La photographie aérienne, pseudo carte et pseudo plan

Anne Beyaert-Geslin 

https://doi.org/10.25965/visible.321

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Introduction

Lorsqu’elles nous parviennent, les photographies qui présentent la terre vue du ciel sont toujours construites par une certaine pratique. Cependant, au moins pour ce qui concerne les pratiques de vulgarisation, ces images consacrent, avant tout programme d’usage, un programme de base traduisant un attachement à des valeurs existentielles, à un territoire et une planète dont la beauté est ainsi célébrée. Cet effet de sens qu’incarnent de façon emblématique les photographies de Yann Arthus-Bertrand semble aujourd’hui se généraliser à toutes les représentations de la planète vues des satellites et impose l’hypothèse d’une domination de ces valeurs mythiques sur tous les usages de ces images.

La photographie vue du ciel étant résolument placée sous ces auspices mythiques, il reste qu’elle participe à différents programmes d’usage, à différentes pratiques sociales, d’orientation ou de documentation par exemple. Chacune d’elle construit la photographie différemment, en élaborant des plans de l’expression distincts qui supposent qu’un plan de corrélation transforme les valeurs au sens terrestres, c’est-à-dire ce qui importe pour l’observateur au niveau du sol et que les routines perceptives ont consacré, en valeurs au sens « céleste ». Comment ces conversions s’effectuent-elles ? C’est ce que je voudrais comprendre en observant l’insertion de la photographie prise à partir du ciel dans différentes pratiques.

Nous verrons tout d’abord comment les différents dispositifs de visualisation modélisent de façon générale le plan de l’expression de la photographie aérienne. Ensuite, ces images seront intégrées à deux pratiques : l’orientation pour le site de l’annuaire Les pages jaunes/les pages blanches et la vulgarisation documentaire pour un ouvrage présentant la France vue du ciel. Ces utilisations permettent de confronter le plan de l’expression de la photo aérienne à celui de la carte et du plan d’accès. L’étude des trois objets visuels montrera que la photographie postule une double conception de la vérité, à la fois référentielle et iconique dont les exigences transforment la photographie en une pseudo carte ou un pseudo plan.

La construction orthophotographique

Tout d’abord, notons que chacune de ces photographies prises à partir du ciel se définit comme une image construite, plus précisément comme une orthophotographie. En effet, projeter cet objet courbe qu’est la surface terrestre sur les deux dimensions d’une image oblige à homogénéiser l’échelle au moyen d’une correction focale dite orthorectification. Cette correction a minima qui correspond à différentes projections de la dimension de la hauteur sur la largeur du plan, adopte des paramètres différents selon que le destinataire est un auditoire scientifique (si l’image relève de la communication scientifique) ou le grand public (si l’image relève de la vulgarisation). Dans le premier cas, elle est mathématique et s’effectue en fonction de la géométrie des lieux ; dans le second, elle reste au plus près de la perception du piéton qui doit confronter ces données nouvelles à son expérience quotidienne.

On aperçoit ainsi deux acceptions de l’exactitude cartographique telle que la définit Bertin, et deux rapports à la vérité rapportée à des régimes de pratiques et à des destinataires différents, le paradoxe véridictoire étant que l’image la plus correcte au sens de la géométrie reste la plus déroutante si on la rapporte aux usages de la perception. Autrement dit, la vérité mathématique s’oppose nécessairement à la vérité perceptive.

À l’orthocorrection, premier critère de construction du plan de l’expression, s’ajoute un critère de distance qui décline trois familles de photographies selon la grande, la moyenne ou la faible altitude. Les photographies les plus distanciées, qui présentent la plus grande échelle, sont dues aux satellites, alors que les distances et échelles moyennes sont des vues d’avion. Cependant, loin de se résumer à une question de support conditionnée par la distance, une telle distinction implique un accès différent au visible. En effet, parce qu’elles sont plus rapprochées, les vues d’avion sont plus précises et peuvent recourir aux « couleurs vraies », celles du monde visible à moins qu’elles n’améliorent encore cette acuité au moyen d’un dispositif infrarouge. En multipliant les contrastes chromatiques, l’image livre alors des informations qui échappent au monde visible et permet de distinguer les zones humides et sèches, par exemple.

Note de bas de page 1 :

On obtient alors une résolution supérieure qui permet de distinguer des zones de 2,5 m au sol, les dispositifs militaires actuels pouvant quant à eux distinguer des zones de 15/20 cm.

Note de bas de page 2 :

La notion de monde visible est discutée dans le premier chapitre de l’ouvrage de Jacques Fontanille, Sémiotique du visible, Des mondes de lumière, PUF, 1995, intitulé « Comment le sens vient à la lumière ».

À très haute altitude, les possibilités de la perception directe laissent nécessairement place à l’acuité de la vue infrarouge1. Pour construire l’image, la photographie satellitaire doit superposer différentes couches de « fausses couleurs » dont les longueurs d’onde sont invisibles à l’œil, et qui élargissent donc les frontières du monde visible au-delà et en deçà de 0,4 et 0,8 µ2.

