Intermédialité : l’affiche dans l’annonce-presse

Jacques Fontanille 

https://doi.org/10.25965/visible.208

Sommaire
Texte intégral

Préambule

L’intermédialité peut être abordée de plusieurs points de vue complémentaires.

On peut l’aborder pour commencer par le genre, puisque c’est le genre qui définit la hiérarchie entre les médias assemblés, et qui permet de décider lequel accueille les autres ; c’est ainsi que le genre « représentation théâtrale » peut accueillir une projection vidéo ou cinématographique ; de même, le genre « peinture » peut accueillir des écritures. Sous-catégorie du genre, le style est aussi une manière d’approcher l’intermédialité, puisqu’en la matière, le degré de convention et d’innovation dans les types d’associations entre médias varie en continu depuis les combinaisons les plus figées (la musique et le dialogue théâtral dans le genre « opéra », ou la danse et la chanson dans le genre cinématographique « comédie musicale ») jusqu’aux plus inattendues, aux « collages » les plus incongrus (des excréments humains dans une « installation » artistique).

Mais, au-delà (ou en deçà) du caractère plus ou moins conventionnel ou innovant de l’association entre les médias, l’approche par le genre entraîne immédiatement deux types de questions.

Note de bas de page 1 :

Anne Beyaert-Geslin, « La typographie dans les collages cubistes. De l’écriture à la texture », in Isabelle Klock-Fontanille, dir., L’Écriture entre support et surface, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 131-151.

  1. La question du mode d’association (la modalité syntaxique du « montage ») : s’agit-il d’une « insertion » (un « enchâssement » hiérar­chisant) ou d’une « composition » (un ajustement non hiérarchique) ? C’est alors la dimension méréologique du montage qu’il faut interroger.

  2. La question, notamment mais pas seulement dans le cas de l’insertion, du degré d’intégration des médias associés : que reste-t-il de leur spécificité ? que gagnent-ils et perdent-ils dans cette association ? Une étude récente d’Anne Beyaert sur les modes d’insertion de l’écriture dans la peinture1 montre que tous les degrés sont envisageables : les seuls caractères graphiques, la surface d’inscription, l’objet-support d’écriture, les deux derniers pouvant être soit représentés, soit collés.

L’intermédialité peut aussi être approchée par la voix énonciative : des décrochements entre plans d’énonciation permettent d’installer un médium dans le médium, mais les énonciations ainsi confrontées, qui induisent chacune un point de vue et un système de valeurs propres, peuvent tout aussi bien s’accorder ou se combattre, se commenter ou se contredire l’une l’autre, selon un principe bien établi dans les études polyphoniques. Tout comme le discours rapporté autorise la co-habitation de points de vue conflictuels et dialogiques, l’intermédialité peut donc aussi être utilisée pour des confrontations, des négociations et des collusions, toute une dialectique à inventer.

Note de bas de page 2 :

Jacques Fontanille, « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », in Transversalité du Sens, Denis Bertrand & Michel Costantini (dir.), Paris, P.U.V., 2006.

On peut enfin aborder l’intermédialité par les niveaux de pertinences sémiotiques2, et notamment par les objets-support et par la pratique. Pour ce qui concerne les pratiques, plusieurs médias participent d’une même scène pratique (ou d’une même « stratégie »), à l’intérieur de laquelle chacun d’eux occupe une position (axe syntagmatique) ou joue même un des rôles actantiels, nécessaire au fonctionnement sémiotique de l’ensemble ainsi constitué. Quant aux objets-supports, ils fourniront l’un des critères distinctifs de l’intermédialité : en effet, ce qui distingue celle-ci de toutes les autres formes d’insertion (l’intertextualité, par exemple), c’est la présence du support, solidaire du texte visuel inséré, à l’intérieur du médium d’accueil ; les deux réunis, objet-support et texte visuel, constituent en effet le niveau de pertinence qui permet de définir et distinguer les médias entre eux. La question se pose ensuite, comme indiqué précédemment, de savoir si le support est collé ou représenté, et s’il est représenté, avec ou sans ses propriétés matérielles et sensibles.

