L'enfermement punitif l’exemple des prisons nord-américaines

Claude Guillaumaud-Pujol 

https://doi.org/10.25965/trahs.779

Dans les années 1800, à l'époque de la révolution industrielle, sous l'impulsion de philanthropes tels que Cesare Beccaria, Jeremy Bentham ou les Quakers de Philadelphie on réfléchit à une réforme de la prison et au sens de l'enfermement ; on invente une nouvelle forme de châtiment qui ne vise plus à punir le corps du coupable par la torture, mais à obtenir la rédemption de son âme en le plaçant à l'isolement et sous contrôle. Ceci est rendu possible grâce à l'architecture novatrice du panoptique, (utilisée également dans les usines, les casernes et les hôpitaux). Enfermement, surveillance et rédemption de l'âme en sont les maître-mots. Mais au Surveiller et Punir de Michel Foucault, Deleuze va adjoindre la formule abstraite du Panoptisme qui n'est plus seulement « voir sans être vu » mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque », enfermée dans un espace clos (Deleuze, 2004 :41). Cette étude consiste à étudier l'impact de cette doctrine sur une institution totale en pleine expansion : les prisons de femmes aux Etats-Unis. Nous analyserons les dérives d'une institution totale spécifique, dévoyée de son concept originel de « rédemption de l'âme » et de réinsertion des prisonniers, pour devenir : 'surveiller, punir et s'enrichir aux dépens d'une classe sociale, sexuellement, ethniquement et économiquement discriminée'.

In the early1800s, in the midst of the Industrial Revolution, philanthropists such as Jeremy Bentham and Cesare Beccaria and Philadelphia Quakers initiated a reflexion about the need for innovative correctional institutions and the use of confinement ; the prison was to undergo major changes targeting no longer the punishment of the body by the use of torture but the salvation of undeserving people's souls by keeping them in solitary confinement and under permanent control. Thanks to the newly invented Panapticon architecture (also used in factories, barracks and hospitals) it could become a reality. Confinement, control and the redemption of the soul became the key words. Later on, Deleuze would enlarge on Foucault's doctrine, as exposed in Discipline and Punish, to build the concept of Panoptism which implies not only 'to be watched unnoticed' but to enforce a single rule on a multiplicity of human beings', confined in a closed location. This presentation will focus on the impact of this doctrine on a fast-growing population : women in prison in contemporary America. We will assess the impact of this total institution, no longer fulfilling its primary goal of 'salvation of the soul' and rehabilitation, on a specific social strata which is discriminated on gender, race and economic criteria.

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Full text

Introduction

Pourquoi choisir le cas de femmes enfermées dans les prisons américaines pour étudier l'interaction entre 'femmes' et enfermement en 'institutions totales' ? Commençons par quelques définitions pour élaborer notre problématique : par 'femmes' on inclura mineures et femmes adultes - on ne dispose pas de statistiques précises pour inclure les LGBT, ce qui est regrettable. Quant à la définition de 'l'institution totale', nous reprendrons celle du sociologue américain Erwin Goffman. Le 'confinement' implique « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman, 1979 : 41).

Si, dans le cas présent, le 'confinement' est la conséquence non pas de la maladie, comme dans l'étude de Goffman, mais d'une décision de justice, la prison implique, au même titre que 'l'asile' ' selon Goffman, en 1961 :

  • un espace limité et une coupure avec le monde extérieur ;

  • un mode de fonctionnement bureaucratique et une prise en charge des besoins des reclus régis par les règles de l’institution ;

  • des contacts restreints au strict nécessaire, entre enfermés et surveillants accompagnés d'une temporalité variable.

'L'institution totale' (à rapprocher des institutions disciplinaires définies par Michel Foucault dans Surveiller et Punir) a, comme but premier, l'altération de l'identité du reclus, en fonction de critères spécifiques à 'l'institution totale'.

La population carcérale féminine américaine, enfermée pour des unités de temps déterminées par le code pénal, séparée du monde extérieur par une succession de clôtures et de barbelés d'acier, est entièrement contrôlée par une administration pénitentiaire qui surveille tous les instants de sa vie et lui impose des rapports institutionnels sous le contrôle de surveillants domiciliés à l'extérieur de la prison.

I - Spécificités des prisons de femmes américaines.

1- Surpopulation

Note de bas de page 1 :

ACLU Conference, Facts about the Over-Incarceration of Women in the United States. https://www.aclu.org/other/facts-about-over-incarceration-women-usa. Retrieved : 20/04/2018

Note de bas de page 2 :

'International Center for Women Studies' (http://wwwprisonstudies.org/sites/default/files/resources/downloads/wfil_2nd_edition.pdf) (PDF)

Les Etats-Unis ont le plus fort taux d'incarcération du monde, avec environ 2.300.000 prisonniers et prisonnières enfermés dans 1.800 prisons et 3.000 maisons d'arrêt. De surcroît, avec 219.000 femmes derrière les barreaux et au total plus d'un million de femmes, soit emprisonnées, soit sous contrôle judiciaire, les femmes sont devenues la population carcérale dont la croissance est la plus forte, avec un taux estimé à presque le double de celui des hommes, depuis 1985. Elles représentent aujourd'hui 7 % de la population carcérale, réparties entre maisons d'arrêt (jails), prisons d'état et prisons fédérales et Juvenile Centers pour les mineures. A titre d'exemple, si l'on prend le cas du New Jersey, la population carcérale féminine est passée de 180 en 1977 à 1.470 en 2004, ce qui fait de l'état du New Jersey un de ceux où le ratio prisonniers/prisonnières est le plus élevé du pays (17,1).1 Une étude de septembre 2014 par l'International center for Prison Studies estime que presque qu'un tiers des prisonnières incarcérées dans le monde sont américaines.2

La croissance historique de l'incarcération des femmes aux Etats-Unis depuis les vingt dernières années n'est pas le fait d'une augmentation significative du taux de criminalité ; elle est consécutive au démantèlement de la protection sociale en 1996 (Medicaid et Aid to Families with Dependent Children), à la globalisation du marché, à la perte d'emplois industriels peu qualifiés depuis les trente dernières années et, surtout, à la nouvelle législation mise en place par l'administration Reagan appelée 'Guerre contre la drogue' dans les années 80 aux Etats-Unis.

Selon les chiffres du Ministère de la Justice (BJS), des sanctions pénales sont imposées pour les délits suivants :

  • 40 % des condamnations et incarcérations de femmes en 2000 le sont pour des délits liés à la drogue (en 1986 elles étaient 12 % ; de 1986 à 1996 leur nombre passe de 2.370 à 23.700),

  • 34 % pour délits sans violence comme vol, chèques sans provisions, fraudes etc.,

  • 18 % pour violence,

  • 7 % pour trouble à l'ordre public comme conduite en état d'ivresse, non-respect des lois sur la consommation d'alcool, vagabondage, prostitution etc....

Note de bas de page 3 :

Voir les archives de la Tennessee Supreme Court. Freedman E.B (1981). Their Sisters' Keepers: Women’s Prison Reform in America, 1830-1930. University of Michigan : Ann Arbor, p.15

Les 51 femmes maintenues à l'isolement dans le couloir de la mort sont toutes accusées de meurtre (excepté Ethel Rosenberg, accusée d'espionnage industriel et exécutée avec son mari le 19 juin 1953 à la chaise électrique de la prison de Sing Sing, NY). Pour les deux-tiers des condamnées, les victimes sont des hommes (29 % leur mari, 2 % un ami ou un proche de sexe masculin) ; l'homicide est majoritairement commis en réponse à des violences conjugales.3

Aux Etats-Unis, l'incarcération des femmes a été multipliée par cinq, entre 1981 et 2001, essentiellement suite à la mise en place, sous l'administration Reagan, d'une nouvelle législation sur l’usage de stupéfiants qui a conduit à un durcissement des peines et à la multiplication des peines 'plancher'.

Note de bas de page 4 :

ACLU Conference, Facts about the Over-Incarceration of Women in the United States. https://www.aclu.org/other/facts-about-over-incarceration-women-usa. Retrieved : 20/04/2018

On constate que, désormais, le taux d'incarcération des femmes hispaniques est deux fois plus élevé et celui des femmes afro-américaines quatre fois plus élevé que celui des femmes blanches ; les femmes afro-américaines représentent 30 % des prisonnières alors qu'elles ne constituent que 13 % de la population globale ; les prisonnières hispaniques représentent 16 % de la population carcérale bien qu'elles ne constituent que 11 % de la population féminine américaine.4

Pour Piper Kerman, blanche, de classe moyenne et en attente de jugement, incarcérée dans une prison fédérale (pour un délit mineur antérieur lié au commerce de substances illicites) le contact avec la population pénale est un choc ethnique et social : « les femmes surgissaient de partout tout autour de moi, noires, blanches, Hispaniques et elles faisaient un bruit d'enfer... dans cet univers clos. Elles portaient toutes un uniforme kaki, différent du mien...toutes savaient donc que j’étais nouvelle » (Kerman, 2010 : 46).

