Un exemple de collaboration interartistique : Élégie à Michel-Ange de Sandrine Willems et Marie-Françoise Plissart

Jan BAETENS 

https://doi.org/10.25965/visible.264

Le présent article se penche sur un cas de collaboration intermédiatique relativement rare, celui d’une fiction narrative photographiquement illustrée. Elégie à Michel-Ange, le livre récent de l’écrivaine Sandrine Willems et de la photographe Marie-Françoise Plissart, est analysé ici à la lumière des contraintes, possibilités et sollicitations de ce genre d’ouvrages à quatre mains. L’accent est mis surtout sur la plus-value de la collaboration, qui transforme le travail ‘classique’ de chacune des artistes en une œuvre profondément originale.

This article deals with a relatively rare example of intermediatic collaboration between fictional narrative and photographic illustration. It analyzes Elégie à Michel-Ange, a recent book by the writer Sandrine Willems and the photographer Marie-Françoise Plissart, from the multiple viewpoint of the various constraints and possibilities that rule this type of collaborative work. It emphasizes in the very first place the surplus value of intermediatic collaboration, which transforms the rather classic styles of both the writer and the photographer into a very innovative work of art.

Este articulo trata de un tipo de colaboración intermedia bastante excepcional : la combinación de un texto de ficción narrativa de un lado y de ilustraciones fotográficas de otro lado. Analizamos Elégie à Michel-Ange, el libro recién publicado de la escritora Sandrine Willems y de la fotógrafa Marie-Françoise Plissart desde el doble punto de vista de lo que estas colaboraciones nos han acostumbrado a prohibir mas también a permitir. De manera mas concreta, se insiste en la plusvalía de esta colaboración, que transforma los estilos clásicos de la autora y de la fotógrafa en algo de muy original.

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

On peut penser à : Jane Rabb (ed.), Literature and Photography. A Critical Anthology, Albuquerque, University of New Mexico Press ; Carol Armstrong, Scenes in a Library, Cambridge, Mass. MIT, 1998 ; Peggy Ann Kusnerz (ed.), « Photography and the Book », special issue of History of Photography, vol. 26-3, 2002 ; Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002 ; Daniel Grojnowski, Photographie et Langage, Paris, Corti, 2002 ; Jérôme Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Paris , PUF, 2003 ; Martin Parr & Gary Badger, The Photobook : A History. Volume 1, Londres, Phaidon, 2004.

Contrairement à ce qui se passe dans le domaine des études du cinéma, où les publications sur les rapports avec le texte littéraire ou sur les techniques d’adaptation intermédiatique ne se comptent plus, force est d’observer que les relations entre photographie et littérature demeurent relativement mal connues. Malgré la publication récente de quelques livres majeurs en ce domaine, tant en français qu’en anglais1, nos connaissances présentent toujours des lacunes surprenantes. Il en va de même de l’intérêt général pour ce thème, qui demeure faible. Certes, les chercheurs se penchent volontiers sur le personnage du photographe tel que le campent les romans (ce personnage est souvent, et sans doute à juste titre, vu comme un représentant métaphorique de l’écrivain même, et les photos décrites ou évoquées fonctionnent régulièrement comme des mises en abyme) ou sur le rôle d’adjuvant que peut jouer la photographie dans la genèse d’un texte. Corollairement, on est de plus en plus attentif à la manière dont le métier d’écrivain et les métiers du livre en général sont représentés photographiquement (une des premières images de Talbot mettait déjà en scène sa bibliothèque et qui n’a jamais vu de reportage sur les maisons d’écrivains ?). Toutefois, une indifférence certaine continue à entourer ce qui devrait se trouver au cœur même de ce type d’études : la collaboration concrète, matérielle, réalisée sous forme de livre, entre un auteur et un photographe.

Note de bas de page 2 :

D’autres exemples se trouvent dans l’œuvre de Michael Ondaatje ou de Hervé Guibert. Pour une étude plus exhaustive, voir Jan Baetens & Hilde Van Gelder, « Petite poétique de la photographie mise en roman (1970-1990) », in Danièle Méaux (dir.)., Romanesque et photographie, Arras : PU de l’Artois (à paraître en 2006).