Quel que soit le mode d’approche retenu, par le genre, par le style, par les plans d’énonciation, ou par les niveaux de pertinence du plan de l’expression, il rencontre inévitablement une question centrale : une caractérisation de l’acte de langage par lequel un médium peut être appelé à l’intérieur d’un autre : il peut être convoqué, évoqué, cité, mentionné ou représenté, et ce sous plusieurs dimensions : avec son support et les objets qui le constituent, ou seulement avec son support formel, la matrice d’inscription du texte visuel. La caractérisation de l’acte débouche alors sur la dimension rhétorique de l’intermédialité

En outre, ces actes peuvent être à leur tour thématisés, par l’intermédiaire du contenu thématique du genre de pratique dans laquelle ces montages énonciatifs adviennent : par exemple, s’il s’agit d’une « pratique argumentative », toutes ces opérations de convocation sont alors des opérations qui participent à la stratégie persuasive d’ensemble. Il y a fort à parier, étant donné la généralité de la dimension argumentative et persuasive dans les pratiques sémiotiques, que tout dispositif intermédial peut être examiné dans cette perspective.

La campagne Vuitton

On prendra comme exemple un corpus publicitaire (une campagne Vuitton de 2000-2001) qui se caractérise essentiellement par la présence systématique d’une affiche à l’intérieur d’une annonce-presse. La particu­larité de cette campagne réside dans le fait que, dans toute la déclinaison rassemblée, le même curieux phénomène s’observe : le même acteur, la même jeune femme, est présente à la fois dans la scène urbaine que donne à voir l’annonce-presse, et dans l’affiche qui est apposée à l’intérieur même de cette scène urbaine, sur quelques supports canoniques : un abri-bus, un panneau autonome, des panneaux muraux.

Dans la scène urbaine, la jeune femme en tenue de ville arpente un trottoir, attend un bus, téléphone, traverse une rue, un sac Vuitton à la main ou à l’épaule. Sur les affiches apposées dans la ville, la même jeune femme, nue, immobile et contorsionnée, plaque le même sac Vuitton contre son corps, plus ou moins pudiquement.

Le montage entre les deux médias est très spécifique, puisqu’il s’agit d’une insertion (l’enchâssement de l’affiche à l’intérieur de l’annonce-presse), qui est soumise à deux contraintes précises : (i) sur le plan de l’expression, l’affiche adopte le mode sémiotique de l’annonce-presse, ce qui signifie qu’elle s’y trouve « représentée » au même titre que les autres éléments figuratifs de l’annonce ; (ii) sur le plan du contenu, le montage est motivé par la thématique même des annonces-presses : ce sont des scènes urbaines, et, dans les rues de la ville, on s’attend à rencontrer des affiches, apposées sur des supports prévus à cet effet.

En somme, le texte visuel de l’annonce-presse représente une scène pratique, qui elle-même est composée d’éléments hétérogènes jouant tous un rôle dans la scène ; parmi ces éléments hétérogènes, on trouve notamment une jeune femme et son sac à main, et des supports d’affichage, sur lesquels le texte visuel d’une affiche est apposé.

Du point de vue rhétorique, cette construction relèverait donc d’une « mise en abyme », mais cette figure canonique n’est qu’une structure d’accueil pour une stratégie plus complexe, et qui contredit même les usages ordinaires de la mise en abyme : (i) d’une part, la mise en abyme ne concerne que quelques figures (l’acteur féminin et son sac à main) et exclut le médium lui-même, puisque l’annonce-presse et son support accueillent non pas une annonce-presse, mais une affiche et son propre support, et (ii) d’autre part, entre les deux textes visuels, les variantes et variétés semblent plus riches en signification que les constantes. En somme, on a affaire à une figure de redoublement qui invite à repérer et à faire signifier des différences.