Note de bas de page 5 :

Kajstura, A. (2017). Women's Mass Incarceration: The Whole Pie. http://www.prisonpolicy.org/reports/pie2017women.html

Plus d'un quart des femmes incarcérées sont en attente de jugement, dont 60 % détenues en maison d'arrêt.5 Etre en préventive est particulièrement discriminatoire pour les femmes car leur détention n'est pas consécutive au risque qu'elles présentent pour la société mais, au fait que ces femmes, en grande majorité soutien de famille, sont incapables de payer les cautions requises pour éviter la détention provisoire. Comme le montre le rapport d'Aleks Kajstura, ces prisonnières ont un revenu annuel moyen inférieur à celui des hommes (moyenne annuelle de 11.071 dollars) ; pour une femme noire le revenu annuel moyen n'est que de 9.083 dollars, soit 20 % du revenu d'un citoyen blanc non incarcéré (ibid).

La caution s'élevant généralement à 10.000 dollars ceci représente donc la totalité, voire plus, du revenu annuel moyen de ces femmes ce qui les condamne à rester en maison d'arrêt, faute de ressources financières, qu'elles soient coupables ou innocentes. Après le jugement, par manque de place dans les prisons de femmes, un quart des condamnées resteront en maison d'arrêt alors que seulement 10 % des hommes condamnés resteront en maisons d'arrêt après leur condamnation (ibid).

Note de bas de page 6 :

ACLU Conference, Facts about the Over-Incarceration of Women in the United States. https://www.aclu.org/other/facts-about-over-incarceration-women-usa. Retrieved : 20/04/2018

Pour des femmes socialement défavorisées et souffrant, dans des proportions bien supérieurement à la moyenne nationale, de problèmes de santé physique et mentale sérieux avant leur incarcération (une étude faite en Californie révèle que 92 % des femmes en prison ont été battues et sexuellement abusées avant leur incarcération6), ces conditions d'enfermement intensifient stress et angoisse.

Par ailleurs, le système carcéral américain a été conçu par des hommes et pour des hommes ; les prisons exclusivement pour femmes sont relativement récentes. Jusqu'en 1870, elles étaient emprisonnées dans des prisons pour hommes, ce qui les exposait à la violence des autres prisonniers et des gardiens comme le montre l'étude de Nicole Hahn Rafter (Rafter, 1985) : reléguées dans une aile d'une prison pour hommes, elles disposaient de peu d'espace et de conditions de détention beaucoup plus dures que leurs condisciples. Par exemple à Auburn, NY, on trouve vingt-cinq femmes enfermées dans une soupente dont on occulte les fenêtres pour les maintenir isolées (ibid : 20).

Note de bas de page 7 :

www.cdc.state.ca.us./facility/instcspw.htm

En 1940, seuls vingt-trois états ont des prisons de femmes indépendantes. Et si l'on reprend le cas de la Californie, très bien documenté par Angela Davis, on constate que le nombre de prisons construites est multiplié par deux tous les dix ans, depuis les années Reagan, pour atteindre, en 2002, un total de trente-trois prisons, trente-huit camps de réhabilitation, seize maisons d'arrêt et cinq très petites unités pour les mères en prison. Il y a plus de femmes en prison dans le seul état de Californie aujourd'hui qu'il y en avait dans tout le pays en 1970. Cet état détient un record mondial : celui des plus grandes prisons de femmes (elles aussi surpeuplées) : la Valley State Prison for Women (et une autre toute proche) avec chacune 3.500 femmes.7

Cependant, par mesure disciplinaire ou faute de place, des détenues continuent à être enfermées dans des prisons pour hommes jusqu'en 1970 : c'est le cas d'Assata Shakur (ancienne Panthère Noire) qui est restée enfermée pendant deux ans dans la Middlesex County Jail, NJ.

La prison fédérale de Danbury, où Piper Kerman est incarcérée, est une ancienne prison pour hommes, où l'on distribue aux nouvelles arrivantes « des uniformes qui datent de l'époque où c'était un établissement pour hommes » (Kerman, 2010 : 60). Même situation au Metropolitan Correctional Center de Chicago, aka federal jail, où les accusées en attente de jugement sont incarcérées dans un bâtiment d'une prison pour hommes (et certaines y purgent toute leur peine comme Lil' Kim, ou une partie comme Jae qui fait deux ans à Brooklyn MCC avant d'être envoyée à Danbury Federal Prison) (Kerman, 2010 : 309) ; les règles y sont encore plus restrictives que dans une prison pour femmes :

 » […] c'était un bâtiment étrange...bordé de cellules pleines d'hommes, à la peau sombre et vêtus d'uniformes de couleur orange. Nous avons aussitôt été enfermées dans une cellule sordide...les femmes ne pouvaient quitter leur bâtiment qu'une fois par semaine pour aller au gymnase ou à la bibliothèque, escortées comme des enfants. On croisait des hommes qui travaillaient. Ils étaient beaucoup moins restreints que nous... et au passage tous nous 'mataient' » (Kerman, 2010 : 326).

Note de bas de page 8 :

ACLU Conference, Facts about the Over-Incarceration of Women in the United States. https://www.aclu.org/other/facts-about-over-incarceration-women-usa. Retrieved : 20/04/2018

Contrairement à ce qui se passe pour les prisonniers, beaucoup d'états n'ont qu'un établissement pénitencier pour femmes, souvent construit en milieu rural, loin des villes dont beaucoup d'entre elles sont originaires ; en cas de conflit elles ne peuvent être transférées vers un autre établissement. Et les deux tiers de ces femmes sont mères d'un enfant mineur (1.500.000 enfants ont un parent en prison et plus 8.000.000 d'enfants ont un parent sous contrôle judiciaire).8 L'éloignement rend difficile la visite de leurs enfants ainsi que la nécessité de trouver un hébergement familial pendant leur détention ce qui accroît le stress de la détention (Collika, 2010 : 314-47).

De plus l'enfermement cible une population déjà fragilisée avant l'incarcération :

Note de bas de page 9 :

Incarceration of women in the United States, https://en.wikepdia.org/wiki/Incarceration_of_women_in_the_United_States

« Dans le système pénal américain les femmes sont ethniquement et socialement discriminées. Les mères célibataires qui ont des revenus trop faibles ont recours à 'des activités illicites' car elles n'ont pas accès à des métiers stables qui procurent des salaires corrects. Beaucoup de mères tombent dans la prostitution, la drogue, le vol à l'étalage.
La plupart des homicides commis par des femmes le sont en réponse aux violences conjugales ».9

Autre spécificité des prisons de femmes américaines : depuis l'Equal Employment Opportunity Act de 1972, contrairement à ce qui passe dans toutes les prisons de femmes européennes, les hommes peuvent y travailler comme gardiens (ibid). En 2007, on estimait déjà à 40 % la proportion de gardiens dans les prisons de femmes, parfois plus dans certaines prisons, ce qui induit des conduites à risque et l'exposition des femmes incarcérées au harcèlement sexuel de la part d'un personnel masculin en position d'autorité. Ce que Kerman constate dès son entrée en prison : « de toutes évidence le pouvoir et la sexualité sont indissociables en prison... mes amis m'avaient prévenue : en prison, le danger ce ne sont pas tant les autres détenues que les gardiens » (Kerman, 2010 : 62).

2- Le lobby des prisons ou Prison-Industrial Complex (PIC) (Davis, 2003 : 3)

« La prison fait partie de l'univers quotidien [américain] à une échelle sans précédent dans [leur] histoire ou dans celle de n'importe quelle démocratie industrielle... l'incarcération massive est le programme social le plus rigoureusement appliqué... » (Curie, 1998 : 21)

L'administration pénitentiaire est désormais « le troisième employeur de la nation » (Abu-Jamal, Fernandez, 2014 : 10) et le lobby des prisons une énorme ressource économique, une source de profits en croissance constante, suite à l'émergence de ce qui est défini comme le Prison Industrial Complex :

« ... le Prison-Industrial Complex c'est beaucoup plus que la somme de toutes les prisons et les maisons d’arrêt de ce pays. C'est un réseau de communautés pénales, d'entreprises internationales, de médias, de syndicats de gardiens, d'échéanciers électoraux politiques et judiciaires qui fonctionnent en symbiose » (Davis, 2003 : 107)

Le Corrections Corporation of America (CCA) touche de l'argent pour chaque prisonnier. Si la population pénitentiaire diminue, si les peines sont plus courtes, les profits de la CCA diminuent. Donc la recherche des profits conditionne l'augmentation du nombre de prisonniers et la longueur des peines (et une multiplication des peines à vie les lifers) :

« pour les entreprises dont les profits dépendent de la population pénitentiaire, la matière première ce sont les prisonniers et les industriels vont veiller à la constance de l'approvisionnement...et donc le système pénal doit en fournir un nombre suffisant, sans rapport avec le taux de criminalité ou le bien-fondé de la décision de justice » (Donziger, 1986 : 87).

