Un miroir inversé. La mise en scène de la télévision dans Rwanda 94 du Groupov

Nancy DELHALLE 

https://doi.org/10.25965/visible.206

Le spectacle Rwanda 94 du Groupov intègre l’image filmée à son dispositif, mais pour la confronter au médium théâtral. Corrélativement, il s’agit de proposer une réflexion sur la manière dont agit la télévision dans notre société et de rappeler le rôle qu’elle a pu jouer dans le génocide de 1994 au Rwanda. La construction du spectacle progresse ainsi à partir de l’interrelation constante entre les deux médias et, au final, met en évidence la non autonomie de l’image.

Media such as painting or film have always been used by theatre. Specially, political theatre showed news films on stage to make public react against war, for example. But cinema and television are today far more present in our society and they may no longer simply tell the « truth ». Performance Rwanda 94 by Groupov makes use of filmed images in a different way, on account of their part during genocide in Rwanda. Here, filmed images are confronted with theatrical language and above all, Groupov let see some possible effects when image acts alone, without discourse.

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Bernard Dort, La Représentation émancipée, Arles, Actes Sud, coll. Le Temps du théâtre, 1988, p. 178.

Dans la conclusion de son ouvrage, La Représentation émancipée, Bernard Dort retrace rapidement l’évolution de la dynamique entre le texte et le plateau de théâtre depuis la fin du XIXe siècle et l’avènement du metteur en scène. De l’observation du théâtre des années 1980, il conclut à une « émancipation progressive des éléments de la représentation » favorisée par le « renoncement à une unité organique prescrite a priori et la reconnaissance du fait théâtral en tant que polyphonie signifiante, ouverte sur le spectateur »1. Si, dans la pratique théâtrale, un tel mode d’interaction relève encore souvent de l’idéal, il se concrétise néanmoins dans certains spectacles qui rendent dès lors inopérante une lecture disjointe du texte et du langage scénique. Ainsi, dans Rwanda 94, le spectacle du Groupov présenté en 1999 au Festival d’Avignon et en tournée mondiale ensuite, la signification s’élabore par l’entrelacement de l’écriture dramatique et de l’écriture scénique, ce qui oblige à un décodage quasi simultané des deux modes d’expression et à l’analyse de leur interdépendance. En l’occurrence, la mise en scène de la télévision fait de Rwanda 94 un réseau complexe d’inter-relations signifiantes entre communication visuelle et discours.

L’intermédialité visuelle au théâtre

Largement répandu aujourd’hui, le recours aux médias audiovisuels n’est pas neuf au théâtre. Outre l’influence majeure des techniques cinématographiques qui ont nourri ou transformé la pratique théâtrale et changé les attentes des spectateurs, on trouve, par exemple, un emploi abondant de projections fixes, puis de films dans le théâtre des années 1920. Cette forme d’ouverture de la scène à un ailleurs, autre lieu ou autre langage, se perpétuera avec la télévision. Celle-ci pourra, dans les années 1970, relayer le « théâtre du quotidien » et la dénonciation de l’absence de relation « vraie » au monde et aux autres, tandis que les années 1980 et 1990 seront marquées par l’arrivée massive de la vidéo sur les plateaux.

Mais l’usage du film se décline de manière plus spécifique dans le théâtre militant et politique. Manière de briser l’identification du spectateur sur laquelle s’appuie le théâtre « bourgeois », l’insertion de matériaux non théâtraux au sein de la représentation a aussi pour fonction d’informer et, dans le cas des films ou des images projetées, de proposer une perception du « réel » présentée comme objective et valide en soi, sans la médiation du discours. Ainsi, recourant à de multiples médias en 1925 pour la mise en scène d’une revue historique intitulée Malgré tout, Erwin Piscator fait de la représentation une sorte de montage de discours authentiques, d’extraits de journaux, de photos et de films. Pour Piscator, le film reste avant tout un document. En l’occurrence, il projette des vues de la guerre (extraits d’archives, attaques au lance-flammes, cadavres déchiquetés, villes en feu…) pour secouer et éveiller les masses prolétariennes. Bien entendu, il faut rester attentif aux conditions de réception d’une époque où les films de guerre ne sont pas encore populaires. L’écart avec la norme est alors plus manifeste pour le récepteur. Dans cette perspective, théâtre et cinéma se renforcent : un élément est montré par le théâtre, un autre, sa conséquence par exemple, par le film. Ils entrent dans une relation dialectique et convergent de la sorte vers un même objectif de démonstration. Le film devient ici un moyen d’expression du réel, bien avant de s’intégrer dans une esthétique. Piscator d’ailleurs relie son théâtre au journalisme.