La troisième famille concerne les images faites à une altitude si faible qu’elles transforment l’hypothèse topologique de la perspective à vol d’oiseau qui place le point de vue au-dessus de la surface terrestre en une perspective en hauteur le situant au niveau de la plus grande élévation terrestre, comme c’est le cas dans la peinture chinoise, par exemple. Ces images prises à faible altitude suivent alors au plus près la surface terrestre en introduisant parfois un principe de mobilité pour construire un film.

Ainsi conçue, cette typologie construite sur la notion de distance fournit plusieurs critères de construction du plan de l’expression. En effet, si la distance détermine les limites du monde visible, elles-mêmes présidant au choix de couleurs dites « vraies » ou « fausses », elle introduit aussi un second axe sémantique, le rapport au vivant ou à l’animé. À faible distance, l’échelle humaine reste valide et peut accompagner certaines manifestations de la vie organique, suivre le déplacement d’un troupeau ou d’un vol de grues, par exemple. C’est d’ailleurs à faible distance que la mobilité du point de vue s’avère la plus pertinente car elle permet de révéler ce principe d’animation. Une autre caractéristique de cette distance est qu’elle permet de conserver la figure de l’auteur (d’où la notoriété de Yann Arthus Bertrand). Ainsi, par l’intermédiaire d’un narrateur qui « raconte » la terre peuplée d’actants livrés à des épreuves, s’argumentent des effets de sens conformes aux valeurs mythiques. Au contraire, les photographies prises à haute altitude n’ont accès à la vie animale ou humaine qu’au moyen des « fausses » couleurs de l’infrarouge (« fausses vraies » ou « vraies fausses » selon qu’elles ressemblent à celles de la perception directe). Elles relèvent alors d’une énonciation impersonnelle et technique, celle d’un œil-machine contrôlé par l’avion ou le satellite. À cette distance, l’accès au vivant, à l’animé, s’obtient nécessairement par un dépassement des possibilités du visible et une intrusion dans le caché. L’apparence des images produites, aux couleurs et au grain très particuliers, suffit alors à produire certains effets de sens véridictoires et à les dramatiser.

Ce parcours superficiel a permis de circonscrire quelques règles de corrélation entre la vue du sol et la vue du ciel. La description doit cependant être affinée pour montrer comment l’intégration à des pratiques différentes « finalise » ces photographies et modélise le plan de l’expression pour produire un pseudo-plan (le site de l’annuaire) ou une pseudo-carte (l’ouvrage de vulgarisation).

La photographie du site de l’annuaire

Note de bas de page 3 :

Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, traduction française de Marie-Dominique Popelard, Gallimard, 2006, p. 40.

La photographie aérienne est aujourd’hui communément intégrée à des dispositifs d’orientation dans l’espace. Sur le site de l’annuaire téléphonique, elle est associée à une adresse et à un plan d’accès. Sont ainsi restituées trois « versions différentes d’un seul et même monde neutre et sous-jacent » dirait Goodman3, trois versions qui ne valent que pour leur complémentarité. Centrée par un point de mire autour duquel l’internaute peut circuler, cette photographie désigne le lieu recherché cependant, même si l’espace est censé lui être familier, ce repère semble insuffisant et n’aide guère le voyageur dans son parcours de quête.

Note de bas de page 4 :

Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, traduction française de Jacques Morizot, Hachette, 2005 (1968), p. 43.

La difficulté se situe à deux niveaux de la production de l’image. Elle est tout d’abord inhérente au support photographique lui-même. Quelque soit le genre dont elle relève, la photographie tend en effet à écraser les hauteurs, ce qui rend toujours la confrontation de la photographie de paysage et celle du paysage expérimenté fort décevante pour les photographes amateurs de retour de voyage. « Rien de tel qu’un appareil photo pour changer une montagne en taupinière », note Goodman4. De façon plus essentielle, la difficulté tient au genre de la photographie aérienne qui, en modifiant le point de vue et en s’affranchissant des routines perceptives, supprime tous les repères qui permettent de s’orienter depuis le sol. Le point de vue surplombant donne accès à une expérience totalement nouvelle où les repères terrestres ne fonctionnent plus. Le problème se conçoit comme une difficulté à établir un plan de corrélation entre la vue du sol et la vue du ciel, donc à convertir ce qui est une hauteur dans l’expérience en plages juxtaposées.

Photo et plan d’accès

Note de bas de page 5 :

Je reporte le lecteur à la célèbre étude de J.M. Floch « Etes-vous arpenteur ou somnambule. L’élaboration d’une typologie comportementale des voyageurs du métro », dans Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies, PUF, 1995 (1990), pp. 19-47. Voir aussi Protée vol. 33 n° 2 « Le sens du parcours » (A. Beyaert-Geslin dir.), automne 2005.

Note de bas de page 6 :

Louis Marin assimile par exemple la carte de ville, le plan de ville avec le portrait de ville alors même qu’il fixe d’excellents critères de différenciation. Louis Marin, « La ville dans sa carte et son portrait », De la représentation, Gallimard-Le Seuil, 1994, pp. 204-218.

