Incorporations filmiques

Nathalie ROELENS 

https://doi.org/10.25965/visible.205

Ces réflexions portent sur les effets métasémiotiques de l’incorporation d’un autre médium au sein du cinéma. Le film intègre l’autre médium soit pour étendre ses ressources (usage prothétique : voir mieux) ou son potentiel imaginaire (usage mythique : voir autrement), soit pour se mesurer à un médium antérieur à lui. L’intérmédialité filmique rappellerait alors que le film n’est qu’un chaînon dans une généalogie allant de l’icône byzantine aux actuelles manipulations digitales.

These considerations examine the metasemiotic effects of the incorporation of another medium inside the cinematic one. The film integrates the other medium either to extend its faculties (prosthetic use: to see better) or its imaginary potential (mythic use: to see differently), either to measure itself with a previous medium. Hence filmic intermediality reminds us that the film is only a link in a genealogy that goes from the Byzantine icon to actual digital manipulations.

Estas reflexiones tratan de los efectos metasemióticos de la incorporación de otro medio en el cine.  El film integra otro medio sea para extender sus facultades (utilización protética : ver mejor), o su potencial imaginario (utilización mítica : ver diferentemente), sea para medirse con un medio anterior.  La intermedialidad fílmica recuerda  pues que el film es solamente un eslabón en una genealogía que va desde el icono bizantino hasta la manipulación digital actual.

Sommaire
Texte intégral

Introduction médiologique

Note de bas de page 1 :

Sergej Michailovitch Eisenstein, « Synchronization of senses » in The Film Sense, San Diego, New York, London, Harcourt Brace & Company, 1975 (1947).

À l’instar du roman, le film semble un médium particulièrement perméable. Sans doute est-ce dû au fait que le film est en soi syncrétique, relève d’un « montage vertical »1 entre bande visuelle et bande sonore, comme disait Eisenstein. Dès lors les effets sémiotiques et métasémiotiques qui résultent de l’incorporation d’un autre médium au sein du film méritent d’être examinés de plus près.

Note de bas de page 2 :

Régis Debray, Le Nouveau Testament à travers 100 chefs-d’œuvre de la peinture, Paris, Presses de la Renaissance, 2003, p. 5. Regis Debray a déjà abondamment défendu cette thèse dans Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001.

Note de bas de page 3 :

Rudolf Arnheim, Film als Kunst, 1932, Film as Art, University of California Press, 1957.

Note de bas de page 4 :

Rudolf Arhneim, op. cit., p. 132.

On a tendance à oublier que le cinéma n’aurait pas existé abstraction faite de toute la tradition iconographique occidentale, ou, dans les termes du « médiologue » Régis Debray : « Hollywood est né en l’an 787, près de Constantinople, en Asie Mineure, au deuxième concile de Nicée [le décret qui légitima l’iconolâtrie] ».2 Certains films portent des traces explicites de cet héritage et certains théoriciens ont même édifié leur doctrine sur cette assomption. Ainsi Rudolf Arnheim insista par exemple sur le fait que le film n’est autre qu’un enchaînement d’images fixes sur une bande de celluloïd : « fundamentally, therefore, film is the montage of single frames –— imperceptible montage »3. Chaque arrêt sur image serait alors une façon de rendre à nouveau perceptible ce montage subtilement camouflé et en dernier ressort de mettre à nu l’origine picturale du film. Contre Walter Benjamin et ses successeurs français qui attribuèrent au cinéma et à la photographie le déclin de l’aura en raison de l’enregistrement purement mécanique qui les sous-tend, l’exploitation de l’intermédialité au sein du film est pour Arnheim précisément une façon de considérer le film comme un art. D’où le fait qu’il encense les capacités expérimentales du médium (de « unlimited possiblities of molding and transforming nature »4) et sous-évalue au contraire les possibilités d’enregistrement documentaire. Quelques-unes des capacités filmiques énumérées par Arnheim (la plupart des trucages) constituent une définition avant la lettre du plan-tableau :

Note de bas de page 5 :

Id., pp. 132-133.

The film artist […] can move what stands still, and arrest what is moving […]. He calls into existence magical worlds where the force of gravity disappears, mysterious powers move inanimate objects, and broken things are made whole. […] He intervenes in the structure of nature to make quivering, disintegrate ghosts of concrete bodies and spaces. He arrests the progress of the world and of things, and changes them to stone. He breathes life into stone and bids it move. Of chaotic and illimitable space he creates pictures beautiful in form and of profound significance, as subjective and complex as painting.5

Or cette perméabilité est-elle pour autant non problématique ? Dans quelle mesure l’hybridité réalise-t-elle la fusion entre deux médias et dans quelle mesure l’incorporation est-elle sans reste ? Et si le reste consistait précisément dans la réflexion métasémiotique qui se dégage de ce corps à corps ? Il nous faudrait étudier les raisons sémiotiques de l’incorporation possible ou, en revanche, du rejet d’un corps étranger au sein du médium filmique. Toutefois, nous nous limiterons principalement aux fonctions que l’élément disparate revêt au sein d’un film en particulier.

Cinéma et photographie

À l’encontre de l’assertion debraysienne, certains metteurs en scène nous rappellent que le film est techniquement issu de la chronophotographie par exemple en incorporant des inserts photos (voire des plans-photos). Agnès Varda n’hésite pas dans Salut les cubains (1963) à composer son documentaire sur la Cuba castriste exclusivement à partir de photos Leica montées sur le rythme entraînant de la salsa.

Le voyeurisme est souvent convoqué lorsque le cinéma incorpore des photos : en forme de pulsion scopique à la recherche de la vérité dans l’histoire d’espionnage de Michel Deville, Dossier 51 (1978), ou comme pénétration dans les tréfonds de l’intimité et du souvenir dans La jetée de Chris Marker (1962).

Note de bas de page 6 :

Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 93 sq.