Un tel usage du film, ou même de l’image télévisuelle, n’a plus guère cours aujourd’hui. Et le statut de l’image filmée, devenu beaucoup plus complexe et problématique dans nos sociétés, n’en est pas le seul facteur. L’art du théâtre, en effet, n’a cessé de s’autonomiser et la norme du travail des formes et de la recherche esthétique n’admet plus que le spectacle se fasse simple renvoi au réel « extérieur ». La mise en scène de la télévision dans un spectacle comme Rwanda 94 n’en devient que plus intéressante à envisager.

Le projet « Rwanda » du Groupov

Depuis la création du Groupov en 1981, la question restée centrale pour le collectif liégeois emmené par Jacques Delcuvellerie est celle des « outils » de représentation du monde. Après une première période où, se sentant dépourvu de tout instrument de lecture et de représentation, le Groupov travaille sur les « restes », vient une recherche sur la question de la vérité à travers la mise en scène, entre autres, de L’Annonce faite à Marie de Claudel et de La Mère de Brecht. Retrouvant, au terme de ce travail sur la vérité chrétienne et sur celle du communisme, l’impression de pouvoir représenter à nouveau quelque chose de la réalité sociale et politique, Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie sont interpellés par la manière dont les médias occidentaux rendent compte du génocide au Rwanda. Pas ou peu d’images étaient diffusées, tandis que l’attention se focalisait sur l’opération turquoise (la dimension humanitaire), les conditions sanitaires dans les camps de réfugiés ou le massacre des dix casques bleus. Cette manière de donner à voir le génocide suscita la volonté d’entamer un travail théâtral où les images télévisuelles auraient un rôle.

Plusieurs étapes de travail furent présentées au public. Au final, le spectacle dure environ six heures, intègre des comédiens rwandais et est d’un bout à l’autre soutenu par une composition musicale interprétée en direct. Les premières images filmées interviennent alors que des témoignages ont déjà été livrés sur le plateau du théâtre. Rwanda 94 s’ouvre, en effet, par le récit d’une rescapée qui explique ce qu’elle et les siens ont vécu. Un Chœur des morts prend le relais et apporte à son tour d’autres témoignages et, en écho à la forme du procès, formule les premières accusations. Le Groupov met alors en scène une émission de télévision.

Le dispositif scénique en est simple : le fond de scène (un mur rouge qui évoque notamment la terre du Rwanda) s’ouvre sur trois petits pupitres placés frontalement par rapport aux spectateurs. Sur ces bureaux sont posés des micros et sur celui du milieu, un tout petit moniteur. Au-dessus, un écran géant (dont l’emplacement a légèrement varié dans les différentes étapes du spectacle). Ce sont là les signes minimaux que le Groupov a sélectionnés pour construire l’objet « émission de télévision ». Point ici de caméras, de projecteurs, d’équipements techniques impressionnants. La frontalité devient l’élément minimal et nécessaire qui transfère le rapport du spectateur à l’écran (plat) de la télévision. Dans un studio, les animateurs et invités ne sont pas ainsi placés en ligne. Le Groupov a donc juxtaposé et condensé deux étapes : la fabrication en studio et l’image transmise.

Ce procédé empêche de percevoir la télévision comme un élément extérieur au monde théâtral et qui serait en somme encastré dans le spectacle. La superposition spatiale de l’écran et le mouvement complexe du point de vue (on voit les acteurs regarder l’écran, tandis que les spectateurs sont à la fois les récepteurs et l’œil de la caméra…) laissent coexister différents régimes sémiotiques. Le monde télévisuel ne se substitue pas au théâtre qui s’éclipserait un moment.

Mais la relation créée dans Rwanda 94 entre le théâtre et le monde audiovisuel prend toute son ampleur dans le travail des images projetées. En effet, la fiction propose une émission de télévision sur un phénomène qui perturbe les médias.

