Sémantique des affiches
autour de Festival mondial du film et des beaux-arts de René Magritte

Louis Hébert

Université du Québec à Rimouski

https://doi.org/10.25965/as.1196

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : affichage, affiche, sémantique, sémiotique visuelle

Auteurs cités : Yves Gevaert, Bernard Leconte, Fréderik Leen, René Magritte, Christian METZ, Giselle Ollinger-Zinque, Georges Roque, David Sylvester

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Nous délaissons donc la sémantique de la dimension plastique. Nous aurions beau jeu de rappeler que Magritte ne voyait pas la nécessité de voir les œuvres, du moment qu’il disposait d’une reproduction et donc qu’implicitement il n’accordait pas beaucoup d’importance à la dimension plastique, du moins à certaines de ses manifestations réfractaires à la reproduction. Cependant, Magritte ne pouvait pas, quand bien même il l’aurait voulu, empêcher qu’il y ait une dimension plastique.

Note de bas de page 2 :

 Festival mondial du Film et des Beaux-Arts , Bruxelles, 1947. Lithographie en couleurs, 79,5 X 59,3. Signature et date dans le bas à droite, verticalement : MAGRITTE 1947. Mention d’imprimeur : Ets. O.De Rycker s.a., Bruxelles. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, inv. 8560 (d’après Zinque et Leen, 1998 : 317). Une seconde version de l’affiche, plus grande, plus textuelle et dans un chromatisme différent, a été créée pour le second Festival et ce en trois versions linguistiques : française, anglaise, néerlandaise (Gevaert, 1983 : 197). La référence de la version anglaise est la suivante : Second Film ans Fine Arts World Festival of Belgium Knokke-le-Zoute 1949, Lithographie en couleurs, 122 X 78. Signature dans le bas à droite, verticalement : MAGRITTE. Mention d’imprimeur : Ets. O.De Rycker s.a., Bruxelles. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, inv. 11962 [d’après Giselle Ollinger-Zinque et Frédérik Leen (dir.) René Magritte, 1898-1967, Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 1998, p. 318]. Gevaert donne comme dimensions pour la version française : 120 X 78 (Yves Gevaert, « Liste des travaux publicitaires et couvertures de partitions musicales réalisés par René Magritte », dans Georges Roque, Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983, p. 197). Aucune de ces affiches n’est répertoriée dans le catalogue raisonné : David Sylvester(dir.), René Magritte. Catalogue raisonné, 5 vol., Anvers, Fonds Mercator/Menil Foundation, 1992-1997. Il s’agirait de la première d’une série de productions picturales associées au cinéma : « L’année suivante [1947], Magritte dessine l’affiche du Festival du film et des beaux-arts. Signalons à ce propos qu’il fit également par la suite plusieurs prospectus pour l’Écran du séminaire des arts : en 1955 pour La Veuve Joyeuse de Stroheim, en 1957 pour un hommage au même Stroheim, en 1958 pour la séance Moments inoubliables du cinéma, en 1961 pour les frères Prévert, etc. » (Georges Roque, op. cit., p. 173)

Nous proposons une analyse sémantique, tant dans la dimension iconique1 que textuelle, de Festival mondial du film et des beaux-arts (1947)2, oeuvre de René Magritte qui relève du genre de l’affiche d’événement culturel et à ce titre est proche de l’idiolecte artistique du peintre. Notre objectif est double, d’une part, rendre compte de l’organisation sémantique interne de l’œuvre et, d’autre part, montrer en quoi et comment, malgré son statut d’affiche, cette production participe fortement du corpus artistique de Magritte. Nous avons limité au strict minimum la formalisation de l’analyse et donc le vocabulaire technique.

Deux idiolectes

Note de bas de page 3 :

 Ce n’est pas sans raison que David Sylvester dans son catalogue place dans une catégorie à part les « commercial works ».

Posons que deux grands idiolectes informent les productions artistiques de Magritte : celui défini par les productions proprement artistiques et celui, moins étendu, défini par les productions commerciales3. Considérons que ces deux idiolectes se partagent sans reste l’inventaire des productions magrittiennes et qu’ils entretiennent entre eux une relation inverse, de sorte que ce qui est plus commercial est moins proprement artistique et vice-versa.

Note de bas de page 4 :

 En l’absence d’information, nous présumons que Magritte avait une bonne liberté dans la production de l’affichette. Dans le cas contraire, il faut tout de même admettre que le hasard aurait bien fait les choses, en confortant l’idiolecte artistique.

Prenons deux productions commerciales occupant des positions opposées sur l’échelle des productions commerciales : l’affiche Festival mondial… et l’affichette Toffee Antoine. En supprimant le bandeau linguistique de l’affiche, on obtient une œuvre qui ne démériterait pas du corpus artistique. Nous montrerons d’ailleurs plus loin deux tableaux antérieurs d’une année qui se rapprocheraient de ce pseudo-tableau inférable. L’affichette semble être fort éloignée de l’idiolecte artistique, de la « vraie » manière Magritte. Pourtant elle en possède quelques traits4. Voyons-en quelques-uns, mais d’abord faisons-en une brève analyse.

Toffee Antoine Tonny’s

L’affichette Toffee Antoine Tonny’s de Magritte illustre une situation polémique : le nombre d’objets convoités (un seul toffee) est inférieur au nombre de sujets convoitants (un chat et un chien, qui se disputent le toffee). Selon toute vraisemblance, la logique catégorielle, celle du tout ou rien, est retenue par les protagonistes (et l’affichiste), au détriment de la logique graduelle, celle du compromis, qui envisagerait un partage de l’objet pour résorber le conflit de manière irénique. L’effet global de l’élection de cette logique est celui d’une hyperbole valorisant le produit annoncé : on se disputera sans partage un si délicieux toffee. Plutôt que d’user du topos de la pomme de discorde (la valeur d’un objet est telle qu’elle fait éclater les solidarités, par exemple entre amis), Magritte recourt au topos du consensus entre ennemis : chiens et chats, pourtant si opposés, raffolent du même toffee. L’opposition globale entre le chat et le chien est appuyée par une série d’oppositions visuelles, respectivement : fourrure noire / blanche, poils lisses (et même hérissés) / bouclés, oreilles et queues pointues/arrondies, yeux en amandes / ronds, gauche / droite. Grâce à ces deux sujets fortement polarisés, Magritte se trouve en quelque sorte à couvrir le spectre des sujets aimant le toffee : tous l’adorent, même des êtres aussi radicalement différents que chiens et chats. Comme le produit est destiné aux humains, la publicité établit implicitement une comparaison entre ces derniers et les animaux. Cette comparaison est peut-être sous-tendue par ce topos qui veut qu’un sujet, sous la force de son désir, régresse : l’adulte devient enfant ou, comme ici, l’humain raisonnable devient animal instinctif. La friandise est d’ailleurs surdimensionnée, ce qui indique symboliquement la force de son pouvoir attractif. La scène croquée se situe dans ce moment de basculement possible d’un état vers un autre : chaque animal tirant son côté du toffee. Cependant, aucun indice ne permet de savoir qui du chat ou du chien l’emportera et donc de stipuler l’état final. De même, rien ne permet de savoir si l’un des protagonistes avait le toffee en sa seule possession avant qu’il ne lui soit disputé ou si les deux protagonistes ont mis la patte simultanément sur cet objet de désir.