Pour commencer, on observe des variétés dans la déclinaison de la campagne elle-même : d’une affiche à l’autre, l’activité de la femme dans l’affiche diffère, elle attend, elle téléphone, elle marche, elle traverse la chaussée ; et surtout, comme s’il s’agissait d’une clé de lecture essentielle, la disproportion entre la taille de la femme de l’annonce et celle de l’affiche varie considérablement, depuis un léger agrandissement dans une des quatre affiches, jusqu’à une taille incommensurable dans une des quatre autres ; en outre, l’augmentation de la disproportion s’accompagne d’une divergence grandissante dans les postures, les coiffures et les allures. Tout se passe comme si, en somme, le propos implicite de cette campagne s’affirmait d’une affiche à l’autre.

Mais, par ailleurs, les variations, entre l’annonce et l’affiche, sont parfaitement régulières d’une annonce à l’autre. La jeune femme est habillée dans l’annonce-presse, et elle est dévêtue dans l’affiche. Dans l’annonce, elle est en activité, libre de ses mouvements, et évolue dans un espace ouvert dans la ville, alors qu’elle est emprisonnée dans le cadre trop étroit de l’affiche, dans une position qui pourrait être de repos si l’espace exigu ne la rendait pas visiblement inconfortable. Dans l’annonce, elle dirige son regard dans le sens de son déplacement, ou elle le plonge ou le perd dans la rue, alors que dans l’affiche, elle tourne le regard vers le spectateur, directement ou « par en dessous ». Enfin, dans l’annonce, le sac à main est porté en bout de bras, comme un objet d’usage pratique, qui accompagne l’activité, alors que dans l’affiche, il est tenu devant le corps dénudé, comme cache et paravent.

La régularité et la systématicité de ces contrastes étonne, et invite à rechercher ce qui ne varie pas. Les constantes sont la présence du sac et l’identité de l’acteur, et tout le reste est soumis à variation (attitude, taille, programme, regard, etc.). Mais cette régularité ne laisse entrevoir aucune solution : il faut alors élargir le corpus pour comprendre quelle est la signification de cet emboîtement de l’affiche à l’intérieur de la ville que nous donne à voir l’annonce-presse.

Les figures de dédoublement dans la publicité des marques de luxe

La solution ne se trouve pas dans cette campagne elle-même, et on peut alors faire l’hypothèse selon laquelle l’intermédialité traite ou met en scène un problème qui lui est en partie étranger, et qui n’appartient pas en propre à la marque Vuitton. Deux indices invitent à poursuivre en ce sens : d’un côté une partie des phénomènes observés dans cette campagne se rencontrent dans l’ensemble du corpus des marques de luxe, et de l’autre, la marque Vuitton a conduit d’autres campagnes publicitaires, sur d’autres principes, mais qui restent conformes aux tendances observables dans le domaine du luxe.

Note de bas de page 3 :

Ce corpus est constitué d’une centaine d’annonces-presse recueillies entre 2000 et 2005, et concerne les marques suivantes : Armani, Céline, Chanel, C.Klein, Dior, Dolce e Gabbana, Escada, Eres, Fendi, Gauthier, Givenchy, Gucci, Hermès, Longchamp, Prada, Rabanne, Versace, Vuitton, Yves Saint-Laurent.

Le corpus étendu auquel nous nous référons3 alors témoigne d’un autre niveau de pertinence que celui de l’image, du groupe d’images ou même de la pratique : nous avons affaire à une « forme de vie » carac­téristique d’un domaine économique et culturel, celui des marques de luxe.

Dans ce corpus étendu, on constate alors la récurrence étonnante, à l’intérieur des mêmes annonces, des figures de dédoublement de l’acteur féminin, dédoublements qui ne relèvent plus alors de l’intermédialité, mais, plus simplement, de la duplication des acteurs soit dans une image unique, soit dans deux images juxtaposées (en général en double page).