Mise en scène de la télévision

La journaliste vedette Bee Bee Bee, son assistant ainsi qu’une invitée ont pris place aux pupitres. Sur l’écran passe un flux d’extraits de séquences télévisées en couleur où l’on reconnaît notamment le pape, Mitterrand, une séance de prière à La Mecque… Rien ne peut être stabilisé et rien ne se détache vraiment. Ces images tendent en fait à devenir un fond, opération à laquelle conduisent les limites rendues incertaines. Les passages ne sont pas marqués et les coupures ne respectent pas l’unité séquentielle fondée sur une logique intériorisée par le spectateur. On ne perçoit ni début ni fin, alors que tout plus ou moins est filmé à une même distance.

Cette opération de translation, ce passage du sujet en fond, s’écarte d’un usage commun par lequel les images deviennent souvent des clichés censés désigner une société. Ici, sans passer par le discours, sans se faire illustration ni démonstration, cet amenuisement du sujet de l’image matérialise un nivellement. Le mode de vision guide, en effet, une perception où rien n’est relatif et où tout s’équivaut. En quoi ce flux de signes iconiques met en lumière, pour la dénoncer, la doxa associée au médium télévisuel. Pour le sens commun, les images du monde disent le monde, le doublent, et sont ainsi équivalentes à leur référent. Or le montage réalisé par Marie-France Collard, par le côté abrupt du passage d’une séquence à l’autre, accentue la juxtaposition et donc l’absence de liens objectifs entre ce qui est vu. Ce faisant, il désigne les images télévisées, habituellement conçues comme « normales » ou « naturelles », en tant que percepts, des constructions qui opèrent un découpage de la réalité. Il fait voir un arbitraire qui est généralement occulté.

Cette mise à distance de l’objet (dont le procédé fait écho à la distanciation brechtienne) est accentuée par un jeu légèrement surcodé des acteurs interprétant les personnages de journalistes. L’ensemble du processus conduit vers une saisie sémiotique de la télévision et ramène celle-ci à un système de signification parmi d’autres, tout aussi construit. Manière de contrer la force d’illusion entretenue par ce médium et soutenue par des enjeux commerciaux, cette introduction à une saisie sémiotique de la TV crée, dans le spectacle, l’espace physique concret d’une critique de la télévision.

Note de bas de page 2 :

Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, coll. La Couleur des idées, 1992, pp. 97-98.

Au sein du flux télévisuel, des ruptures interviennent : un brouillage de l’image et du son précède l’apparition de visages d’hommes, de femmes et d’enfants africains parlant une langue inconnue du spectateur occidental (le kinyarwanda). Ces images sont en noir et blanc sur un fond brouillé gris ; leur texture est aussi plus visible, laissant apparaître le grain. Pris en très gros plan, ces visages ont une expression, une gravité manifestée par le regard. Au contraire de son premier usage dans le spectacle, la fonction généralement associée à l’image filmée joue donc ici pleinement. Le signifiant a subi des transformations, et notamment un grossissement qui se décode le plus souvent comme un rapprochement psychologisant et permet une identification. Envisagé de la sorte, le gros plan d’une personne noire devrait renvoyer à un référent spécifique : une personne réelle. En effet, par l’éthos lié au grossissement, au gros plan, la construction du signe iconique indique ici que le processus de reconnaissance est possible. Or, le spectateur ne peut rapporter la figure sur l’écran à des types connus auxquels il pourrait la mesurer et dégager, par exemple, les traits pertinents ou non. Il ne peut ni reconnaître, ni assimiler une personne réelle car il ne connaît pas celui ou celle qui lui est présenté(e). Un décryptage complet s’avère donc impossible vu que nous ne pouvons comparer complètement avec un modèle (la personne réelle) que nous n’avons pas en mémoire. Il s’ensuit une demande de sens que l’image ne peut à elle seule résoudre. Il faut la médiation de la fiction théâtrale qui va livrer des informations pour stabiliser les éléments perçus et guider le décodage plus complet du signe iconique. Le discours permet une interprétation plus précise de ce qui a été vu en précisant qu’il s’agit d’interventions parasitaires qui brouillent tous les moyens de communication mondiaux. Grâce aux traductions du kinyarwanda, il guide l’intégration des images en les rapportant au contexte de la pièce. Ces visages pourront ainsi être identifiés à un type, un modèle théorique, abstrait, tel que défini par le Groupe µ dans son Traité du signe visuel2 : les Rwandais victimes du génocide.