Note de bas de page 3 :

Il va sans dire qu’on peut imaginer sans trop de mal une nouvelle donne qui inverse les rapports de force entre les deux médias. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Comment expliquer ce silence à première vue étrange ? La raison en est simple : la presque-absence, du moins dans le texte de fiction, d’exemples (dont tous, du reste, ne sont pas intéressants du point de vue artistique). Même à l’époque de la photographie « mise en scène » (si l’on peut traduire ainsi le syntagme anglais staged photography), d’une part, et des facilités manipulatrices des techniques digitales, d’autre part, il semble que le mariage entre photographie et fiction demeure plus que problématique. Faut-il s’étonner que ce soient toujours les mêmes exemples qui reviennent dans l’étude des rapports entre littérature et photographie : Bruges-la-Morte de Rodenbach (1892), Nadja de Breton (1928) ou les livres de W.G. Sebald (fin du 20e siècle), dont le succès de librairie ferait croire, ô combien à tort, que ce genre de textes hybrides a toujours existé et que Sebald n’est pas le seul à exploiter ce filon. S’il est loin d’être complet2, le corpus que l’on vient d’évoquer reste minuscule, surtout si on le compare aux expériences d’écriture mixte dans d’autres domaines comme la poésie (mais il convient ici de faire remarquer qu’en poésie le critère de la fictionnalité ne joue qu’un rôle mineur et que la résistance au média photographique n’y a donc pas de véritable raison d’être), la prose documentaire (un des ouvrages-clé serait ici Prions maintenant les grands hommes de Walker Evans et James Agee, publiée sous forme de livre en 1941), le « beau livre » (coffee table book) agrémenté d’une préface ou d’une lecture faite par un grand écrivain (cependant, dans de tels cas la présence d’un texte cherche moins à établir un dialogue entre photographie et littérature qu’à faire profiter celle-là du prestige social de celle-ci3) ou encore, et enfin, le livre d’artiste (dont les possibilités semblent infinies, sans doute parce que ce genre relève davantage des arts plastiques que de la littérature proprement dite et qu’il échappe donc aux pressions normalisatrices exercées par la librairie).

Ce qui distingue le petit corpus de textes de fiction photographiquement illustrés (ou, dit plus prudemment, « contenant des images photographiques ») est le caractère fort ambivalent de la fictionnalité qui s’y déploie : Sebald brouille à dessein les frontières entre fictionnel et authentique, entre imaginaire et vérifiable ; Breton présente son texte comme une sorte de rapport psychiatrique ; quant à Bruges-la-Morte, c’est un texte qui relève autant d’une approche symboliste du « génie du lieu » que d’un roman au sens strict du terme.

Note de bas de page 4 :

Entre parenthèses, il ne semble pas que la vogue actuelle de l’autofiction, dont Sebald est un représentant un peu oblique (et Guibert sans doute, encore que, un représentant plus direct), ait changé radicalement notre perception des rapports entre écriture et photographie.

Note de bas de page 5 :

Les Impressions Nouvelles, Paris-Bruxelles, 2005. Pour une présentation circonstanciée des auteures et du livre, avec extraits et comptes rendus, voir :
http://www.lesimpressionsnouvelles.com/elegie_a_michelange.htm

Il convient de ne jamais perdre de vue la gêne, voire le tabou que continue à susciter la rencontre de la photographie et de la fiction4, quand on cherche à évaluer les formes et surtout les enjeux d’une collaboration interartistique en ce domaine. Si Élégie à Michel-Ange5, le travail à quatre mains de la romancière Sandrine Willems et de la photographe Marie-Françoise Plissart, est un livre singulier, pour ne pas dire exceptionnel, c’est aussi parce que ce livre, en plus de trouver des solutions originales à des problèmes très anciens, intègre aussi une réflexion sur les questions fondamentales des rapports entre photographie et fiction dans le domaine du texte romanesque.

Note de bas de page 6 :

Une fois de plus, il ne faut pas s’étonner que la collaboration soit plus répandue dans les zones dites paralittéraires : Borges s’attelant avec Bioy Casarès pour écrire des histoires policières, des écrivains collaborant avec des dessinateurs pour faire des romans graphiques (encore que là aussi le mythe de l’auteur « complet » soit vivant), etc.