Note de bas de page 10 :

Corrections Corporation of America, https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Corrections_corporation

La Corrections Corporation of America qui gère les prisons privées (environ 6 %) a vu son chiffre d'affaires croître de plus de 500 % en vingt ans. Récemment la CCA a proposé à quarante-huit états de racheter et gérer leurs prisons qui seraient toujours financées par l'état à condition qu'il lui garantisse un taux de remplissage de 90 % indépendamment du taux de criminalité (en Arizona, Oklahoma et la Virginie la clause est de 100 %)10. Ces corporations et celles qui emploient des prisonniers ont fait du lobbying pour faire voter des lois comme les peines 'plancher', la loi du Three-strikes (la 3ème condamnation entraînant la perpétuité quelle que soit l'importance du délit) et ont obtenu le durcissement des peines pour consommation de drogues illicites.

Note de bas de page 11 :

Mother Jones, San Francisco, 10/10.2013. La Prison un business juteux. https://www.courrierinternational.com Courrier International

Dans le Colorado, où le taux de criminalité s'est effondré d'un tiers en 2009, le gouverneur démocrate John Hickenlooper et la CCA ont conclu un accord pour assurer 3330 prisonniers en prisons privées tandis que le déficit des prisons publiques, en manque de prisonniers, est payé par les contribuables. (la Colorado Criminal Justice Reform estime à 2 millions de dollars le gaspillage dû à l'utilisation des prisons du CCA au détriment des prisons publiques).11

Des groupes comme le New Medical Complex sont liés au lobby des prisons :

« ...ce sont des membres de la première firme d'hôpitaux privés Hospital Corporation of America (HCA) - 200 hôpitaux et 70 centre de soins dans 24 Etats ainsi qu'en Angleterre et en Suisse- qui ont contribué à la création de la Corrections Corporation of America (CCA) en 1983 » (Davis, 2003 : 91).

De plus de compagnies du « monde libre » ont des parts de marché dans l'industrie carcérale : cela va de Dial soap aux Famous Amos Cookies, de AT&T aux firmes pharmaceutiques, de Nestle Food Service à Polaroid, Hewlett-Packard, AT&T etc... (Dyer, 2000 : 14)

3- Le Prison-Industrial Complex et règles de l'enfermement

L'accroissement historique de la population féminine dans les prisons et maisons d'arrêt a créé une situation complexe :

Note de bas de page 12 :

Kajstura Aleks.Women's Mass Incarceration : The Whole Pie 2017. https://www.prisonpolicy.org/reports/pie2017women.htmlby

« contrairement à la situation de la population carcérale prise de façon globale, où les prisons d'état comptent deux fois plus de prisonniers que les maisons d'arrêt, les prisonnières sont réparties presqu'à égalité entre prisons et maisons d'arrêt : 99.000 femmes sont incarcérées dans des prisons d'état et 96.000 dans des maisons d'arrêt dont 58.000 en attente de jugement. A ce total il faut ajouter 4.600 adolescentes en 'juvenile centers', 14.000 en prisons fédérales et presque 5.000 réparties entre prisons locales (Territorial prisons, 500), centres de rétention (3.700), prisons militaires (70), prisons indiennes (600) et Internement d'office (10) ».12

a- Le 'plaider coupable' (plea-bargaining) et ses conséquences sur le taux d'incarcération

Note de bas de page 13 :

Cornell Law School, http://www.law.cornell.edu

Le 'plaider coupable' est une négociation directe entre le juge et l'accusé, à condition que ce dernier se déclare coupable - qu'il le soit ou non - et qu'il accepte de témoigner à charge. Cette procédure juridique est privilégiée par les juges et les procureurs pour éviter les coûts du procès et elle sert à résoudre de 90 à 95 % des affaires pénales aux Etats-Unis.13 Elle est conforme à une décision de la Cour Suprême des Etats-Unis (Brady v. United States, 397 U.S 742, 1970). C'est l'option choisie par Kerman :

« [mon avocat] me rappelle que suite à mon accord de 'plaider coupable' j'ai l'obligation de coopérer ; qu'il serait à mes côtés mais ne pourrait intervenir puisque j'avais renoncé au droit d'être défendue en optant pour cette procédure et que je ne devais rien changer à ma déclaration sous peine d'être jugée parjure et condamnée » (Kerman, 2010 : 323).

Michelle Alexander, dans son analyse du système pénal américain (The New Jim Crow), souligne les effets pervers et discriminatoires de la procédure pour qui n'en apprécie pas les conséquences ; elle cite le cas de Emma Faye Stewart, jeune femme afro-américaine, mère de deux enfants, arrêtée lors d'une descente de police pour démanteler un réseau de trafiquants de drogue au Texas :

« Tous les incarcérés sont noirs sauf un. Vous êtes innocente. Après une semaine en prison plus personne ne peut s'occuper de vos enfants...selon votre avocat commis d'office, plaider coupable pour détention de drogue vous permettra de bénéficier d'une liberté conditionnelle.

Vous êtes innocente, vous refusez. Après un mois en prison vous suivez l'avis de l'avocat... pour retourner auprès de vos enfants, éviter le procès et une peine de prison... et finalement vous êtes condamnée à deux ans de liberté conditionnelle et 1000 dollars de frais de justice. Vous avez désormais un casier judiciaire, plus de bons alimentaires, peu de chance de retrouver un emploi, plus de logement social et sans logement vous allez perdre la garde de vos enfants ; vous serez privée de droit de vote pendant douze ans.

Ultérieurement le juge classera l'affaire sans suite, pas de condamnation pour de ceux qui ont refusé de plaider coupable, l'opération de police ayant été lancée suite à de faux renseignements fournis par un indic » (Alexander, 2010 : p. 95)

Si vous n'avez pas les moyens de vous payer un 'as du barreau', comme Kerman (Kerman, 2010 : 323) si vous refusez de plaider coupable, vous êtes assurée de rester incarcérée jusqu'au procès. Représentée par un avocat commis d'office et sous-payé, vous ignorez tout de l'état d'avancement de votre dossier, comme les prisonnières rencontrées par Kerman à Chicago MCC : 

« Je réalisais que presque toutes les femmes à Chicago étaient en préventive – elles n'avaient pas encore été jugées et n'avaient pas les moyens ou pas le droit d'être libérées sous caution. Elles devaient rester incarcérées en attendant que la roue de la justice tourne. Un certain nombre d'entre elles étaient ici depuis des mois sans savoir quelles charges avaient été retenues contre elles. Toutes avaient des avocats commis d'office qu'elles ne voyaient jamais...elles avaient besoin d'informations juridiques » (Kerman, 2010 : 321). « […] Leur vie était intenable, torturée par le doute et les incertitudes en tout genre et celles qui n'étaient pas encore tout à fait 'psy' se comportaient comme des cinglées, folles de rage et d'angoisse » (ibid : 313).

Condamnées à rester en préventive dans des maisons d'arrêt (voir le rapport d'Aleks Kajstura), elles sont soumises à un règlement beaucoup plus répressif que dans une prison d'état ou une prison fédérale. Conçues pour de courtes peines, les règles en sont aléatoires et fluctuantes, la communication avec les familles plus difficile et plus coûteuse : jusqu'à $ 1.50 la minute pour téléphoner, parfois interdiction de recevoir du courrier ou d'avoir des visites, pas de possibilité de travailler donc condamnées à rester enfermées en cellule. 80 % des femmes incarcérées en maisons d'arrêt ont des enfants, ce qui démultiplie les causes de stress (effet domino) sur des prisonnières souffrant déjà, pour la majorité d'entre elles, de problèmes psychologiques, de séquelles de violences domestiques ou sexuelles, antérieures à leur incarcération. Rien à voir avec les règles usuelles d'une prison fédérale : « j'étais tombée dans un nid de serpents » (Kerman, 2010 : 312) dit Kerman, arrivant à Chicago MCC :

« aucune des règles que j'avais apprises ne s'appliquaient ici... même pas possible de compter sur la solidarité de sa 'tribu ethnique'... (les femmes blanches) car la plupart avalaient tant de neuroleptiques pour ne pas se suicider (ou tuer leur voisine) que c'était des zombies » (ibid).