L’égard créé par le Groupov dans l’usage attendu de l’image développe l’interrelation entre le signe visuel et le texte. Mais il conduit également à poser l’hypothèse que l’enjeu des images filmées de Rwanda 94, n’est pas une reconnaissance mais une connaissance. L’objectif est, en effet, de nous faire découvrir un type – les victimes du génocide – non connu et n’appartenant pas à notre répertoire. En nous les présentant de la sorte, le spectacle opère par subversion cognitive : il nous contraint à ajouter ces figures dans notre mémoire, à notre répertoire. Mais c’est la fiction qui conduit ce processus de classement et de stabilisation. À elle seule, l’image de ces visages noirs projetés sur l’écran ne pourrait être rapportée à un type et le processus de perception s’interromprait donc là. Le spectateur aurait transposé ces signes visuels en un modèle, un référent – une personne réelle, une individualité – mais ne pourrait rien en faire. Ces visages auraient alors pour lui une valeur quasi anecdotique. Dès lors, la démarche du Groupov nous invite à expérimenter la non-autonomie de l’image, manière d’amener sur scène la dimension critique, mais par un biais non discursif.

Deuxième séquence d’images filmées

Ce type, les victimes du génocide au Rwanda, est aussi intégré par Bee Bee Bee, le personnage principal de la parabole autour de laquelle le spectacle va désormais s’organiser. La journaliste décide de s’engager pour rendre vérité et justice, en faisant une émission de télévision. Le spectacle met en scène l’espace où se prépare l’émission pour laquelle Bee Bee Bee a décidé de montrer des images du génocide. Le dispositif scénique étant cette fois limité à une table et des chaises surmontées de l’écran, l’effet de recon-naissance du monde audiovisuel ne sera guidé que par les personnages : la journaliste et son assistant, rejoints par Monsieur UER, le responsable de la chaîne venu contrôler les images à diffuser.

Pendant huit minutes, des images du génocide passent alors sur l’écran. Il s’agit d’un montage de séquences en couleur où se succèdent les appels au crime sur la Radio Télévision Libre des Mille Collines, des massacres à la machette filmés en plongée et à une certaine distance en l’absence de son : l’acharnement est manifeste, la victime est frappée à plusieurs reprises. Viennent ensuite des cadavres puis des os et des squelettes filmés en l’absence de son et en plans rapprochés.

La construction de ce film diffère des premières images projetées dans le spectacle. Ici, les séquences sont longues et laissent voir un déroulement. Elles préservent une unité logique (coups, appels, nouveaux coups, effondrement de la victime), tandis que l’absence de son focalise l’attention exclusivement sur l’image dont rien dès lors ne détourne. En fait, le montage opéré par Marie-France Collard rétablit une logique causale là où l’usage audiovisuel dominant est la juxtaposition, comme l’a montré la première séquence filmée du spectacle.

Il faut se rappeler que ce génocide n’a pas donné lieu à beaucoup d’images. Celles présentées en scène sont donc le fruit d’un travail de recherche du Groupov dans les archives des chaînes de télévision, au Rwanda, et auprès de particuliers qui ont enregistré systématiquement toutes les émissions. À cela viennent s’ajouter les vues tournées par Marie-France Collard lors des premières commémorations.

Cette fois, le Groupov semble faire jouer l’image filmée dans une fonction de duplication du réel, comme trace et preuve à la fois. Partant, l’image semble gagner un statut objectif et positif qui ferait un peu oublier sa « sémioticité ». Mais ce caractère sémiotique est immédiatement rétabli avec la mise en scène de la diffusion de ces séquences. Car nous sommes au théâtre et rien ne permet de l’oublier. Ainsi, l’écran ne fait pas disparaître la scène. Au contraire, ses limites ne sont que le contour d’un signe, d’une figure, qui prend place sur le plateau et qui donc advient dans l’espace sémiotique du spectacle. Dans certaines représentations, l’écran descendait des cintres, rendant plus manifeste encore la coexistence des signes visuels du théâtre et du film. En outre, les personnages restent présents sur scène et le spectateur a donc dans son champ de vision, à la fois le film et les acteurs. Dès lors, bien que l’écran devienne un centre qui focalise les regards, un double foyer est maintenu, facteur ici encore de distanciation par rapport au médium audiovisuel. Les personnages regardent l’écran en même temps que le spectateur mais leur activité est différente. Ils ne regardent pas avec les spectateurs, ce qui ferait l’ellipse de l’acte théâtral. La fiction rend manifeste qu’aucun des trois personnages ne regarde les images de la même façon : Bee Bee Bee croit à leur impact direct, son assistant hésite, tandis que Monsieur UER est plus que sceptique. La focalisation sur l’écran n’est dès lors pas totale, elle reste limitée par le cadre du spectacle, un univers de sens concomitant.

