Affichage et temporalisation

Diana Luz Pessoa de Barros

Universidade Presbiteriana Mackenzie
Universidade de São Paulo

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Mots-clés : actorialisation, affichage, aspectualisation, banque, personne, publicité, spatialisation, stratégie, temporalisation

Auteurs cités : Diana Luz Pessoa de Barros, Jacques FONTANILLE

Plan

Texte intégral

Nous présenterons, dans cet exposé, quelques résultats de l’analyse des affiches (des “outdoors”) dans la ville de São Paulo, au Brésil, en ayant par but de montrer comment ce type de publicité dialogue avec la ville et aide à la construction de ses sens et à quelques-uns des mythes de notre époque. L’analyse a choisila perspective de la sémiotique discursive française et plus précisément,les procédures de construction du temps, de l’espace et des acteurs du discours et leur aspectualisation.

Le travail est organisé en deux parties : la première porte sur le temps, l’espace et les acteurs et leur aspectualisation dans la publicité en général et des banques en particulier ; la deuxième, sur l’analyse d’une campagne publicitaire par affiches d’une banque brésilienne.

Temps, espace et acteurs dans la publicité

Le temps

Nos remarques sur le temps, l’espace et les acteurs découlent surtout des études des différentes sortes d’annonces publicitaires des banques au Brésil, que nous développons depuis quatre ans.

Note de bas de page 1 :

 Diana Luz Pessoa de Barros, “Interação em anúncios publicitários” dans Interação na fala e na escrita (Dino Preti dir.), São Paulo, Humanitas, 2002, pp.25-53 et Diana Luz Pessoa de Barros, “Exploitations stratégiques des représentations de l’âge dans les publicités bancaires » dans  Jacques Fontanille et Ivan Darrault-Harris, Les âges de la vie. Approches sémiotiques. (à paraître).

Nous avons déjà examiné des questions relatives au temps et aux acteurs des discours publicitaires des banques, dans des études récentes1. Par rapport au temps, nous avons remarqué que les annonces publicitaires des banques développent le thème du temps qui passe ou de la fugacité du temps qu’il faut arrêter et organiser, pour qu’on puisse bien en profiter. Les banques peuvent, selon les annonces, offrir aux clients les moyens nécessaires pour segmenter ce flux temporel et y introduire des étapes intermédiaires, c’est-à-dire, pour arrêter le temps. Il s’agit alors d’un simulacre de la production du sens : on passe d’un temps continu, désémantisé, à un temps discontinu, segmenté et qui a du sens. Ces étapes temporelles, qui résultent de la segmentation, sont des temps ponctuels, intensifs, pénibles à vivre à cause de leur intensité. Ils doivent être alors transformés, toujours grâce à la banque, en moments de loisir, d’amour, de famille, de joie, bref, en moments de vie vécue et durable.

La banque opère alors deux changements aspectuels du temps : le passage du temps qui coule en continu au temps discret et organisé, c’est-à-dire qu’elle donne du sens au temps ; le passage du temps segmenté, ponctuel et intensif au temps durable et extensif du vécu. Sans aucun doute, les moments durables du vécu peuvent aboutir à une nouvelle perte de sens due à l’habitude, à la routine, à la quotidienneté. Autrement dit, la banque offre à son client les moyens de transformer en routine ce qui était extraordinaire : le loisir, l’insouciance, le repos, les vacances. Les annonces construisent ainsi des configurations thématiques, figuratives et passionnelles du temps : celles d’un temps détendu, extensif, durable, joyeux, tendre et insouciant. On entend en sourdine les contes des fées : et ils furent heureux pour toujours.

Note de bas de page 2 :

Jacques Fontanille,  « Les âges de la vie, les tensions entre régimes temporels et la construction d’un tiers temps médiateur » dans Jacques Fontanille et Ivan Darrault-Harris, Les âges de la vie. Approches sémiotiques. (à paraître).

Jacques Fontanille2 propose, dans le même sens, de distinguer le temps de l’existence, objectivé, continu et irréversible, du temps de l’expérience, subjectivé, ponctuel ou durable. Il montre encore que le temps social se définit par deux opérations sur ces temps, celle de l’hétérogénéisation du temps de l’existence, c’est-à-dire de segmentation de son flux continu et irréversible, et celle de la collectivisation ou de l’homogénéisation du temps de l’expérience.

Les banques réalisent les deux opérations qui définissent le temps social : la segmentation du flux temporel continu et la constitution de classes d’expérience collective (vie en famille, loisir, etc.). Les banques offrent à leurs clients le temps social.