La duplication est là aussi une manière de mettre en évidence des différences, qui sont de plusieurs sortes : (i) des décrochements énonciatifs, grâce à une variation de la focale et/ou du cadre, (ii) des changements d’univers figuratifs, ou parfois (iii) des changements d’acteurs. Dans tous les cas, tout comme dans la campagne Vuitton, l’objet de luxe est présent auprès de chaque acteur, avec quelques changements de rôles qui incitent à lui accorder une place particulière dans l’opération énonciative du dédoublement. En outre, les changements de cadre, de distance ou d’univers figuratifs obéissent à une régularité dans le décalage entre deux « mondes », dont l’un est quotidien, en espace ouvert, et l’autre est indéfinissable, en espace fermé ou exigu.

On pourra provisoirement en conclure que le dédoublement des acteurs est une propriété du domaine, et pas de la construction intermédiale, mais que cette dernière lui procure un dispositif énonciatif et sémiotique spécifique, dont la fonction est à découvrir.

En outre, dans ce même corpus étendu, on rencontre une autre forme du décrochement-dédoublement qui confirme le rôle central de l’objet de luxe : grâce à un recadrage majeur, un nombre conséquent d’annonces associent d’un côté une représentation entière de l’acteur féminin, et de l’autre une représentation partielle, focalisée sur l’objet : gants, chaussures, sacs à main, lunettes, montres, etc. Il en ressort que, dans tous les cas de figure, et même si le dédoublement actoriel et le décrochement énonciatif n’installent pas explicitement deux versions équivalentes du même acteur féminin, l’objet de luxe est la figure constante qui résiste à toutes les transformations. À la limite, le changement de focale ou de cadre produit une focalisation en gros plan qui isole l’objet et la partie du corps féminin qui le porte.

Il reste alors à apprécier l’apport spécifique de l’intermédialité dans ce dispositif général de dédoublement et de transfert de l’objet de luxe entre deux énonciations. Pour cela, il nous faut observer une autre variation dans la présentation des acteurs féminins de la publicité de luxe : celle où ils apparaissent seuls.

Présentation des corps : la femme « en majesté » et la femme « sous contrainte »

Le nouveau critère d’observation est celui, globalement de la « présentation » du corps féminin, et plus spécifiquement, celui de la « dynamique spatiale ». Nous avons déjà remarqué, dans la campagne Vuitton, que les espaces ouverts et fermés, les cadres larges et les cadres resserrés offraient des oppositions pertinentes et récurrentes, dans la perspective d’un montage entre deux présentations des mêmes acteurs féminins, l’un « au quotidien » et dans la vie sociale, et l’autre dans une étrange et inconfortable intimité. Il faut ajouter maintenant que, à hauteur du corpus tout entier, la même distinction se présente, mais pour un même type de corps et de femmes.

L’observation du corpus suggère en fait deux distinctions hiérarchisées : (i) une première distinction entre les espaces ouverts et libres et les espaces resserrés et contraignants ; et (ii) dans les espaces resserrés, (a) ceux dont le cadre ne produit que des plans proches, et (b) ceux qui compressent les corps en leur infligeant des positions inhabituelles, scabreuses et instables. Nous retrouverions ainsi toute la gamme des expansions, rétentions et contentions…

Tout d’abord, ce que nous pourrions appeler la présentation « en majesté » : quelques déesses du culte (celui du luxe), s’imposent en effet sur le même mode de présence que les femmes des affiches, altières et séductrices, le regard tourné vers le spectateur, quelle que soit la position de leur corps. Mais elles sont installées dans des espaces larges et ouverts, qui sont à la limite, comme dans une autre campagne Vuitton, justement, des paysages où le corps féminin s’étale et prend ses aises ; certaines « trônent » en majesté, d’autres rampent et riment avec les rondeurs des dunes. Elles sont littéralement incommensurables, inaccessibles et autosuffisantes, si ce n’était ce regard insistant qui cherche à capter celui de l’observateur.