Note de bas de page 5 :

 S’il faut en croire Sylvester, il s’agit, ici comme dans les civilisateurs, d’un Poméranien, race des chiens de Magritte. Incidemment, ce tableau de Magritte est une pseudo-affiche, mystificatrice, la seule qui figure, semble-t-il, dans le corpus magritien. Ce portrait aurait été en effet conçu comme « a spoof poster advertising him [E. L. T. Mesens] personnally; it was meant to be printed for billposting around Brussels » (David Sylvester, idem., vol. I, p. 355).

Note de bas de page 6 :

 Nous respectons les conventions de Sylvester : les titres entre crochets ([titre]) sont supplétifs, les titres entre chevrons (<titre>) sont incertains.

L’emploi d’éléments fortement opposés, tant sur le plan du signifiant, le noir et le blanc, que du signifié, un chien et un chat, n’est pas sans rappeler les nombreuses oppositions soutenues du corpus artistique, en particulier celle entre lumière et obscurité, par exemple dans la série L’empire des lumières. Les animaux - chiens, chats, lions, poissons, oiseaux, chevaux, etc. - sont également présents dans le corpus artistique. Le chien se retrouve semble-t-il seulement dans deux productions : Portrait de E. L. T. Mesen5 (1930, no 333 au catalogue de Sylvester6 (1992-1997)) et la série Le civilisateur (première occurrence : 1944, no 561). Quant aux chats, on en trouve semble-t-il seulement dans deux tableaux : Raminagrobis (1946, no 1207) et [Portrait de Madeleine Goris] (1953, no 1368). Cependant, si on généralise le chat en félin, on indexera de nombreux lions (première occurrence : La jeunesse illustrée, 1937, no 429). Chez le Magritte artistique, les statuts homme et animal, comme dans la métaphore de cette affichette, sont parfois fondus, notamment dans les nombreuses sirènes et anti-sirènes (une tête de poisson avec des jambes d’humain), mâles ou femelles, qui ponctuent l’oeuvre.

Note de bas de page 7 :

 Idem, vol. III, p. 169.

Note de bas de page 8 :

  René Magritte, Les mots et les images. Choix d’écrits (par Éric Clémens), Bruxelles, Labor, 1994, p. 34.

Note de bas de page 9 :

Ibidem.

Note de bas de page 10 :

 On trouve un « i » tridimensionnel formé par un doigt dans <La lecture défendue> (1936, no 400). Il réalise un principe que n’a pas énoncé Magritte : il arrive qu’un objet remplace une lettre. Le principe « Une image peut prendre la place d’un mot dans une proposition » n’est pas du même ordre puisque le mot est remplacé par l’image de l’objet qu’il désigne (« soleil » par l’image du soleil), ce qui n’est pas le cas ici. Par ailleurs, on trouve dans Le sourire (1943, no 532) des lettres tridimensionnelles gravées sur ce qui semble être une enseigne pétrifiée; elles entrent ainsi dans la représentation par un biais réaliste, ce qui n’est pas le cas des lettres tridimensionnelles de l’affichette. À notre connaissance, il n’existe qu’un seul autre emploi de lettres tridimensionnelles dans le corpus commercial, il figure dans [Publicité pour la Centrale des ouvriers textiles de Belgique] (1938, no X31).

Par ailleurs, on trouve dans le corpus artistique des lettres tridimensionnelles comme ici, éminemment dans la série L’art de la conversation (première occurrence : 1950, no 743). Selon Sylvester7, Magritte met alors en œuvre dans cette série la troisième proposition de son texte Les mots et les images : « Un mot ne sert parfois qu’à se désigner soi-même »8. Est-ce le cas pour l’affichette? Nous ne le croyons pas puisque le mot formé par les lettres tridimensionnelles, « Tonny’s », désigne la chose, celle-là même qui partage avec lui le même univers fictif, redondance en contravention avec le premier principe : « Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse en trouver un autre qui lui convienne mieux »9. Chose certaine, cette affichette recèle une des premières, sinon la première utilisation, tous corpus confondus, de lettres tridimensionnelles habitant étrangement le même monde que celui des choses représentées et interagissant avec elles10. Autre élément typiquement magrittien, le bonbon est surdimensionné. Comme exemple de surdimensionnement, prenons La chambre d’écoute (1952, no 779), où une pomme occupe presque tout le volume d’une pièce entière. Enfin, remarque plus générale, bien des tableaux de Magritte s’acharnent à assembler les contraires dans une résolution (ou absence de résolution) créatrice de mystère; L’explication (première occurrence : 1951, no 764) est à cet égard limpide, qui montre la transformation d’une bouteille et d’une carotte en un terme complexe du carré sémiotique, une bouteille-carrotte. La résolution énigmatique des contraires, qui produit une tension entre le réel et le surréel, a pour pendant dans l’affichette la tension narrative polémique suscitée par l’objet de convoitise.

Festival mondial…

Polysémiotisme

L’affiche Festival mondial est polysémiotique, tant factuellement : dépiction (lithographie, plus précisément chromolithographie) contenant du texte, que par thématisation, sémantisation : cinéma, sculpture, peinture. Voyons chacune de ces sémiotiques dans l’affiche.

Texte

Les mots de Magritte ont de multiples statuts. Il y a les mots sur la peinture, les mots dans la peinture et, entre eux, les mots de la peinture, les titres. Les mots dans la peinture se subdivisent en plusieurs grandes classes : (1) les mots-titres (par exemple, les titres de vignettes dans La clef des songes (1930, no 332)); (2) les mots substituts de l’image (par exemple, « corps de femme » apposé sur une forme vague dans Le monde perdu (1928, no 256); (3) les mots « réalistes » (par exemple, les mots gravés sur un objet dépeint, comme dans Le cinéma bleu (1925, no 68)); (4) les mots objectaux (par exemple, « Rêve » dans L’art de la conversation (1950, no 743), formé par un agencement de pierres); (5) les mots commentaires (par exemple, le « Ceci n’est pas une pipe. » de La trahison des images (1929, no 303), dont la ponctuation montre bien qu’il ne s’agit pas d’un titre) et (6) les autres mots (par exemple, une variation sur un poème de Baudelaire par Nougé intégrée dans La géante (1931, no 341)).