De prime abord, le choix d’une collaboration pour « peindre » une vie imaginaire de Michel-Ange, racontée ici à travers le point de vue de son dernier amant, paraît logique : l’artiste lui-même, ne fut-il pas écrivain et plasticien en même temps ? Toutefois, le système littéraire dans lequel Élégie à Michel-Ange est censé trouver sa place, fonctionne autrement : d’abord il reste sous la coupe de la tension presque insurmontable entre deux lieux communs, à savoir la fictionnalité du texte romanesque et l’authenticité du document photographique ; ensuite, il demeure également fort rétif aux ouvrages réalisés en collaboration, que nos idées actuelles sur la littérature tendent toujours à juger incompatibles avec la notion de génie (individuel par définition6). On peut donc gager qu’à l’origine la collaboration entre Willems et Plissart, qui avaient chacune une longue expérience du travail en collaboration (mais toujours hors écriture romanesque), n’avait rien de naturel ou d’évident. Vu la nature et la force des obstacles institutionnels et artistiques, la décision de se lancer dans un travail à quatre mains n’a pu résulter d’un caprice ou d’un concours de circonstances (tant l’auteure que la photographe connaissaient parfaitement les risques qu’elles prenaient en faisant un tel livre), elle a été le fruit, au contraire, d’un véritable programme d’écriture. Dans les pages qui suivent, j’aimerais bien amorcer une analyse de ce projet, tel qu’il est possible de le déduire de la seule lecture de l’ouvrage.

Dans la postface du roman (mais par prudence mieux vaut n’utiliser ce terme qu’entre guillemets, puisqu’à aucun endroit du livre cette étiquette générique ne se voit utilisée), Sandrine Willems note ceci, qui est de grande importance pour sa collaboration avec Marie-Françoise Plissart :

Mon propos, quand j’écris, n’est sans doute pas d’inventer un sujet original, mais, un peu comme Michelet, de me « mettre au service des morts » ou de personnages mythiques, en faisant entendre leur voix, c’est-à-dire en l’interprétant, presque comme un musicien ou un acteur, autrement dit en la réinventant. Loin de me sentir « romancière » […] je me verrais plutôt comme un « scribe », ou une gardienne d’un temple, liée à la mémoire, aux légendes, à une certaine tradition orale (p. 215).

Cette quête d’une voix, plus particulièrement d’une voix d’autrui car la voix narrative dans les textes de Willems n’est jamais autobiographique, est une tentative de s’approcher à travers la langue écrite de ce qu’il y a de plus insaisissable, de plus éphémère, de plus fragile dans la communication humaine (cette fragilité n’est pas à confondre avec quelque immatérialité, comme certains le posent parfois : la voix est aussi matière). Dans cette perspective, la décision de confronter l’écriture de la voix à un autre média (en l’occurrence la photographie) et à un tout autre motif (en l’occurrence la sculpture de Michel-Ange), doit s’interpréter avant tout comme une façon d’éclairer le projet littéraire même, de le rendre en quelque sorte plus transparent encore. À travers la photographie, la voix se heurte à quelque chose de visible, de stable, que l’on peut montrer du doigt et essayer de nommer. Et à travers le choix de ne photographier que des objets liés à la sculpture (et partant de laisser de côté tout ce qui touche au Michel-Ange peintre, au Michel-Ange écrivain, au Michel-Ange homme et amant, etc.), cette opposition se trouve encore creusée : l’image photographique devient photographie de sculpture, avec tout ce que ce glissement implique de lourdeur et d’opacité. Que tout au long du livre les images « collent » tellement au texte (il me faudra revenir sur ce point) renforce encore cette transfiguration des matériaux : le texte devient voix tout comme le bloc de marbre devient image (pourrait-on aller jusqu’à dire : devient « idée » ?)

Note de bas de page 7 :

Pour plus de détails et un exemple d’analyse, voir Jan Baetens, « Brassaï, écrivain-photographe », Formules, 7, 2003, p. 28-31.

Note de bas de page 8 :

Les articles que Heinrich Wölfflin a consacrés à ce sujet ont paru en 1896, 1897 et 1914 dans la Zeitschrift für Bildende Kunst. Une traduction française se trouve dans le catalogue de l’exposition Pygmalion photographe : la sculpture devant la caméra 1844-1936, Rainer Michael Mason (éd.), Genève, Tricorne, 1985.

