Images scientifiques de la première modernité : entre emblème et diagramme

Andrea CATELLANI 

https://doi.org/10.25965/visible.387

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Notre analyse se concentrera sur quelques parties de deux ouvrages peu connus du début du XVIIe siècle, qui nous semblent utiles pour réfléchir de façon sémiotique sur deux aspects de l’image du début de la modernité : d’un côté, comment l’image visuelle peut être démonstrative ; de l’autre, comment les images visuelles des savoirs (sciences physiques naissantes, mais aussi savoirs métaphysiques et théologiques) prennent inspiration d’un macro-genre syncrétique, celui de l’emblématique. Pour reprendre certaines catégories d’Ugo Volli (1972), d’Umberto Eco (1975) et du Groupe μ (1992), il s’agit aussi de prendre en considération des transformations et des rhétoriques de la transformation. On parlera de transformation comme élaboration signifiante du passage d’un modèle sémantique (plus ou moins reconstructible par un lecteur distant dans le temps) à la mise en texte visuel de ce modèle, ainsi que du type du contenu au type d’expression (ou du type du contenu à l’expression, dans le cas de la ratio difficilis ; voir Eco 1975, 1984).

Les deux ouvrages analysés montrent comment on peut transformer une certaine vision du monde, ou des lois scientifiques, pour la textualiser, en mobilisant plusieurs substances sémiotiques. L’analyse sera faite en tenant compte du contexte de l’« épistème incertaine » du début du XVIIe siècle, lieu de passage, selon Michel Foucault (1966), entre l’épistème de la ressemblance renaissante et celle de la représentation de l’époque classique. Il ne s’agira pas d’une analyse complète, mais d’une sorte de prolégomène à une future ou possible analyse exhaustive.

Note de bas de page 1 :

Le centre de recherche GEMCA (Group for Early Modern Cultural Analysis, UCL) est actuellement en train de préparer une édition critique de cet ouvrage.

Le premier ouvrage s’intitule Physicae et Theologicae Conclusiones, Notis et figuris dispositae ac demonstratae, de primariis fidei capitibus, atque inprimis de praedestinatione. Quomodo effectus illius superetur à libero arbitrio (Conclusions de Physique et de Théologie, exposées et démontrées par des signes et des figures, sur les principaux chapitres de la foi, et en particulier sur la Prédestination : de quelle manière son effet est surmonté par le Libre Arbitre), publié en 1621 à « Orsellis », probablement un pseudonyme pour Bruxelles ou pour une autre ville1. L’auteur n’est autre que le célèbre artiste des anciens Pays-Bas Otto Van Veen ou Vaenius (1557-1626), maître de Rubens. Il a laissé différents types de productions : d’importants livres d’emblèmes, comme les Amorum emblemata (1608) ; des tableaux qui expriment l’effort de mise en image allégorique des valeurs ; des tentatives d’invention d’un langage « idéogrammatique » ou pictographique prenant comme source l’image symbolique renaissante. Nous pouvons donc définir Van Veen comme « logothète », selon la formule de Roland Barthes (1971) : à l’époque de la recherche de la langue adamique, transparente et complètement motivée, mais aussi d’une langue universelle artificielle, par exemple dans le milieu jésuite (voir Eco 1993), Van Veen explore les possibilités offertes par la combinaison d’image et de mot.

Note de bas de page 2 :

Une traduction commentée est en préparation, sous la direction de Patricia Radelet et al. (Théorèmes mathématiques de la science statique : reproduction, traduction et notes). Nous remercions les éditeurs pour avoir pu voir le texte et les images.

Le deuxième livre que nous prendrons comme exemple d’interaction entre emblématique et image des savoirs est une thèse doctorale, soutenue le 29 juillet 1624 à Louvain par un étudiant d’Anvers nommé Gualtero Van Aelst qui avait comme directeur de thèse le père Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667), mathématicien et géomètre jésuite belge. Le titre, en français, est Théorèmes mathématiques de la science statique sur le mouvement des poids sur un plan croisant l’horizon perpendiculairement ou obliquement2. Grégoire était connu à l’époque surtout pour ses travaux sur le calcul d’aire, et pour ses recherches sur la quadrature du cercle, exposées principalement dans son monumental Opus geometricum quadraturae circuli... (Anvers, 1647), ouvrage critiqué par Huygens. Nous nous intéresserons surtout à la relation entre image et texte dans la thèse du 1624, pour vérifier les modalités d’utilisation d’images emblématiques dans un contexte scientifique.

Avant de commencer l’analyse de quelques images des deux ouvrages, il faut clarifier les termes qui seront utilisés : en particulier, ceux d’« emblème », de « processus emblématique », de « diagramme » et de « processus diagrammatique ».

Processus emblématique et processus diagrammatique

Nous utilisons le mot « processus » (« process » en anglais) à propos de l’emblème et du traitement graphique de l’information selon la forme du diagramme. Le livre de Vaenius, et celui de Grégoire de Saint-Vincent que nous verrons ensuite, sont inspirés par la mise en page emblématique, qu’il nous faut brièvement présenter. L’emblématique fut un genre majeur de la culture européenne entre le XVIe siècle et le XVIIe siècle, et jusqu’au début du siècle des Lumières (voir, entre autres, Spica 1996). Pour définir ce genre nous pouvons faire référence à une définition provisoire, donnée par Yves Giraud : l’emblème est « une figure symbolique qui va ensemble avec une formule de titre et une épigramme, le tout ayant valeur didactique et moralisant » (1982). Un bon exemple d’emblème est par exemple le n. 86 contenu dans les Emblemata de l’initiateur du genre, Andrea Alciati (1531). Le titre est » captivos ob gulam », dans la version française » prins pour la gueule ». L’image représente un rat emprisonné par une huitre brusquement fermée. Le signifié moral général est donné par la deuxième partie du texte verbal : « tel chastoy [châtiment] aux gloutons convient ». Voilà donc une image, une représentation mimétique, narrative et mono-isotopique, réinterprétée (re-sémantisée) par le texte verbal qui se propose de prédiquer méta-sémiotiquement sur l’image même (Barthes parlerait d’« ancrage »). L’épisode naturel du rat et de l’huitre devient un nœud pluri-isotopique, selon un mécanisme globalement métaphorique, avec le niveau moral du signifié indiqué par le texte verbal.