Certains mots dans la peinture font pleinement partie du monde représenté ‑ « Rêve » dans L’art de la conversation (1950, no 743) pour prendre le cas le plus simple – d’autres un peu moins ‑ « Ceci n’est pas une pipe. » (La trahison des images, 1929, no 303) ‑ d’autres enfin pas du tout ‑ « Festival mondial du film… » dans l’affiche qui nous intéresse. Expliquons-nous

Note de bas de page 11 :

 Le Petit Robert (version électronique, 2001) définit le bandeau comme une « Bande de papier qui entoure un livre et porte un texte publicitaire. » Nous transposons ce terme à l’affiche.

Nous considérons que le texte dans Festival mondial n’est pas intégré au monde représenté. Un texte de dépiction fait partie du monde représenté uniquement lorsqu’il est « posé » sur un objet qui fait lui-même partie du monde représenté ou encore, comme dans le cas du texte tridimensionnel de l’affichette, lorsqu’il constitue lui-même un tel objet. La surface d’inscription du texte11 au bas de l’affiche est-elle ou non une surface du monde représenté? Nous considérerons que cette surface est un bandeau, dispositif courant dans les affiches, et à ce titre elle est hors monde représenté; plus précisément, elle est à mi-chemin entre le monde dépeint et le monde « réel » dans lequel se trouve le regardant. En termes de profondeur ontologique, le bandeau se situe dans une position équivalente à celle du narrateur omniscient qui, tout en étant inscrit dans le texte, est à l’extérieur du monde représenté puisqu’il possède des caractéristiques incompatibles avec celui-ci, au premier chef son omniscience (attribut impossible dans un monde réaliste). Le caractère hors monde représenté du bandeau de notre affiche est appuyé par un chromatisme distinct (des teintes de brun) de celui du monde représenté.

Note de bas de page 12 :

 La seule marque pourrait en être la démarcation par la bordure, qui délimite l’affiche en incluant dans un même espace le bandeau et la représentation proprement dite (tête de femme, écran et rideaux). Cependant, il nous semble que les affiches délimitant par une telle bordure et le bandeau et la représentation sont nombreuses, et on ne peut leur prêter l’esprit de subversion magrittien. Bref, il s’agirait d’une forme générique.

Toutefois, l’hypothèse qui fait du bandeau un objet hors-monde représenté est à nuancer. En effet, si Magritte peut, notamment dans La condition humaine (1933, no 351), dépeindre un tableau appartenant à la fois au monde représenté et au monde représenté inclus dans celui-ci (le tableau dans le tableau), il peut sans doute concevoir un bandeau à la fois dans et hors le monde représenté. Cependant, nous ne voyons dans l’affiche aucune marque qui appuierait cette double appartenance du bandeau12. La trahison des images montre une situation plus ambiguë puisque le texte n’étant pas posé sur un bandeau, et Magritte ayant fortement intégré le texte à l’image durant cette période, il pourrait, créant un paradoxe ontologique, exister au même niveau ontologique que la pipe et ce, même s’il ne possède ni support matériel dans le monde représenté ni tridimensionnalité.

Peinture

Note de bas de page 13 :

 Par « touche » nous entendons ici non pas la touche réelle mais l’effet de touche, cet effet de touche peut être constitué en réalité de plusieurs touches réelles. Cet effet de touche ne thématise généralement pas la peinture, mais il le fait, croyons-nous, dans cette affiche.

La peinture est thématisée dans l’affiche, c’est-à-dire présente en tant que contenu sémantique. Expliquons-nous. Magritte, pour l’essentiel de sa production, utilise une touche fine qu’on retrouve dans l’écran et le fond de l’affiche, mais pas dans les rideaux et la tête. La prépondérance de la touche fine dans l’ensemble de l’œuvre du peintre est évidente, par exemple, lorsqu’on compare les nombreuses occurrences des rideaux à ceux que l’on trouve ici. La touche plus forte employée ici produit, croyons-nous, une thématisation de la peinture, l’un des « beaux-arts », en exploitant une touche indiciaire, une touche qui dit « je suis de la peinture »13. En effet, une des fonctions de l’affiche d’événement culturel est, en principe, d’illustrer linguistiquement et/ou imagiquement ledit événement dans ses principales dimensions. Or, l’art le plus représentatif des beaux-arts étant la peinture, il ne faudrait pas s’étonner de la voir ainsi intégrée par thématisation dans l’affiche. Sa position ontologique est comme antérieure à celle du cinéma et de la sculpture puisque c’est elle qui donne forme aux éléments qui, comme nous le verrons plus loin, les thématise. Autrement dit, nous avons là une lithographie qui représente une pseudo-peinture d’éléments associés au cinéma et à la sculpture. La touche forte peut avoir différentes explications causales, outre l’intention de faire peinture : elle pourrait être tributaire de la technique de production, la lithographie et/ou relever d’une participation à la période dite Renoir, commencée en 1943 (Le traité de la lumière, 1943, no 521) et terminée en 1948 (sans doute avec Olympia, 1948, no 639). Quelle qu’en soit la cause, l’effet de thématisation de la peinture par cette touche demeure, croyons-nous, en raison du contexte linguistique, où figure « beaux-arts ».

Cinéma

Note de bas de page 14 :

 Les goûts et les couleurs (1962, no 947) réunit plusieurs de ces rideaux en différentes matières. Dans les collages de Magritte, les rideaux sont souvent, pour ce qui est de la matière factuelle, en papier à musique, ce qui devient également leur matière thématisée (il serait difficile de soutenir que ces rideaux sont en tissu à motifs de papier à musique, surtout en l’absence de tout drapé!).

Les rideaux de Magritte se déclinent de diverses manières, donnons-en quelques-unes. Ils apparaissent solitaires ou en groupe de deux ou plus. Ils sont ouvrants (rideaux de gauche) ou fermants (rideaux de droite), alignés ou parallèles. Ils sont encore accrochés ou, devenant en cela anthropomorphes, « autoporteurs ». Leur matière varie : ils sont faits de tissus, bien sûr, mais également de ciel, de feu, de façades d’immeuble, d’arbres, de papier à musique14, etc.

Le schéma qui suit présente un modèle génératif partiel du rideau magrittien. Les cases ombrées sont celles qui sont pertinentes pour l’affiche analysée.