Toutefois, la sculpture en elle-même est tout à fait autre chose que la sculpture photographiée (toutes proportions gardées, c’est la même distance que celle qui existe entre une voix qui se laisse percevoir dans le réel et l’invention d’un « ton » à l’aide d’un texte littéraire : le texte réussi ne copie jamais le réel7). S’agissant de la sculpture photographiée, deux médias se rencontrent et c’est l’interaction entre la structure et les propriétés respectives de la photographie et de la sculpture qui déterminent la manière de photographier. Dans la vision classique de ce problème, que l’on retrouve entre autres chez l’historien de l’art allemand Heinrich Wölfflin8, c’est le média photographique qui se voit clairement mis au service de la sculpture. Pour Wölfflin, la photographie a une tâche fort noble, mais limitée : son rôle consiste à diffuser la sculpture, mais seulement d’une manière qui respecte et accentue les qualités essentielles de la sculpture.

Ce point de vue a le double avantage d’être clair et légitime. Cependant, cette sujétion de la photographie à la sculpture est beaucoup moins simple qu’elle n’en a l’air et soulève tout de suite deux problèmes pratiques presque insurmontables. Tout d’abord, la position de Wölfflin ne peut fonctionner que si le public aussi bien que le photographie ont une connaissance de la logique interne des œuvres photographiées : pour qu’une photographie de sculpture puisse être dite « juste » ou « correcte », il est impératif que l’on sache comment il faut regarder « correctement » la sculpture en question. Autrement dit : avant de photographier, il faut déjà savoir quels sont l’angle parfait, la bonne distance, l’éclairage idéal et ainsi de suite. Dans la conception classique de la sculpture, un tel regard « idéal » existe, et Wölfflin ne manque pas de donner bien des exemples opposant une « bonne » et une « mauvaise » représentation photographique des sculptures qu’il commente. Malheureusement, et c’est un premier problème de la vision classique à la Wölfflin, l’immense majorité des photographes ignorent tout simplement les préceptes de l’esthétique et de l’histoire de l’art ; face à l’œuvre à photographier, ils ne savent tout simplement pas comment faire pour en trouver la vue idéale (et sans doute en va-t-il de même du public, toujours plus inculte que ne le veulent les professeurs). Ensuite, les idées de Wölfflin supposent que les photographes renoncent également à tout surmoi. Or, ici encore, les photographes ne se soucient nullement de ce genre de prescriptions : ce qu’ils recherchent est une belle image, non une image « juste » ou « correcte ». Wölfflin voudrait censurer en quelque sorte toute contribution originale de la part des photographes, que l’esthéticien interprète comme une manœuvre de diversion : ce serait pour cacher qu’ils ne savent comment photographier « idéalement » que les photographes opteraient pour des angles bizarres, des distances non canoniques, des éclairages spectaculaires. On sait pourtant que ce genre de surprises sont la règle autant que l’exception dans le sous-genre de la photographie de sculpture.

Note de bas de page 9 :

Erika Billeter, Skulptur im Light der Fotografie. Von Bayard bis Mapplethorpe, Bern, Benteli Verlag, 1997 ; Geraldine A. Johnson (ed.), Sculpture and Photography. Envisioning the Third Dimension, New York, Cambridge UP, 1998. Il me paraît toutefois absurde de s’interroger sur ces questions sans une relecture détaillée des textes fondateurs d’André Malraux sur le musée imaginaire (voir le 3e chapitre du Musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1965).

Les difficultés que rencontre le classicisme de Wölfflin ne sont pourtant pas seulement pratiques. Il existe aussi des objections théoriques, qui devraient ouvrir la voie à d’autres façons de photographier. Premièrement, il y a bien des œuvres dont les complexités de la structure interne excèdent le point de vue unique ou idéal (et Wölfflin de citer lui-même l’exemple de… Michel-Ange !). Deuxièmement, un certain nombre de sculptures réclament également un point de vue mobile, c’est-à-dire un regard faisant le tour de l’objet sculpté (il serait du reste naïf de croire que le remplacement de l’image fixe de la photographie par l’image mobile du cinéma permettrait de résoudre la question de la représentation en deux dimensions d’un objet situé dans l’espace : non moins que la photographie, le cinéma se heurterait à des problèmes de point de vue, de distance ; elle génère même des problèmes de vitesse ou de rythme qu’ignore la photographie de sculpture). Troisièmement, enfin, il faut tenir compte du fait que la photographie contemporaine s’est émancipée du rôle secondaire qui était encore le sien à l’époque de Wölfflin, c’est-à-dire vers 1900 : il n’est plus possible aujourd’hui d’en revenir à la fonction strictement instrumentale dont rêvait Wölfflin (l’ironie de l’histoire nous rappelle du reste que la photographie de sculpture, sous-genre instrumentalisé s’il en fut, a joué un rôle décisif dans l’émancipation du média photographique9).