Note de bas de page 7 :

J. Bertin, idem, p. 286.

Note de bas de page 8 :

La carte est une « construction dont les correspondances dans le plan s’établissent entre les éléments d’une composante géographique, disposés selon l’ordre géographique observé » J. Bertin, idem, p. 285.

Note de bas de page 9 :

J. Bertin, Sémiologie graphique, idem, p. 140.

Heureusement pour le voyageur égaré, cette photographie du site de l’annuaire est intégrée à un dispositif d’orientation qui la fait signifier, un plan d’accès dont il importe d’apporter une définition sémiotique. En effet, si de nombreuses études ont été consacrées aux stratégies de circulation des voyageurs du métro, aux trajets et aux parcours5, il semble que la différence entre la carte et le plan reste à faire6. Plan et carte se laissent certes décrire comme des « traductions planes de l’ordre géographique »7 conformes aux descriptions de Bertin8. Tous deux fonctionnent sur un principe de régionalisation de l’espace qui permet de projeter certaines données traduisant l’appropriation sociale des lieux. De surcroît, ces représentations graphiques utilisent les deux modalités sémiotiques de la cartographie, le texte et le dessin, lui-même recourant aux variables que sont le point, la ligne et la zone. En conjuguant ces possibilités, texte et dessin argumentent cette lecture abductive de la cartographie qui suppose de multiples opérations cognitives impliquant une identification externe (je fais le lien avec les habitudes acquises) et interne (je déduis les informations de leur position relative sur le plan)9.

Note de bas de page 10 :

Cf Larousse illustré.

Note de bas de page 11 :

Il n’y a pas de « cartes exactes » mais seulement des « degrés d’exactitude » explique J. Bertin, idem, p. 285.

Dépassant ces ressemblances superficielles, le dictionnaire définit pourtant le plan de deux façons : en tant que plan, c’est un ensemble de constructions (il est alors l’équivalent de la carte), en tant que plan d’accès, c’est un « projet élaboré avant une réalisation »10. Le statut véridictoire des deux représentations graphiques suffit à accentuer la différence et à révéler des finalités distinctes : si une carte ne peut être déclarée « exacte »11, un plan admet cette évaluation. Plus précisément, il sera dit « exact » s’il s’avère en adéquation avec un usage ou une pratique d’orientation et efficace s’il m’informe rapidement sur la façon de me rendre à l’adresse recherchée, se donne à lire et à mémoriser rapidement, conformément aux conceptions de Bertin :

Note de bas de page 12 :

Jacques Bertin, Sémiologie graphique, Les diagrammes-les réseaux-les cartes-, Les réimpressions de l’EHESS, 1998 (1967), p. 139. L’efficacité se mesurant à la rapidité, on pourrait avancer que l’intentionnalité du plan est de fournir une image au sens de Bertin, c’est-à-dire « une forme significative perceptible dans l’instant minimum de vision, perceptible spontanément ». Ceci ferait de la différence carte/plan, une différence figuration/image. Par une réduction, le plan tend à transformer la carte en une image. J. Bertin, idem, p. 146.

Si, pour obtenir une réponse correcte et complète à une question donnée, et toutes choses égales, une construction requiert un temps d’observation plus court qu’une autre construction, on dira qu’elle est plus efficace pour cette question12.

Note de bas de page 13 :

L. Marin, idem, p. 210.

Note de bas de page 14 :

Cette totalisation cartographique constitue, selon Marin, l’utopie de Thomas Moore.

Nous cernons mieux la spécificité du plan d’accès qui se définit comme une carte finalisée par un programme d’usage unique, comme un programme graphique d’accès à un lieu, à la différence de la carte qui potentialise une infinité de programmes d’usage, peut argumenter des pratiques diverses, urbanistique ou écologique par exemple, et construit en tout cas cet « ensemble d’agencements structuraux » que décrit Marin13. L’adéquation à des pratiques multiples et variées en fait un objet complexe et nécessairement polysémique visant la totalisation14.

Note de bas de page 15 :

L. Marin, idem, p. 208.

Note de bas de page 16 :

J. Bertin, idem, p. 210.

Si cette disponibilité de la carte tend à densifier le plan de l’expression, induisant une combinaison de matières d’expression multiples et un tri des données les plus pertinentes, un autre paramètre tend à complexifier la représentation. En effet, une carte manifeste à la fois une intentionnalité mémorielle – pour Marin, c’est un « vestige »15 - et une intentionnalité transformatrice, ce qui l’amène à combiner différents niveaux de présence pour spatialiser des données temporelles qui seront ainsi stabilisées par l’ordre géographique. La carte est donc une méta-image où « les noms et les signes privilégiés (y) font reconnaître l’autorité de la loi de l’ordre social » comme l’indique Marin16 : c’est en somme un métadiscours sur le devenir social. 

Note de bas de page 17 :

Bertin a inventorié le nombre de paramètres que peut contenir une image, « lorsque l’information nécessite plus de trois variables, on ne peut construire une figure qui réponde spontanément à tous les types de question. L’image n’admet pas une quatrième variable », J. Bertin, idem, p. 151.