Note de bas de page 7 :

Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Etoile, Gallimard, Seuil, 1980, pp.26-33 et encore : « Contemporaine du recul des rites, la Photographie correspondrait peut-être à l’intrusion dans notre société moderne d’une Mort asymbolique hors religion, hors rituel, sorte de plongée brusque dans la Mort littérale. » (p. 144)

Dans la Nouvelle Vague les photos sont là pour déjouer l’illusion réaliste. Dans Jules et Jim de François Truffaut (1961) une diapo d’une statue grecque détermine toute la diégèse car les deux jeunes gens seront attirés par Catherine (Jeanne Moreau) uniquement parce qu’elle ressemble à la statue du cliché. Dans L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961) cette confusion photographique entre réalité et désir est encore plus évidente. Ce que Deleuze appelle « image-cristal »6, parce qu’on ne peut plus la situer dans le temps en raison de la cristallisation en une seule image du présent et du passé, du réel et de l’imaginaire, de l’actuel et du virtuel, est réalisé en l’occurrence par une sorte de pétrification photographique (et toute photo a quelque chose de spectral, avançait déjà Barthes7), de sorte que les personnages ressemblent à des statues de cire hiératiques, fantômes ou spectres que la caméra effleure à peine :

Note de bas de page 8 :

Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, ciné-roman, Paris, Minuit, 1961, p. 64.

Suite de plans mobiles montrant des personnages fixes. Groupes de gens à travers l’hôtel, dans des postures arrêtées, mais sans caractère surnaturel : ils ne sont pas en train de bouger, et c’est tout ; ce qui ne les empêche pas d’avoir quelquefois des poses un peu forcées, une immobilité un peu suspecte, mais à peine : équilibre un peu instable, geste ébauché, position de repos mais inconfortable, etc. La caméra se déplace autour d’eux, tourne, revient en arrière, comme autour de figures de cire dans un musée. C’est peut-être seulement les mouvements de la caméra qui donnent à leur immobilité un air bizarre.8

Note de bas de page 9 :

« … c’est tout l’hôtel de Marienbad qui est un cristal pur, avec sa face transparente, sa face opaque et leur échange. » (Gilles Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 94.)

L’étrange réside aussi dans la stratification des trois dimensions temporelles qui s’enchevêtrent dans l’« histoire » : dans un grand palais baroque un homme (Giorgio Albertazzi) veut persuader une dame (Delphine Seyrig) accompagné d’un mari lugubre (Sacha Pitoëff) qu’il l’a rencontrée « l’année dernière », ce qu’elle réfute. Le véridictoire est cependant suspendu car le montage fait coexister le présent, le passé et le futur, d’où le fait que l’imaginaire (le virtuel) a l’air aussi vrai que le réel (l’actuel). Le figement de ces silhouettes vivantes va sans cesse mettre en doute le cours des choses car la vie acquiert soudain l’immobilité du fantasme. Si l’on admet en outre que l’histoire de Robbe-Grillet/Resnais fut inspirée de La invención de Morel d’Adolfo Bioy-Casares (1940), récit qui met en scène des aristocrates désœuvrés soudain privés de leur vie par une technique d’enregistrement qui les immortalise en tant que hologrammes dans leurs divertissements futiles, la dimension spectrale est encore plus manifeste.9

C’est encore en choisissant un photographe comme personnage principal que l’origine photographique du film est remémorée et que le voyeurisme est à son comble. Sa prothèse technique permet à la fois au personnage et au spectateur de voir mieux tout en restant à l’abri. Alfred Hitchcock exacerbe cette fonction dans Rear Window (1954) car c’est grâce à son appareil photo que Jeff, cloîtré à la suite d’une jambe cassée, croit distinguer un meurtre chez son voisin d’en face Thornwald. Son appareil peut fournir des preuves à son hypothèse : ainsi photographie-t-il le parterre de fleurs avant et après l’ensevelissement d’un élément saillant (une partie du cadavre ?). Michelangelo Antonioni accentue encore davantage cette espèce de compulsion intermédiale dans Blow up (1966) car le jeune photographe, en agrandissant un de ses clichés pris dans un parc, remarquera une tentative de meurtre non soupçonnée à l’œil nu. La caméra accomplira un débrayage total du filmique au photographique dans la fameuse séquence d’atelier où, reconstituant les événements, elle insufflera pour ainsi dire une nouvelle vie aux agrandissements, d’ailleurs pendus à la verticale et dans les trois dimensions de la pièce. Non seulement la caméra balaie les photos latéralement mais l’écran finit par épouser leur cadrage à échelle humaine, tandis que la bande sonore y ajoute même le bruissement du parc. De sorte que cinéma et photo se disputent la quête de la vérité. Or on constate bien vite que la photo demeure un corps étranger que le film finira par refouler et que les découvertes du jeune photographe s’avèrent de la pure surinterprétation. Le voyeurisme se fait totalement pervers dans Peeping Tom de Michael Powell (1960) car l’appareil photo devient ici l’arme avec laquelle les jeunes filles sont à la fois photographiées/filmées et tuées.

C’est donc, semble-t-il, pour étendre ses ressources (« faire voir ») que le médium affecte à bon ou à mauvais escient la photographie (« faire voir plus et mieux »), jusqu’à des pratiques scopiques perverses.

Cinéma et dessin

Certains films expérimentaux furent réalisés par des dessinateurs. Pensons à Ballet mécanique (1924) du peintre cubiste Fernand Léger (en collaboration avec un jeune apprenti cinéaste américain Dudley Murphy). Le film se compose d’une succession rythmée de formes stylisées (entre autres un pantin Charlie Chaplin animé) et d’objets quotidiens qui réalisent ensemble une danse mécanique quasi abstraite où les êtres humains ressemblent à des machines et où les objets prennent une apparence humaine.

Que le comte de Noailles (également producteur de L’Age d’or de Dalì et Buñuel), ait à l’origine commandé un dessin animé à Cocteau, est encore visible dans Le Sang d’un poète (1932). Nombre de motifs graphiques coctaliens impriment des stigmates sur le film : le poète-dessinateur qui dessine son autoportrait et porte sur l’omoplate le tatouage d’une étoile (partie de la signature de Cocteau et l’on sait que toute signature a quelque chose d’un pictogramme) ; ou encore, les portraits dessinés en trois dimensions en fil de laiton ou le tableau noir qui renvoie à la scolarité. En outre, la préface compare les énigmes, que le film se garde d’élucider, à des blasons ou à des allégories du quattrocento, notamment le retable de Paolo Uccello La profanation de l’hostie. Ce retable prête d’ailleurs son titre à un des « tableaux » du film, vraisemblablement parce que l’écolier touché par la boule de neige trafiquée, dont le sang se répand en tache rouge sur fond blanc, rappelle l’hostie sanguinolente qu’un prêteur juif a achetée à une femme dans le retable. Le portrait surligné de la muse fictive Lee Miller (la muse réelle de Man Ray) ainsi que ses yeux peints sur ses paupières donnent à ce film étiqueté comme surréaliste une aura surréelle, mystérieuse. Que la bouche dessinée de l’autoportrait de la première séquence bouge et halète, peut a posteriori être considéré comme l’emblème du fait que le dessin et le cinéma (mais aussi le poésie) rivalisent sans cesse chez Cocteau pour « exprimer » sa mythologie personnelle.