Note de bas de page 14 :

Les deux chiffres, dans une sanction pénale en droit américain, indique la peine minimum et la peine maximum. Dans ce cas, après trente ans en prison le prisonnier est en droit de demander une libération conditionnelle.

Refuser de plaider coupable peut entraîner une peine de prison à vie, voire la peine de mort comme dans le cas de Frances Newton, jeune femme noire et mère de deux enfants, exécutée en 2005, pour le meurtre de son mari et de ses enfants, après dix-huit ans passés dans le couloir de la mort ; Teresa Lewis, mentalement retardée, accusée d'avoir planifié le meurtre de son mari et son beau-fils, est exécutée en 2010 après huit ans dans le couloir de la mort (les deux meurtriers ayant plaidé coupable sont condamnés à des peines de prison à vie). Les neuf afro-américains de Philadelphie (les Move 9) sont condamnés chacun, en 1979, à des peines de 'trente à cent ans' de prison pour le meurtre d'un policier blanc ; trente ans plus tard, ne voulant pas plaider coupable, la libération conditionnelles leur est, à ce jour, toujours refusée.14

b- Le traumatisme de l'incarcération

Etre incarcérée n'implique pas nécessairement que la femme soit coupable, ni qu'elle ait été jugée coupable, compte-tenu des effets pervers du 'plaider coupable' et des lenteurs de la justice. Et pourtant elle a dû passer la frontière qui sépare le territoire des individus libres et visibles de celui des individus identiques et invisibles ; elle a dû « franchir les multiples portes automatiques d'une enceinte monstrueuse » (Kerman, 2010 : 8) et ressentir la souffrance d'être arrachée à son univers et à ses codes : « j'entrais et je regardais par la fenêtre » (ibid : 68) dit Kerman « tétanisée par ces cercles d'acier coupants comme un rasoir, sentant monter en moi une peur ancestrale ; je contemplais un monde dont les clôtures me séparaient, un monde qui m'avait rejetée » (ibid : 68).

La femme se sent stigmatisée dès l'instant où elle est incarcérée, qu'elle soit coupable ou innocente, qu'elle soit blanche et ait plaidé coupable comme Kerman, ou noire, pauvre et innocente comme Emma Faye Steward. « submergée par l'angoisse et morte de peur » (ibid : 142) « ...je venais de me constituer prisonnière et je me sentais déjà écrasée et humiliée » (ibid : 37), reconnaît Kerman.

Beaucoup n'oublieront jamais les règles de l’admission et des transferts carcéraux. Leur premier contact avec l'institution est un examen physique violent (the reception) :

« La gardienne me fit franchir les multiples enceintes...entre chaque enceinte l'ouverture de la porte se faisait automatiquement...par-dessus mon épaule j'apercevais le monde libre. Je traversais encore plus de spirales de fils métalliques très coupants...je sentais la panique m'envahir...la gardienne me fit asseoir dans une cellule où les sièges étaient fixés au mur...puis elle disparut derrière une autre porte... j'ai attendu un temps infini, rassemblant tout mon courage... puis la gardienne m'a conduite dans la salle suivante où ses collègues attendaient passivement. C'étaient deux hommes blancs et chauves...l'un immense et l'autre tout petit...elle me parlait comme à une débile mais sans rien m'expliquer. Le plus petit se moquait ouvertement de moi...puis la gardienne m'emmena dans le hall vers un placard plein de vêtements, me donna un slip de grand-mère, un soutien-gorge en nylon, un pantalon et un haut kaki...et une paire de pantoufles très minces en toile bleue... elle me montra un wc et un lavabo derrière un rideau de douche transparent et m'ordonna d'enlever tous mes vêtements. J'avais froid... 'lève les bras...ouvre la bouche et tire la langue...tourne toi, accroupie...et tousse'. Je ne me suis jamais habituée à la phase 'toux' de cette règle de la prison qui est censée permettre de voir ce que vous pouvez avoir caché à l'intérieur du corps. Tellement humiliant. puis : 'habille-toi'...tous mes effets personnels sont mis dans une boîte et expédiés à ma famille... comme ceux d'un soldat mort... En quelques minutes on avait fait de moi une prisonnière vêtue d'un numéro de matricule et d'un uniforme... sans travail, sans argent, sans aucun effet personnel, sans téléphone je me suis sentie devenir inexistante » (ibid : 41- 65)

Dans une maison d'arrêt d'état la procédure est encore plus brutale. Connie Powers emprisonnée à la Los Angeles County Jail for Women raconte :

« En fait ce qui se passe quand vous arrivez ici c'est qu'on vous fouille, on inspecte tout. On vous fait quatorze piqûres puis on vous arrache une dent jugée gâtée, ensuite c'est la douche avec la bouche pleine de sang et on vous rase le pubis et vous asperge de désinfectant » (Watterson, 1996 : 68)

Comme le résume une autre prisonnière :

« on vous enlève tout, la dignité, le respect de soi, on n'est plus des femmes on n'est plus rien. Dès mon arrivée à la County Jail on me prend mon alliance et mes boucles d'oreilles. Puis on me met toute nue et je dois sauter accroupie en faisant le tour de la pièce - et tout le monde me regarde. A-t-on oublié que je suis un être humain pour me traiter ainsi ? » (ibid)

Quant à celles qui refusent d'obtempérer aux ordres de la Gardienne-chef,

« celles qui sont agitées ou ivres [elles] sont mises dans une cellule aux murs capitonnés, elles y restent de deux à quatre heures...et on vérifie par le hublot qu'elles ne sont pas épileptiques ; on y met aussi celles qui refusent la fouille au corps...quand elles promettent d'être calmes on les ramène dans la salle d'inspection, appelée pudiquement reception room » (Watterson, 1996 : 72).

De l'aveu même d'un gardien, ce protocole est encore plus traumatisant pour les femmes que pour les hommes :

« Aller en prison c'est encore plus dur pour les femmes que pour les hommes : eux ont l'habitude des douches collectives, d'être nus ensemble surtout s'ils ont fait l'armée. On apprend aux femmes la modestie et la pudeur... alors quand elles arrivent ici, qu'on les fait se déshabiller en public, qu'on leur demande de se pencher pour montrer leurs parties intimes, ça induit des chocs psychologiques très durs à gérer ensuite. Cela peut les briser complètement » (ibid : 65)

Lavées, douchées, désinfectées, photographiées, passées par l'infirmerie où elles doivent remettre tous leurs médicaments, ces femmes ne sont plus qu'un numéro de matricule qui leur tient lieu d'identité. Ensuite elles sont réparties entre les deux unités de la prison : celles qui sont jugées et condamnées, sont envoyées vers l'aile la moins sécurisée où elles travailleront tous les jours de sept à quinze heures au fonctionnement de la prison ou pour une entreprise extérieure ; celles en attente de jugement sont assignées à un bâtiment plus sécurisé où elles passeront de longues heures en cellule.

Ce protocole de la fouille interne se renouvelle avant et après chaque visite (y compris pour les condamnées à mort qui ont des visites sans contact) : « vous voulez communiquer avec le monde extérieur ? Alors soyez prêt à montrer vos fesses à chaque fois ! » (Kerman, 2010 : 68) dit crûment Kerman. Et, depuis 1972, ce protocole est appliqué indifféremment par des gardiens hommes ou femmes.

Kerman se souvient :

« avant d'entrer dans la salle de visite, je regardais, méfiante, le maton de service ; un sale type avec de grosses mains...prêt pour la fouille au corps... on est palpée par des hommes ou par des femmes, de façon correcte ou inappropriée...et quand bon leur semble ; il y avait ce petit rougeaud qui me disait 'où sont les armes de destruction massive ?' en me caressant les fesses tandis que je serrai les dents » (ibid : 269)

Certaines d'entre elles, comme les trois femmes des Move 9, emprisonnées à Cambridge Springs, PA, préfèreront abandonner leur travail à l'extérieur de la prison et être temporairement privées de visites et mises au 'trou', plutôt que d'être fouillées au corps par des hommes.

C'est le choix des prisonnières : soit accepter le viol de leur intimité, soit la protéger et accepter d'aller 'au trou' et de perdre ses avantages : « ça ne sert à rien de déposer plainte. Toute prisonnière qui le fait se retrouve mise à l'isolement (SHU) dans 'son propre intérêt', ses affaires personnelles confisquées et elle perdra son travail » (ibid).

