacre qui se détruit, se néantise, est-il la seule façon de renverser le platonisme ? Je ne crois pas. Est-ce la seule forme de l’impertinence dans la littérature ? Je ne crois pas. Par cette analyse qui est une sorte de plaidoyer pour l’impertinence nabokovienne, je voulais tout au plus en livrer une des possibilités. Car l’impertinence doit toujours être défendue, et si possible pratiquée, et pas seulement décrite.