Note de bas de page 18 :

Marin estime que « les manques et les excès » de cette topographie (c’est-à-dire les redondances) permettant justement d’esquisser les contours du programme d’action ». Ils dessinent en creux le programme à suivre. L. Marin, idem, p. 206.

Le plan d’accès se définit au contraire par un programme d’action unique : il est efficace s’il mène rapidement à l’adresse recherchée. Au plan de l’expression, cette efficacité se traduit par une condensation sur un petit nombre de traits pertinents, au minimum qui autorise la lecture spontanée et la mémorisation17. Le plan ne vise donc ni la totalité qui assure la maîtrise conceptuelle ni a fortiori l’exhaustivité qui égarerait le voyageur, mais l’exemplarité ou la spécificité qui témoignent de l’adéquation au programme. La réduction quantitative jusqu’à un certain nombre de traits nécessaires et suffisants se conçoit comme une interprétation qualitative qui oblige à définir les données indispensables à l’orientation18.

Note de bas de page 19 :

Roland Barthes, « Sémiologie et urbanisme », Œuvres, non-paginé.

Note de bas de page 20 :

Le plan que nous traçons sur un coin de table peut même matérialiser la mobilité par des flèches plus ou moins marquées et scénariser le parcours au moyen de traits parallèles ou perpendiculaires au sens de circulation pour symboliser le franchissement d’un obstacle ou l’arrêt.

De façon plus essentielle, ce travail sémiotique de réduction et de tri des valeurs se conçoit à l’aune d’une transformation de la visée globale de la carte en une visée locale qui circonscrit et oriente toutes les données autour d’un centre déictique. La carte et le plan d’accès s’opposent en effet par leur centre de gravité. Une carte de la ville fonctionne toujours autour d’un centre de ville, fût-ce cette « espèce de “ foyer ” vide de l’image que la communauté se fait du centre », que décrit Barthes19. Si ce centre de gravité se confond avec un centre-ville établi une fois pour toutes et pour toutes les cartes de la même ville, celui du plan d’accès se confond nécessairement avec le centre déictique qu’introduit le projet du destinataire. S’adressant à un destinataire en particulier, le plan d’accès esquisse une scène prédicative singulière et potentialise une performance narrative précise : « vous arrivez là », « vous passez par là »…. Devant scénariser le faire, il ne fournit pas une description susceptible d’accueillir de multiples récits potentiels mais fait le récit d’un déplacement dans l’espace. La finalité du plan d’accès est précisément de donner sens au trajet en introduisant les séquences narratives et les obstacles qui le transformeront en parcours. Il suppose donc un réembrayage énonciatif de l’usager dont le corps-mouvement circule potentiellement dans le plan20.

Note de bas de page 21 :

Le texte matérialise ainsi la fonction d’ancrage que Barthes oppose à la fonction de relais. Voir à ce sujet « Rhétorique de l’image », Communication n°71, 1964.

Cette narrativité caractéristique n’est pas sans incidence sur la relation texte-image. Soumis à la condensation du plan de l’expression, les textes sont réduits aux mentions des noms de rues et aux intitulés des bâtiments les plus significatifs. Ils constituent ainsi la part la plus nécessaire de l’information car, interrompant la polysémie de l’image21, ils assurent l’identification des lieux. Dans le plan, tout doit se donner aisément à lire et seul le heurt de deux sens de lecture, celui de l’écriture et celui de la mobilité de l’usager, peut encore ralentir la compréhension et le voyage cognitif dans le plan. Ainsi réduit à un petit nombre de titres superposés au dessin, le dispositif textuel exclut toute légende et tout système de référenciation externe susceptible d’alourdir la lecture. Cette « intériorisation » du plan sur lui-même nous met sur une voie heuristique intéressante et permet de faire le lien entre le texte et le dessin. En effet, on peut supposer que l’impératif d’efficacité amène à proscrire les variables graphiques fines, telles les trames et les graduations tonales à l’intérieur d’une même couleur qui obligeraient l’usager à comparer les zones pour reconstruire des isotopies thématiques en recherchant des règles d’interprétation dans les échelles de référenciation textuelles.

Comment les variables chromatiques s’organisent-elles sur le plan ? Réduites à un petit nombre (rose, beige, jaune, orangé, vert et bleu), elles procèdent du même niveau de tonalité et de saturation même si le bleu tend à « ressortir ». Cette homogénéité tonale laisse supposer que la différence chromatique, loin de restituer une hiérarchie des espaces, une perception ordonnée dirait Bertin, n’assume qu’une fonction de différenciation. Un regard plus attentif révèle en outre que, si le plan adopte les variables graphiques séminales de la carte (le point, la ligne, la zone), il oblitère pourtant les correspondances chromatiques traditionnelles qui associent les espaces agricoles au jaune ou à l’orangé ; les espaces naturels, au vert ; le « construit » au gris-noir et l’architecture, au rose violet. Une zone qui apparaît boisée sur la photographie peut être traduite indifféremment en rose ou en jaune sur le plan alors que le bleu, unique dérogation à cette indifférence chromatique, désigne toujours fidèlement la rivière, cette eau qui est toujours le repère le plus stable pour le cartographe. Surtout, on s’aperçoit que les différentes parties de ce qui ressortit au même ensemble boisé sont désignées par des couleurs contrastantes et de même que les voies d’accès, au lieu d’être uniformément grises, prennent des couleurs différentes.