Note de bas de page 10 :

Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie (1766).

Dans Le mystère Picasso (1956) de Henri-Georges Clouzot le mouvement s’impose d’emblée car il fait partie de la genèse du dessin. En donnant la parole aux hésitations et repentirs qui précèdent la version définitive, la dimension temporelle du dessin se fait littéralement sentir, au point de faire chanceler la thèse de Lessing qui faisait de la peinture (et donc aussi du dessin) un art de l’espace10 : il s’agit ici plutôt d’un combat avec le temps. Le même effet est obtenu par La belle noiseuse (1991) de Jacques Rivette, où le dessinateur lutte avec un résultat idéal jamais atteint et où les multiples versions ratées apparaissent sur l’écran en toute lenteur et avec maint crissement de crayon sur la page. Comme dans le récit balzacien Le chef-d’œuvre inconnu dont le film s’inspire, la diégèse coïncide avec l’élaboration d’un idéal artistique jamais atteint. L’image-mouvement est ici le médium idéal pour rendre cette temporalité pénible et mélancolique.

L’hybridation prend ici des aspects de transfiguration. Par la confrontation intermédiale avec le dessin, le médium filmique se méta­morphose en autre chose tout en restant cependant lui-même, sans basculer dans un autre genre expressif, avec pour conséquence métasémiotique le déploiement d’un potentiel magique insoupçonné.

Cinéma et écriture

Note de bas de page 11 :

Les rapports film-littérature mériteraient un chapitre à part entière. Dès que l’on thématise le livre lui-même, c’est la matérialité qui en est soulignée. Une autre interaction saillante est la « novellisation », une variante originale de l’adaptation car on y part d’un film pour aboutir à un ouvrage. Voir la « novellisation » en dix tableaux poétiques de Vivre sa vie de Godard par Jan Baetens (Paris, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2004).

Note de bas de page 12 :

Cf. Sergei Michaelovitch Eisenstein, « The cinematographic principle and the ideogram » in Film Form, San Diego, New York, London, Harcourt, 1977 (1949).

Note de bas de page 13 :

Theo Van Gogh fut assassiné par un jeune fondamentaliste en novembre de la même année à Amsterdam, à l’âge de 47 ans.

Lorsque le film met l’écriture à l’écran11, c’est souvent pour en souligner l’aspect pictographique. L’écriture est une forme de dessin, de calligraphie sur un certain support. La peau, comme deuxième écran à l’écran, semble le support idéal de cette écriture filmée. The Pillow Book (1997) de Peter Greenaway en est un exemple accompli. Nagiko, obsédée par le Livre de Chevet de Sei Shonagon, veut elle-même devenir écrivain. Jérôme sera l’amant idéal car il offre son corps au rituel calligraphique de la jeune femme. Or il le fait en réalité davantage par convoitise de l’éditeur qui l’écorchera après sa mort et qui à son tour gardera sa peau comme un « livre de chevet ». Nagiko pourra ensuite récupérer celle-ci et l’enterrer sous son bonsaï. Elle se fait ensuite entièrement tatouer avec le même poème érotique qu’elle avait gravé sur le corps de Jérôme. L’enjeu ici est une synthèse entre texte et image caractéristique du signe oriental, ce qui avait d’ailleurs déjà fasciné Eisenstein car il avait pu repérer dans l’idéogramme japonais une forme primitive de montage.12 Mêler l’érotisme et la mutilation, la calli­graphie antique et les tatouages modernes suggère en outre à la fois vanité et blasphème car si le corps est le temple de Dieu, le recouvrir de signes s’avère une opération diabolique, du moins en Occident où l’écriture du corps est associée aux mauvais traitements et à la barbarie : le marquage des esclaves ou estampillage des Juifs durant l’holocauste. Dans le court-métrage très controversé de Theo Van Gogh, intitulé Submission (200413), qui fit inscrire des citations du Coran sur des femmes musulmanes maltraitées, cette mutilation est encore plus explicite, en relation directe avec l’érotique et le religieux.

Cinéma et peinture

Note de bas de page 14 :

Alain Bergala, « D’une certaine manière », Cahiers du Cinéma, 370, avril 1985, p. 13.

Note de bas de page 15 :

Cf. Livio Belloï, « Post-modernité et manière : la question du cadre », in Revue belge du cinéma « Poétique du hors-champ », n° 31, 1992, p. 65.

Dans un article de 1985 Alain Bergala établissait déjà un lien entre les cinéastes de la Nouvelle Vague et les peintres qui sortaient pour la première fois de leur atelier (le scandale du Déjeuner sur l’herbe de Manet), c’est-à-dire de leur environnement institutionnel. Les premiers modernes pourraient être appelés « des cinéastes de plein air »14. L’interaction entre le champ cinématographique et les autres champs est cependant encore plus prononcée à l’époque que certains qualifient de « post-moderne » et que Livio Belloï appelle « maniériste », car on serait passé de la question propre à la phase « moderne » du médium : qu’est-ce que le cinéma ? à la question d’autant plus complexe et délicate de la manière : comment faire du cinéma ?15, question métasémiotique donc et qui se manifeste selon lui surtout par un certain retour du cadre.

Note de bas de page 16 :

Pascal Bonitzer, « Le plan-Tableau », in Peinture et cinéma. Décadrages, Paris, Etoile, 1995 (1987), paru d’abord dans les Cahiers du cinéma, 370, avril 1985). On consultera également, surtout en raison de sa riche bibliographie, Jacques Aumont e.a., Esthétique du film, Paris, Nathan, 2002.

Note de bas de page 17 :

Pascal Bonitzer, art. cit., pp. 29-30.

La contribution la plus importantes aux entrelacs entre cinéma et peinture est bien entendu le concept de plan-tableau de Pascal Bonitzer16. Bonitzer part de la simple constatation : « Il n’y a pas que la caméra et l’acteur ; entre les deux, il y a le plan, qui peut être pensé, construit, composé comme un tableau. […] La fabrication des plans serait ce qui rapproche le cinéaste du peintre, le cinéma de la peinture. »17 Le plan-tableau réalise un oxymore apparemment indépassable : la coïncidence entre le mouvement et l’immobilité. Cette rencontre paradoxale était déjà visée par la peinture même bien avant l’invention du médium filmique. Géricault, dans son Derby d’Epsom (1821), fit déjà voir des chevaux au galop dont les pattes occupent deux moments dans le temps, car — ce qui est anatomiquement impos­sible — aucune ne touche le sol. Le brouillage entre la stase de la peinture et le mouvement deviendra la préoccupation principale des futuristes italiens.