La crainte d'être mise à l'isolement c'est...l'apprentissage de la prison, surtout pour les nouvelles arrivantes. Le séjour au 'trou' peut avoir des conséquences terrifiantes : c'est le cas pour « cette très jolie prisonnière [trouvée] dans le bureau d'un gardien...ils l'ont gardée plusieurs mois à l'isolement le temps de faire une enquête interne. Ils l'ont bourrée de neuroleptiques – elle a enflé comme un ballon. Quand elle en est enfin sortie, c'était un zombie » (ibid : 243).

Cette destruction institutionnelle de l'identité, cette volonté de faire de la femme incarcérée un maillon de la chaîne punitive est illustrée par la façon dont se déroulent les transferts entre les différentes instances pénales et judiciaires. A l'uniformité du vêtement s'ajoutent les chaînes pour en faire un seul corps en mouvement : menottes fixées à une chaîne autour de la taille, pieds entravés, la prisonnière est immobilisée par un coup de botte dans le dos ou sur la poitrine en cas de refus d'obtempérer :

« quand vous êtes entravées et enchaînées les unes aux autres vous devez essayer de suivre la cadence en sautillant...la danse des chaînes sur le tarmac... des fusils mitrailleurs braqués sur nous, on nous a fait monter dans un bus pour nous conduire vers le monde libre » (ibid : 296).

La grande chenille humaine disparaît ainsi vers une destination extérieure, suite de matricules anonymes ; elles sont enchaînées dans la douleur, fouillées au corps et humiliées encore et encore pour leur rappeler leur statut de détenues.

4- Les règles de l'institution : coercition et infantilisation

Les prisons dites 'modernes' voient le jour vers 1830. A la punition du corps par la torture, l'écartèlement et autres supplices, qui tiennent lieu de justice jusqu'au XVIIIème siècle dans les sociétés européennes, on substitue la punition 'l'âme'. C'est par exemple la mise en place de l'Eastern State Penitentiary de Philadelphie (1821), à l'initiative des Quakers, connus pour leur compassion envers autrui et persuadés que mettre le prisonnier sous surveillance et à l'isolement total était indispensable au ‘salut de son âme'. Avec la construction d'un Panoptique, selon les plans de Bentham, l'ère de Surveiller et Punir (Foucault, 1975 : 175), se met en place.

Pour les prisonnières américaines seront institués, dans la foulée, des reformatories pour apprendre aux femmes blanches à être de bonnes épouses, de bonnes mères et de bonnes filles et des custodial institutions - essentiellement dans le sud et pour les femmes noires - transformés ultérieurement en prisons camps où les femmes seront 'louées' à des planteurs ou à des propriétaires de mines ; elles y travailleront enchaînées, souvent fouettées et dévêtues devant les hommes (Freedman : 1981, 128-139). Elles y resteront très nombreuses et majoritaires dans les états du sud (en 1968, dans la prison d'état du Tennessee 100 % des prisonnières sont noires contre seulement 60 % de prisonniers) (Guillaumaud-Pujol, 2012 : 105).

A part le petit pourcentage de prisonnières consignées dans des reformatories (petits établissements semi-ouverts), la grande majorité des femmes enfermées sont soit confinées et surveillées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, soit enchaînées pour travailler à l'extérieur, comme elles le sont encore aujourd'hui lors des transferts entre prisons et tribunaux.

a- L'utilisation de la terreur

A l'époque du prison-industrial complex les objectifs premiers de réhabilitation et de rédemption, appartiennent au passé. Seule compte la rentabilisation d'une main d'œuvre en pleine expansion et totalement contrôlée : « l'institution et ses règles contrôlent tous les instants de votre vie » - dit Kerman.

« La vérité sur l'incarcération c'est que, pour survivre à l'horreur quotidienne derrière ces murs, il faut lutter à chaque instant pour préserver ses besoins immédiats vitaux, s'obliger à oublier le 'monde réel' » (Kerman, 2010 : 141).

Réduites à néant (à des 'non persons') dès leur incarcération, elles restent sous la surveillance constante des gardiens et des gardiennes, des 'balances' et autres prisonnières... et elles sont surtout prisonnières de leur propre terreur : elles ont peur d'oublier de s'endormir sur le lit (interdit de dormir entre les draps, c'est la règle de la prison de Danbury), peur des inspections suivies de sanctions (perte de droit de visite, de liberté conditionnelle etc...) et peur ultime d'être mise à l'isolement total (au 'trou').

Même pour quelqu'un d'aussi rationnel que Kerman, qui a 'plaidé coupable' et sera condamnée à une courte peine en prison fédérale, qui a une famille qui l'entoure et lui procure le meilleur avocat, entrer en prison c'est devoir affronter l'incompréhension, l'angoisse, la terreur :

« il y a un nombre incalculable de règles officielles et officieuses, de programmes organisés et non organisés (le fonctionnement communautaire, par exemple). Apprenez-les vite ou vous en subirez les conséquences : on pensera que vous êtes demeurée et on vous traitera de demeurée, vous vous attirerez les foudres d'une autre prisonnière, ou d'une gardienne, ou de votre conseiller, vous serez assignée aux nettoyages des toilettes, vous passerez la dernière au réfectoire quand il n'y a plus rien de comestible, vous aurez une notification de mauvaise conduite dans votre dossier et serez mise à l'isolement total, au 'trou' (ibid : 43).

Ne suscitez pas non plus la jalousie si votre famille vous rend visite toutes les semaines, vous envoie de l'argent, des livres etc.… : « la chose la plus dangereuse en prison c'est de faire envie – susciter la jalousie- c'est quelque chose qu'il faut éviter de toute urgence, par tous les moyens » (ibid : 326).

C'est la règle de l'enfermement punitif : rester uniforme, ne pas se différencier ; et inutile de chercher à comprendre l'intérêt d'une règle, il faut juste obéir :

« la réponse habituelle à toute question, hormis celle sur le fonctionnement administratif, c'est 'mais enfin, tu ne sais pas qu'on ne pose jamais de question en prison ? Tout le reste - les règles non institutionnelles – on les apprend en observant les autres, par déduction ou en interrogeant avec beaucoup de prudence les gens auxquels vous pensez pouvoir faire confiance » (ibid : 63).

Situation identique à Chicago Correctional Center (MCC) : « apprendre à fonctionner dans le centre de détention de Chicago c'était comme interroger un mur en béton. Personne ne répondait aux questions. On n'avait même pas de sous-vêtements... » (ibid : 319).

La prison décide de tout, ne laisse aucune décision aux détenues, c'est une prise en charge infantilisante de toutes celles qu'elle enferme. Le bruit, la promiscuité font écho à une souffrance infinie dans une structure close, c'est l'isolement total dans une masse uniforme où les nouvelles arrivantes, n'arborant pas encore l'uniforme commun, sont stigmatisées et terrorisées dès leur entrée par les tenantes des lieux :

« des femmes surgissaient de partout, noires, blanches, hispaniques et de tout âge dans ma nouvelle maison ; elles faisaient un bruit d'enfer dans cet univers de lino et de béton. Toutes portaient l'uniforme kaki et de grosses chaussures de chantier noires...je compris que mes petites sandales en toile et mon manteau marron attiraient tous les regards et me désignaient comme nouvelle » (ibid : 46).

Aucune intimité possible :

« on partageait des cellules surpeuplées et une absence d'intimité. On partageait huit chiffres qui nous servaient de nom, des uniformes de prison kakis, des repas infâmes et des articles de toilettes » (ibid : 76).

Dans les maisons d'arrêts, pour les prisonnières en préventive ou y purgeant leur peine, les règles sont encore plus draconiennes : 

« toutes les femmes en préventive sont dans l'autre bâtiment, le plus sécurisé. Pour aller au réfectoire, elles doivent se mettre deux par deux parce qu'elles sont très nombreuses. Dès qu'elles sont en rang elles n'ont plus le droit de parler...dans le réfectoire elles entrent une par une et n'ont droit ni aux couteaux ni aux fourchettes en métal ni au poivre. Elles pourraient les lancer et crever l'œil d'une surveillante... Celles qui sont jugées et purgent leur peine ont droit à des fourchettes normales, des couteaux, des cuillères et du poivre...elles sont plus calmes, elles savent qu'elles sont là pour longtemps » (Watterson, 1996 : 70).

La règle est plus complexe pour les condamnées à vie. Même les plus dociles doivent savoir parfois savoir enfreindre la règle pour survivre :

« quand tu es condamnée à une longue peine ou à vie les choses sont différentes. Tu ne peux pas laisser les autres te marcher dessus, parce que c'est ta vie qui est en jeu et si tu es faible tu auras toujours des problèmes... je me souviens d'une petite dame réservée... elle faisait son boulot, n'embêtait personne, parlait peu... elle était condamnée à vie...Puis il y a cette jeune qui est arrivée, qui cherchait toujours des embrouilles ; elle a commencé à embêter cette petite femme, à lui pourrir la vie, une peste, idiote et méchante. Et bien cette petite dame tranquille a pris une chaussette, a mis deux verrous dedans et lui a dit que c'était son tour. Je n'avais jamais vu ça, la fille était en sang, salement amochée...mais tu sais, Piper, on n'est pas toutes dans le même bateau » (Kerman, 2010 : 160).