Modèle génératif partiel du rideau magrittien

Modèle génératif partiel du rideau magrittien

La partie supérieure des rideaux étant cachée, on ne peut stipuler à coup sûr si les rideaux de l’affiche sont accrochés ou autoporteurs. Des arguments opposés se présentent. On pourra considérer que, « par défaut », tous les rideaux sémiotiques sont accrochés, puisqu’ils sont tels en général dans le monde et dans les productions sémiotiques, et d’ailleurs la disposition symétrique des rideaux en cause suggère un usage canonique. Mais c’est sans compter que la majorité des rideaux magrittiens sont autoporteurs.

Note de bas de page 15 :

 Georges Roque, op. cit., p. 177.

Note de bas de page 16 :

 L’inventaire des beaux-arts pourrait ne pas être complet dans l’affiche. En effet, Le Petit Robert considère que les beaux-arts sont l’architecture, la gravure, la peinture et la sculpture. Le trésor de la langue française (version Internet), considère même que l’expression peut désigner par extension l’« ensemble groupant les arts plastiques, la musique et la chorégraphie. Académie des beaux-arts. » Quel sens accordait à cette lexie l’organisation du Festival ? Nous avons obtenu, grâce à l’aimable assistance de Jean-Paul Dorchain du Centre de documentation de la Cinémathèque royale à Bruxelles, une photocopie du programme du Festival. Le Festival regroupait des activités diverses, principalement des projections de films, des concerts et opéras ainsi que des expositions, où, semble-t-il, ne figurait aucun sculpteur. Des œuvres de Magritte se trouvent dans l’exposition L’art vivant dans les collections particulières belges. On compte également des pièces de théâtre, des conférences, un « grand cortège historique », des « visites-excursions », etc. Les activités avaient lieu à Bruxelles, bien sûr, mais également à Namur, à Anvers, etc. Il découle de ces constatations que les rideaux sont polysémiques, puisqu’ils évoquent à la fois le cinéma, le théâtre et, de manière plus générale, les spectacles. La sculpture, plutôt prégnante dans l’affiche, ne semble pas représentée dans le programme du Festival, tout comme la danse. Enfin, l’architecture, absente aussi du programme, pourrait être présente - faiblement puisque implicitement - dans l’affiche, car le cinéma a lieu, en règle générale dans un bâtiment, souvent construit à cette fin, bâtiment inféré dans l’affiche par la disposition spatiale et les éléments qui l’habitent : l’écran et les rideaux sont plutôt des accessoires d’intérieur.

Dans l’idiolecte artistique magrittien, les rideaux intègrent, avec les toiles, les fenêtres, les portes, les miroirs, les murs, les murets, les cadres, les voiles, etc., l’ensemble des dispositifs de monstration et/ou dissimulation. L’emploi des rideaux est, comme c’est le cas pour les rideaux autour des fenêtres dans d’autres œuvres (par exemple, Le soir qui tombe (1964, no 988)), réalistement motivé ici : les rideaux, hérités du théâtre, font partie, même encore aujourd’hui, du dispositif conventionnel de la salle de cinéma. Les rideaux de cinéma ont ceci de particulier - susceptible de charmer Magritte - d’être fonctionnellement inutiles : contrairement au théâtre, au cinéma il n’y a pas de décors à cacher, l’opposition rideaux ouverts/fermés y étant remplacée en somme par l’opposition projection/non-projection. En plus d’évoquer le cinéma, les rideaux évoquent bien sûr le théâtre, lequel est présent dans le programme du Festival. Plus généralement, les rideaux semblent métonymiques de tout spectacle, de toute spectacularisation. Dans un catalogue produit par Magritte pour le fourreur Samuel, on trouve entremêlés des rideaux et des modèles. Sur la première page15 figure un rideau seulement, comme pour signifier que le défilé de mode que constitue le catalogue va commencer. Cette présence initiale montre éloquemment que le rideau est un dispositif annonçant le début ou l’entrée dans la représentation par dévoilement du visible caché. Cet élargissement vers le spectaculaire permet de considérer les rideaux comme métonymiques des concerts musicaux et même des expositions picturales, qui abondent dans le programme du Festival. Les tableaux exposés deviennent alors non seulement des œuvres, mais des spectacles16.

Note de bas de page 17 :

 Selon Irène Hamoir, un cinéma à Charleroi, lieu où a habité Magritte, portait ce nom (David Sylvester, idem., vol. I, p. 161).

Note de bas de page 18 :

 Cité dans Roque, idem, p. 173.

L’écran intègre lui aussi l’ensemble des dispositifs de monstration/dissimulation magrittiens. Cependant, il constitue un hapax : il ne se trouve pas dans les œuvres de Magritte répertoriées par Sylvester (un certain nombre d’oeuvres ne disposent pas de reproductions, ce qui interdit la vérification). Cependant, en 1925, Magritte peint un tableau intitulé Le cinéma bleu (1925, no 68)17. Ce tableau et l’affiche comportent plusieurs éléments semblables. Dans le tableau, on trouve une femme, des rideaux – ce qui conforte sans doute l’interprétation métonymique rideaux-cinéma - et un temple grec, qui n’est pas sans évoquer la statuaire classique et donc la femme de l’affiche (nous y reviendrons). Dans les deux cas, le sème /cinéma/ est présent dans une suite linguistique, dans la légende de l’affiche et, suite linguistique thématisée, sur le panneau indicateur qui annonce que le cinéma bleu est par là... Le sème /bleu/ connaît une triple actualisation, dans le titre, dans les mots figurés sur le panneau indicateur et, comme le montrent les reproductions couleurs du tableau, dans la couleur bleue employée. Chose certaine, l’affiche est à dominante bleue et rose, même si la reproduction dont nous disposons ne le laisse pas nécessairement apprécier : un certain Jean-Léo parle à l’époque des « superbes affiches (bleues et roses [sic], s’il vous plaît) »18de Magritte. En conséquence la molécule sémique /cinéma/ + /bleu/ connaîtrait des actualisations linguistiques et picturales dans tableau Le cinéma bleu et une actualisation picturale dans l’affiche, puisque les rideaux de cinéma y sont bleus.

Note de bas de page 19 :

 Cet écran double participerait de ce que Leconte appelle les rectangles scopiques : « représentations de l’écran dans l’écran – ce que Christian Metz nommait joliment les écrans au carré – et ses substituts dans le cadre – portes, fenêtres, miroirs, etc.) » (Bernard Leconte, L’écran dans l’écran et autres rectangles scopiques, Paris, L’Harmattan, 2004, quatrième de couverture).