Ces remarques tendent à montrer que le plan s’affranchit des isotopies topologiques et thématiques pour porter l’effort sur la différenciation des zones et des voies d’accès. Au lieu d’être distribuées de façon associative (pour restaurer les continuités isotopiques) ou ordonnée (pour introduire une graduation dans les continuités isotopiques), les valeurs sont réparties de façon contrastive et donc dissociative, l’efficacité du plan tenant à sa capacité à distinguer les voies d’accès et plus précisément à distinguer les zones relativement aux voies d’accès. Le plan n’est donc pas seulement une réduction de la carte qui tendrait à synthétiser le plan de l’expression sur les données les informations les plus pertinentes, mais il induit une autre distribution des valeurs : la pratique d’orientation reconfigure l’énoncé sur des valeurs essentiellement contrastives.

La vue aérienne du site de l’annuaire

Il est temps de revenir à la photographie pour envisager sa complémentarité avec le plan dans le dispositif d’orientation et rendre compte d’un effet de réduction.

Note de bas de page 22 :

Ceci qui est souvent commenté comme une dynamique centrifuge de l’image photographique ou cinématographique, qui tend toujours se raccorder au réel découpé à la périphérie.

La photographie permet de repérer des angles, des places, de comparer des artères au statut différent (rues ou boulevards) et, en utilisant certains principes de classement spontanés et universels (du plus grand au plus petit, par exemple), permet même de distinguer la rue du boulevard. Hormis ces ressources perceptives, sa moindre efficacité s’explique cependant par l’impossibilité de réduire la diversité sensible à quelques traits indispensables. En effet, la photographie étant une empreinte, elle procède à une découpe exhaustive du monde qui « prend » solidairement tous ses éléments 22 sans aucune possibilité de tri des valeurs adéquates.

La gamme chromatique étant déterminée par le statut d’empreinte du support photographique, elle se montre de même fidèle aux couleurs du monde si bien que tous les espaces verts apparaissent verts, le bâti, rose et les voies urbaines - fussent-elles des boulevards ou des artères secondaires -, grises. Néanmoins une particularité du dispositif de visualisation surplombant tend à modéliser ces couleurs puisqu’en plaçant tous les objets à la même distance, l’image tend à les désaturer, à les « laver » pareillement, pour les inscrire dans un unique registre de valeur. Ainsi le point de vue à vol d’oiseau rompt-il avec les routines perceptives de la perspective atmosphérique où, conformément au système semi-symbolique bien connu, ce qui est volumineux, net et de couleur saturé sera plus proche que ce qui est petit, aux contours flous et de couleur désaturée. Un tel « basculement » du point de vue n’est pas sans incidence pour la distribution des valeurs puisqu’il tend à rassembler les formes distribuées dans le paysage et à restaurer les isotopies topologiques selon une logique associative.

On s’aperçoit donc qu’en dépit de la même apparence désaturée des couleurs, l’organisation chromatique des espaces suit une logique différente dans le plan et la photographie aérienne. Tandis que le plan, finalisé par la pratique d’orientation, tend à différencier les espaces, la photo reste fidèle à leur ontologie et renvoie le voyageur à la polysémie de l’image. Moins efficace en tant que support d’orientation, celle-ci se prête en revanche à divers investissements sémantiques, aux différents thématisations que suppose la variété des pratiques. Deux niveaux de réduction apparaissent donc, par lesquels la photographie « finalisée », soumise à une sélection des traits pertinents et profitant des possibilités d’ancrage de l’écrit, devient une carte qui, elle-même « finalisée » et soumise à une seconde sélection de données pertinentes, deviendrait un plan d’accès.

Note de bas de page 23 :

À cette distance, le plan ressemble à une carte routière.

Pourtant, d’une réduction sémiotique à l’autre, un critère essentiel serait conservé que révèle le défilement des objets visuels. En effet, sur le site de l’annuaire, un curseur permet de zoomer sur chaque image convoquée, en rapportant le point de vue au niveau de la rue, du quartier, de la ville ou du pays23 mais en conservant un point de mire permanent. Autour de ce centre déictique, le voyageur peut circuler et revenir d’un seul « clic » au centre de gravité de l’image mobile. Une telle expérimentation amène alors à se demander si les différents objets visuels rassemblés par le support informatique, tous animés par la performativité du plan d’accès qui leur permet de suivre la linéarité du parcours du voyageur, n’ont pas finalement usurpé le statut de plan d’accès. Dûment finalisés, tous ces objets visuels sont des plans au sens sémiotique, des plans plus ou moins efficaces au demeurant.