Note de bas de page 3 :

En suivant les suggestions du Groupe μ, on préfère parler de « pluri-codage » que de « syncrétisme » dans les pages qui suivent.

Dans d’autres cas, l’image même présente des ruptures allotopiques déjà au niveau figuratif, comme dans le cas d’une autre image de gourmandise du recueil d’Alciat. Ici, en reprenant des suggestions de Pline, Sénèque et Martial, l’auteur représente le gourmand tenant dans ses mains deux animaux symboliques (le gru et le pélican) : leur long col nous donne un exemple de rhétorique typologique par adjonction, selon les catégories du Groupe μ (1992). Le principe de base de l’emblématique est que des éléments du monde naturel, des figures du monde représentées de façon plus ou moins rhétorique dans des textes pluri-codés (verbo-visuels)3, sont utilisés pour signifier un contenu intéroceptif/abstrait, de nature morale, religieuse, politique, etc.

Sur la base des bestiaires et des interprétations allégoriques du Moyen Age, l’image de la chose devient « icona symbolica », Sinn-bild, image savante aidée méta-sémiotiquement par les textes verbaux (qui exercent une action interprétative, en opérant le dégagement de l’isotopie sémantique secondaire). Ce mécanisme d’intensification se place au cœur de l’épistème de la ressemblance, typique de la pensée du XVIe siècle. Les éléments du monde se font écho les uns les autres, le visible parle de l’invisible, tout est lié par des relations de ressemblance, et les signes visuels et verbaux font partie de ce réseau, qui est au même temps ontologique et sémiologique. La nature est le dépôt d’exemples de la dimension invisible, spirituelle, morale, religieuse (voir l’épitre de saint Paul aux Romains, 1, 20 suiv.), et l’emblématique exploite cette forme de symbolique universelle.

Le macro-genre de l’emblématique, avec ses sous-genres de la devise, de l’emblème et de l’iconologie, peut être considéré aussi comme un développement pluri-codé du macro-genre des maximes, des sentences et des aphorismes. Selon les catégories de la sémiotique du discours, que nous reprenons ici avec quelques modifications, on peut distinguer en particulier deux aspects (voir Fontanille 1999) : d’un côté, un type textuel, avec ses caractères de longueur, d’ouverture ou fermeture réciproque des unités textuelles, de format et de mise en page, de relation entre texte et image ; de l’autre un type discursif, qui inclut le type d’énonciation et de contrat de lecture, les valeurs, les types de dynamiques et figures rhétoriques présentes. Il faut considérer ainsi les relations avec d’autres types textuels et discursifs, et donc les possibilités de métissage ; et, enfin, les intégrations avec les pratiques et les formes de vie, et donc l’insertion dans le panorama global de la vie sociale (voir Catellani 2006a ; Fontanille 2008).

Le macro-genre emblématique présente de ce point de vue un type textuel fondé sur une mise en page qu’on appelle normalement, dans la littérature spécialisée, emblema triplex (emblème en trois parties) : un titre (énonciation du topic), l’image, et un (ou plusieurs) texte(s) de subscriptio (texte placé en-dessous de l’image), avec la description de la scène et l’énonciation de l’isotopie secondaire. Chaque unité emblématique est généralement brève. Les emblèmes peuvent apparaître isolés ou dans des recueils, dans lesquels ils seront liés entre eux à des degrés divers. Ce type de l’emblema triplex est adopté à la fois par Vaenius et dans la thèse dirigée par Grégoire de Sant-Vincent : il s’agit d’un type accueillant et malléable, partagé par des genres syncrétiques proches, comme l’image narrative biblique, et qui sert parfaitement le discours « démonstratif » théologique et scientifique.

Note de bas de page 4 :

Pour une analyse plus complète, voir Catellani 2006a.

Nous ne décrirons pas complètement le type discursif emblématique ; il suffit de mettre en évidence quelques points cruciaux4. L’action discursive centrale des emblèmes était la définition de ce qu’il faut croire et savoir (croyances, motivations, attitudes), à travers la mise en place d’une expérience intense de lecture et de découverte. L’emblème propose donc un « faire croire » et un « faire savoir » à travers la proposition par hypotypose d’une scène à imaginer, ce qui permet de « faire être » le correspondant figuratif du contenu intéroceptif. Les valeurs proposées par l’emblématique sont normalement liées à la dimension éthique et à une excellence morale. Les mouvements centraux du point de vue de la gestion des valeurs sont la séparation et le tri (comme dans le cas de la condamnation du gourmand, vu au début), opposés au mélange incontrôlé.

Les études sur l’emblématique ont mis en évidence en particulier ce qu’on a appelé le « processus emblématique », « emblematic process » (Catellani 2010). Ce processus a deux dimensions. La première est intertextuelle. L’emblématique nait en effet comme reprise et traitement de nœuds pluri-isotopiques préexistants (figures rhétoriques, exemples, aphorismes, sentences, etc.) offerts par la Bible, les bestiaires et les recueils du Moyen Age ou de la fin de l’Antiquité. Par exemple, la scène du rat et de l’huitre que nous avons brièvement commentée est une traduction et adaptation verbo-visuelle d’un texte qui vient de l’Anthologia Graeca, un recueil de morceaux poétiques de l’Antiquité. Des relations pluri-isotopiques sont donc reprises et re-contextualisées, à travers des élaborations figuratives, thématiques, des valeurs, des topics discursifs (par exemple, en appliquant la condamnation de la gourmandise à des groupes sociaux spécifiques). Le deuxième aspect du processus emblématique est interprétatif : il s’agit de la proposition à l’énonciataire d’une structure textuelle complexe, avec des morceaux de différentes substances sémiotiques organisées autour d’une allotopie de base, qu’il faut donc résoudre en interprétant l’ensemble.