Ce jeu, à dominance aspectuelle, se répète par rapport à l’espace et aux acteurs du discours.

L’espace

Les annonces simulent l’opération de délimitation spatiale, à savoir, le passage de l’espace illimité, sans bornes et sans sens, à l’espace segmenté, articulé, qui signifie. Cet espace délimité et intensif est à son tour transformé aspectuellement en espace extensif, déployé, c’est-à-dire qu’il est délimité mais qu’il a une certaine extension ou continuité où l’on peut vivre : l’espace de la maison, des jardins, des plages, etc. Il s’agit, tel que pour le temps, d’une configuration thématique, figurative et passionnelle de l’espace : celle de l’espace extensif, confortable, joyeux et insouciant.

Autrement dit, les banques s’engagent envers leurs clients à donner sens au temps et à l’espace et de surcroît, à faire durer et à étendre le temps et l’espace des expériences vécues, avant l’action de la banque, comme des événéments extraordinaires (ponctuels et délimités). Les états passionnels sont, eux aussi, modifiés : les passions tendues deviennent des sentiments extensifs et lâches de l’insouciance, de la tendresse et du bonheur. On est à mi-chemin de nouvelles pertes de sens à cause de la routine, de l’espace familier, de l’indifférence passionnelle.

Les acteurs

Note de bas de page 3 :

 Diana Luz Pessoa de Barros, “Interação em anúncios publicitários” dans Interação na fala e na escrita (Dino Preti dir.),ibidem.

Quant aux acteurs du discours, il faut remarquer d’abord que des études antérieures3 ont indiqué, par rapport à la catégorie de personne, trois sortes de relations prédominantes dans les annonces des banques :

1. la troisième personne employée à la place de la première, pour le destinateur de la communication (la banque), et la deuxième personne, pour le destinataire de la communication (le client) ;

2. la première personne du pluriel où s’incluent le destinateur et le destinataire des annonces ;

3. la troisième personne.

Ce cadre indique que, dans aucun des trois cas, il n’y a d’interaction équilibrée entre les interlocuteurs. Dans le premier type, la banque utilise la troisième personne, mais s’adresse à la deuxième, pour produire des effets de sens d’objectivité, mais aussi de complicité, qui construisent l’image d’une banque différente du client, dotée de toute la compétence nécessaire pour aider ce dernier par rapport auquel elle s’est engagée. Dans le deuxième type, qui se produit dans les annonces des banques nationales, l’effet de sens est celui de l’identification entre la banque et le client qui se confondent et se mélangent. Dans le troisième type, qui concerne des banques plus sophistiquées, dont les clients exigent une attention personnalisée mais sans intimité, les annonces font un bon emploi de la troisième personne et n’installent pas les clients comme des destinataires explicites.

Le premier cas (troisième personne à la place de la première vs deuxième personne), le plus commun dans les annonces des banques, est aussi celui qui se rapporte aux affiches qui seront analysées dans cette étude.

Ces personnes du discours, investies thématiquement et figurativement comme des acteurs, occupent leurs places dans le parcours thématique et figuratif du temps qui passe, qui doit être arrêté et transformé en temps vécu. De sorte que ce sont des acteurs qui courent après le temps ou qui vivent le temps du loisir. Comme c’est le cas pour le temps et pour l’espace, les annonces présentent, pour les acteurs, le simulacre d’un continu où  personnes et acteurs se confondent et qui, grâce à la banque, est segmenté significativement en moi vs toi et en plusieurs rôles thématiques et figuratifs. Ces acteurs sont déterminés, aspectualisés, par l’excès ou par le défaut tensifs de leur mode d’être ou d’agir. Les acteurs tendus, excessifs ou insuffisants, subissent un deuxième changement qui les ramène à la juste mesure. Ils deviennent des acteurs qui vivent avec bonheur, tendresse et insouciance un temps également détendu.

Aussi, à notre sens, les affiches (les “outdoors”) publicitaires en général et celles des banques en particulier, sont des agents de transformation des villes : elles segmentent et organisent les villes temporellement, spatialement et actoriellement, en leur donnant du sens et, en même temps, elles installent dans les villes la béatitude du quotidien, un espace confortable et familier et un acteur tranquille et content selon la juste mesure. Elles créent le temps, l’espace et les acteurs sociaux. Ce faire transformateur est encore plus facilement repérable et, peut-être, rendu plusaisé dans les grandes villes caractérisées par l’excès et les défauts, telle que São Paulo où vivent seize  millions d’habitants.