Note de bas de page 18 :

Id., p. 30.

Note de bas de page 19 :

Id., p. 32.

Note de bas de page 20 :

Id., p. 31.

Bonitzer part des plans qui « imitent » un tableau : les tableaux vivants qui renvoient aux maîtres anciens dans Passion de Godard (1982) (cf. infra) ou dans La ricotta de Pasolini (1962), où la Déposition de Pontormo se voit affligée d’un un traitement carnavalesque avec des figurants affamés qui songent plus à leur salaire (une assiette de ricotta) qu’au sérieux de la scène et qui, pour se rebeller contre l’immobilité imposée, démantèlent, disloquent toute la figure : « C’est comme s’il y avait lutte, empoignade dans le film entre le cinéma et la peinture »18 ; ou encore, l’allusion au Cauchemar de Füssli dans la jeune femme renversée avant le viol dans La Marquise d'O d’Eric Rohmer (1976) (et Füssli était un contemporain de Heinrich von Kleist dont Rohmer s’est inspiré), à ceci près que l’Incube de Füssli se trouve élidé du plan, de même que le responsable de la grossesse de la marquise demeure elliptique dans le film, « métaphore du secret »19 qui est à l’origine de La Marquise d’O. Ajoutons-y Une partie de campagne de Jean Renoir (1936), film truffé de renvois à la peinture de son père Pierre-Auguste Renoir, ainsi que Prospero’s Books (1991) de Peter Greenaway où le Shakespeare fictif à son écritoire rappelle Saint Jérôme d’Antonello da Messina dans son cabinet, habillé de surcroît en doge Loredan de Bellini. Bonitzer souligne non seulement le caractère fondamentalement « ambivalent », « dialogiqie » de ces plans, partagés entre le mouvement de la prise et la fixité du tableau mais aussi le caractère « fondamentalement non-narratif »20 du plan-tableau ce qui serait la raison pour laquelle il est surtout exploité par des metteurs en scène qui privilégient la mise en scène et la plasticité sur le scénario ou la ligne narrative, comme Godard et Pasolini.

Note de bas de page 21 :

Jacques Aumont, L’œil interminable. Cinéma et peinture, Paris, Séguier (1989), 1995, p. 224.

Note de bas de page 22 :

Cf. Godard par Godard (ed. Alain Bergala), Paris, Flammarion, 1989.

Jean-Luc Godard est en effet l’exemple le plus patent d’intermédialité entre cinéma et peinture. Il a toujours recouru à la métaphore du cinéaste peintre. Il est sans doute avec Peter Greenaway et Wim Wenders (tous deux venant de la peinture), un des cinéastes les plus conscients de son héritage artistique pictural. Dans Passion (1982) il reconstitue sous forme de tableaux vivants (le cas le plus strict du plan-tableau) les grandes toiles baroques ou romantiques : La ronde de nuit de Rembrandt, Tres de mayo de Goya, L’entrée des Croisés à Constantinople de Delacroix. Pourtant ce sont plus que de simples citations : par le biais d’un délégué, le personnage de Jerzy, metteur en scène fictif, Godard montera et démontera les toiles, tentera des variantes, explorera leurs limites. Jacques Aumont, dans son article « Godard peintre, ou l’avant-dernier artiste », a trouvé le terme approprié : « c’est une cinématisation, un devenir-cinéma de la peinture. ‘Cinématisation’ et non cinétisation : devenir-cinéma, et non simplement un vague devenir-mouvement. »21 Il emprunte ce terme partiellement au « cinématisme » eisensteinien qui portait sur la rétroaction du cinéma sur la peinture et sur la littérature : par exemple le concept de montage chez El Greco ou Dickens. Ainsi le but de Jerzy est de faire subir à l’œuvre d’art une opération « cinématique », quoique celle-ci soit toujours inachevée, marquée par la mélancolie et le deuil envers l’origine perdue. Les tableaux anciens sont en outre relativisés par le personnage de l’ouvrière licenciée Isabelle, qui abolit la distinction entre le besoin d’art et le besoin de vie, de survie. Mais le plan-tableau mérite en l’occurrence un approfondissement ultérieur : Tres de mayo est filmé du point de vue des bourreaux. Cette lecture subjective d’un tableau est en rapport avec ce que Godard affirma au sujet d’un possible film sur les camps. Le seul film possible serait, à son sens, filmé selon l’angle de vue des bourreaux dans leur routine quotidienne !22

Dès Pierrot le fou (1965) il s’agissait du pouvoir créateur, donc entre autres celui du peintre, de la vie et de la mort. Le film est émaillé de citations plastiques (Café le soir de Van Gogh ou, encore, un dialogue en voix off entre Belmondo et Anna Karina sur un champ contre-champ d’un Pierrot de Picasso et d’un portrait de jeune fille de Renoir). Que Pierrot le fou joue sur un chromatisme stylisé (des couleurs saturées) – le bleu associé à la mort, le rouge à la violence – est mis en évidence à la fin du film lorsque Pierrot se peint le visage en bleu avant son suicide. Cependant, tandis que Pierrot le fou fait plutôt allusion à la peintre du tournant du siècle (impressionnisme, fauvisme, cubisme), qui s’occupait davantage de la question de la matière — l’allusion à Velasquez dans le générique (premier peintre de la lumière et donc de l’air, de l’invisible entre les objets) est signifiant à cet égard —, Passion renoue davantage avec les grandes machines représentatives et les sujets grandioses, « maniéristes ».