Type textuel et type discursif emblématiques, dans un ouvrage comme les Conclusiones de Vaenius, entrent en relation avec un traitement spécifique de l’information et des grandeurs sémiotiques, que nous appelons « processus diagrammatique ». Le diagramme est ici utilisé pour mettre en scène les entités (visibles ou invisibles, physiques et mondaines ou surnaturelles, intéroceptives ou extéroceptives) et leurs relations. Charles S. Peirce classait les diagrammes comme deuxième type de signe iconique, entre l’icône proprement dite et la métaphore. Maria Giulia Dondero, en suivant Nelson Goodman et Gilles Deleuze, a parlé récemment (sans date) du diagramme comme passage de l’icône de la condition de densité autographique vers une condition plutôt notationnelle et allographique, comme une « raréfaction » de la densité syntaxique du signe capable de « défigurer » la cohérence iconique de l’image. En tenant compte de ces contributions, nous dirons alors que le diagramme peut être défini comme une configuration visible qui (1) est le résultat d’une réduction de la densité et de l’iconisation des figures du monde, et donc une stylisation ; et qui (2) est la constitution d’une configuration visuelle stylisée pour exprimer, dans l’espace de l’énoncé, la présence d’entités (intéro- ou extéroceptives) et les relations entre ces entités, en mettant ensemble aspects figuratifs et aspects purement plastiques (couleurs, lignes, formes, dispositions topologiques, effets de texture). Raréfaction iconique, finalisée en vue de la focalisation sur un nombre limité d’aspects signifiants, et combinaison de représentations figuratives et de mises en scène des relations (à travers des signes de relation, en particulier de nature indexicale) sont les deux aspects indissociables du processus qui produit les diagrammes. Ce dernier est ainsi fondé en partie sur la ratio difficilis, entendue comme impression directe des relations internes au modèle de contenu sur l’expression, sans médiation d’un type expressif préformé (Eco 1975, 1984).

Le processus diagrammatique est donc un type d’élaboration (au niveau du type discursif) à partir des savoirs, des modèles sémantiques ; ce processus peut impliquer des transformations hétérogènes, par exemple la présence d’une figure assez définie et iconisée à côté d’autres signes plutôt dé-iconisés, ou clairement abstraits et symboliques, conventionnels. Le diagramme est un type de texte souvent combiné au texte verbal, qui doit fournir les clés interprétatives pour comprendre les éléments qui en font partie.

Le processus diagrammatique, ainsi défini, peut se lier à différents types textuels, et influencer différents types discursifs. Nous sommes ainsi maintenant en mesure d’observer en particulier comment type textuel et discursif emblématique et processus diagrammatique se combinent, dans les deux ouvrages considérés.

Vaenius, ou Du télescope métaphysique

Les douze chapitres du livre de Van Veen présentent la création du monde et de l’homme, l’histoire de la chute des anges rebelles, la chute d’Adam, l’Incarnation du Verbe, la Rédemption, le jugement dernier et les novissimi (enfer, purgatoire, paradis). Enfin, et surtout, plusieurs chapitres sont dédiés à la théorie de la prédestination, au salut ou à la damnation, et à la place du libre arbitre de l’homme. La créature humaine est la seule, dans l’univers, à être dotée d’une deitas (une essence d’origine divine) qui est libre, qui peut choisir d’accueillir ou non les influences et prédéterminations divines. Dans le cas de l’homme, le choix du libre arbitre peut provoquer une nouvelle prédestination divine. Telle est la thèse centrale du livre : l’homme est capable de choisir et de renverser la première prédestination par son libre choix, tout en gardant le fait que le salut arrive toujours de Dieu, le Destinant, et pas de l’homme.

Note de bas de page 5 :

Robert Fludd, Utriusque Cosmi Maioris scilicet et Minoris Metaphysica, Physica atque Technica Historia, 1617.

Le premier chapitre de l’ouvrage représente Dieu, l’être omni compréhensif, comme cadre complètement vide, indiqué par la lettre A au centre ; dans les images successives on trouvera toujours cette lettre correspondant à ce signifié. Dans la culture visuelle de l’époque, nombreux sont les exemples similaires. Ainsi en est-il de la représentation du vide originaire qui existait au moment de la Création, selon le penseur et alchimiste Robert Fludd5 : autour de l’image (un simple cadre complètement noir) se lit un texte (« et sic ad infinitum ») qui invite à étendre à l’infini, idéalement, l’image. En revenant au livre de Vaenius, le vide originaire, qui correspond en réalité au plein absolu divin, va être progressivement rempli de créatures. Dans le deuxième chapitre, on trouve donc le cercle, représentation du vide qui s’ouvre au sein de l’être divin ; dans le chapitre IV, l’univers crée apparaît comme série de cercles concentriques, qui représentent les sphères célestes. L’homme, au chapitre V, est représenté comme combinaison de trois cercles, qui représentent l’âme, l’esprit et le corps, avec au centre le triangle de la deitas.

Le schéma de base des images est toujours le même : l’axe vertical central met en relation Dieu, en haut, l’univers, au centre, et l’homme, au centre de l’univers créé. Les relations et les influences entre Dieu, l’homme et l’univers sont représentées par des signes plus ou moins dé-iconisés, comme les « flammes » pointillées de l’image VII (qui représente les opérations de la deitas humaine, qui peut s’orienter vers l’amour de Dieu, vers le haut, ou vers les créatures, représentées par les différents cercles de l’univers) ; ou encore les lignes de relation dans l’image XX, qui montrent la relation d’inhabitation de la Trinité dans l’univers et dans l’homme. La plus dé-iconisée est évidemment l’image de l’homme, avec trois cercles et un triangle. La représentation de l’univers apparaît moins dé-iconisée, en reprenant le schéma traditionnel des sphères planétaires, selon le modèle ptolémaïque. Les éléments plus iconisés apparaissent pour représenter le concept de transcendance (les nuages, ex. image XVIII, qui montre l’influence de la grâce de Dieu salvateur au sein des païens et des non croyants), ou pour donner des exemples d’images sacrées, qui sont, pour Van Veen, des outils importants dans la vie religieuse. Nous voyons ainsi le crucifix, dans l’image XX, comme source d’influence sur l’homme et sur sa « Deitas » ; et l’image qui montre la personnification de l’Eglise, avec le livre saint sur les jambes, l’olivier et les foudres dans les mains (chapitre XIX, fig. 1).

image

Il s’agit ici évidemment d’une défense catholique de l’image religieuse, en polémique avec l’iconoclastie protestante. La figuration iconisée est en tout cas comme mise entre parenthèses, débrayée dans un espace beaucoup moins iconisé, l’espace de la démonstration ; cette combinaison est un exemple parfait de rhétorique de la transformation hétérogène, avec un métalangage diagrammatique qui parle des icones et de leur utilité.