S’il convient donc d’examiner avec grand soin les rapports entre photographie et sculpture dans la collaboration de Willems et Plissart, il importe tout autant de placer ce premier dialogue interartistique à l’intérieur d’une problématique plus vaste, qui intègre justement les relations avec un troisième média : le texte, plus exactement le texte tel qu’il se trouve représenté dans et par un livre, Élégie à Michel-Ange. En effet, les images de Plissart ne sont pas seulement des représentations photographiques d’œuvres sculptées qui accompagnent un texte de Willems sur la vie du sculpteur, ce sont avant tout des images imprimées dans un livre. Cette observation, qui paraît banale, transforme pourtant de fond en comble le statut de l’image photographique. Le fait d’insérer de telles images dans un livre génère des questions que la seule analyse des rapports entre photographie et sculpture ou entre photographie et texte ne peut qu’ignorer : Est-ce que l’image se place en belle ou en fausse page (ou en double page) ? Y a-t-il une marge (et si oui laquelle) ou est-ce que l’on imprime à bords perdus ? Combien d’images trouve-t-on par page ? Est-il envisageable de répéter des images, et cette répétition est-elle complète et littérale ou partielle et susceptible de variations ? Quel est le rapport entre la mise en page du texte et celle des images ? À quels endroits ou moments du livre insère-t-on les images ? Bref, la rencontre de la photographie de sculpture d’une part et du volume imprimé d’autre part dirige l’attention vers deux nouvelles questions : l’interaction entre texte et image, d’abord ; le rythme du livre et de la lecture, ensuite.

Au premier niveau, celui des rapports entre texte et images, il existe une puissante doxa contemporaine qui, davantage que le « anything goes » postmoderne, circonscrit ce qui est souhaitable dans l’art d’aujourd’hui : la rupture de tout lien direct entre le dit et le montré, aussi bien sur le plan des contenus que sur celui de leur rythme d’apparition. La partie visuelle de l’œuvre n’est acceptable que dans la mesure où elle fait autre chose qu’illustrer le texte, puisque seul l’écart du verbal et du visuel permettrait l’autonomie et l’apport spécifique de l’image. La dissymétrie, quelle qu’elle soit, est donc fortement valorisée. Dans le cas contraire, on craint, à juste titre sans doute, la réduction du visuel au textuel, qui profiterait de sa plus grande clarté communicative pour s’imposer à l’iconique, plus puissant quant à son impact émotif, plus faible quant à sa capacité de communication précise et univoque. Telle est la force de cette condamnation de l’analogie qu’Élégie à Michel-Ange manifeste d’emblée son caractère paradoxalement hétérodoxe : ce livre d’apparence classique contredit de manière radicale ce qu’on attend de nos jours de l’articulation du texte et de l’image. Les photographies de Plissart suivent, thématiquement aussi bien que rythmiquement, le texte de Willems, dans une version ad hoc de l’esthétique WYSIWIG (« what you see is what you get ») : les images montrent presque littéralement ce que le texte décrit ou mentionne et elles le font toujours à proximité de cette mention ou de cette description.

Note de bas de page 10 :

Je laisse ici de côté toute spéculation sur la genèse concrète du livre, qui a pu s’écrire à partir des photographies ou se faire illustrer chemin faisant.

La convergence étroite entre les deux médias du livre, la photographie et le texte de fiction, ne fait qu’accroître l’importance de la composition d’ensemble, dont la nature est temporelle et rythmique, et de la sélection des sujets, car la fidélité des images ne signifie nullement que tous les éléments du texte se voient illustrés10. En feuilletant le livre, on est frappé tout de suite par la répartition inégale des photographies : à certains endroits du livres, l’image prend presque toute la place ; ailleurs, on trouve des passages très longs, allant jusqu’à des dizaines de pages, sans la moindre contrepartie iconique. Ici encore, la structure globale du livre suit les incertitudes de la fiction : la recherche artistique de Michel-Ange n’est pas représentée photographiquement tant qu’elle n’est pas aboutie ; ce n’est que lorsque l’acte créateur débouche sur une œuvre que les auteures du livre insèrent une place visuelle.