The Draughtman’s Contract de Peter Greenaway (1982) (dont Bonitzer fut le co-scénariste) doit certainement être qualifié de « maniériste ». Le langage est châtié, voire affecté, précieux, les costumes extravagants. Plus qu’une intrigue amoureuse ou policière, ce film est une réflexion en images sur la notion de représentation et pose la question de l’homologation possible entre le cadre cinématographique et le cadre pictural. En confrontant sans cesse l’espace référentiel avec son signifiant pictural par un travail subtil de friction, de collision (les dessins de Neville), la spécificité respective du pictural et du cinématographique est mise en question. La technique qu’utilise Neville n’est pas anodine : il procède à un cadrage préliminaire du site qu’il veut immortaliser à l’aide d’une « petite fenêtre » afin de garantir la stabilité du point de vue, et d’un écran quadrillé placé dans le même axe, comme on voit dans les gravures de Dürer. Le cadrage est une réelle obsession pour Neville qui va même jusqu’à donner des directives en voix off quant à ce qui devra apparaître ou non dans le cadre et, partant, dans le plan, ainsi : « Dessin numéro 6, de 6 heures du soir à 8 heures : la pelouse basse du jardin, près de la statue d’Hermes, sera dégagée par la famille, le personnel, les chevaux et les autres animaux. »

Note de bas de page 23 :

Livio Belloï, art. cit., pp. 76 sq.

Livio Belloï23 distingue trois cas d’interactions :

  • La caméra est située à une distance relativement importante de l’écran quadrillé selon un axe qui lui est spécifique : le dispositif pictural est réduit au simple statut d’objet parmi d’autres, appartenant à la figure conventionnelle du cadre dans le cadre.

  • Le cadre cinématographique redouble le cadre pictural : la caméra est placée dans un axe rigoureusement identique à celui de l’écran quadrillé, lequel vient s’emboîter parfaitement au sein du cadre cinématographique.

  • Les deux cadres coïncident totalement. Les limites physiques du cadre pictural recoupent le cadre cinématographique. Celui-ci devient le nouveau support du quadrillage pictural, détaché de son cadre de bois.

Note de bas de page 24 :

Id., p. 77.

Note de bas de page 25 :

Id., p. 77.

Le dessin numéro 8 radicalisera cette homologie tout en la questionnant. L’écran quadrillé du peintre est placé au centre exact du cadre cinématographique, dans le même axe que ce dernier ; les deux cadres capturent dans leurs rets une allée bordée d’ifs fraîchement taillés. À l’extrême arrière-plan, à peu près à la hauteur du point de fuite, apparaît une silhouette féminine en laquelle on identifie rapidement Mrs Talmann, la fille de Virginia Herbert. Accompagnée d’un chien, la jeune femme s’approche lentement de l’écran quadrillé, dans un mouvement sinueux, serpentant : de manière systématique, elle sort du champ, tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, en se dissimulant derrière les arbres, puis le réintègre avant de le quitter à nouveau. Tout le plan est tourné en plan fixe, ce qui contribue à homologuer les deux cadres. La jeune femme traverse, face à la caméra immobile, toute la profondeur du champ, du plan d’ensemble au plan rapproché, en pratiquant d’incessantes entrées et sorties latérales. Ce qui est de la sorte donné à expérimenter ici, c’est la finitude des cadres, le sentiment le plus brut de la perspective frontale telle qu’elle s’est vue codifier par les peintres et théoriciens du Quattrocento et le fait que la caméra a besoin de la prothèse du dispositif pictural. Le film ne se montre pas seulement subordonné au « cube scénographique » du cinéma d’origine, mais aussi « à la source culturelle définissant les lois d’émergence de toute image ‘figurative’ et/ou analogique quelle qu’elle soit, c’est à dire au code de la représentation élaborée par la Renaissance italienne. »24 Plutôt que la citation d’un tableau du passé, il s’agit ici d’une reprise délibérée d’un dispositif du passé : « comme si le cinéma trouvait à se ressourcer dans l’art des peintres. […] le cinéma sauvé par la peinture après avoir tout fait — ou presque — pour s’en émanciper. »25

Note de bas de page 26 :

Pascal Bonitzer, « Le plan-tableau », art. cit , p. 31.

Stanley Kubrick fait lui aussi un usage subtil du plan-tableau dans son Barry Lyndon (1975). Des peintres de l’Ancien Régime, Watteau, Chardin, Hogarth en Gainsborough sont convoqués, certes en raison de leurs scènes rustiques, idylliques, mais surtout parce qu’elles exhalent une atmosphère pétrifiée, stérile, privée de vie qui semble emprisonner les personnages. Plus que jamais le plan-tableau semble ici contre-nature, voulant concilier mouvement et immobilité, composition et variabilité, liberté et réclusion. Kubrick a mis en œuvre toutes les techniques cinématographiques nécessaires afin de réaliser cette intermédialité à la fois nécessaire et contradictoire. Tantôt l’espace domine la composition dont le personnage n’est qu’une infime partie, avec des profondeurs de champ vertigineux qui réalisent un trompe-l’œil impressionnant : l’écran plat semble soudain totalement tridimensionnel. L’effet de zoom qui déploie progressivement les plans-tableaux aux yeux du spectateur (la mère à l’enfant, le château dans les bois) souligne le caractère figé du temps. Tantôt c’est l’absence de profondeur qui l’emporte : à la lueur de la chandelle les fonds s’obscurcissent et les personnages, maquillés de blanc semblent des fantômes dans le vide. L’illusion du plan-tableau est également obtenue par la musique sur laquelle les personnages se meuvent comme des marionnettes ou qui rythment la lenteur de leurs paroles, comme les figures peintes, sclérosées, unidimen­sionnelles. L’évocation des tableaux d’époque est dès lors techniquement d’une fidélité sans faille bravant le paradoxe de l’immobilité mouvante. Sans doute l’application du plan-tableau ne relève-t-il pas ici d’une volonté de confrontation explicite entre peinture et cinéma mais d’une nécessité, pour répondre à la question de Bonitzer : « L’allusion, pas forcément faite pour être comprise, révèle-t-elle seulement du vraisemblable culturel, ou contient-elle une nécessité ? »26 L’authenticité joue bien sûr un rôle prépondérant : afin de situer une histoire de façon crédible dans une certaine époque, il convient de rendre hommage à l’esthétique canonique de l’époque. Mais il y a plus : par l’usage du plan-tableau Kubrick obtient non seulement un cadre crédible, mais une traduction visuelle de sa philosophie, à savoir le combat inespéré de l’homme contre la société, son impuissance. Un fils de paysan qui veut s’anoblir et déploie pour ce faire toutes sortes d’astuces et de rouerie (mariage blanc, corruption, adoption de titres de noblesse) enfermé dans le plan-tableau, dans la société qui l’a éduqué. En « portraiturant » des personnages dans des compositions géométriques et figées dont ils semblent prisonniers, Kubrick parvient à démontrer que personne n’est réellement libre dans la société du dix-huitième siècle, mais lié à des normes qu’ils ont eux-mêmes conçues, à des normes qu’ils se sont imposées. D’où le fait que le plan-tableau se plie parfaitement à la diégèse et devient même un élément important de celle-ci. Barry Lyndon peut dès lors être considéré comme une représentation prégnante du manque de liberté humaine par une application très fonctionnelle du principe du plan-tableau.