Ensuite, les choses se gâtent, car les espaces offerts se banalisent, se rétrécissent, et les cadres sont de plus en plus exigus. Ces femmes du deuxième type, « sous contrainte », ont toujours le regard tourné vers le spectateur, mais « par en dessous », « de biais », de manière indirecte en somme, pour compenser les positions acrobatiques que leur impose un espace resserré et inadapté. Tout comme les femmes des affiches chez Vuitton, prisonnières du cadre de l’image, certaines semblent même parfois « comprimées » et déformées, dans les limites d’une image qui est trop étroite pour elles. On rencontre même quelques cas de dédoublements qui, sans jouer, comme dans la campagne Vuitton, de l’intermédialité, associent ces deux types de présentation : la présentation « en majesté » dans un espace libre et ouvert, et la présentation « comprimée » et contrainte dans un cadre trop étroit.

Le corpus de la publicité de luxe met donc en scène une transformation actantielle et axiologique : un certain type de femmes, dotées de l’objet de luxe, ne se meuvent et ne s’installent librement que dans des espaces totalement ouverts, des paysages ou des pièces d’habitation à leur mesure, et qui seuls leur sont adaptés ; mais la majesté peut déchoir, et « tomber » dans l’existence quotidienne et dans des espaces profanes ou plébéiens, en tous cas inadaptés ; et ces mêmes femmes sont alors contraintes, tronquées et déformées. Du même coup, leur plastique est dévaluée, ou « ravalée » : des entremêlements de membres à peine lisibles, et leur regard adressé au spectateur devient une invite triviale : à la limite, celle d’une prostituée (dans la veine du « porno-chic » de Dior). Les « grands animaux » du désert (Vuitton, campagne 2004-2005) ont été « mis en cage », mais ils ont toujours leur sac, leur montre, et leurs chaussures de luxe !

Globalement, dans l’ensemble du corpus, l’objet de luxe participe de deux univers distincts : le premier univers, en espace ouvert, libre, voire quotidien et laborieux, est celui où l’objet n’est qu’un accessoire, au mieux une figure du pouvoir-faire ; le second univers est celui où l’objet est l’apanage de femmes inaccessibles, et le symbole de leur majesté. Mais la majesté peut déchoir, notamment si elle est contrainte de descendre dans la rue, et cette contrainte s’exprime alors par une fermeture de l’espace, par un rétrécissement du cadre et une compression du corps de l’acteur.

Le rôle spécifique de l’intermédialité dans la campagne Vuitton

Si nous revenons maintenant au corpus restreint de la campagne Vuitton (2000-2001), nous sommes en mesure de rendre compte du rôle joué par le montage entre deux médias.

La construction intermédiale, en effet, permet d’inscrire dans la même image à la fois le premier univers, celui où l’objet de luxe est un accessoire au quotidien, et le second, où il manifeste la transcendance de l’acteur, mais au prix de la « compression » des corps dans les limites d’une affiche (sauf si le support est un immeuble entier !), et d’un ravalement plus ou moins scabreux.

Mais elle fait mieux : elle manifeste, grâce à l’insertion de l’affiche dans l’annonce-presse et grâce à son haut niveau d’intégration, le ravalement de la femme « en majesté » dans l’univers de la femme au quotidien. Et ce ravalement, clairement exprimé par les positions incongrues ou malcommodes des femmes des affiches, est en même temps une dénégation : le prix à payer pour cette mise en équivalence et cette mise en abyme est élevé, et l’assimilation reste inachevée, justement parce que chacun des deux types de femmes reste « dans son propre média », c’est-à-dire enfermée dans un univers étanche à l’autre.