L’intérêt du lecteur ne se focalise donc pas seulement sur les rapports entre texte et image, mais aussi sur la mise en scène de leurs rencontres à travers le volume. Une telle stratégie suppose évidemment que l’attention ne s’éparpille pas et que le livre évite les mesures de diversion. De là vient l’importance du style classique, au sens fort et exigeant du terme, du texte comme des images. Ici aussi, la rupture est complète avec ce que l’on attend de nos jours d’une création artistique, qui doit d’abord être originale. Outre qu’elles rejettent le carcan de la disjonction thématique et rythmique du texte et de l’image, Willems et Plissart rejettent le double lieu commun que la photographie qui compte est nécessairement une photographie non classique (les lecteurs qui connaissent le travail antérieur de Plissart savent à quel point elle a toujours défendu un certain classicisme formel) et que la littérature intéressante s’éloigne nécessairement de la tradition (le grand modèle dont se réclame Willems est Racine, plus exactement le type d’alexandrin « musical » perfectionné par cet auteur). Dit de façon un peu brutale, Willems et Plissart reculent pour mieux sauter, car c’est justement la reprise très classique et classicisante de leurs matériaux respectifs qui permet à ces artistes de produire quelque chose d’inédit et de pas classique du tout au niveau de l’ensemble du livre. C’est parce que ni l’auteure ni la photographe ne cherchent à épater le lecteur dans leur propre discipline, qu’elles arrivent à réinventer la matérialité du média surplombant, celui du livre.

Lu sous cet angle, Élégie à Michel-Ange fait ressortir avec grande force l’interaction entre le « bloc » (de marbre) et « l’image » (sculptée), non seulement au niveau des œuvres photographiées (on sait que la dialectique de l’achevé et de l’inachevé fait partie du style de Michel-Ange), mais aussi à celui du cycle entier de la création artistique, qui nous conduit de la carrière de marbre au lieu d’exposition de l’œuvre finie. Toute cette dynamique, de la carrière à la pierre, de la pierre à la sculpture, de la sculpture à l’église ou au musée, est le fil rouge qui détermine le choix et l’ordonnancement des photographies, non pas dans un seul et grand mouvement téléologique, mais dans un processus de va-et-vient et de recommencement éternel entre d’une part la matière non structurée de la carrière et d’autre part l’interprétation spirituelle de l’œuvre par le spectateur. Ce n’est pas un hasard si Plissart s’attache avec un soin extrême à mettre en exergue les correspondances visuelles entre le paysage de Carrare et les parois de pierre des lieux d’exposition, qui replongent l’œuvre dans sa matérialité originelle (pour les amateurs de l’esthétique traditionnelle en matière de photographie de sculptures : il y a là un refus très frappant du contraste stéréotypé entre fond et forme qui « illustre » et gâche tant d’images de pièces sombres sur fond clair et inversement).

Bien entendu, la dynamisation de l’œuvre sculptée ne reste pas sans effet sur le texte, dont la lecture est rendue mobile et variable au contact des séries d’images. Les phrases de Willems commencent à être perçues par le lecteur comme à chaque fois un « tout en mouvement », c’est-à-dire comme la recherche, effectuée dans et par la phrase même, de la structure parfaite. Le processus de l’écriture se fait ainsi visible, et dans le résultat qui lui est présenté phrase après phrase, le lecteur devient sensible à la manière dont l’écrivaine « façonne » ou « modèle », voire « sculpte » le texte, notamment par l’intermédiaire des nombreuses inversions et des déplacements inattendus qui donnent une idée de la « croissance » d’une phrase. La musicalité de la langue que poursuit Willems se déploie ici de manière dynamique, comme si on voyait l’auteure peser mot après mot le pour et le contre de telle ou telle formule, de telle ou telle tournure, de telle ou telle chute.

Note de bas de page 11 :

En termes cinématographiques, on pourrait appeler des plans d’ensemble qui précèdent les vues de détail des « establishing shots », et l’on sait la fonction cruciale de pareils plans dans l’esthétique du cinéma traditionnel et de son « éthique » de la transparence.