 Se posent à propos de l’écran cinématographique de l’affiche deux problèmes. Le premier est celui de son dénombrement : un ou deux ? S’il n’y a qu’un écran, cela implique que la tête de femme est évidée et laisse voir l’écran posé derrière. S’il y a deux écrans, la tête de femme devient une surface d’inscription19. Les deux interprétations apparaissent défendables. Par exemple, s’il est un, l’écran rejoint la solitude ontologique de la tête; s’ils sont deux, les écrans rejoignent le redoublement symétrique des yeux et des rideaux. Donnons d’autres arguments pour les deux interprétations.

La première interprétation, celle de l’écran solitaire, est confortée par les nombreux éléments ajourés présents chez Magritte ainsi que les nombreuses tortures picturales infligées aux corps féminins : allongements, rétrécissements, perforations, télescopages, etc. Deux tableaux de 1946 possèdent des affinités avec l’affiche : dans Les fleurs du mal (no 601), on trouve une femme-statue placée, comme dans l’affiche, entre deux rideaux; dans La vie privée (no 603), une fenêtre posée sur une femme permet de voir à travers elle. Par ailleurs, une œuvre possiblement daté de 1947 ([Stage set in a façade], gouache sur papier, no 1239) perce une façade de maison d’une scène de théâtre avec décors. Nous avons donc là, comme dans l’affiche, des rideaux spectaculaires encadrant une trouée inattendue. La seconde interprétation, celle des deux écrans, pourrait s’appuyer sur la ressemblance entre un front et un écran, qui induit une connexion métaphorique.

Note de bas de page 20 :

 La légende des siècles (1952?, no 1353) présente un cas d’auto-inclusion partielle puisque, d’une part, la petite chaise qui y figure n’est pas mystérieusement posée devant ou dans la grande chaise mais, réalistement, dessus et, d’autre part, cette petite chaise n’est pas la copie conforme de la grande.

Note de bas de page 21 :

 René Magritte, idem, p. 194.

 Quoi qu’il en soit, dans les deux cas on obtient un effet d’inclusion d’un écran dans un écran. Or cette auto-inclusion d’un objet est exploitée dans plusieurs œuvres de Magritte, par exemple dans Stimulation objective (1938 ou 1939, no 1155), qui représente un torse de plâtre ou de marbre en lui-même20. Par ailleurs, le front, en plus de produire un effet de sens « cinéma », pourrait métonymiquement mener vers la pensée, maître-concept de la poétique magrittienne. Un autre de ces maîtres-concepts est l’invisible. Or, cet écran ou ces écrans ne sont pas saturés par des images, ils donnent donc à voir l’invisible. Ainsi, la surface de monstration saturée qu’est la lithographie donne à voir des surfaces de monstration vierges. L’écran entre alors dans une classe d’éléments magrittiens que l’on peut appeler « les images du néant », dont on trouve une occurrence dans le fond noir de La lunette d’approche (1963, no 969), par exemple. Aux deux écrans désertés de l’affiche correspondent les pupilles absentes de la tête de femme. Dans un cas manque ce qui est à voir et dans l’autre ce qui peut voir; il s’agit d’une permutation rhétorique comme en est capable Magritte. Le défaut du dispositif de la représentation est alors de ne rien montrer. Dans d’autres cas, ce sera de mal montrer. Ainsi, dans Le soir qui tombe (1964, no 988), deux rideaux encadrent une vitre-paysage cassée. Si dans l’affiche la femme donne à voir, elle donne à voir le vide ou peut-être, en termes magrittien, l’invisible; ailleurs, par exemple dans La ruse symétrique (1928, no 227), elle est elle-même cachée par un voile devenant ce que Magritte appelle du « visible caché »21, qu’il prend bien soin de distinguer de l’invisible véritable. Un autre tableau, L’image parfaite (1928, no 231), montre une femme regardant de face un cadre vide, comme nous-même de face cet écran vide.

Note de bas de page 22 :

 Il s’agit d’homonymie dans la mesure où à un même signifiant correspondent deux signifiés nettement différents. C’est la reconnaissance de deux sèmes incompatibles simultanément actualisés qui amène à distinguer les signifiés.

Le second problème est celui de l’homonymie potentiel de l’écran22 : représente-t-il également une toile dans cette affiche qui parle également de peinture ? Les coins arrondis minorent la pertinence de cette signification sinon l’empêche, d’autant que Magritte dans Les liaisons dangereuses (1935, no 364) distingue nettement toile et miroir par des détails de forme : des coins arrondis et, preuve inexpugnable, un biseautage sur le pourtour du miroir. Il n’empêche que si l’écran semble formellement distingué d’une toile, tous deux font tout de même partie du même ensemble des dispositifs de monstration/dissimulation et, à cet égard, ils sont potentiellement substituables.

Sculpture

La présence de la sculpture, si l’on peut dire, crève les yeux dans l’affiche : les yeux sans iris sont caractéristiques de la statuaire. On sait que Magritte exploite fortement la statuaire dans ses toiles : personnages pétrifiés, personnages statues, poses et drapés sculpturaux et – on en a un exemple ici – têtes aux yeux sans iris. On sait également qu’il a créé un certain nombre d’objet tridimensionnels, incluant des éléments de la statuaire (masques funéraires, bustes, etc.).

Les voiles sont assez présents dans l’œuvre de Magritte. Ils recouvrent souvent des parties du corps humain (parfois ils recouvrent des objets, comme un bloc de pierre). Sylvester veut y voir une image du tissu qui, semble-t-il, cachait la tête de la mère suicidée de l’artiste lorsque son corps fut repêché. Il est difficile de savoir si cette évocation serait consciente ou non, tant Magritte parla peu de la mort de sa mère. Il nous semble qu’il y a une autre justification, consciente ou non, à l’emploi des tissus dissimulateurs : ils rappellent un dispositif de représentation. Traditionnellement, un tissu recouvre une sculpture avant dévoilement. Les humains couverts de tissu deviennent donc, en quelque sorte, des statues. La substitution entre un humain et une statue est illustrée par ces toiles où des attributs humains  (sang, barbe, etc.) sont prêtés à des statues, où la moitié du personnage est celle d’un humain et l’autre celle d’une statue (Le beau navire, 1942, no 496), quand il n’y a pas une statue qui redouble à l’identique un corps humain (Portrait de Mme A. Thirifays (Le cœur dévoilé) (1936, no 412)).

Note de bas de page 23 :

 René Magritte, Les mots et les images. Choix d’écrits (par Éric Clémens), Bruxelles, Labor, 1994, p. 41. Cette confrontation ancien/moderne est, croyons-nous, réalisée de plusieurs manières dans l’affiche. La tête de l’affiche appartient, semble-t-il, aux deux univers. D’une part, elle est moderne par sa coiffure; d’autre part, elle est ancienne par les évocations que soulèvent généralement les statues dans l’œuvre de Magritte, par exemple lorsque la très contemporaine Georgette Magritte prend des poses et porte des vêtements « anciens ». Pour peu que l’on concède le caractère traditionnel de la tête, elle participe à une autre confrontation d’époque, où elle s’oppose à l’alors moderne cinéma. Enfin, un autre écart diachronique s’installe, entre le théâtre, évoqué par les rideaux, et le cinéma.