Les images sont donc composées à partir d’un vocabulaire visuel assez simple de signes (des « Vaeniusglyphes », pour paraphraser le terme de « Miroglyphes » utilisé pour la peinture de Joan Miró) plus ou moins figuratifs et iconisés, stylisés, répétables, et capables de représenter des entités en relation, potentiellement en relation non physique. Nous retrouvons ici tout ce que nous avions vu à propos du processus diagrammatique : des figures plus ou moins iconisées ou stylisées qui deviennent des signes de relation, avec l’aide du langage verbal. Tout cela se fait dans un cadre textuel emblématique, avec le titre, l’image et un texte verbal qui commente et interprète l’image. Le type textuel emblématique est proposé dans une variante qui répartit le texte sur deux pages, avec l’image d’un côté et le texte de l’autre ; cette variante était très diffusée à l’époque dans l’imprimerie des Anciens Pays Bas (voir Spica 1996).

Note de bas de page 6 :

Des citations sont présentes dans la majorité des chapitres du livre.

Note de bas de page 7 :

« Vis excidere gratia? Iacta tua merita » (Augustin, De libero Arbitrio).

Dans le livre de Vaenius, l’emblème est adapté au discours explicatif et didactique. Chaque unité emblématique devient donc le maillon d’une chaîne, et l’emblema triplex voit sa partie verbale développée comme chapitre d’explication qui utilise des lettres de renvoi. Le type discursif de l’emblème, et en particulier le processus emblématique à double niveau que nous avons défini plus haut, est présent, mais de façon modifiée. Dans le chapitre XIII, sur les relations entre la grâce divine et les bonnes œuvres humaines (qui sont en partie données par Dieu, et en partie choisies par l’homme), nous trouvons, après le texte d’explication, trois citations de S. Augustin6. La dernière citation, par exemple, dit : « Est-ce que tu veux éliminer la grâce ? Alors, jette tes mérites »7. Les différences allotopiques et les tensions entre ce texte verbal originaire et l’image créent l’espace nécessaire pour le travail d’interprétation, selon le double modèle (intertextuel et interprétatif) que nous venons de décrire. Mises à part les différences liées au changement de substance sémiotique, nous observons aussi des changements sur le plan narratif. Par exemple, dans la phrase augustinienne une action disjonctive est suggérée par une démonstration per absurdum (jeter les mérites pour voir l’effet sur la grâce), dans l’image, au contraire, il s’agit d’une action conjonctive (les bonnes œuvres attirent la grâce).

La combinaison de texte et d’image produit ainsi une situation similaire à celle des emblèmes, une tension discursive que l’interprétation doit résoudre, un collage d’éléments à combiner entre eux. Mais ce qui fait la différence entre ces images et les véritables emblèmes c’est l’absence quasi totale d’image vraiment iconisée, d’une icône, d’un « corps », comme on appelait à l’époque l’image de l’emblème (voir Spica 1996), et donc du « degré perçu » de la figure rhétorique (voir Klinkenberg 2000). À sa place, nous trouvons un diagramme, un schéma stylisé de relation. Le corps se fait abstrait.

L’Incarnation, par exemple, dans le chapitre X, n’est pas symbolisée par un corps, par un élément figuratif qui devient degré perçu par rapport à un degré conçu iconique. Dans un autre recueil de l’époque, le De symbolis heroici du jésuite italien Silvestro Pietrasanta (1634), nous voyons une serrure alphabétique, qui représente la Vierge Marie : comme la serrure est ouverte seulement par une combinaison verbale, de même Marie est totalement dévote au Verbe divin ; c’est clairement le modèle du trope in absentia conjoint (Groupe μ 1992). Le diagramme de Van Veen cherche au contraire à montrer le schéma spatialisé de la relation entre Dieu, l’homme (la Vierge Marie) et l’univers, les deux derniers étant investis par les influences positives de l’Incarnation. Ce diagramme ne veut donc pas lier le figuratif-matériel et le spirituel en « incarnant » le deuxième dans le premier de façon métaphorique, mais cherche au contraire à rendre visible le spirituel de manière directe à l’aide de signes graphiques stylisés, de diagramme, en faisant voir « de l’extérieur » toute la réalité, avec ses aspects internes et externes, et en particulier les relations réciproques des entités.

Note de bas de page 8 :

Voir Fontanille 1999 pour les différents types de point de vue.

Qui plus est, sur le plan de la focalisation cognitive, le point de vue passe de la fragmentation de l’emblème, déjà soulignée par W. Benjamin (1985), à la totalisation8. Plus exactement, la présence des lettres de renvoi, qui permettent d’analyser l’image, produisent un terme complexe de totalisation et d’accumulation de « cadrages partiels » : l’image se donne à parcourir dans ses détails. On trouve des exemples comparables de combinaison de totalisation et d’accumulation, bien que dans un contexte très iconisé, dans les images jésuites utilisées pour la méditation à la même époque, chez les jésuites et dans les Pays Bas catholiques. Jérôme Nadal (disciple d’Ignace de Loyola), par exemple, nous présente, dans les Images des histoires évangéliques (Evangelicae historiae imagines, 1593), la Nativité comme une carte à explorer à l’aide des lettres de renvoi, pour définir le devenir narratif et la valeur sémantique de chaque élément figuratif (voir Catellani 2010). Antoine Sucquet, jésuite bruxellois, fait la même chose dans une des images allégoriques de son Chemin de la vie éternelle (1623) lorsqu’il présente la méthode de la contemplation d’une scène évangélique.