La règle est encore cruelle pour les condamnés à mort : enfermés vingt-trois sur vingt-quatre (vingt-quatre sur vingt-quatre aux week-ends) sans contact avec les autres prisonniers, des visites sans contact avec la famille, ils ont la réputation d'être les plus dociles... et les plus médicalisés.

La terreur est le mode de fonctionnement universel à l'intérieur de l'institution et il se décline ainsi :

« il y a des jours où je n'osais même pas parler - dit Kerman- je gardais les yeux grands ouverts, bouche cousue... de peur d'enfreindre la règle de la prison, la règle implicite des co-détenues... et d'être sanctionnée soit par un gardien qui me terrorisait ou soit par une co-détenue qui me terrorisait...je redoutais moins la violence physique... que de me faire insulter en public pour avoir ignoré une règle de la prison ou une règle imposée par les co-détenues. Etre au mauvais endroit au mauvais moment, s'asseoir à la place de quelqu'un, entrez là où vous n'êtes pas la bienvenue... et on vous hurle dessus (parfois en espagnol), vous êtes chassée, soit par le gardien, soit par une co-détenue » (ibid : 76).

Même quand elles travaillent à l'extérieur, elles gardent en elles la peur irrationnelle générée par la prison : oubliées par leur gardien près d'un entrepôt, Kerman et ses deux co-détenues restent prisonnières d'elles-mêmes :

« J’hallucinais -dit Kerman- le gardien nous avait laissées là toutes seules à l'extérieur de la prison ? Trois prisonnières en uniforme ?... Il était malade ? Ou c'était pour nous tester ? Janet, qui avant Danbury avait été enfermée pendant deux ans dans des conditions épouvantables, était en état de choc » (ibid : 102).

Un rituel redouté de toutes, dans l'enceinte de la prison, c'est le 'comptage' ; il est notifié par une lumière rouge et dans certains établissements par une sirène stridente :

« tu vois cette lumière rouge ?... elle s'allume pendant le comptage et ne bouge pas pendant qu'elle reste allumée...et pas de bavardage...Ils nous comptent cinq fois par jour, et tu dois être ici, là où tu es censée être, et le comptage de quatre heures est un comptage debout, les autres sont à minuit, deux heures du matin, cinq heures du matin et neuf heures du matin » (ibid : 47-49).

C'est un moyen sûr de priver les prisonnières de sommeil... et d'immobiliser le visiteur, où qu'il soit dans l'institution.

L'instance pénitentiaire décide de tous les moments de leur vie : du nombre de visiteurs autorisés, des droits de visite, du numéro de référence pour téléphoner ; elle vend ou refuse les objets de première nécessité dont le prix est exorbitant, elle décide du jour où leur linge sera lavé, si elles peuvent travailler, si elles sont malades et méritent leurs médicaments...

D'une prison à l'autre, les règles changent : à Chicago MCC aucune des règles coutumières de la prison de Danbury ne s'applique :

« les règles de conduite entre prisonnières que j'avais apprises ne s'appliquaient pas ici » -explique Kerman-... pas de partage d'articles de toilette, pas de questions possibles...on ne pouvait même pas compter sur la solidarité communautaire – les blanches étaient des zombies. La plupart étaient bourrées de neuroleptiques pour les empêcher de se tuer (ou de tuer leurs co-détenues) » (ibid : 313).

Et toute cette vie en prison se déroule suivant un fonctionnement intemporel, une unité de temps sans rapport avec le monde extérieur :

« tout se passe en 'temps prison'...très lentement... Tout ce qui demande de la paperasse demande un temps infini (sauf pour mettre les prisonnières au 'trou’) ...j'ai même appris à contourner la queue pour porter mon linge à la laverie, un des nombreux rituels inutiles de la vie en prison » (ibid : 63-67).

Pour les détenues défavorisées et issues des minorités ethniques, ces longues files d'attente en milieu carcéral, pour satisfaire des besoins quotidiens, ne sont que le prolongement d'un mode de vie qui était déjà le leur avant l'incarcération, réalise Kerman :

« je me rendais compte que pour beaucoup de femmes ce n'était pas nouveau. Si par malchance votre vie dépendait de l'état, soit pour se loger, soit pour obtenir des bons alimentaires et des soins médicaux alors vous aviez déjà passé un nombre incalculable d'heures dans votre vie dans des files d'attente interminables » (ibid : 94).

b- L'espoir d'un travail

Contre la peur et l'ennui trouver un emploi reste le moyen de survie, tous les témoignages des détenues le confirment. Cependant, seules les prisonnières condamnées peuvent et doivent travailler ; en maison d'arrêt ce n'est pas 'légal', juste une 'faveur' accordée par l'institution et nécessaire à son fonctionnement ; pour les détenues en attente de jugement c'est une chance à saisir comme l'explique 'Barbara', détenue à la Cook County Jail :

« je suis à l'entretien... habituellement on nomme quelqu'un pour ce travail ; c'est généralement à la surveillante-chef que l'on demande mais j'ai fait autrement. Une fille a été envoyée à la prison d'état. Alors j'ai pris son balai et son seau, j'ai commencé à nettoyer et j'ai eu le boulot. » (Watterson, 1996 : 230).

A Danbury Kerman est dans la situation de 'Barbara', elle est aussi en attente de jugement :

« J'étais morte de jalousie quand je voyais tous ces gens partir au boulot en prison. On ne peut ranger son casier indéfiniment. Je pensais que travailler aidait à tuer le temps... certaines prisonnières travaillaient à la cuisine ; d'autres, en charge de l'entretien des sanitaires et des espaces communs, ne travaillaient que quelques heures par jour et généralement seules. D'autres participaient au programme de 'chiots pour aveugles' et vivaient avec eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept [du sevrage à quatorze mois puis ils partaient en centre de dressage à l'extérieur] un programme au nom sinistre : 'Chiots derrière les barreaux'.
D'autres femmes travaillaient pour le CMS (Bâtiments et maintenance) et prenaient le bus tous les matins pour faire les travaux de plomberie et d'entretien des bâtiments de la prison [y compris l'entretien des maisons du personnel d'encadrement]. Un petit groupe de 'chanceuses' travaillaient aux entrepôts... avec plein d'occasions de faire de la contrebande.
D'autres travaillaient pour Unicor le groupe industriel sous contrat avec les prisons fédérales... et qui fait des profits énormes...en vendant des composants électroniques à l'armée. Et à Unicor on était beaucoup mieux payé, jusqu'à un dollar de l'heure alors que le salaire normal en prison est 14 cents de l'heure (Kerman, 2010 : 95).

Le travail en prison est toujours régi par les deux principes de base de l'institution :

  • maximaliser les profits, grâce à des salaires insignifiants et de longues heures de travail.

  • inculquer la peur pour imposer une discipline de fer (« tu enfreins une règle tu es bonne pour le 'trou' »), (ibid : 100). Paradoxalement, les règles de la prison peuvent être à la fois rigides et arbitraires comme le constate très vite Kerman : » j'ai vite appris que même en prison les règles sont faites pour être transgressées à la fois par le personnel et les prisonniers » (ibid).

Néanmoins, assignée à l'entretien électrique des bâtiments, c'est la peur d'être électrocutée qui pousse Kerman à apprendre par cœur le manuel d'utilisation ; la peur de perdre un outil ou d'en avoir un en trop lui fait vivre un cauchemar pénitencier :

« j’ai un tournevis en trop... je l'ai peut-être pris par erreur dans la maison d'un gardien...j'ai un nœud à l'estomac. Je suis en sueur. Je me voyais déjà au 'trou', privée de visites, avec une nouvelle condamnation pour vol d'outil chez un gardien...j'étais terrifiée. Et ce serait classée comme arme. Comment m'en débarrasser ? » (ibid : 107)

Sans aucune formation professionnelle, soumise au bon vouloir d'un supérieur auquel elles doivent totale obéissance, ces femmes travaillent dans des conditions terrifiantes. Elles ont peur de se retrouver seules dans la rue, vêtues de l'uniforme de la prison, peur de perdre le travail assigné même si c'est dans un atelier de confection où elles travaillent jusqu'à l'épuisement ; « les femmes ont besoin d'un avoir un vrai métier -pas celui qu'on apprend dans la rue – et ce sont celles-ci que l'on envoie à l'atelier de confection parce qu'elles n'ont pas d'autres ressources. Mais elles n'apprennent rien ici... les machines sont hors d'âge – c'est juste un moyen de survivre. Quand elles sortiront, elles retourneront à la rue, prostitution et trafic seront leur quotidien (Watterson, 1996 : 245).