Note de bas de page 24 :

 La mémoire  (1945, no 702) montre bien que les personnages magrittiens, généralement des femmes mais parfois des hommes, hésitent entre chair et plâtre ou pierre : une tête de statue de plâtre ou de marbre saigne.

 La fascination de Magritte pour la tête, en particulier la tête de statuaire, remonte au moins à cette vision qui bouleversa le peintre : « En 1910, Chirico joue avec la beauté, imagine et réalise ce qu’il veut : il peint Le Chant d’amour où l’on voit réunis des gants de boxe et le visage d’une statue antique23. » Le motif magrittien de la tête est complexe. Magritte produit des têtes de bois, de pierre, de marbre (ou de plâtre), de chair24. Des têtes sur leur corps, des têtes sans corps, des têtes coupées de leur corps. Des corps à une tête, des corps à deux têtes (<La loge>, 1925, no 67). Des têtes montrées, des têtes cachées, des têtes voilées, des têtes à masques, des têtes à couvre-chef, des têtes-couvre-chef, des têtes-haltères, des têtes-poires (Le lyrisme, 1947, no 612), des têtes-corps. Des têtes d’hommes, de femmes, d’enfants, d’humanoïdes (les fameux balustres), des têtes d’animaux. Des têtes correspondant à leur corps, des têtes d’animaux pour des corps d’hommes. Ces têtes ont des yeux ouverts, des yeux fermés, des « yeux de statue », des yeux absents de leur orbite, des yeux surdimensionnés. Etc. Plusieurs précisions pourraient être données dans la liste qui précède; par exemple, différents couvre-chefs apparaissent chez Magritte : melon, haut-de-forme, chapeau mou, casquette, etc.

Le schéma qui suit présente un modèle génératif partiel de la tête magrittienne. Les cases ombrées sont celles qui sont pertinentes pour l’affiche analysée. On remarquera que nous avons ombré, pour indiquer notre hésitation, et la case « par cadrage » et la case « de facto ».

Modèle génératif partiel de la tête magrittienne

Modèle génératif partiel de la tête magrittienne

Note de bas de page 25 :

 Pour les contemporains, cette affiche pouvait entrer en relation intertextuelle avec une affiche commerciale célèbre, celle d’Aspro, ou figurait une tête évidée. Voici ce que note Roque (nous employons les chevrons pour indiquer les ajouts et retraits que fait Roque dans les paroles de Jean-Léo). : « Jean-Léo écrit à ce propos dans Pan : “ Les organisateurs du Festival <du cinéma> ont fait imprimer de superbes affiches (bleues et roses, s’il vous plaît). C’est Magritte, peintre surréaliste distingué, qui a été chargé de dessiner la maquette. Magritte ‑ qui n’a jamais fait cela de sa vie <sic!> ‑ a réussi une très belle affiche. Cela représente une grosse tête <…> sur le front il y a un trou en forme d’écran, par où l’on voit qu’il n’y a rien dans la grosse tête (no 121, 23 avril 1947). ” Dans le numéro suivant de Pan (no 122, 30 avril 1947), le même Jean-Léo “ désaffecte ” cette affiche, en ajoutant, au milieu de l’écran central : “ Contre la migraine, prenez Aspro. ” Ajoutons pour la petite histoire que l’affiche bien connue de Savignac Vite Aspro (no 119 de l’exposition Trois siècles d’affiches françaises, op. cit.) a été à son tour réinterprétée à la sauce magritienne in Pilote, no 738. » (Georges Roque, op. cit., p. 173) Vérification faite dans Trois siècles d’affiches françaises, la référence de l’affiche dont parle Roque est la suivante : Raymond Savignac, Vite Aspro, Paris, Publicité Landault, 157 X 400, signé bas gauche, <1964>, lith. coul., inv. 16351 (A. Weil, Exposition Trois siècles d’affiches françaises, Paris, Musée de l’affiche, s. d., no 119). Cette affiche ne peut être un intertexte de celle de Magritte en raison du décalage chronologique. Peut-être s’agit-il d’une réinterprétation d’une affiche antérieure. Toujours est-il que dans cette affiche, avec pour légende « vite “ aspro ” », on voit une tête d’homme surdimensionnée à travers laquelle passe par deux trous de tunnel une filée d’automobiles.

Note de bas de page 26 :

  « Provence. Affichette en couleurs. Le seul exemplaire que nous ayons retrouvé a été diminué de la marque. Mais il s’agit sans nul doute d’une publicité pour Provence, étant donné que le même visage de femme, reproduit sur cette affichette, figure en filigrane sur le papier à lettres de la firme Provence. 22,5 X 24. (dimensions de l’affichette diminuée). Coll. Priv. » (Yves Gevaert , op. cit., p. 197)

Deux interprétations quant au front de la statue de l’affiche se présentent : le front est surdimensionné et il se termine là où se termine le petit écran (ou le trou); le front n’est pas surdimensionné, et le petit écran (ou le trou) donne sur la coiffure fortement relevée. La première interprétation est confortée par l’existence d’allongements/rétrécissements, grossissements/rapetissements de parties du corps chez Magritte25. La molécule sémique /femme aux yeux absents/ et /rideaux/ se trouve dans plusieurs œuvres de Magritte. Par exemple, L’incorruptible (un rideau seulement) (1940, no 477) et Provence26 (1939), une affichette pour les parfums du même nom. Dans les deux cas, mais plus dans Provence, le front semble sinon surdimensionné du moins fortement dégagé.

Encadrements

Note de bas de page 27 :

 Il semble qu’il n’existe que quelques cas seulement de rideaux supérieurs chez Magritte. On en trouve un dans Le palais des souvenirs, (1939, no 471) et un autre dans [Stage set in a façade] (gouache sur papier, 1947, no 1239)

Note de bas de page 28 :

  Ces cheveux-corps ressemblent à des cheveux-cape, donc à un élément en tissu, comme les rideaux. D’ailleurs une des réalisations de cette figure s’intitule La robe de Galatée (1961, no 935).