Analyse d’une campagne d'affichage

Nous avons analysé la campagne d’une grande banque privée du Brésil, la banque Itaú.

La banque Itaú construit sa marque (son “logo”) et ses annonces avec les couleurs bleu, jaune et orange, qui lui donnent son identité visuelle. Le choix des couleurs change selon le type d’annonce. Il faut remarquer que la couleur orange est choisie, fréquemment dans des systèmes semi-symboliques où la catégorie chromatique orange vs d’autres couleurs est en corrélation avec la catégorie du contenu simplicité, facilité, simplification, réalisation vs complication, difficulté, complexité. Petit à petit, par un usage fréquent de cette corrélation semi-symbolique, la banque cherche à créer un symbolisme socialement reconnu, où l’orange est le symbole de la “simplification” et de la convenance.

La campagne étudiée emploie cet orange à mi-chemin entre le semi-symbolisme du discours et le symbolisme culturel. Le slogan où la signature de la campagne est Itaú, feito para você (Itaú, faite pour vous), qui se retrouve également dans d’autres campagnes de la banque.

Nous avons pris un échantillon de la campagne (13 affiches) présentées ci-dessous :

Figure 1: Pressés. Itaú a été faite pour vous
Figure 2: Surchargés. Itaú a été faite pour vous
Figure 3: Bien-informés. Comme vous le savez, Itaú a été faite pour vous.
Figure 4: Embouteillés.
Itaú a été faite pour vous qui vivez dans une ville pareille, où les gens arrivent à lire une affiche avec 84 mots, pendant qu’ils sont arrêtés par la circulation. Pour ceux qui perdent du temps à cause de la circulation, il faut gagner du temps à la banque. C’est pourquoi Itaú a plus de 17 000 distributeurs électroniques, banques par téléphone, banques par internet et plus de 20 000 agences dans tout le Brésil. Avec Itaú, votre voiture peut rester à l’arrêt, mais votre vie roule à toute vitesse.
Figure 5: Méticuleux.  Itaú a été faite pour vous.
Figure 6: Déductifs. Qu'est-ce qui, d'après vous, a été fait pour vous ?
Figure 7: Objectifs. Itaú a été faite pour vous. Tél: xxxxxxx
Figure 8: Avancés. Itaú a été faite pour vous.
Figure 9: Rêveurs. Itaú a été faite pour vous.
Figure 10: Oublieux. Itaú a été faite pour vous.
Figure 11: Distraits. Itaú a été faite pour vous.
Figure 12: Décalés. Itaú a été faite pour vous.
Figure 13: Superstitieux. Itaú a été faite pour vous.

Voyons d’abord le temps dans ces affiches. Une bonne partie d’entre elles s’occupe explicitement du thème du temps, comme c’est le cas, par exemple, dans:

Figure 1: Apressados (Pressés) : qui courent après le temps ;
Figure 2: Sobrecarregados (Surchargés) : qui n’ont pas de temps pour toutes leurs activités ;
Figure 3: Bem-informados (Bien informés) : qui ont besoin de temps pour l’information ;
Figure 4: Engarrafados (Embouteillés) : qui perdent du temps et qui ont besoin de rattraper le temps perdu.
D’autres affiches traitent du temps de façon indirecte :
Figure 5: Detalhistas (Méticuleux) :qui ont besoin de temps pour les détails ; qui aiment perdre du temps ;
Figure 7: Objetivos (Objectifs) : qui  ne veulent pas perdre du temps.

Les deux changements aspectuels (déjà examinés) ont lieu: la banque arrête, segmente le temps pour qu’il ait un sens, pour que le client n’ait pas besoin de courir après lui, ne soit pas surchargé ou préoccupé par le temps perdu dans les embouteillages, et pour qu’il puisse donner son attention aux détails ou être bien-informé ; la banque transforme cet arrêt temporel, intensif et ponctuel, en un temps routinier, extensif et duratif où le client puisse vivre sans hâte, sans surcharge, sans soucis.

Les affiches travaillent de façon particulièrement réussie le synchrétisme de l’expression et elles figurativisent, en général visuellement, le thème manifesté par le verbal: le thème de la hâte est alors figurativisé par le caractère inachevé et interrompu de l’affiche (figure 1); l’excès de devoirs, par l’inclination de l’affiche sous l’action de la pesanteur (figure 2), et ainsi de suite. Ces éléments indiquent encore le caractère négatif ou dysphorique du temps qui passe sans sens ou du temps arrêté mais intensif (interrompu, inachevé, lourd) et le caractère positif ou euphorique du temps vécu en extension, de façon routinière – achevé, parfait et léger –, grâce à la banque.

