Alain Rabatel, Homo narrans, Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, Limoges, Lambert-Lucas, 2008, 690 pages

Claire Stolz

Université Paris IV-Sorbonne

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Mots-clés : argumentation indirecte, argumentativité, dialogisme, discours rapportés, effacement énonciatif, énonciation, narration, point de vue, polyphonie, pragmatique, réflexivité, sous-énonciation, sur-énonciation

Auteurs cités : Ruth Amossy, Jacqueline Authier-Revuz, Mikhail BAKHTINE, Roland Barthes, André Comte-Sponville, Antoine Culioli, Patrick Dendale, Oswald DUCROT, Gérard GENETTE, Erving GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Francis Jacques, Roman JAKOBSON, Dominique MAINGUENEAU, Georges Molinié, Alain RABATEL, Laurence ROSIER

Texte intégral

Alain Rabatel livre ici une véritable somme, issue de ses travaux des dix dernières années. L’ouvrage se présente sous la forme de deux tomes intitulés respectivement « Les points de vue et la logique de la narration »  et « Dialogisme et polyphonie dans le récit ».

Les articles réunis ici sont remarquablement mis en perspective dans une longue introduction générale, puis dans des introductions à chacune des cinq parties.

La cohérence, qui apparaît déjà à la seule lecture du sommaire, en est donc fortement renforcée, et toute la pensée théorique de l’auteur s’en trouve ainsi bien dégagée. Car Alain Rabatel revendique une démarche inductive, démarche à la fois courageuse, car au premier abord, les censeurs croient pouvoir dénoncer des analyses non appuyées sur un cadre théorique bien précis et novateur, et efficace, parce que, d’une part elle parvient à une herméneutique et que, d’autre part, elle met la théorie au service de son objet au lieu d’asservir l’objet à la théorie.

Au reste, chaque partie, chaque article pose soigneusement le cadre théorique dans lequel ils s’inscrivent, avec un scrupule et une ampleur des références et des nuances qui forcent l’admiration. Car, il faut le dire, l’ouvrage d’Alain Rabatel, dans la continuité de ses précédents livres (Une histoire du point de vue, 1997, La Construction textuelle du point de vue, 1998, et Argumenter en racontant. (Re)lire et (ré)écrire les textes littéraires, 2004) est un apport essentiel aux études linguistiques, stylistiques et littéraires, qu’il entend articuler en dépassant, dans un mouvement d’Aufhebung, la narratologie structuraliste de Gérard Genette. Il s’agit donc de comprendre ce que nous dit, ce que construit l’entrecroisement des voix et des points de vue sur les valeurs et sur l’esthétique.

Du point de vue épistémologique, Alain Rabatel s’inscrit dans la tradition de l’analyse de discours (Oswald Ducrot, Dominique Maingueneau et Ruth Amossy) ; les éléments structurants du récit longuement analysés par la sémiotique greimasienne, sont donc repris dans une approche interactionnelle, où « ils s’avèrent des moyens de connaissance par lesquels scripteur et lecteur construisent leur être au monde à travers leur rapport au monde et au langage, dans une posture réflexive fondée sur la dimension cognitive de la mimésis, sans oublier pour autant les émotions, à travers les phénomènes empathiques ainsi que les sensations esthétiques » (p. 11). Ainsi tout texte est appréhendé comme un discours dialogique qui fonctionne avec un coénonciateur qui n’est autre que le lecteur ; et cette fonction a une dimension immanquablement argumentative (comme l’avait déjà remarqué la rhétorique antique, qui voyait dans la narration la partie la plus importante du discours judiciaire), y compris dans les récits qui paraissent les plus objectifs avec un narrateur « neutre ».