L’affiche de Magritte utilise de nombreux « encadrements ». Nous entendons ici par « encadrement » une délimitation opérée sur au moins l’un des quatre côtés d’une figure, que cette délimitation se fasse dans la même profondeur que l’objet délimité ou dans une profondeur autre. Voyons en les principaux. Les cheveux encadrent le visage et contrairement aux rideaux, ils délimitent également à l’horizontale27. Les rideaux quant à eux encadrent, leur position dans la profondeur n’étant pas univoque, l’écran et/ou la tête et donc les cheveux eux-mêmes, l’encadreur devenant encadré. Les cheveux ont une grande puissance de délimitation du corps chez Magritte. De nombreux corps-cheveux, corps dont les contours sont dessinés par des cheveux, figurent dans l’œuvre du peintre. Par exemple, La connaissance naturelle (1941, no 488) montre les longs cheveux d’une femme épousant, sinon dessinant, son corps, redoublant en cela une paire de rideaux également présente28.

REMARQUE : Les cheveux et les rideaux ont ici des propriétés communes : rayures, drapé (allant jusqu’à la boucle dans le cas des cheveux), et encadrement d’une surface. Considérons que ces propriétés communes ont une telle prégnance dans l’œuvre qu’elles induisent une comparaison métaphorique entre les deux éléments. Or, la sémantique interprétative considère que ce qu’elle appelle une connexion métaphorique est constituée, d’une part, de sèmes spécifiques communs et, d’autre part, de sèmes génériques incompatibles. Nous avons indiqué quelques-uns des sèmes communs possibles. Plusieurs sèmes génériques s’opposent : d’une part, des sèmes mésogénériques (c’est-à-dire définitoire de domaines d’étude ou d’activité humaine), nommons-les /habitation/ et /partie du corps/ et, d’autre part, des sèmes microgénériques (c’est-à-dire définitoires des plus petites classes sémantiques pertinentes), appelons-les /parements d’ouvertures/ (ensemble qui comprend les signifiés ‘stores’, ‘rideaux’, etc.) et /pilosité/ (ensemble qui comprend les signifiés ‘poil’ et ‘cheveu’).

L’écran du fond constitue également un encadrement qui délimite le haut et une partie des côtés de la tête. Il se trouve également à encadrer de tous les côtés le petit écran (si par illusion référentielle, on considère qu’il se poursuit derrière la tête). Le bandeau, quant à lui, borde le bas de l’affiche. Ces encadrements sont eux-mêmes encadrés par la bordure qui court autour de l’affiche. Une telle bordure est fréquente dans une affiche. Sociologiquement, peut-être a-t-elle, en tant que cadre représenté, une certaine fonction de légitimation en élevant les affiches au rang de tableaux, réellement, eux, encadrés. Surtout, elle a un rôle sémiotique : augmenter les contrastes entre le centre de l’affiche et sa périphérie, en particulier en contexte d’accueil défavorable. Cette fonction est capitale puisque, contrairement à la peinture, l’affiche n’a pas de cadre et ne jouit pas toujours d’un lieu d’occupation, adaptable et adapté à son chromatisme. Elle peut fort bien se trouver placardée dans un lieu doté des mêmes couleurs que son centre.

Note de bas de page 29 :

 David Sylvester (dir.),  idem., vol. IV, p. 172.

La bordure de notre affiche n’est pas un cadre thématisé, tel qu’on en trouve, par exemple, dans La clef des songes (où est peint un cadre entourant chaque vignette et délimitant le bord du tableau, lui-même longé par un vrai cadre). Magritte aurait bien pu donner une nature ambiguë, bordure et cadre thématisé, à cet élément. S’il n’y a pas d’interprétants internes, des marques, pour valider cette hypothèse, on en trouve quelques interprétants externes, en l’occurrence des tableaux, qui montrent que Magritte a réfléchi sur le cadre comme dispositif, en particulier comme dispositif de découpage. Pensons à ces œuvres où une figure est découpée en différents tableaux (par exemple, L’évidence éternelle, 1930, no 327). Pensons à cette oeuvre dont le titre pourrait être La trahison des images, possiblement datée de 1955 (no 1386), et dont on dit que le cadre a été conçu par Magritte lui-même29 : un premier cadre est encadré par un second, etc. Ces mises en abyme des cadres en eux-mêmes vont de paire avec les quelques auto-inclusions d’une figure en elle-même qu’on trouve dans l’œuvre de Magritte, par exemple dans Stimulation objective (1938, no 468) où un lion est reproduit en lui-même.

Les différents encadrements concourent en définitive à mettre en évidence la position centrale de l’affiche, laquelle justement est saturée par la figure principale, de par cette position centrale et de part son caractère anthropomorphe : la tête de femme. Cependant, si les éléments de la partie picturale de l’affiche, tête, rideaux et écran(s), sont organisés autour du centre, le texte n’est pas en reste puisqu’il est horizontalement centré, et non justifié ou aligné à droite ou à gauche. La lumière qui frappe un écran de cinéma est en principe perpendiculaire à cet écran et perpendiculaire aux épaules du regardeur. Or, l’écran est ici présenté parfaitement à plat dans l’affiche et le regardeur observe justement cette affiche en principe en face. Cependant, la tête est éclairée par l’avant-gauche. Autrement dit, le statisme provenant de la centration et de l’encadrement symétrique est atténué par un éclairage latéral qui introduit le dynamisme d’un second point de focalisation, non pas celui du regardeur mais celui de ce qui rend visible. Ce second point de focalisation est en quelque sorte le point de l’énonciation auquel correspond le point de la réception, qui est frontal. La lumière ne semble pas frapper l’écran ou les écrans qui, à l’inverse de la tête, ne réfléchissant pas de manière différenciée la lumière, deviennent par là davantage contrefactuels.

Dynamique sémique

Si la relation sémantique iconotextuelle privilégiée dans les tableaux de Magritte – qu’elle soit interne (mot dans l’image et icône désignée par ce mot) ou externe (titre et image) – est l’incompatibilité surréaliste, celle des affiches en général est, comme on s’en doute, la redondance. Mais il y a redondance et redondance. La redondance n’est pas redite et son principal effet global est de mettre en saillance des sèmes communs (par exemple ici, /art/ et /art/) et, sans doute dans une moindre mesure, les sèmes présupposés (par exemple, /art/ présupposé par /peinture/). Qu’en est-il exactement dans l’affiche analysée ?

Nous considérons que le cinéma est thématisé à la fois dans le contenu linguistique, par le mot « film », et dans le contenu iconique, par l’écran (ou les écrans) et les rideaux. La sculpture connaît une actualisation iconique par la tête de statuaire. La peinture, si elle est iconiquement actualisée, l’est assurément à travers la touche marquée des rideaux et cheveux. Mais il est également possible de considérer que, la peinture étant l’art le plus prégnant des beaux-arts, la totalité de l’affiche en vient, les différences entre toile et lithographie étant gommées, à être assimilée à une pseudo-peinture, en particulier parce que le producteur est reconnu davantage comme peintre que comme graveur.