« J'ai travaillé à l'atelier de vêtements de la prison malgré la pression et les cadences imposées parce que j'avais besoin de mes vingt dollars par mois pour m'acheter du café et mes cigarettes » (ibid : 245) raconte une détenue de Terminal Island, une prison fédérale de Californie :

« je continuais même après m'être évanouie – ils me faisaient respirer des sels et boire de l'eau et je retournais au travail...quand j'y repense c'était de la folie... j'avais besoin de cet argent pour m'acheter quelques petits extras car je n'avais aucune ressource extérieure comme beaucoup de prisonnières » (ibid).

Il faut travailler tant d'heures pour s'offrir ces 'quelques extras' qui aident à survivre en prison ; Kerman convertit en heures de travail le prix d'un poste radio acheté au magasin de la prison : « avec un salaire horaire fédéral de 0,14 dollar, m'acheter ce petit poste de radio nécessitait plus de 300 heures de travail » (Kerman, 2010 : 87).

La mort rôde au travail, comme partout ailleurs au sein de l'institution ; au risque d'être sanctionnées, les prisonnières de Danbury cachent une prisonnière dominicaine de plus de soixante-dix ans forcée de déblayer la neige sur les routes glaciales à cinq heures du matin (ibid : 64).

Note de bas de page 15 :

Marusccchak L M, 2008, « Medical Problems of prisoners ».(http://www.bjs.gov/index.cfm?ty=pbdetail&iid=1907) Bureau of Statistics

Le système pénitentiaire de Californie ne reconnaît pas le statut de 'handicapé' ; en dépit de leur handicap reconnu dans le monde libre, ces femmes doivent travailler comme les autres prisonnières.15

Dans les prisons d'état et les prisons fédérales, les condamnées font tous les travaux nécessaires au fonctionnement de la prison ; elles transportent des sacs de pommes de terre de cinquante kilos, conduisent des camions, accomplissent les gros travaux d'entretien, manient de lourds sacs de linge contaminé pour les hôpitaux, sans gants ou matériel de protection...tout ceci sans acquérir une quelconque qualification qui puisse leur servir à la sortie de prison et pour un salaire de six dollars par mois dans certains établissements (Watterson, 1996 : 237). Elles doivent assurer l'entretien des pavillons des gardiens : « cela faisait bizarre d'aller dans les maisons de nos gardiens et de voir leur collection d'angelots, leurs photos de famille, leurs animaux, leur linge sale et leurs sous-sols encombrés », relate Kerman (Kerman, 2010 : 106).

Pour les longues peines, comme Pop, la cuisinière de Danbury, le travail reste une source de fierté, un peu d'une dignité retrouvée : « je n'avais pas pensé que l'on pouvait être fier de son travail en prison mais pour Pop c'était le cas - réalise Kerman - quand j'ai parlé de faire la grève de la faim...Pop m'a durement réprimandée » (ibid : 74).

Avoir un travail en prison reste un privilège, quelles qu'en soient les conditions, et un espoir pour les femmes en préventive, bien que l'institution ne soit pas tenue de les rétribuer. Certains états du sud appliquent encore la législation de 1865 qui mit fin à l'esclavage (The Slave Emancipation Act) et supprima le travail gratuit sauf pour les criminels (Watterson, 1996 : 229). Au Sybil Brand Institute for Women (avec plus de 65 % des prisonnières en préventive) « personne n'est payé pour assurer tout l'entretien de la prison ou travailler à l'atelier de confection qui fait des linceuls pour la morgue et des chemises pour l'hôpital local...même chose à Los Angeles County Jail Division où « elles travaillent pour la récompense. On leur enlèvera cinq jours sur leur condamnation si elles travaillent et encore cinq jours pour bonne conduite » (ibid : 230).

Et quand le travail est rare, comme dans les maisons d'arrêt où les femmes peuvent être consignées dans l'aile d'une prison d'hommes (Chicago MCC, par exemple) il sera attribué en priorité aux prisonniers :

« la souffrance des femmes autour de moi m'effrayait, tout comme la vacuité de chaque jour passé ici, le mépris et l'indifférence avec lesquels l'institution nous traitait...on croisait régulièrement des prisonniers qui travaillaient ; eux pouvaient aller et venir dans la prisons, ce qui me rendait folle de rage » (Kerman, 2010 : 326).

c- Violences sexuelles et problèmes médicaux en prison

Note de bas de page 16 :

Federal Prison Rape Elimination Act. https://motherjones.com)

Selon les informations de Mother Jones16un prisonnier sur dix serait victime de violences sexuelles. Il est toujours difficile de produire des statistiques fiables dans un domaine où privé et public interfèrent et où la majorité des prisonnières ont trop peur des conséquences pour dénoncer ces actes. Comme le souligne Angela Davis :

« pour ces femmes...en particulier les Noires et les Latinos, c'est encore plus traumatisant de constater que, passant du monde libre à la prison, elles subissent les mêmes abus sexuels, la même violence que dans leur famille et dans le monde extérieur » (Davis, 2003 : 78)

La présence de 70 % de gardiens dans les prisons fédérales et de 40 % en moyenne nationale multiplie les risques de dérive en prisons de femmes. Selon Human Rights Watch :

Note de bas de page 17 :

All Too Familiar: Sexual Abuse of Women in US. State Prisons, 1996, New York Human Rights Watch, December 1996.

« le personnel masculin use de son autorité pour abuser sexuellement des prisonnières...utilisant non seulement la violence physique mais aussi le pouvoir total qui est le leur, de leur accorder ou non les produits nécessaires à la vie quotidienne...les fouilles au corps, la surveillance des douches sont l'occasion de violences sexuelles, ainsi que de harcèlement et d'injures ce qui contribue à créer un environnement de peur et de déchéance morale et physique ».17

De par leur histoire personnelle et la classe socio-économique et ethnique à laquelle elles appartiennent majoritairement, ces femmes sont fragilisées avant même leur incarcération.

Note de bas de page 18 :

Johnson, Kristine A.; Shannon M. L. (19 March 2014). « Predictors of maladaptive coping in incarcerated women who are survivors of childhood sexual abuse ». Family Violence. 28 (1) Bureau of Justice Affairs

Note de bas de page 19 :

http://journals.sagepub.com/dol/pdf/10.1177/0032885508322443

Les quelques statistiques dont nous disposons révèlent que 44 % de ces femmes (dont 10 % de mineures) ont déjà subi des violences sexuelles et domestiques avant leur incarcération.18 Une étude plus complète sur les prisons dans les états du sud fait état de 68,4 % de femmes ayant subi des violences sexuelles avant leur incarcération et de 17 % pendant leur incarcération19, ce qui en fait des victimes potentielles :

« de par leur histoire antérieure ces femmes sont plus susceptibles d'accepter ces abus sexuels exercés par les gardiens car elles ont le réflexe de répondre à la violence et aux menaces par la soumission pour se protéger contre des actes encore plus brutaux ou meurtriers » (Kaiser, 2011 : 1-19).

Par ailleurs peu de prisonnières ont les moyens de porter plainte car les gardiens ont accès à leurs dossiers et ceci les expose à des mesures de rétorsion violentes (privation de droit de visite de la famille, menaces de placement des enfants, perte d'emploi, refus de libération conditionnelle, mise au 'trou', privation des produits de première nécessité -savon, tampons etc., d'accès aux douches ou au magasin de la prison). De plus ces plaintes ont peu de chance d'aboutir :

Note de bas de page 20 :

Amnesty International, Women in Prison : A Fact Sheet. A consulter sur www.amnestyusa.org/women

« L'Inspection Générale du Ministère de Justice a publié un rapport sur le pourcentage très élevé d'abus sexuels exercés par les gardiens sur les prisonnières notant que seulement 37 % des gardiens ont été poursuivis et trois quarts d'entre eux ont juste eu une peine avec sursis... Depuis 2006 c'est considéré comme un délit, mais 58 % des affaires ont été classées sans suite ; 23 % des gardiens ont été arrêtés, 3 % inculpés, parfois condamnés. 15 % ont conservé leur poste de gardien ».20

« Nos gardiens jouissent d'une immunité quasi totale, comme le bourreau cagoulé dans les bandes dessinées » (Kerman, 2010 : 334) constate Kerman, harcelée par DeSimon son supérieur au travail ; elle ne doit qu'à sa peau blanche, ses cheveux blonds et l'assurance que lui confère son éducation, d'obtenir la protection de son conseiller pour se soustraire au harcèlement sexuel exercé par DeSimon et être transférée à un autre poste : « selon les critères de ces gardiens costauds je n'étais pas à ma place dans cette forteresse. Je ressemblais sans doute trop à leur sœur, à leur voisine ou à leur femme (ibid : 322).