Ce recentrage systématique autour d’un point de mire défini par la pratique modifie en tout cas le statut épistémologique de l’énoncé. La carte qui sédimente différents niveaux de présence potentielle est une méta-image de la ville. En même temps qu’elle décrit cette ville, la carte fait le récit d’un devenir et construit donc un projet de ville autonome et, en même temps qu’elle décrit l’ici-maintenant, elle raconte un alors-ailleurs débrayé. Plutôt que le récit débrayé d’une ville, le plan d’accès fait le récit d’un parcours individuel dans l’espace dont chaque information graphique, convertie en seuil aspectuel, devient une séquence narrative. Il rompt ainsi avec le débrayage énonciatif de la carte pour assumer un embrayage énonciatif permanent dans l’ici-maintenant, dans l’expérience actuelle, chaque donnée graphique devant pour ainsi dire remettre le voyageur en chemin.

En ce sens, la carte et le plan se laissent décrire comme deux expériences temporelles différences. La carte confronte le présent de l’expérience à un présent intemporel et historique, au devenir du lieu, tandis que le plan insiste sur le présent de l’expérience. Cette distinction tend à associer le plan et la photographie du site de l’annuaire dans un même projet et sur une même opération fondatrice, l’embrayage, ce qui n’exclut pas une différence relative à la dominante prédicative, parce que le plan adopte le principe de la jonction et la valence de la médiation tandis que la photographie met en présence du parcours et recourt à la valence de l’immédiateté.

carte

plan du site de l’annuaire

photo du site de l’annuaire

Opération fondatrice

débrayage

embrayage

embrayage

Dominante prédicative

jonction

jonction

présence

Valence

médiation

immédiateté

immédiateté

Cette différence prédicative n’est que la prémisse d’une différence véridictoire. En effet, la mise en parallèle des deux objets visuels sur le site restitue, sous forme d’alternative, l’intégralité du parcours heuristique : ainsi met-on en scène le paysage où l’on s’égare et celui où l’on se retrouve, un paysage authentifié par son statut d’empreinte et le dessin du même paysage qui se trouve ainsi auréolé de l’effet d’autorité de la photographie. La sommation successive du plan ou de la photo tend même à accorder à la photographie aérienne un statut de fond cartographique pour le plan car il suffirait de superposer le plan et la vue aérienne ou de les convoquer à l’écran l’un après l’autre pour que les indications se superposent au relief. Ainsi pourrait-on restaurer toutes les possibilités sémantiques de la cartographie, découvrir d’autres corrélations entre les lieux, et argumenter une infinité de programmes d’action. La photographie vient alors ancrer l’usager dans le présent de l’expérience en apportant au plan l’authentification du « ça a été ».

Note de bas de page 24 :

Jacques Fontanille, « Les systèmes d’imagerie scientifique, Questions sémiotiques », E/C, Rivista dell’Associazione italiana di studi semiotici, mis en ligne le 2 mai 2007.

Ainsi découvre-ton l’effet référentiel, la croyance référentielle qui, comme l’a noté Fontanille24 à propos des images scientifiques du corps (radiographie, IRM, etc) assure la localisation et la mise en relation d’effets de présence. À propos de ces images du corps, Fontanille montre que la croyance iconique s’impose au détriment des effets référentiels. Notre corpus semble indiquer au contraire une association des deux types de présence, la photographie fonctionnant comme une confirmation de l’effet iconique du dessin.

La France vue de l’espace

Une étude des photographies rassemblées dans un ouvrage de vulgarisation permet de préciser le statut sémiotique de ces images qui, pour le dire de la façon la plus triviale, disent le vrai tout en ne disant quasiment rien à moins qu’une carte ne les fasse parler. Autrement dit, ces images disent une vérité qu’on ne sait où localiser.

Note de bas de page 25 :

François Beautier, La France vue de l’espace, Paris, Selection du reader’s digest, 2004.

Note de bas de page 26 :

J. Bertin, idem, p. 287.

La particularité de cet ouvrage, La France vue de l’espace25, est en effet de permettre, par la structure éditoriale du livre et par sa mise en page, l’interprétation de photographies qui, dégagées de ce support, échapperaient à la signification. En effet, sans un dispositif référentiel approprié, sans recours à un titre, un observateur qui n’est pas géographe ne peut en effet identifier précisément une image aérienne et y voir tel pays ou telle région. Cette difficulté tient au fait que le paysage n’est pas métonymique à la différence du corps qu’on peut toujours reconstruire à partir de ses parties, parce que tous les corps obéissent au même modèle. La forme géographique la plus aisément identifiable est toujours, paradoxalement, celle qui est prise à la plus grande distance : « plus l’espace est grand, plus il semble que la forme extérieure de la carte suffise à son identification »26, explique Bertin, l’ultime référence étant toujours le planisphère. A l’inverse lorsque l’échelle est toute petite, l’identification devient impossible et « le document est perdu pour l’information », observe-t-il.

Note de bas de page 27 :

J. Bertin, ibidem.

A l’échelle du pays, peu de formes restent reconnaissables. Bertin peut bien assurer que « certaines images familières telles que la carte des Iles Britanniques, du Japon ou de la France ont atteint un degré d’universalisation qui les hausse au niveau du symbole »27, cette conception peut sembler pour le moins idéologique et cède la place à l’hypothèse d’une identification culturelle des formes d’un pays : un Iranien reconnaît la forme de l’Iran et un Comorien, la forme pourtant complexe de son archipel...