Dans Vertigo d’Hitchcock (1958) le plan-tableau est plus que jamais une énigme qui demande à être déchiffrée, un élément troublant, qui contribue à brouiller l’identité de la mystérieuse Madeleine Elster (Kim Novak), que Scotty Ferguson (James Stewart) a pour tâche de filer. Au départ le plan-tableau est un renvoi littéral à un tableau obsédant d’une certaine Carlota Valdes que la jeune femme contemple pendant des heures. La surimpression du profil de Madeleine et du tableau dans le catalogue augmentera ce brouillage. La parodie du tableau exécuté par la secrétaire de Scottie qui y a inséré son propre visage pour se venger du peu d’attention qu’elle reçoit, corroborera encore l’identification entre Madeleine et Carlota. Même le déroutant cauchemar contiendra le tableau. La confusion de Scottie et du spectateur atteint un niveau « vertigineux » lorsque, après l’accident mortel de Madeleine, Scottie rencontre une jeune femme qui ressemble réellement à Madeleine, à savoir Judie, sorte de plan-tableau du deuxième degré, en trompe-l’œil. Il semble enfin que Scottie n’a jamais connu la vraie Madeleine mais que celle-ci est tombée de la tour par l’entremise de Judie (commanditée par Elster) pour faire de lui un témoin officiel d’un meurtre maquillé en suicide. Le collier de Judie, par sa ressemblance avec celui de Carlota sur le tableau, trahira finalement Judie comme étant la « Madeleine » aimée, ce qui dénonce la ruse d’Elster. Ici on nous rappelle que le cinéma est né comme un univers d’illusion et de rêve (Méliès), de mensonge et de tromperie, une possibilité empruntée à la peinture.

Note de bas de page 27 :

Cette question est abondamment traitée et précisément désavouée par Marie José Mondzain dans L’image peut-elle tuer?, Paris, Bayard, 2002.

Note de bas de page 28 :

Cf. Nathalie Roelens, « Deux croix censurées », in Affiches et affichages, Limoges, PULIM, à paraître.

Viridiana de Luis Buñuel (1961) fut interdit par le Vatican et ensuite par Franco en raison d’une séquence qui renvoie à la dernière cène et qui, comme il s’agit de mendiants, incarne l’archétype historique du repas de charité pour les pauvres et confirme ainsi une lecture réformiste de l’eucharistie. Dès lors que les mendiants se placent en outre selon une disposition qui reproduit La dernière cène de Léonard de Vinci, la dévalorisation du banquet idéalisé est encore plus évident. Le Vatican a donc implicitement détecté un argument religieux et politique dans le film. La question se pose naturellement de savoir si on a le droit de faire une démonstration logique à partir d’une image.27 L’accusation de blasphème aurait pu être réfutée d’une façon tout aussi légitime par Buñuel même par un discours argumenté. La censure en général devrait se demander si les images peuvent être jugées responsables.28

Note de bas de page 29 :

Cf. Nathalie Roelens, « Cènes, banquets, festins », in Espaces perçus, territoires imagés en art (ed. Stefania Caliandro), Paris, l’Harmattan, 2004, pp. 99-119.

Note de bas de page 30 :

Jacques Aumont, op. cit., p. 225.

Note de bas de page 31 :

Id., p. 226.

Toute une série de films ont fait allusion à la dernière cène29 et souvent sous forme de parodie (La grande bouffe de Marco Ferreri (1973), Le Fantôme de la liberté (1974), également de Buñuel, Le festin de Babette de Gabriel Axel (1987), The Thief, the Cook, his Wife and her Lover de Peter Greenaway (1989)) ou à l’iconographie religieuse en général : le Cristo morto (in iscorcio) de Mantegna qui non seulement est appliqué littéralement à un Christ fictif dans La ricotta de Pasolini, mais qui est lié à la question de l’iconoclasme dans Je vous salue Marie de Godard (1983) car sa posture est adoptée par la jeune Marie (Myriem Roussel) dont le film interroge la virginité. Le dernier plan (un rayon de soleil traverse un nuage) renvoie à l’épiphanie de la grâce qui rappelle toute l’iconographie occidentale de l’annonciation mais aussi l’idée de l’image comme apparition : « Avec ce film, Godard a voulu remonter jusqu’aux racines les plus magiques, les plus ineffables de l’image, et presque à une métaphysique de l’image : l’image est apparition, ou n’est pas. »30 Le scandale du film se situerait alors selon Jacques Aumont non pas dans le religieux mais dans le fait que Godard vise des images pures, dénuées de tout langage, une pure « visualité ».31

Note de bas de page 32 :

Livio Belloï, art. cit., p. 68 .

Note de bas de page 33 :

Cf. Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 28-31

Or Bonitzer voit le plan-tableau aussi de façon beaucoup plus vaste comme évocation culturelle. Tout plan fixe qui résulte d’une composition interne préméditée se voit doté d’une sorte de picturalité immanente. Toute prise qui accentue le cadre et les effets de composition peut être considérée comme un plan-tableau au sens large du terme. Livio Belloï en repère dans les plans d’eau de Je vous salue Marie de Godard ou dans les plans de ciel de Der Himmel über Berlin de Wim Wenders (1987). Godard maintient le mystère de l’origine en cadrant l’eau en plan fixe et en légère plongée, icône zébrée en outre de traces indicielles, avec les reflets du soleil qui strient la surface aquatique et les rides imprimées à l’eau par la chute hors champ d’un objet qui ne nous sera jamais donné à voir. Après l’ère de l’image totale panoptique (Dr Mabuse de Fritz Lang), le cadre se fait à nouveau sentir dans sa finitude : « instaurant une sorte de picturalité nouvelle et, pour ainsi dire, naturelle et ‘naturaliste’ du plan, [cette interrogation] tend à objectiver toute la question de notre rapport cognitif ou perceptif au monde ».32 Godard nous suggère ainsi que l’origine est ailleurs, hors de notre champ que nous n’en connaissons que les traces, les phénomènes, les effets : remous et frémissements dans l’eau. Il y a vie et vibration mais depuis un centre qui nous échappe, qui excède le cadre. Nous prenons ainsi conscience de la limite de notre intelligibilité. Le cadre exige que nous renoncions à la question de l’origine car aucun contre-champ ne nous est offert. La source de tout, Dieu, l’Annonciation, la Naissance du Christ (car c’est le sujet du film) sont indescriptibles. Seules les réactions sont visibles, tangibles. Le cadre a ici réellement une fonction « déterritorialisante » et le hors-champ peut être qualifié d’« absolu » car ce qui se trouve en dehors de l’image n’est plus de l’ordre du visible « n’existe » même plus quelque part dans le temps ou dans l’espace, mais semble « insistant et inquiétant ».33

Note de bas de page 34 :

Livio Belloï, art. cit, p. 71.