Dans tous ces textes nous trouvons évidemment une variante « multipolaire » des images emblématiques et méditatives : chaque image est le réceptacle de plusieurs unités narratives ou emblématiques, et dans ce dernier cas elle devient allégorique, selon la définition d’allégorie comme élaboration rhétorique continuée. Nous voyons également les traces d’un passage vers une nouvelle épistème, celle de la représentation et de son analyse. Selon Foucault (1966), au centre de l’épistème de l’âge classique résident trois concepts (la mathesis, la taxinomie et la genèse), et un élément central, qui est la constitution de réseaux de signes, de « tableaux », qu’on peut traiter comme images de la réalité. Le signe n’est plus pris directement dans le réseau des choses mêmes, comme chose entre les choses, « signature » des choses et expression semblable des propriétés des choses. Au contraire, il est désormais au dehors des choses, il en est seulement l’image ; il n’est plus mêlé aux choses, mais il en est la représentation, le plus possible exacte et fidèle, une sorte de miroir du monde. Ce réseau de signes est donc l’image vraie, référentielle, des choses du monde. Nous pourrions trouver ici une origine de ce que Jacques Fontanille (s. d.) a défini comme scission fondamentale entre iconisme, d’un côté, et capacité référentielle, de l’autre : on peut en effet imaginer des représentations vraies du monde qui ne sont pas iconiques (hautement iconisées), mais qui peuvent ouvrir le passage vers la réalité structurelle profonde des choses. Ces réseaux de signes combinés typiques de l’âge classique sont le lieu de l’analyse comme mathesis, comme mesure et recherche d’un ordre selon une méthode (comme celle de Descartes). L’image devient donc un champ d’opérations de recherche, de confrontation, d’ordonnément, d’analyse.

La méthode d’analyse, comme on la voit développée dans les images diagrammatiques de Van Veen, va du simple (comme le vide/plein divin de la première image) au complexe (comme les configurations des relations théo-anthropo-cosmologiques des Conclusiones). L’ordre est chronologique (génétique) et logique au même temps. Le temps, comme le dit encore Foucault à propos de l’épistème classique, est seulement l’espace pour le déploiement des possibilités du système. Le diagramme de Van Veen apparaît comme une solution textuelle (parmi d’autres possibles) allant dans cette direction : représenter la réalité de façon complète, avec son « dedans » spirituel et son « dehors » matériel. Le tableau des signes (signes iconiques, mais aussi dé-iconisés, diagrammatiques) est l’image multidimensionnelle, panoptique, du monde. Nous pouvons alors utiliser la métaphore du télescope : le diagramme de Van Veen est le produit d’une sorte de télescope métaphysique qui permet d’avoir un regard panoptique, simultanément du dedans et du dehors du monde. Cette tendance panoptique, de prise de vue globale d’une réalité complexe à travers une image à son tour complexe, nous semble liée au style cognitif et artistique du baroque, que Fumaroli (1989) définit comme tentative de dire tout avec tous les moyens, en toutes façons : paradoxalement, une condition épistémique qui tend vers celle typique de l’âge « classique » apparaît très proche d’un aspect de la culture baroque.

Le panoptisme cognitif est donc l’« éthos », pour reprendre les catégories du Groupe μ, de ce type de rhétorique globale par transformation hétérogène qui produit les diagrammes. Nous en trouvons des exemples, au dehors du champ des images scientifiques, dans le vaste domaine des images religieuses de la même époque, comme dans les cas de Nadal et Sucquet déjà montrés. L’image est ici le lieu de la représentation de l’onto-théologie et de sa méthode, comme vision complète, totalisante et analytique de la réalité.

Pour revenir à Van Veen, nous observons que le passage allégorique traditionnel de l’objet, du fragment figuratif, à son signifié spirituel, est englobé dans la construction d’un texte dominé par le processus diagrammatique, comme dans le cas de l’allégorie de l’Eglise (image XIX). Les grandeurs intéroceptives sont textualisées directement à travers les diagrammes, et pas uniquement de façon rhétorique grâce à des grandeurs extéroceptives allégoriques et métaphorisantes.

Note de bas de page 9 :

De la même façon, dans le domaine des ouvrages illustrés pour la méditation de la même époque, l’énonciateur oriente avec précision l’efforce d’embrayage du discours sur la subjectivité, et donc de construction d’un sujet méditant (voir Catellani 2007, 2010).

Ces observations nous montrent clairement que la culture qui trouve son expression dans des ouvrages comme celui de Vaenius ne cultive pas ce qu’Eco (1984) a appelé « mode symbolique de signification », c’est-à-dire la proposition de morceaux textuels qui ont un contenu secondaire vague et ouvert (cf. Catellani 2008). On est au contraire clairement dans le « mode allégorique » : nous traitons donc de propositions de signifiés secondaires clairement définis, même quand il s’agit de parler de la transcendance divine. L’aspect d’invention et d’ouverture sémantique selon le modèle de la ratio difficilis, dans le cas des diagrammes de Vaenius, est éliminé par les textes verbaux des chapitres, autrement dit par un métalangage qui fixe les signifiés et oriente l’effort cognitif, en éliminant l’ambigüité9.

Note de bas de page 10 :

Nous pouvons penser par exemple à quelques démonstrations visuelles du théorème de Pythagore. Dans le cas des démonstrations de Henry Perigal et de George Airy, par exemple, il suffit de compter les carrés sur les deux cathètes et ceux sur l’hypoténuse, ou de faire des opérations de découpage et assemblage, pour avoir la preuve visible de la vérité du théorème.