Le sème /cinéma/ fait-il partie du signifié ‘beaux-arts’, en tant que lexie-occurrence dans cette œuvre ? La formulation même de la désignation du Festival sous-entend que le cinéma n’est pas l’un des beaux-arts. Les sèmes /peinture/ et /sculpture/ font-ils eux partie du signifié ‘beaux-arts’? La réponse, dans le cadre de la sémantique interprétative, est probablement non. Cependant, chaque sème /peinture/ et /sculpture/ du contenu iconique présuppose dans ce même contenu le sème /beaux-arts/, actualisé en raison du contexte linguistique, de même que le sème /art/, élément commun au cinéma et aux beaux-arts.

REMARQUE : Dans la perspective de la sémantique interprétative, le sémème ‘beaux-arts’ fait partie du domaine //art// (tout en étant compatible avec les sous-domaines //peinture// et //sculpture//); en conséquence il ne saurait recevoir /peinture/ ou /sculpture/ comme sème générique domanial (mésogénérique), ces sèmes ne pourrait qu’y être spécifiques. Pour être spécifiques, ils doivent servir à distinguer les signifiés (sémèmes) au sein d’un ensemble minimal d’interdéfinition (taxème). Pour stipuler s’ils auraient cette fonction, il faut encore préciser les sémèmes qui feraient partie de ce taxème : ‘beaux-arts’, ‘arts de la scène’, ‘musique’, etc.? Par ailleurs, le taxème //beaux-arts// contient les sémèmes ‘peinture’, ‘sculpture’ et peut-être d’autres sémèmes. Si la classe sémantique (techniquement, le taxème) //beaux-arts// inclut notamment les signifiés ‘peinture’ et ‘sculpture’, le signifié ‘beaux-arts’ ne contient pas les sèmes /peinture/ et /sculpture/. Par contre, chaque occurrence du sème /sculpture/ ou /peinture/ dans le contenu iconique présuppose, comme nous l’avons dit, l’actualisation du sème (microgénérique) /beaux-arts/, présent par ailleurs dans ‘beaux-arts’, dont il synthétise le contenu (plus exactement, le sémantème). Nous dirons que les domaines connaissent des degrés de généralité/particularité variables, par exemple //arts// englobe notamment //peinture// et //sculpture//.

Certains signifiés participent d’une poly-isotopie (au sens restreint que donne Rastier à ce terme) en ce qu’ils contiennent des sèmes génériques (mésogénériques ou domaniaux) incompatibles. C’est le cas des rideaux, où s’actualisent les sèmes /peinture/ et /cinéma/ et de la tête, où s’actualisent les sèmes /peinture/ et /sculpture/. Les sèmes /peinture/ - tout en étant plus diffusés et/ou nombreux si l’on accepte l’hypothèse d’une pseudo-peinture - sont probablement atténués dans les rideaux et les cheveux relativement aux sèmes /cinéma/ et /sculpture/, plus prégnants. En dehors de l’hypothèse du pseudo-tableau qui les intégrerait, les écrans, tout comme les mots du texte, ne participent pas d’un phénomène de poly-isotopie.

Note de bas de page 30 :

 Nous croyons qu’il n’est pas possible de soutenir qu’il n’y a qu’un signifié dans toute l’image. Certes en passant au palier discursif il est possible de considérer que l’image en entier est un signifié, de même qu’en passant du palier lexical au palier discursif ou textuel, on peut dire qu’il n’y a qu’un signifié textuel. Mais ce ne sont là que des effets, pour employer une expression picturale, de perspective analytique.

Note de bas de page 31 :

  Cette prévalence est, par ailleurs, cohérente avec la règle linguistique dite du « second lourd », qui veut que l’élément le plus lourd en termes de longueur phonétique, ici « beaux-arts », soit placé en second.

La configuration sémique que nous venons de dégager montre, au-delà des effets de redondance, des effets de concentration/diffusion en passant de texte à image. Les sèmes /cinéma/ et /beaux-arts/ qui ne comptent qu’une occurrence textuelle en compte plusieurs imagiques. Le nombre exact des occurrences imagiques dépend de l’articulation de l’image en signifiés30 : les rideaux forment-ils un tout ou non, y a-t-il un ou deux écrans et, s’il y en a deux, forment-ils un tout? Il dépend également de la façon d’envisager la production des sèmes présupposés. Ainsi, y a-t-il un sème /beaux-arts/ pour le sème /peinture/ et un autre pour le sème /cinéma/ des rideaux ou se partagent-ils un même sème /beaux-arts/? Quoi qu’il en soit, l’effet général est celui d’un poids sémique de l’image supérieur, pour les sèmes retenus, à celui du texte. Par ailleurs, nous dirons que le sème /cinéma/ est plus saillant que /peinture/ et /sculpture/, parce qu’il est directement actualisé et dans l’image et dans le texte, par le mot « film », au surplus en position initiale de l’énoncé. Le programme du Festival confirme cette prévalence du cinéma31.

Voyons maintenant la distribution spatiale des sèmes dans la portion iconique de l’affiche. Le sème /sculpture/ est celui qui connaît la localisation la plus étroite, n’étant associé qu’à un signifiant; de plus, ce signifiant est entièrement partagé avec la peinture, qui l’occupe pour ainsi dire en arrière-fond. Le sème /peinture/ ne possède lui aussi aucun signifiant en propre puisqu’il partage la surface des rideaux avec le sème /cinéma/ et celle de la tête avec /sculpture/. Toutefois, le sème /peinture/ est plus diffus puisqu’il occupe à la fois la latéralité et le centre de la portion iconique de l’affiche. Évidemment, l’hypothèse du pseudo-tableau diffuse considérablement le ou les sèmes /peinture/. Le sème /cinéma/ est le seul à posséder un signifiant propre : l’écran (en dehors de l’hypothèse de l’écran-tableau). Il occupe ainsi fortement le centre tout en possédant une certaine latéralité grâce aux rideaux dans lequel il s’actualise, sans doute de manière atténuée.

Enfin, une seule des isotopies définies par les sèmes retenus dans cette analyse court dans le texte, soit /art/. Du texte à l’image, courent les isotopies /cinéma/, /beaux-arts/ et /art/. Comme toujours, les isotopies en indexant des signifiés dispersés qui possèdent le même sème, ont pour effet de rapprocher ce qui est éloigné, d’unir ce qui est disparate.

weill, a. , Exposition Trois siècles d’affiches françaises, Paris, Musée de l’affiche, s. d.

S. A., Festival mondial du film et des beaux-arts, s. l., s. p., s. d. (programme du festival).