La tension est maintenue, la confrontation est permanente, entre deux systèmes de valeurs (valeurs mythiques et valeurs pratiques), entre deux médias, entre deux univers figuratifs, et entre deux rôles de l’objet de luxe. Il reste que cet objet, même s’il change de rôle, ne change pas d’aspect et il est finalement la seule figure qui résiste, intangible, au passage d’un univers à l’autre. Et enfin, toute femme, au quotidien, peut s’imaginer dans l’autre rôle, dans l’autre univers, dans l’espace du mythe, puisqu’il peut être ainsi convoqué à l’intérieur de celui où elle vit ; et c’est aussi la seule manière de capter le regard du spectateur, puisque seule la femme mythique a droit au regard direct.

Pour finir… la médiation mythique

Le montage de l’affiche dans l’annonce-presse est un phénomène qui appartient en propre aux textes-énoncés et aux objets-supports. Mais il pose un problème qui ne trouve sa solution qu’à hauteur des pratiques et des stratégies.

À hauteur des scènes pratiques, d’abord, puisque c’est seulement à l’intérieur de la scène urbaine que la femme de l’affiche peut fonctionner comme une projection imaginaire ou fantasmatique pour la femme de l’annonce.

À hauteur des stratégies publicitaires d’un domaine-produit tout entier, ensuite, voire à hauteur d’une « forme de vie » : il s’agit alors de la confrontation entre deux univers inconciliables, entre deux systèmes de valeurs contraires, entre lesquels il faut imaginer des solutions de co-habitation, mais pour lesquels on peut aussi proposer une médiation : le luxe, justement, et ses objets qui naviguent d’un univers à l’autre, sont les figures de médiation entre les deux univers.

Les catégories exploitées pour la description relèvent du plan du contenu de l’image : dynamiques spatiales induites par le cadre, composition et plastique corporelles, variations de focale et de distance, mais l’enjeu est anthropologique : c’est celui de la médiation mythique, au sens où Lévi-Strauss l’entend. Et on constate alors, comme dans les mythes rassemblés dans La Potière jalouse, que les univers inconciliables (la terre et le ciel, les dieux et les hommes) peuvent néanmoins cohabiter de deux manières complémentaires : (i) grâce à une médiation syntagmatique, et (ii) grâce à un médiateur thématico-figuratif.

Dans les mythes rassemblés et étudiés par l’anthropologue, la médiation syntagmatique est assurée par la séquence canonique et récurrente des différentes formes de la jalousie, du désir, de la possession, et de la haine, une gamme passionnelle qui permet de gérer et de résoudre la tension entre les univers en conflit ; et le médiateur thématico-figuratif est la poterie, qui concilie la terre et le ciel, l’eau et le feu, les hommes et les dieux. Dans le mythe, selon la « formule canonique », on peut basculer à tout moment d’un mode de résolution à l’autre : c’est ainsi que la poterie engendre la jalousie, et que la jalousie protège et favorise l’art de la poterie.

Dans la campagne Vuitton et dans le corpus plus vaste auquel elle appartient, on constate la même dualité : un conflit entre deux univers inconciliables anime tout le domaine, et suscite une tension qui demande résolution. Et deux types de solutions sont proposées, l’une banale mais constante : le médiateur thématico-figuratif, l’objet de luxe, et l’autre en recherche d’équilibre permanente, à travers tous les procédés rhétoriques du dédoublement des acteurs, des variations des dynamiques spatiales, des resserrements du cadre et des changements de supports : c’est la médiation syntagmatique.

Vuitton, en somme, a trouvé la solution syntagmatique la plus explicite et la plus complète, avec le montage intermédial, tout en mettant en image de la manière la plus régulière et la plus systématique le rôle médiateur de l’objet de luxe. Mais comme la solution syntagmatique (le montage entre deux médias) est intrinsèquement porteuse d’effets passionnels, et que dans les réalisations concrètes de la médiation mythique, les deux solutions interagissent à tout moment, on comprend alors pourquoi et comment la médiation par l’objet de luxe est associée à la médiation intermédiale et passionnelle.