Note de bas de page 35 :

Id., p.74. Outre le plan-tableau, le cinéma s’intéresse aussi à raconter ce que Vasari appelait des Vite, à savoir des biographies d’écrivains : Artemisia d’Agnes Merlet (1988) (sur Artemisia Gentileschi), Van Gogh de Maurice Pialat (1991), Love is the devil. Study for a Portrait of Francis Bacon (1998) de John Maybury, Caravaggio de Derek Jarman. Peter Webber dans The Girl with a Pearl Earring (adaptation du bestseller de Tracy Chevalier) (2003) opte pour la maturité de Vermeer, lorsqu’une beauté virginale (Scarlett Johansson) entrée comme servante dans la maison du peintre, posera pour La jeune fille à la perle suscitant la jalousie de l’épouse. Car poser suppose une certaine intimité entre modèle et peintre.

La même quête de l’origine est à l’œuvre dans Der Himmel über Berlin (1987) de Wim Wenders. Wenders tente de reproduire un regard d’ange par la caméra. Ce regard angélique est une plongée sur le monde humain : d’où les nombreux plans en surplomb. Un deuxième regard est celui orienté vers le ciel en contre-plongée, à savoir le regard des enfants, les seuls êtres sur terre à avoir un droit de regard sur les anges. Certaines prises de vue se dirigent vers une portion de ciel vierge de tout point de repère, sans focalisation préalable, purement immatérielle. Outre la « picturalité » propre à chaque plan fixe, Belloi voit dans ces plans de ciel déconnectés une « remise en cause et en question du caractère assez rudimentairement anthropomorphique de toute définition du plan en termes scalaires. »34 Ces plans célestes sont irréductibles à quelle échelle que ce soit, ce qui les rend si chargés de virtualités. D’où la comparaison possible avec la série de photos aériennes d’Alfred Stieglitz intitulées Equivalences. Puisque le ciel est essentiellement non composé, le rôle de la découpe est particulièrement mis en avant dans ces photos. Or tandis que Stieglitz opère un découpage dans le continuum céleste, donne forme à l’informe, Wenders émancipe le regard de tout point de repère, entame une quête d’absolu. Or là où les photos de Stieglitz n’ont plus de direction ou d’orientation (le spectateur est totalement autonome et peut même les regarder à l’envers), le médium filmique est lié à un écran fixe qui rive les spectateurs au dispositif de projection. Wenders laissera bien de temps en temps, ce qui serait impossible dans une photo, glisser la caméra mobile sur la masse céleste en pano-travelling, en « image-mouvement » qui crée un dialogue entre le limité et l’illimité. Cette même dialectique est à la base du personnage principal, l’ange Damiel, qui plane d’abord au-dessus de la ville, affranchi de l’espace et du temps, mais qui ressent néanmoins la nostalgie de la force de gravité, du hic et nunc, de la connaissance limitée. La rencontre avec la trapéziste Marion, qui vit dans une autre dimension spatio-temporelle, lui fera renoncer à son statut angélique et lui fera sauter par-dessus la barrière qui sépare l’infini du fini, de la métaphysique cartésienne à la phénoménologie, dans les termes de Belloï : « Trajet courageux, mutilant, mais qui a le grand mérite de démontrer que la métaphysique est bien affaire de cadrage — à moins que ce ne soit l’inverse. »35

Récapitulons. L’incorporation se fait soit à usage prothétique (afin d’augmenter une des vertus du médium) soit à usage mythique et chimérique (afin de faire vaciller les certitudes et de donner au film une aura de mystère et de magie). Le mixage intermédial excède dès lors en règle générale le pur exercice de style. Or les exemples nous ont montré que le métissage n’est jamais totalement abouti. Comme dans l’hybride de la mythologie (le sphinx qui est à la fois femme et lion), dans le « cinéma impur » (Bazin) il y a coexistence et non fusion entre les médias. Certes, la synergie n’est pas impossible, l’incorporation peut se muer en assimilation, mais dans ce cas elle est quasi imperceptible et la dimension intermédiale se limite alors à une simple coloration (photographique, picturale, graphique, etc.). La plupart du temps le corps à corps se solde par le rejet du corps étranger. La critique qu’on peut en distiller a néanmoins une portée métasémiotique. Le médium éprouve le besoin de puiser dans un autre des potentialités accrues ou un héritage enfoui, souvent au grand dam de la diégèse, mais la grande plasticité et le vaste pouvoir d’absorption de ce médium filmique relativement jeune a cependant ses limites, les limites de son propre moyen d’expression.

L’actuelle inter- et multimédialité

Note de bas de page 36 :

Pierre Fresnault-Deruelle, Des images lentement stabilisées. Quelques tableaux d’Edward Hopper, Paris, l’Harmattan, 1998, p. 27.

Note de bas de page 37 :

Voir Nathalie Roelens, « Le visuel au risque du médiatique dans Les Bijoux de la Castafiore », in Contemporary French Civilization, special issue « la Culture Visuelle », 2004, vol. XXVIII, n° 2, pp. 230-251.