Les images de Van Veen veulent, nous l’avons vu, « montrer et démontrer » par figure (« figuraliter ostendo et probo »). Nous pourrions lire cette phrase, présente dans la préface de l’ouvrage, comme si elle disait qu’on montre visuellement et on démontre verbalement ; mais le contexte, et l’usage du mot « figuraliter », semble favorable à voir l’image visuelle comme impliquée aussi dans la démonstration. Comment alors interpréter cette « démonstration » visuelle ? Nous sommes évidemment très loin des démonstrations géométriques, déjà bien développées dans l’antiquité classique10. Dans les images de Van Veen, nous l’avons vu, on veut textualiser le tout, l’univers, d’un point de vue panoptique métaphysique : et le fait même de rendre tout visible de façon claire et distincte, simple, élégante même, semble remplir la place d’une démonstration. Si je vois, si l’image aide ma subjectivité à reconstruire une scène, à trouver le corrélatif visuel (stylisé, diagrammatique, tendant au notationnel) d’un phénomène (même si spirituel et invisible en soi), on peut en quelque sorte démontrer, on obtient une force démonstrative. Je montre, et donc je démontre ; la véridiction passe par une survalorisation de l’acte énonciatif de l’ostention sensible. La création d’un réseau de référentialisation interne au texte, grâce aux lettres de renvoi, soutient la constitution d’un discours objectivant et démonstratif. On trouve donc un terme complexe des actions d’expliquer/représenter et de démontrer. Tout cela est en syntonie avec les fondements épistémologiques d’une époque traversée par l’aspiration à la langue universelle parfaite, motivée, non arbitraire (voir Eco 1993, Spica 1996). Ce songe Cratyléen, dérivé d’une certaine lecture du dialogue de Platon, et plus généralement la grande tendance panoptique du début de l’époque moderne, sont interprétés par Van Veen comme proposition d’une langue panoptique par diagrammes, par signes stylisés de relation, en interaction avec le texte verbal. Et l’emblématique, par son type textuel et discursif, est élaborée et adaptée pour servir un discours qui porte sur la dimension des valeurs véridictoires.

Grégoire, ou la science en emblèmes

Nous passerons maintenant au deuxième ouvrage, la thèse doctorale dirigée par Grégoire de Sant-Vincent. Nous observons immédiatement que chaque unité emblématique, avec son bref texte et son image « symbolique », est le lieu textuel de proposition d’un théorème, et donc d’une partie de la théorie globale de physique statique proposée par l’étudiant. Le premier théorème (fig. 2) démontre la loi de l’équilibre : pour l’obtenir, l’auteur affirme qu’il suffit que la droite, qui lie le centre de gravité de l’objet au centre de l’univers, passe par un point de support.

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Note de bas de page 11 :

Nous trouvons ici implicitement l’affirmation du fait qu’il y a une même physique pour le ciel et pour la terre.

La colonne est fondée sur sa base, et de manière ambigüe soutenue ou faite tomber par l’angelot ; l’oiseau est soutenu par l’aire, comme le navire par l’eau, et ils sont donc en mouvement équilibré. La figure étonnante de la sphère entourée par des anneaux (qui n’est pas celle de Saturne dont les anneaux n’étaient pas encore connus à l’époque) est l’exemple d’un globe céleste en équilibre sur la surface EF11. L’image multiplie ainsi les exemples figuratifs de la loi, en composant une image allotopique sur le plan figuratif, mais isotopique sur le plan thématique.

L’origine iconographique de cette image, comme d’autres de l’ouvrage, est repérable dans les emblèmes sur l’amour et ses propriétés, les Amorum Emblemata, publiés par Van Veen en 1608 à Anvers. L’image du chapitre I des thèses de Grégoire dérive clairement de l’emblème 59 des Amorum emblemata (fig. 3).

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Dans ce deuxième cas, l’angelot soutient un arbre qui représente celui qui aime et qui est ainsi capable de résister aux adversités (la devise dit : « par travail plus fort »). Dans le livre de physique statique, l’isotopie de la force est extraite du champ sémantique de l’amour, pour être appliquée à la dimension physique des forces qui gouvernent le mouvement des poids : une sorte de travail intertextuel par parodie. On exploite en particulier la nature déjà clairement narrative des emblèmes de l’amour, avec sa structure actantielle, pour proposer une scène explicative de la loi physique.

Note de bas de page 12 :

Texte du théorème 4, reproduit à la page 362 de l’édition à paraitre, dirigée par Patricia Radelet et al. (Théorèmes mathématiques de la science statique : reproduction, traductions et notes).

Pour illustrer le quatrième théorème, Grégoire et son élève reprennent en revanche l’emblème 122 des Amorum emblemata, qui représente les amants conduits par l’amour sur son navire (l’angelot, qui représente l’amour, est assis à la poupe), vers le port de la paix. La scène est reprise et transformée pour constituer le décor du quatrième théorème, dédié au mouvement sur le plan incliné. Dans cette nouvelle version, les poids et le plan incliné sont montrés au lieu des amants, et le schéma géométrique de la chute des poids est « imprimé » sur l’arrière du navire : une transformation en même temps figurative et thématique. La position instable des trois poids sur le navire devient un outil pour animer et dramatiser l’image scientifique, et le texte verbal confirme cette stratégie : « ce qui a gravi un plan qui s’appuie sur l’Horizon à angles inégaux, a en lot la perspective d’un risque peu attrayant et périlleux »12. L’image combine, comme dans les Conclusiones de Van Veen, l’abstraction (ici, les figures géométriques) et le remplissage figuratif, quand bien même avec une inversion des places (l’abstraction est en condition de minorité et englobée dans un contexte assez iconisé). L’effet est donc à nouveau la composition d’un lieu complexe, au même temps réaliste et abstrait, lieu du monde perceptible et en même temps lieu des règles géométriques.