Cette conception pose l’homo narrans comme « d’abord un sujet qui raconte des histoires à un certain auditoire » (p. 12). Mais la question de l’éclatement du sujet soulevée sous diverses formes par Mikhaïl Bakhtine (interdiscours et interlocution), Antoine Culioli (coénonciation), Francis Jacques (mise en communauté de l’énonciation), Erving Goffman (rôle de l’allocutaire), Jacqueline Authier-Revuz (hétérogénéité énonciative), Oswald Ducrot (un locuteur mettant en scène des énonciateurs), est subsumée par Rabatel qui montre dans l’homo narrans un locuteur ducrotien qui préserve l’unicité du sujet –mais non son unité – qui met en scène des voix, ouvrant « potentiellement une boîte de Pandore d’où sortent des voix autorisées et d’autres qui le sont moins » (p. 15), qui de plus sont l’objet de mécanismes inférentiels mis en branle par le lecteur coénonciateur pour créer un « infini tremblement du sens » (p. 16). Posture cognitive et psychosociale avant d’être un concept linguistique, le point de vue ne se comprend que dans ce contexte de dialogisme non seulement discursif, mais aussi éthique et esthétique.

La thèse défendue est donc celle de « l’argumentativité indirecte de la narration, telle qu’elle se construit à travers le dialogisme des points de vue » (p. 25).

Le premier tome, « Les points de vue et la logique de la narration » contient deux parties. La première, « Pour une approche énonciative et pragmatique des points de vue » fait un retour sur la problématique et l’histoire de la notion de point de vue, puis dans un deuxième chapitre, expose les trois modalités des points de vue, à savoir le point de vue représenté, le point de vue raconté et le point de vue asserté, avec leurs arrière-plans argumentatifs ; les chapitres 3, 4, et 5 s’attachent à certains marquages de point de vue, en lien avec la perspective de la construction de la mimésis et de l’argumentation indirecte : il s’agit des présentatifs, de certains connecteurs et de l’ordre des mots envisagé selon la succession passé simple/imparfait ou imparfait/passé simple.

On retiendra de cette partie, au plan théorique, l’analyse des différentes modalités de prise en charge du point de vue et la distinction entre le point de vue (PDV) représenté, le point de vue raconté et le point de vue asserté.

S’appuyant sur la distinction ducrotienne locuteur vs énonciateur, A. Rabatel pose que « tout PDV est pris en charge soit directement par un locuteur/énonciateur premier (L1/E1), soit indirectement par un locuteur/énonciateur second intratextuel (l2/e2) », (l’opposition entre majuscules et minuscules se justifie car, dans un cadre dialogique, L1/E1 sont linguistiquement premiers, puisque la deixis est calculée par rapport à L1, et pragmatiquement supérieurs à l2/e2, puisque L1/E1 les utilise en fonction de ses intérêts), « soit encore par un énonciateur second non locuteur » (p. 56). La question de la prise en charge du PDV s’avère d’analyse délicate, allant de la prise en charge par L1/E1 à l’imputation du PDV à e2 ou l2/e2, celle-ci s’accompagnant de la neutralité, de la simple prise en compte ou de la prise en charge par L1/E1 du PDV imputé.

Avec le point de vue représenté, « les perceptions représentées par le locuteur primaire (le narrateur, le plus souvent) expriment le PDV d’un énonciateur second, qui s’avère en être la source énonciative fondamentale » (p. 43) ; ce PDV inclut le discours indirect libre, mais ne s’y réduit pas. Il « se laisse appréhender à partir des relations syntaxiques et sémantiques entre un sujet percevant (le focalisateur ou l’énonciateur), un procès de perception et un objet perçu (le focalisé) » (p. 82).

Avec le point de vue raconté (dit aussi embryonnaire) on raconte en faisant montre d’une certaine empathie avec le personnage, qui serait de l’ordre du cognitif : c’est pourquoi ce PDV s’accommode bien d’énoncés au passé simple dont le personnage est le sujet. Il adopte la perspective d’un personnage sans que ce personnage soit focalisateur, c’est-à-dire sans que soient données ses perceptions ; linguistiquement, les marques en sont ténues et concernent surtout les chaines anaphoriques et les modalités, ainsi que les « marqueurs évidentiels » (Dendale) que sont l’inférence, la perception et surtout l’emprunt de l’information à autrui, impossible en PDV représenté.

Le point de vue asserté décrit la notion d’opinion manifestée, explicitement assumée : il « apparaît donc non seulement dans les conduites langagières argumentatives monologuées ou dialoguées, mais encore dans les textes narratifs, par le truchement des paroles de personnage, ou par celui des jugements du narrateur » (p. 105). Il recouvre donc le discours direct et le discours indirect, mais ne s’y réduit pas, comportant aussi notamment tous les commentaires du narrateur.