Ces difficultés d’identification traduisent un double problème. Le premier tient à la difficulté d’établir la présence localisable du pays et, dans l’ouvrage comme sur le site de l’annuaire téléphonique, celle-ci est assurée par les échelles de référence qui, partant d’un plan large puis rapproché, vont produire la vérité référentielle du territoire observé. Le second problème est lié au fait que cette présence référentielle doit nécessairement consacrer une présence iconique : il faut donner une forme au territoire et produire la croyance iconique. Sans forme ni attache, le morceau de croûte terrestre serait livré à tous les investissements imaginaires qu’autorise l’intrigante Europe après la pluie de Max Ernst.

Les difficultés de la sommation

Deux chapitres permettent de préciser les obstacles et la solution apportée par l’ouvrage. La difficulté la plus considérable rencontrée par le livre vient avec les photographies du Limousin qui, si elles ne subissaient la pression cartographique en s’autorisant quelques indications de lieux ne signifieraient rien parce qu’elles n’auraient aucune vérité iconique. Ainsi, tandis que se construit la présence référentielle à partir d’une carte de France assortie d’un dispositif de cadres renvoyant à un index des territoires, une présence iconique se construit tout de même au fil des pages. Tout d’abord, des frontières administratives sont données par un contraste tonal qui interrompt les continuités paysagères entre le Limousin et les régions périphériques. Ce contraste de zone impose un contraste entre une figure sur laquelle se concentrera l’attention et un fond, qui pourra être négligé. Cette discrimination des valeurs est rendue nécessaire par le caractère continental du Limousin qui, placé au bord de la mer, recevrait dès l’abord un statut de figure. En effet, si le point de vue à vol d’oiseau tend à invalider les lois de la perspective atmosphérique, toutes les couleurs se trouvant désaturées en même temps du fait de la distance, il semble que la mer fonctionne toujours comme un fond dans la photographie aérienne.

Note de bas de page 28 :

Jacques Ninio, L’empreinte des sens, Réception, mémoire, langage, Odile Jacob ed., 1996, p. 65.

Plusieurs propriétés argumentent ce statut. Tout d’abord, la mer oppose à la diversité chromatique de la terre une continuité contrastante. Ensuite, le bleu étant perçu comme la couleur la plus éloignée dans la profondeur, il tend à « pousser » les couleurs terrestres devant lui. Enfin, les contrastes de texture eau/terre tendent à marquer les contrastes chromatiques si bien que, comme l’explique Ninio, même si les lignes n’existent pas dans la nature, « la ligne de côte qui sépare l’eau de la terre est vue, de bateau ou d’avion, comme si elle avait été expressément dessinée à l’encre noire »28. Il ressort que le Limousin n’ayant pas de frontière littorale, les contrastes qui permettront de produire un contour et de constituer la figure devront être construits.

Note de bas de page 29 :

Je me permets de renvoyer le lecteur à la description de la dimension de la texture faite dans Anne Beyaert-Geslin, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », dans Protée « Lumière(s) » (M. Renoue dir.), vol. 31 numéro 3, hiver 2003-2004, pp. 81-90 et notamment p. 82.

A cette première difficulté inhérente à la sommation d’un contour, s’en ajoute une seconde liée à la structuration de la plage. En effet, au lieu de produire des figures identifiables susceptibles d’introduire une discontinuité dans l’image, le plan de conversion photographique transforme le magnifique modelé de la nature limousine en une continuité texturale qui ne devient signifiante qu’en raison d’une projection de noms de lieux, c’est-à-dire par la médiation cartographique. Les discontinuités qui font le charme du paysage limousin vu du sol et donnent prise à la signification s’évanouissent lorsqu’on les observe du ciel et laissent place à une granularité, à cette répétition d’éléments qui caractérise la texture29.

Une telle difficulté suffit à révéler les prises signifiantes sur lesquelles se construit la présence iconique. Elle montre que la figurativité s’appuie tout d’abord sur la structure naturelle du paysage, les fleuves et la mer, et profite aussi de certains renforts du relief puisque la stratification du paysage de haute montagne (la basse altitude autorise les cultures qui, à plus haute altitude, deviennent des alpages puis des rochers, la stratification se terminant éventuellement par un chapeau de neiges éternelles au sommet des montagnes) va se convertir en contrastes chromatiques lorsqu’on l’observera du ciel. Plus communément, la présence iconique manifeste l’appropriation culturelle de la nature sous forme de citadelles, d’aéroports ou d’autoroutes. Si ce rapide inventaire permet de comprendre pourquoi la topographie limousine, marquée par la nature et une altitude moyenne, se traduit par une texture et non par des figures lorsqu’on l’aperçoit du ciel, une comparaison avec une région littorale et industrielle montre, à l’inverse, comment une présence iconique s’impose d’elle même en raison des propriétés du terrain. D’une part, la mer assume alors le contraste figure/fond et l’accentue par un effet de contour et, d’autre part, la diversité économique suffit à varier les espaces et à informer le plan de l’expression. Plus précisément, on s’aperçoit que la présence iconique d’une région littorale et industrielle s’impose en même temps que la vérité référentielle, la localisation facilitant la construction de la figure.