Nous retrouvons ici clairement le type textuel emblématique, alors que le type discursif correspondant, et en particulier le double processus emblématique, est modifié. L’aspect intertextuel du processus emblématique semble survivre, appliqué pourtant à des emblèmes préexistants. L’aspect interprétatif du processus, et donc la proposition de combinaisons figuratives signifiantes en texte et image, est ici mis au service de la présentation d’un principe physique, dans un décor assez réaliste. L’isotopie secondaire est donc géométrique, et a à faire avec la structure mathématique interne et invisible des choses. La dynamique sémiotique du passage des choses matérielles au sens spirituel – fondée sur l’inhabitation du sens allégorique dans le monde, mécanisme typique de la mentalité emblématique – devient ici la mise en scène de l’apparition de l’ordre mathématique, immanent au monde. Le monde reste une langue, comme il l’était dans la culture emblématique de la Renaissance (et dans la culture de la « grande chaîne des êtres » du Moyen Age, voir Foucault 1966, Eco 1993), mais cette langue est maintenant formée de figures géométriques et mathématiques (la « lingua matematica » du livre du monde, selon Galilée).

L’image est déplacée vers une condition de stylisation diagrammatique, qui implique une focalisation sur un nombre limité de propriétés pertinentes de la réalité ; on élimine le passage par un degré perçu, par une allotopie figurative à résoudre. Nous ne sommes plus face au mécanisme métaphorique, fondé sur une relation de proportionnalité entre une relation physique et une relation d’autre type, par exemple spirituelle et morale (« comme le vent fait arriver les navires dans les ports, aussi l’amour conduit les amants à la paix », pour expliciter le mécanisme métaphorique de l’image originelle de Van Veen). Au contraire, la scène devient simplement la mise en figures d’une loi générale (passage du niveau thématique au niveau figuratif concret), qui s’applique directement à cette scène ainsi qu’à de nombreuses autres. Nous ne sommes plus en présence d’un passage métaphorique entre différentes dimensions, de la mise en connexion d’unités et univers sémantiques différents, typique du mécanisme métaphorique, qui implique le lien entre différentes parties ontologiques de la réalité ; on assiste plutôt au passage de l’exemple à la règle par généralisation. Cette transformation empêche donc de parler de processus proprement emblématique. La rhétorique reste, mais en marge. Par exemple, la présence d’un angelot implique une allotopie, implique que le lecteur doive effectuer des sauts interprétatifs ; mais ces sauts ne sont plus au centre de la production du sens.

L’ambiance figurative des schémas et des figures géométriques est le résultat du débrayage d’une scène narrative (les actions des angelots), ouverte à des développements possibles, vivante, comme dans le cas du navire et des objets qui menacent de tomber dans l’eau du chapitre IV. Le goût baroque du spectacle est ici un moyen d’intensification de la présentation de la loi physique : il s’agit d’une application de l’ancien principe de l’utile dulci, d’une valorisation ludique du savoir. La rhétorique verbale des questions et des énonciations inclusives, rhétorique de l’implication du lecteur, est utilisée en syntonie et en connexion avec celle qui exerce le rôle de « garniture » dans l’image. Nous voyons alors le regard interpellant de l’angelot de la première image, repris de l’emblème de Van Veen, qui semble attirer l’observateur, l’inviter dans la scène.

Ces images emblématiques réélaborées présentent des similitudes par rapport à la célèbre « composition de lieu », qui ouvre la méditation des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. Dans ce texte, le méditant doit composer mentalement (en utilisant une image matérielle, s’il y en a) le lieu et les personnages de la scène du mystère qu’il veut contempler, comme la Nativité ou la Résurrection (voir Fabre 1992, Dekoninck 2005). Dans les théorèmes de physique, la scène à composer est celle de la découverte de la loi scientifique, une scène paradoxale, ambigument mentale et/ou physique, partagée entre le monde intéroceptif de la géométrie et le monde extérieur de l’expérimentation : un lieu ambigu, interstitiel. Si l’image, selon Omar Calabrese (1987), a quatre dimensions (profondeur, « aggetto », surface plate d’inscription et épaisseur matérielle), il y a aussi un cinquième espace, intérieur, l’espace de la méditation religieuse et de la méditation cartésienne et scientifique, qui devient aussi le lieu du calcul et de l’analyse de l’épistème classique. La mentalité scientifique n’est pas très loin, de ce point de vue, de la tradition d’une certaine méditation méthodique religieuse, et ce n’est pas un hasard si les images légendées et multipolaires pour la méditation de la première partie du XVIIe siècle ressemblent, dans leur tentative de proposer l’analyse ordonnée d’une scène, aux quasi-emblèmes de Grégoire, et aussi aux diagrammes de Van Veen (voir Catellani 2007). A l’embrayage de la méditation sur le moi correspond donc l’embrayage qui implique une répétition intérieure de la démonstration de l’existence du théorème en question. L’image, configuration complexe d’éléments figuratifs iconisés et géométriques dé-iconisés, devient espace d’opérations mentales.

Note de bas de page 13 :

Sur la figure de l’angelot dans la littérature illustrée de l’époque, voir Catellani 2008b.

L’angelot d’origine emblématique est parfois délégué de l’énonciateur, informateur inscrit. Souvent il est ainsi opérateur narratif, transfiguration du sujet scientifique, comparable aux figures d’arpenteur dans les livres médiévaux d’arpentage. Il représente une figure agréable et à la mode, mais incarne aussi la dimension pragmatique de la science : l’angelot en effet anime la scène de l’expérimentation qui reste à cheval entre le pur exercice mental et la reproduction physique de l’expérience. Dans tous les cas, l’angelot est figure de passage, de transition, de seuil, de l’apparence vers une profondeur – celle de l’amour dans les emblèmes de Van Veen, et ici une profondeur immanente de type mathématique et géométrique13.

Note de bas de page 14 :

Traduction à la page 368 de l’édition française à paraître, op. cit. Texte original : « quid mirum quod ignoret mirum, cui mirum non est mirum ? ».