Peu de médias semblent plus propices à intégrer la dialectique du tout et de la partie que la photographie. En photographiant une sculpture, l’artiste adopte presque automatiquement la démarche, sans doute plus stéréotypée qu’on ne le pense, du fragment et de la fragmentation (on reconnaît là un des vices dont Wölfflin accuse la représentation non classique de la sculpture, qui refoule l’image d’ensemble au profit de ses parties, plus aptes aux jeux photographiques). Tout autre est cependant la stratégie de Plissart dans Élégie à Michel-Ange, puisque la photographe y règle ses représentations du détail sur la logique plurielle et multimédia du livre. Ses images de fragments ne servent jamais de prétexte à quelque recherche de l’ambiguïté représentative : à aucun moment, la photographe ne suggère de voir autre chose que ce que nous voyons, à savoir tel détail de telle œuvre. Au contraire, les photographies de détails et de fragments servent même à élucider la combinaison particulière du texte et de l’image dans le volume. Pour ce faire, Plissart s’appuie sur deux principes, qu’elle utilise conjointement. D’abord, le maintien de la netteté photographique (l’art de Plissart n’est pas celui du flou). Ensuite, et ce point est essentiel, l’articulation systématique du tout et de la partie : les plans rapprochés de détails succèdent toujours à des représentations d’ensemble11, de sorte que la lecture n’est jamais ébranlée et que la seconde image, celle du fragment, apparaît toujours clairement comme un « point de vue » singulier sur un ensemble déjà connu et identifié. Plus généralement encore, on pourrait dire que de telles séquences transposent au niveau du livre l’expérience même des divers acteurs du livre, qu’il s’agisse des personnages ou des auteures, l’écrivaine qui cherche ses mots comme la photographe qui fait le tour des blocs de marbre : le mouvement d’aller-retour entre une forme inchoative et une forme achevée, le recommencement éternel de cette tâche, le va-et-vient entre la vue d’ensemble et la myopie de l’éclat, l’arrêt provisoire de la quête et la dissolution de la mosaïque.

Note de bas de page 12 :

Pour une discussion de la différence entre « composition » (picture-making, soit la simulation d’un espace à trois dimensions à l’aide de techniques bidimensionnelles) et cadrage (picture-taking, soit la réduction d’un espace à trois dimensions sur un support plan), voir l’introduction de Peter Galassi au catalogue de son exposition Before Photography. Painting and the Invention of Photography, New York, MOMA, 1981.

Enfin, et cette observation confirme la primauté accordée au processus créateur plutôt qu’à son seul résultat, le média photographique convient aussi très bien à mettre en valeur la dimension tactile ou haptique de la sculpture. Ni dans les vues d’ensemble, ni dans les représentations de détails, la photographe n’essaie de maintenir l’illusion d’un point de vue « idéal », c’est-à-dire unique et univoque. En revanche, Plissart nous fait vivre très fortement la position de celui ou de celle qui produit l’image, acceptant ainsi l’idée que l’outil photographique sert moins à « composer » (librement) une image qu’à « sélectionner » une partie d’une image déjà (irrémédiablement) présente devant l’objectif12). L’une et l’autre de ces contraintes, le refus du point de vue idéal et l’acceptation des structures matérielles de l’objet représenté, accroissent la tactilité de l’image, dont la surface se voit comme tâtée par l’objectif dans un mouvement qui renvoie aussi bien au rapport entre sculpteur et sculpture qu’à celui entre lecteur et image, et peut-être même entre lecteur et phrase. De cette manière, photographie, sculpture et texte se rapprochent, se chevauchent, finalement se confondent (à cet égard, signalons la pertinence du jeu sur la grandeur des marges : le saut vers l’impression à bords perdus oblige les doigts du lecteur à littéralement se promener sur l’œuvre sculptée).

En conclusion, on pourrait dire qu’Élégie à Michel-Ange illustre à merveille la dialectique de la tradition. Tout comme les doubles négations mathématiques qui produisent une valeur positive, la rencontre du style littéraire fort classique de Sandrine Willems et de la photographie non moins traditionnelle de Marie-Françoise Plissart offre un tremplin à une exploration originale du média particulier du « livre ». Cette recherche va au-delà de l’esthétique postmoderne du collage et de l’hybride, la maîtrise des techniques et des effets servant de caution à des surprises d’un ordre bien différent.