On le voit, Rwanda 94 propose ici encore une mise en scène de l’usage de l’image filmée. Ces huit minutes produisent un effet assez proche du fameux « choc des photos », même si, il faut le préciser, certaines de ces séquences avaient déjà été vues à la TV. L’impact est cette fois directement psychologique voire physique car ces images sont clairement de l’ordre de la trace. Mais, outre cette force indicielle susceptible de mobiliser les affects à travers l’identification, joue ici pleinement la puissance du médium visuel qui permet d’acheminer un nombre très élevé d’informations. Les opérations de transformation pour parvenir à la conscience ont donc du mal à s’opérer et celle-ci se trouve vite submergée. Les processus cognitifs peinent à se mettre en place et sont tenus en échec : le continu de ces huit minutes ne peut être transformé en discontinu. Ni réduction, ni simplification ne paraissent possibles et il est très difficile de ramener ce flux à une valeur valide pour la conscience. Le récepteur ne peut abstraire ni sélectionner ni même, en l’absence de son par exemple, se concentrer sur certains éléments plutôt que sur d’autres. Et si la mémoire, fondée sur la répétition et la reconnaissance, s’active difficilement, si le sujet qui perçoit n’arrive à dégager aucune similitude avec du connu, le processus de cognition tendra à être abandonné. De là des réactions de rejet, d’effondrement (certains spectateurs pleurent) ou de fuite (par le rire ou le simple déni).

La projection de ces images conduit donc à un échec quant à l’objectif de faire réagir rationnellement le public. L’expérience que vient de vivre le spectateur de théâtre donne la mesure de la réception auprès du public virtuel de l’émission de Bee Bee Bee, mais au-delà, auprès du public « réel » de la télévision devenue dans nos sociétés la principale source d’informations. Sur scène, l’idée de cet échec est renforcée par le dialogue. Le directeur de l’UER discute l’impact des images et préconise d’ajouter du son, ce qui permettrait de créer une hétérogénéité et apporterait déjà du discontinu facilitant la réduction et l’assimilation. Avec le débat qui s’engage alors, la fiction, le théâtre, assume un commentaire critique des médias audiovisuels.

Le dispositif scénique de Rwanda 94 n’est donc pas une base que l’on pourrait décrire de manière autonome et sur laquelle se grefferaient les autres systèmes de signes. Il empêche de la sorte une lecture des signes chronologique ou hiérarchisée. La présence d’images filmées ne reçoit aucune autonomie dans le spectacle qu’elle ne suspend pas : il ne s’agit ni d’une illustration, ni d’une manière de déléguer une fonction que ne pourrait assumer le théâtre. Dans cette perspective, le Groupov détourne quelque peu le théâtre documentaire tel qu’il était conçu par Piscator. Mais le spectacle ne propose pas davantage de synthèse, il ne livre pas la lecture qu’un metteur en scène ferait de la TV. Quelque chose de plus composite est maintenu qui évite le syncrétisme. En mettant en lumière le caractère sémiologique (percept et construction) de l’image filmée, le Groupov en critique certains usages. Au final, avec Rwanda 94, le théâtre dénie le caractère autonome de l’image et prend une fonction métasémiotique.

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Interprètes de gauche à droite : Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain. Photographe : Lou Hérion

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DELHALLE, N. (2007). Un miroir inversé. La mise en scène de la télévision dans Rwanda 94 du Groupov. Visible, (3). https://doi.org/10.25965/visible.206

Auteur
Nancy DELHALLE
Auteur d’une thèse de doctorat sur le théâtre politique en Belgique francophone, Nancy Delhalle est chargée de cours à l’Université de Liège et membre du comité de rédaction de la revue Alternatives Théâtrales.
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