Le théorème 7 présente un cas d’usage de l’emblématique plus évident. Trois démonstrations de la loi qui règle la chute des poids sur un plan incliné sont proposées : celle de Pappus, à gauche, celle de Stevin, à droite, et celle de Grégoire, au centre, indiquée par un angelot. Deux d’entre eux sont présentés comme des petits emblèmes ou devises, avec une image et une sentence qui entre en interaction sémantique avec l’image. La démonstration de la descente sur un plan incliné de Simon Stevin, célèbre savant de l’époque, est commentée par la phrase : « mirum non est mirum », l’étonnant n’est pas étonnant, phrase qui était la devise personnelle de l’auteur de cette démonstration. Cette phrase est à son tour commentée ironiquement dans la devise principale : « Qu’y a-t-il d’étonnant qu’ignore l’étonnant celui pour qui l’étonnant n’est pas étonnant ? »14. La démonstration de Stevin est fondée sur l’impossibilité du mouvement d’une chaîne avec un nombre de globes proportionnel à la longueur des côtés, en faisant l’hypothèse d’une gravité équivalente de chaque côté. L’auteur critique cette démonstration et le manque d’étonnement de Stevin, en proposant une sorte de « contre-devise ». Une isotopie pathémique, celle de l’étonnement (configuration passionnelle centrale pour la science et le savoir, depuis Aristote), et le jugement moral sur un sujet (Stevin est accusé de ne pas voir le « mirum » au bon endroit, et donc de se tromper), apparaissent comme niveaux supplémentaires de sens. Les structures textuelles de l’emblématique de l’époque sont ici exploitées dans une construction multiple qui vise à proposer une alternative, un jugement, un tri.

En conclusion, les scènes pseudo- (ou post-) emblématiques de Grégoire et de son élève montrent la coexistence de deux différents types de textualisation de la loi physique : les images de géométrie planent d’un côté, et ce type ambigu de scènes réalistes en partie – mais peuplées d’angelots et recouvertes de lettres de renvoi et de poids assez stylisés, et donc d’éléments qui diminuent le niveau d’iconisation – de l’autre. Ce dernier type de scène, à mi-chemin entre la condition de référence à l’espace réel d’expérimentation et celle de pur recouvrement rhétorique d’une opération mentale de calcul, narrativise la science. Elle crée une condition semblable aux images des emblèmes (on peut penser au rat et à l’huitre d’Alciat), où une configuration figurative renvoie de façon rhétorique à un principe éthique général.

Néanmoins, plusieurs choses changent. En particulier, le type de loi est ici physique et immanent aux objets du monde ; l’apparition des signes stylisés, géométriques et diagrammatiques, élimine la condition de métaphorisation ; on montre une référence directe à des pratiques (mentales ou physiques) ; enfin, une approche analytique (qui combine totalisation et accumulation) s’affirme, à travers des outils comme les lettres de renvoi.

L’incarnation de la loi physique s’opère par une image multiple combinant différentes espèces visuelles, plus ou moins narrativisantes, plus ou moins figuratives. La structure mathématique du monde apparaît sous la peau des icones, à travers les ouvertures abstraites des figures géométriques, à travers la « diagrammatisation » analytique des scénettes quasi-réalistes et expérimentales, et à travers la proposition d’une syntaxe figurative brisée et géométrisée.

Conclusions

L’emblématique, avec ses divers aspects textuels et discursifs, se met, vers le début du XVIIe siècle, à parler une langue mathématique et géométrique. Elle devient une source du discours scientifique en image, en lui prêtant son type textuel et son goût rhétorique de l’allotopie signifiante. On a observé, d’un côté, la nature « télescopique » métaphysique de l’image diagrammatisée de Van Veen ; de l’autre, la mise en scène attrayante, à la mode et agréablement didactique des thèses de Grégoire et de son élève de l’université de Louvain. On voit ici une transformation et une adaptation du genre emblématique, avec l’ouverture à des nouveaux contenus, ceux de la science physique, et un accent mis sur la capacité « démonstrative » de l’image.

Au fond, nous assistons à une étape d’un processus assez vaste de vidage symbolique, qui fait partie d’un processus global de désenchantement ou « démagicalisation » du monde et de changement d’épistème. Les objets signifiants de l’emblématique, et aussi d’autres genres allégoriques comme la fable, continuent à être utilisés à l’âge classique, c’est bien connu, mais ils tendent à perdre leur pouvoir heuristique : ils deviennent des fictions utiles, et non plus l’expression d’une relation de ressemblance ontologique, vraie et décisive. Le réseau des ressemblances signifiantes est perdu, seul survit, pour un peu de temps encore, le goût de la rhétorique visuelle emblématique.

En réalité, déjà dans la culture précédente, les renvois symboliques et de ressemblance étaient souvent, surtout dans les courants plus aristotéliques, scolastiques et rationalistes, pris comme des liens artificiels, et l’emblématique était souvent un jeu : la forme emblématique de raisonnement figuratif du début de l’âge moderne était une réalité complexe, avec des valences ontologiques et poétiques différentes. En tout cas, avec le XVIIe siècle, la représentation panoptique de l’univers, y compris des dimensions transcendantes et divines, est désormais confiée de plus en plus à deux types d’images (qui peuvent s’entrecroiser dans les textes concrets) : d’un côté, des super-icones à très haute définition, pour voir le plus de détails possibles des objets ; de l’autre, des images de relations, schématiques, diagrammatiques. Quand il faut avoir une image douée d’un pouvoir heuristique, le processus emblématique et la proposition de figures « parlantes » sont substitués par la recherche de fidélité illustrative d’un côté, et par le travail sur l’immanence quantitative, surtout mathématique, qui doit émerger au-delà du tissu de l’iconicité à travers des processus de diagrammatisation, de l’autre.

Le métaphorisme et l’allégorisme apparaissent de façon grandissante, comme les études sur l’emblématique l’ont démontré (voir par exemple Spica 1996), comme une décoration, qui sera bientôt expulsée de l’art et du goût (sauf à émerger à nouveau, plus tard, dans d’autres formes). On exploitera donc de plus en plus le processus diagrammatique, pour passer de l’enveloppe iconique à la structure relationnelle, à côté de la mise en place d’icônes de plus en plus définies. La pulsion « scopique » panoptique moderne s’exprimera donc dans l’élan vers la haute définition des apparences ou des relations.