Par rapport à la tripartition genettienne entre focalisation zéro, interne, externe, fondée sur la question « qui perçoit ? », l’approche d’A. Rabatel est donc plus profondément linguistique, rhétorique et pragmatique, mais aussi plus anthropologique et sociolinguistique, en montrant comment les jeux de points de vue sont là pour véhiculer des valeurs et de l’argumentativité (de la rhétoricité, dirait – on dans la sémiostylistique de Georges Molinié).

La seconde partie du tome I « Points de vue, logique de la narration et interprétation » comporte sept chapitres consacrés à des analyses de passages de la Bible, et d’œuvres de Guy de Maupassant, Édouard Dujardin, Julien Gracq et Victor Hugo ; il s’agit, dans la perspective d’une relation dialectique entre l’homme et le langage, de montrer comment s’articulent la construction du sens et la construction des valeurs : le sens et les valeurs ne proviennent pas d’un signifié préexistant mais sont construits par le jeu des PDV, à travers les interactions entre narrateur et personnages, entre personnages, entre le texte et le lecteur : c’est à ce dernier point surtout que s’attachent ces études pour montrer comment la scénographie narrative et énonciative se constitue en preuve : « la narration cautionne la vérité des personnages qui eux-mêmes servent de garants à la narration » (p. 202) ; la scénographie – par exemple, la succession des événements - joue un rôle argumentatif indirect, d’autant plus efficace qu’il est justement indirect et ne suscite donc pas de contre-argumentation.

Le tome II présente une première partie « Points de vue, discours représentés, dialogisme et (pré-)réflexivité », consacrée aux relations entre le PDV et le « discours  rapporté » que l’auteur dénomme « discours représenté » dans le cadre d’une théorie moniste de la langue, qui ne sépare pas pensée et langage, ce dernier étant conçu comme activité sociale et interactionnelle : « la formulation de discours représenté considère ensemble perceptions, pensées et paroles, en tant qu’elles relèvent de phénomènes dialogiques de représentation de la subjectivité humaine dans ses efforts de connaissance et de co-construction de soi, par la réflexion de la praxis humaine et au moyen de la médiation du langage » (p. 345). Les paroles rapportées le sont pour entrer dans une stratégie argumentative du locuteur citant, elles sont donc bien mimésis, re-présentation.

L’introduction pose donc le cadre philosophique des analyses, l’auteur se référant à la dialectique des primats (les déterminismes) et des primautés (les vouloirs singuliers de chacun) développée par André Comte-Sponville et à l’opposition entre la sociologie bourdieusienne des facteurs et la sociologie des acteurs qu’il dépasse dans la pensée d’une dialectique du primat des facteurs et de la primauté des acteurs.

Sur le plan théorique, l’auteur justifie dans une démonstration serrée, le rapprochement et la porosité des notions de point de vue et de discours rapportés, dans la mesure où, comme on l’a vu, ceux-ci sont des discours représentés, ce qui bouscule la distinction mode (point de vue)/voix (discours rapporté) opérée par Gérard Genette. Le discours représenté devient alors un concept épistémologiquement large, d’empan plus pragmatique que strictement grammairien, avec « d’une part les discours rapportés grammaticalisés, auquel on associe des formes de rapport/représentation moins grammaticalisées (cf. les modalisations autonymiques d’Authier-Revuz, les formes mixtes de Rosier), d’autre part les différents PDV, plus ou moins pré-réflexifs, cet ensemble s’inscrivant lui-même dans le vaste domaine du dialogisme » (p. 355).

Le dialogisme comportant deux pans, l’hétérodialogisme (dialogisme externe) et l’autodialogisme (dialogisme interne), A. Rabatel s’est surtout attaché aux formes d’autodialogisme et donc aux phénomènes de réflexivité et de pré-réflexivité, qui avaient été peu étudiés : c’est ainsi qu’il a été le premier à notre connaissance à parler d’effacement énonciatif dans son travail d’habilitation (2001), Effacement énonciatif et argumentation indirecte. Dans Homo narrans, il montre la dimension cognitive du discours représenté, particulièrement de ses formes les plus ténues de dialogisme (PDV raconté, PDV représenté). Cette théorisation se fait à travers d’abord deux mises au point par rapport aux pères fondateurs que sont Bakhtine (dialogisme et polyphonie) et Genette (dialogisme et narratologie) ; puis elle s’illustre par l’étude des verbes de perception en contexte d’effacement énonciatif, montrant le continuum entre PDV représenté et discours représentés, puis par une étude des formes d’expression de la pré-réflexivité dans le discours indirect libre et dans les PDV embryonnaires, par une analyse des représentations de la parole intérieure à travers l’œuvre de Dujardin ; enfin, le chapitre 6 aborde la question de l’idiolecte, à partir de la notion de re-présentation, en tant que processus dialogique et interactionnel.