Si l’on considère le film dans le panorama plus vaste de la culture visuelle, de la photographie à la bande-dessinée, à la télévision, à l’art vidéo à l’hypertexte ou aux installations actuelles, il faut réviser tous nos concepts. Outre l’affirmation que Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp (1912) est une espèce de reformulation abstraite de Ascending and Descending Stairs (1884-1885) d’Eadweard Muybridge, il a été dit que l’atmosphère désolée et la vision fantasmagorique qu’Edward Hopper nous offre dans House by the Railroad (1925) annonce le motel de Psycho de Hitchcock. Pierre Fresnault-Deruelle a une préférence pour une autre lecture. Il voit la maison victorienne isolée entourée d’une lumière tremblante et cadrée en contre-plongée comme un « quasi-plan de cinéma où les choses flamboieraient dans le défilement continu des phénomènes. Moment suspendu d’un travelling dont les traverses de la voie auraient jusque-là rythmé le déroulement, House by the Railroad nous fait assimiler, l’espace d’un fantasme, la toile du peintre à la toile-écran des salles obscures. »36 D’autres médias ont donc également réfléchi sur le film ou même sur la télévision : Hergé, dans Les bijoux de la Castafiore, était déjà prophétique à cet égard. Les différents médias qui pénètrent dans le château de Moulinsart par le truchement de la fameuse cantatrice troublent à la fois la sérénité du célibat d’Haddock, la paix de Moulinsart et le style de la bande dessinée qui doit adapter sa facture à l’intrusion des nouveaux médias.37

Note de bas de page 38 :

Michael Rush, New Media in Late 20th-Century Art, London, Thames & Hudson, 1999.

Note de bas de page 39 :

Patricia Pisters, Lessen van Hitchcock. Een inleiding in mediatheorie, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2002, pp. 263.

Note de bas de page 40 :

Voir www.jimcambell.tv.

L’ère digitale va encore plus loin : intermédialité, multimédialité et hypermedialité sont dorénavant indiscernables. Dans un film composé d’images de synthèse comme Shrek ou Madagascar par exemple, le plan-tableau est partout présent, ou plutôt n’a plus de raison d’être. L’intermédialité renvoie alors à une forme contemporaine d’intertextualité où des images provenant de différents médias renvoient de plus en plus les uns aux autres et où l’hybridation est un passage obligé. Michael Rush, dans son New Media in Late 20th-Century Art38, montre que grâce aux nouvelles technologies des années 70 comme la vidéo et la cybernétique l’art a accompli le processus de « dématéralisation » entamé au début du 20e siècle. Dans les installations-vidéo (Bruce Nauman et Matthey Barney mais aussi Chantal Ackerman), dans l’art digital (Laurie Anderson ou Jeffrey Shaw) il ne s’agit plus de reproduction d’images mais de production de possibilités manipulatoires infinies. La présence d’images virtuelles dans un film engendre un nouveau type d’intermédialité qui transcende le médium filmique analogique classique. La question du déclin de l’aura à l’époque digitale devient par conséquent une question vaine puisque l’authenticité et de la référence n’est plus à l’ordre du jour. On renvoie tout au plus à une certaine culture visuelle déjà existante. A en croire Patricia Pisters, spécialiste de Hitchcock : « A la place des ‘ready mades’ modernistes de Marcel Duchamp, qui éleva des objets communs à la dignité de l’art en les transportant dans le musée, nous pourrions parler ici d’‘already-mades’, des images déjà réalisées qui sont assumés dans un nouveau contexte et acquièrent ainsi une nouvelle signification ou ajoutent de nouveaux sens aux sens existants. »39 Elle invoque quelques exemples d’« appropriations » d’Hitchcock, entre autres l’installation 24 Hours Psycho (1993) de Douglas Gordon qui reproduit sur deux grands écrans plats le film Psycho de façon tellement ralentie qu’il dure 24 heures. La structure narrative du film disparaît au profit d’une nouvelle expérience perceptive qui magnifie le souvenir et les mouvements les plus infimes à l’écran, comme les mouvements des muscles du visage, les variations lumineuses et les valeurs affectives de l’image. David Reed reconstruit dans Scottie’s Bedroom et Judy’s Bedroom (1994) les décors de Vertigo en remplaçant toutefois les tableaux du décor original par ses propres tableaux. Dans chaque chambre est en outre placée une télévision où l’on peut contempler des scènes du film mais dotées du nouveau décor. Pisters ne signale pas l’expérience de Jim Campbell qui, dans son Illuminated Average # 1, Hitchcock, Psycho (2000)40, obtient par digitalisation de chaque plan du film d’origine (de 109 minutes) une réduction à une seule image présentée dans une boîte lumineuse. Ce qui est remarquable c’est qu’on obtient quelque chose qui se situe entre le cinéma et la photographe, le médium digital étant une espèce de tiers entre image fixe et image mouvante. Le résultat n’est pas purement abstrait : le halo lumineux central nous renseigne sur le cadrage typiquement hitchcockien.

*

Note de bas de page 41 :

Roland Barthes, « Le troisième sens », in L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 55 et p. 58.

Note de bas de page 42 :

Rudolf Arnheim, « A forecast of television » (1935) in Film as Art, op. cit., p. 198.

Nous pouvons toutefois nous poser la question de savoir s’il n’y a pas un risque que les hypermédia contemporains (images de synthèse dans le film, l’hypertexte à l’écran d’ordinateur, à la télévision ou dans la téléphonie, mais également certaines installations ou arts de la scène) n’exploitent l’intermédialité avec une telle légèreté qu’aucun effet de sens ne puisse en résulter et que l’on obtienne un Gesamtskunstwerk embrouillé où l’œil critique ou amateur ne fait rien d’autre qu’aspirer au sens. Certaines productions font heureusement exception à cela. En d’autres termes, ce que Roland Barthes appelait le « filmique » doit-il être redéfini ? Le « filmique » était précisément ce qui « dans l’image, est purement image » ou encore « le filmique commence seulement là où cessent le langage et le métalangage articulé »41, une donnée strictement monomédiale donc. Le pouvoir d’absorption de la production contemporaine semble tel que des « images pures » sont difficiles à trouver. L’intermédialité est-elle alors un premier pas vers une hypermédialité alarmante qui fera sortir le médium filmique des salles ce cinéma ? Ou doit-on au contraire saluer cette hybridation des médias ? Que cette révolution copernicienne soit déjà en cours, on ne peut plus se le dissimuler. Et sans doute notre angoisse est-elle plutôt une hantise à l’égard du spectateur plutôt qu’à l’égard de l’inventivité du médium, qui lui semble infini ; hantise par rapport au sort du spectateur qui envahissait déjà Arnheim en 1935 suite à l’invention de la télévision : « The pathetic hermit, squatting in his room, hundreds of miles away from the scene that he experiences as his present life, the ‘viewer’ who cannot even laugh or applaud without feeling ridiculous, is the final product of a century-long development, which has led from the campfire, the market-place, and the arena to the lonesome consumer of spectacles today. »42