Pourtant, cette esquisse réclame quelques nuances. En effet, si la dépendance de la présence référentielle et de la présence iconique suggère une corrélation directe des valeurs, des paliers apparaissent en fonction de la hauteur du point de vue.

Note de bas de page 30 :

Simmel explique comment la figure humaine mesure l’espace : « Quel que soit l’environnement dans lequel elle est placée (la figure humaine) est ressentie comme la norme qui détermine les quantités et proportions de ce qui l’entoure. A l’intérieur d’une image donnée, elle-même n’est donc ni grande ni petite, puisqu’elle est bien plutôt ce à quoi se mesure la grandeur ou la petitesse de tous les autres éléments ». Georg Simmel, « La quantité esthétique », dans Le cadre et autres essais, traduction française de K. Winkelvoss ; « Die ästhetische Quantitä » in Der Zeitgeist, Beiblatt zum Berliner Tageblatt, 2003 (p. 1903), p. 50. Ces propositions confirment celles du De Pictura d’Alberti et de Protagoras pour qui « l’homme est la mesure de toute chose ».

Note de bas de page 31 :

Certaines photographies de Yan Arthus Bertrand, confortées par la pratique du ciel, nous amèneraient à faire l’hypothèse que le basculement du point de vue s’accompagne en certains cas d’un basculement axiologique. Ainsi pourrait-on assurer que les objets que nous jugeons beaux lorsque nous les voyons du sol ne résistent pas à la vue aérienne qui, en revanche, valorise de lieux aussi triviaux qu’une décharge publique ou une casse automobile. De surcroît, on ferait valoir que ce basculement du point de vue, au-delà d’une référence au Nouveau réalisme confortée par l’accumulation et la préservation d’un effet de volume des objets, induit un effet d’abstraction.

Tout d’abord, on s’aperçoit que la plus faible altitude conserve la référence à l’échelle humaine qui garantit l’identification de l’objet30. Ainsi l’insertion d’un promeneur sur une image de dune permet-elle à la fois d’identifier le paysage (c’est une photo de dune et non une macrophotographie d’un bac à sable) et de localiser la hauteur du point de vue (la plus haute élévation terrestre et non celle de mon corps lorsque je vise le sol)31. Lorsqu’on s’éloigne en revanche, aucun objet du monde ne se laisse plus identifier à une de l’échelle humaine et il faut parvenir à la plus haute altitude, celle du pays (avec les réserves que nous avons faites) mais surtout celle du planisphère, pour qu’on autre objet, géographique celui-ci, se constitue et s’offre à la signification. Se profilent ainsi deux attracteurs et deux stabilisateurs iconiques : l’échelle humaine et l’échelle du planisphère.

Mais une autre inflexion de la corrélation directe doit être mentionnée. Car si l’on rapporte cette présence iconique à la présence référentielle, on s’aperçoit que l’objet aisément identifiable à faible altitude perd néanmoins toute validité référentielle : on ne sait où le « raccrocher » pour parler trivialement. Resurgit alors une difficulté banale de l’analyse des tableaux où la focalisation du détail fait perdre la maîtrise conceptuelle qu’assure la visée englobante. Seule la vue à très haute altitude (au niveau du pays ou mieux encore, du planisphère) garantit à l’objet géographie une présence iconique alliée à une présence référentielle. On s’aperçoit donc que la distance régit différemment l’iconicité et la localisation spatio-temporelle, ce que traduisent deux schémas tensifs :

image

Conclusion

Notre étude des images aériennes révèle donc la coïncidence de la vérité iconique et référentielle mais introduit une stratification, des paliers de signification. Elle montre aussi la pression du modèle cartographie sur la photographie qui n’est après tout qu’une pseudo carte et la pression du plan pour les pratiques d’orientation, qui en fait un pseudo plan. Ceci nous amène à penser que la photographie peine à signifier ou plutôt que sa signification est d’abord tautologique : elle signifie ce qu’elle désigne. Lorsqu’elle décrit, c’est moins bien que les cartes et lorsqu’elle raconte, c’est moins bien que les plans.

Si la photographie aérienne prend sens en s’intégrant à différentes pratiques auxquelles elle apporte sa caution, elle s’intègre avant tout à une pratique esthétique. Celle-ci accorde aux images ces valeurs mythiques déjà évoquées mais permet aussi, plus simplement, d’ouvrir l’imaginaire esthétique parce qu’elle offre un nouveau point de vue sur le monde. En ce sens, l’imagerie scientifique aérienne diffère des images du corps sur une possibilité essentielle. En effet, si toutes les images du corps tendent à se ressembler sur un modèle unique, la discontinuité révélant toujours une pathologie, aucune image du ciel n’est semblable à l’autre et l’imaginaire de la terre est infini.