La deuxième partie, « Le narrateur e(s)t ses personnages » commence par un chapitre traitant des phénomènes de brouillage de perspectives entre narrateur et personnages, suivi par un des études  de cas très fines sur la re-présensation des voix populaires chez Annie Ernaux et Lydie Salvayre, et sur les auto-citations de Renaud Camus dans Du Sens, comme sur-assertions dont l’autorité première finit par se diluer dans la circulation des discours La conclusion est que « les relations entre le narrateur et ses personnages restent analysables en termes de polyphonie, dans la mesure où la voix autorisée du narrateur, même si elle met en perspective le PDV des personnages, ne diminue pas leur poids. […] En sorte que, si le narrateur est ses personnages, il ne saurait exister à leur détriment : le narrateur et ses personnages ont chacun leur mode d’être particulier, et les PDV des uns et des autres restent fortement porteurs de mécanismes d’identification et de stratégies interprétatives distincts et complémentaires » (p. 494).

La troisième et dernière partie « Effacement énonciatif et argumentation indirecte », fait un inventaire assez exhaustif des procédés d’effacement énonciatif, en insistant sur le fait que cet effacement touche les plans linguistique (référence nominale, référence verbale, syntaxe par juxtaposition), rhétorique (vitalisation de l’objet indépendante du locuteur grâce à aux hypotyposes, personnifications etc.) et discursif (focalisation sur les objets au détriment du locuteur/énonciateur par des « mises en description », des récits à la troisième personne avec narrateur anonyme, ou même de certains je « vidés de toute référence pertinente à leur contexte de production » (p. 579), comme c’est le cas du je lyrique qui marque une « disponibilité énonciative radicale (Gelas). A. Rabatel étudie ces phénomènes dans l’incipit du Mort qu’il faut de Jorge Semprun, puis chez Louis Calaferte dans des discours représentés où il envisage « des formes de désinscription énonciative dans lesquelles le locuteur citant représente un énoncé du locuteur cité en effaçant son dire, ou en limitant ce dernier à des îlots textuels, ou encore en effaçant certaines marques de rapport » (p. 581), bref en usant de stratégies de sur-énonciation dans laquelle le locuteur citant efface à son profit le locuteur cité ou de sous-énonciation dans laquelle le locuteur citant s’efface au profit du locuteur ou du PDV cité. Le dernier chapitre est consacré aux évidences perceptuelles qui reposent sur l’effacement de l’énonciateur sujet des perceptions pour susciter des effets argumentatifs indirects pro ou anti-doxiques. L’effacement énonciatif n’est donc toujours qu’un simulacre, qui ne peut  se comprendre que dans une perspective dialogique…

Les limites d’un compte rendu ne peuvent donner qu’une faible idée de la richesse d’un tel ouvrage de 690 pages, dont l’objet dépasse largement l’étude linguistique, mais qui expose en réalité une philosophie du langage dont le maître mot est le dialogisme des points de vue ; c’est pourquoi, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler les attendus de la sémiologie de Roland Barthes, l’auteur articule constamment et fortement points de vue, argumentativité, éthique et esthétique, subsumant ainsi les fonctions du langage jakobsoniennes et l’immanentisme du texte porté par exemple par la sémiotique greimasienne. La démonstration est forte, car constamment issue de l’analyse des textes littéraires et non plaquée sur ceux-ci. Au total, Homo narrans peut se lire à plusieurs niveaux : ouvrage exigeant si l’on veut bien se donner la peine d’en comprendre le projet philosophique et anthropologique global, et d’une magistrale pédagogie, si l’on veut y trouver une herméneutique de tel ou tel texte abordé.