Les affiches donnent à la ville une temporalisation significative et remplacent la tension temporelle des métropoles par la quiétude de l'ordinaire. Le temps de la métropole devient le temps des villages, et, en même temps, la banque garantit aux clients l’effervescence des “temps actuels”, sans qu’ils aient besoin de vivre la fugacité de ces temps.

Les affiches organisent aussi la ville au niveau de l’espace. Elles n’ont pas été placées de façon aléatoire : l’affiche des pressés (figure 1) est à côté de l’aéroport ; celle des surchargés (figure 2) dans l’avenue des grandes affaires à São Paulo ; celle des embouteillés (figure 4) dans une grande rue où la circulation est très difficile, et ainsi de suite. Cette distribution segmente la ville en espaces qui signifient et qui, en même temps, sont bien connus. L’espace n’est plus chaotique et inconnu, mais au contraire familier.

Enfin, par rapport aux acteurs, il faut remarquer que pour se désigner elle-même, la banque emploie la troisième personne (o Itaú) au lieu de la première alors qu'elle utilise la deuxième personne du pluriel (vocês) pour le client-destinataire, en introduisant plusieurs rôles thématiques et figuratifs. Les personnes du discours créent les relations (déjà examinées) de différence et de déséquilibre entre la banque et le client et, en même temps, de complicité. La banque à la troisième personne, objective et éloignée de l’énonciation, peut alors résoudre les problèmes temporels, spatiaux et actoriaux des clients ; elle leur témoigne de l’intérêt en s’adressant à eux à la deuxième personne.

L’acteur Itaú est figurativisé par les couleurs bleue, jaune et orange qui construisent son identité visuelle et établissent des rapports corporels avec le client-destinataire, mais surtout par l’orange, qui  est devenu presque un symbole de la facilité, de la “simplification” et de l’efficacité de la banque.

La banque donne du sens aux acteurs, quand elles les rend discrets, discontinus :  la masse informe des habitants de la ville donne forme à des sujets pressés, méticuleux, distraits, surchargés, superstitieux, pris dans les embouteillages, etc. L'existence et les actions de ces acteurs sont aspectualisées par l’excès et le défaut, qui s’opposent à la juste mesure. Ils sont excessifs – pressés, surchargés, méticuleux, superstitieux – ou insuffisants – distraits, rêveurs, oublieux. Pour qu’ils vivent heureux, insouciants et sans problèmes, il faut alors les changer en acteurs selon la juste mesure. Deux stratégies sont employées. Soit la banque corrige leurs excès : parce que leurs problèmes de temps sont résolus, les acteurs n'ont plus de raison d'être surchargés ou pressés. Soit que la banque supplée aux défauts : elle fait alors ce que les acteurs ont oublié ou négligé de faire. Devenus des acteurs selon la juste mesure, satisfaits et tranquilles, les clients de la banque peuvent vivre la vie sociale que la banque leur a donnée, conformément aux valeurs petit-bourgeoises des couches moyennes de la société brésilienne.

Les affiches ont alors joué leurs deux rôles : elles ont organisé la ville et lui ont donné du sens, en la construisant discursivement, avec le temps, l’espace et les acteurs, tels qu’ils ont été décrits ; elles ont apaisé la ville, en la libérant des tensions (de la hâte, de la superstition, de l’oubli, de la surcharge) et en ajoutant de la valeur à la routine, à l’espace familier et à l’acteur selon la juste mesure. La banque a opéré le grand exploit d’apprivoiser, d’assujettir le temps, l’espace et les acteurs et de faire d’une métropole sans sens et chaotique une ville socialement organisée. Les déterminations socio-historiques sont claires: sont étouffées les tensions de l’ascension sociale, propres aux couches moyennes de la population, ou de la lutte des classes, propres aux couches extrêmes de l’organisation sociale, et quelques mythes de notre époque sont entrevus – celui de la recherche du temps perdu, celui de la durée éternelle du bonheur, de l’amour et de la paix, changés en temps ordinaire et  en habitude. Une nouvelle fois, le chemin de la perte du sens et de l’indífférence se laisse voir, mais les affiches ne s’en soucient pas.