Pour la majorité des victimes de violences sexuelles en institution totale, la peur, le manque de confiance et d'estime de soi les condamnent au silence. Taire cette souffrance rendra encore plus difficile leur réinsertion dans le monde extérieur et aggraveront leur état de santé tant physique que psychologique : « La prison vous fait vieillir avant l'âge », dit Kerman (ibid : 120) ; et plus encore quand les problèmes de santé ont commencé avant l'incarcération et que le quotidien est fait de peur, de harcèlement, de règles absurdes et fluctuantes, d'oisiveté ou de travail forcé : » la peur de la mort, que tout le monde connaît, est exacerbée par l'enfermement en institution totale » (Watterson, 1996 : 255).

Note de bas de page 21 :

« Women in the Criminal Justice System: Briefing Sheets » (https://www.webcitation.org/6GbXJvfEj?url=http://www.sentencingproject.org/doc/publications/womenincj_total.pdf) (PDF). The Sentencing Project. Archived from the original on 2013-05-14. Retrieved 2011

Ce sentiment est d'autant plus répandu que le pourcentage de femmes confinées, souffrant de problèmes de santé antérieurs à leur incarcération, est très élevé : d'après un rapport du Bureau of Justice Statistics, en 2004, une femme sur 42 était séropositive (seulement un prisonnier sur 59)21 et la majorité des prisonnières, appartenant à des minorités ethniques et socialement défavorisées, souffrent de maladies chroniques comme le diabète, de problèmes cardiaques, d'hypertension, de MST, de tuberculose, du sida, de l'hépatite C (Law, 2009 : 36).

La surpopulation pénale, une alimentation faite de produits alimentaires négociés au prix le plus bas, le stress, tous ces facteurs contribuent à la dégradation de l'état de santé des femmes incarcérées. Kerman partage sa cellule avec deux grandes malades : » Annette et son masque à oxygène indispensable pour respirer suite à la crise cardiaque provoquée par son incarcération... et Miss Luz qui dort recroquevillée sur le lit du bas, chauve et souffrant d'un cancer du sein... je me dis que la chose la plus dangereuse devait être de tomber malade en prison » (Kerman, 2010 : 57).

Tout traitement médical, toute distribution de médicaments dépend du bon vouloir de l’institution comme à Danbury, par exemple : » la responsable médicale nous a informées... qu'elle déciderait si nous étions malades ou non, quels soins seraient dispensés et qu'elle ne traiterait que les malades en stade terminal » (ibid : 60).

Compte-tenu des contraintes financières imposées par le prison-industrial complex, solliciter un personnel médical, en sous-effectif, mal payé et peu qualifié est hasardeux :

« quand une prisonnière ne peut avoir accès aux soins ou se fait traiter de simulatrice...les autres détenues essaient de la soigner par leurs propres moyens...elles volent des médicaments, leur donnent des vitamines de contrebande, des verres de lait supplémentaires...parfois les malades refusent d'aller au dispensaire car il y a trop d'erreurs de médicaments ou de diagnostiques. Elles craignent plus de mourir d'une faute médicale que de maladie... » (Watterson, 1996 : 255)

Tous les prisonniers et les visiteurs de prisons américaines sont témoins de cette pauvreté médicale ; que ce soit l'impossibilité de joindre les secours comme lorsque Merle Africa meurt de nuit dans sa cellule à Cambridge Springs, PA, en 1998, ou les conditions d'hospitalisation décrites par Dee Peterson à la Cook Country Jail, Chicago :

« Cela m'était égal que l'on m'envoie à l'hôpital pour me punir parce que je souffrais trop. Les flics m'avaient donné tellement de coups de pied pendant le transport...et en prison j'avais découvert que j'étais enceinte...j'avais très peur que les coups de pied au ventre m'aient fait perdre mon bébé...à l'hôpital j'étais entre deux internées psychiatriques... une qui riait tout la nuit et l'autre qui hurlait dès qu'on la touchait...j'étais prête à m'évanouir de douleur et d'épuisement...pas possible d'être vraiment soignée dans un système pareil. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de vous, tout n'est qu'indifférence et négligence...si votre état se détériore on vous transfère de l'hôpital de la prison à celui du comté. Là vous êtes menottée au lit dans l'aile réservée aux prisonniers...une femme y est morte de pneumonie alors qu'on la soignait pour une blessure par balle à la main » (Watterson, 1996 : 252).

Beaucoup de ces femmes sont mères aussi (ou vont l'être) :

« 80 % des femmes emprisonnées sont mères (seulement 60 % d'hommes le sont et à peine la moitié ont la garde de leurs enfants). Etre séparées de leurs enfants est une souffrance extrême [ou le perdre pendant la grossesse] : elles sont souvent mères célibataires et en sont le seul soutien affectif et financier. Leurs enfants ont deux fois plus de risque d'être confiés aux services sociaux qu'en cas d'emprisonnement du père qui a généralement une femme ou une amie qui continue à s'en occuper...être séparées de ses enfants est souvent la plus grave punition pour une femme et ceci génère culpabilité, angoisse et dépression » (Kurshan, 1995 : 22).

Si elles sont enceintes lors de l'incarcération elles accoucheront mains et pieds entravés dans la majorité des états, ce qui empêche toute intervention urgente (comme une césarienne) et se révèle préjudiciable pour la mère et pour l'enfant. Par manque de suivi médical et suite aux trajets en bus pénitentiaires entre le tribunal et la prison, un tiers d'entre elles perdent leur bébé, soit deux fois plus que les femmes libres (Watterson, 1996 : 261-3).

Note de bas de page 22 :

The Rebecca Project for Human Rights and the National Women's Law Center. 2010. Mothers Behind Bars: A state-by-state report card and analysis of federal policies on conditions of confinement for pregnant and parenting women and the effect on their children. (http://www.rebeccaproject.org/images/stories/files/mothersbehindbarsreport-2010.pdf),

20 % des bébés nés pendant l'incarcération survivent mais sont enlevés à la mère dans les vingt-quatre à soixante-douze heures suivant l'accouchement et proposés à l'adoption si la famille ne peut s'en occuper ; « Pour 50 % des mères en prison cela se révèlera une peine de séparation d'enfant à vie ».22 Suite au Adoption and Safe Families Act de 1997 qui déclare le parent déchu de ses droits parentaux après 15 mois de placement aux services sociaux, la durée moyenne d'incarcération des mères étant de 18 mois, beaucoup perdent désormais la possibilité d'être réunies avec leurs enfants à la sortie de prison (la déchéance de droit est passée de 260 en 1997 à 909 en 2002).

Selon le Bureau of Justice Statistics, en 2000, on comptait 54 % de mères qui n'avait pas eu de visites de leurs enfants depuis leur incarcération :

Note de bas de page 23 :

« Women in the Criminal Justice System: Briefing Sheets » (https://www.webcitation.org/6GbXJvfEj?utl=http://www.sentencingproject.org/doc/publications/womenincj_total.pdf) The Sentencing Project. Archived from the original on 2913-05-14

« une majorité de parents dans les prisons d'état et les prisons fédérales sont incarcérés à plus de 150 kilomètres de leur domicile...voire 600 kilomètres et plus de la moitié des mères incarcérées n'ont eu aucune visite de leurs enfants et très peu leur téléphonent ».23

Ce qui s'inscrit dans le schéma commun au parcours carcéral, comme le constate Kerman :

« Certaines femmes n'avaient jamais de visites car elles avaient dit adieu au monde libre. Pas une seule visite d'un enfant, d'un parent, d'un ami, personne. Certaines avaient une famille à l'autre bout du pays, d'autres n'avaient pas de famille. Certaines disaient qu'elles ne voulaient absolument pas qu'on leur rende visite dans un endroit pareil. Généralement, plus le temps passait plus les visites se faisaient rares...Nathalie n'a eu aucune visite...j'ai toujours respecté son choix de protéger sa vie privée partageant une cellule de deux mètres sur trois et je n'ai jamais posé de questions...Je savais que les enfants de Levy vivaient tout près mais qu'elles ne voulaient pas qu'ils la voient en prison » (Kerman, 2010 : 103/126)

Note de bas de page 24 :

The Mental Health Crisis Facing Women in Prison. https://www.themarshallproject.org/2017/06/22

Bien que les femmes ne représentent que 7 % de la population pénale en moyenne nationale, 66 % d'entre elles souffrent de troubles psychiques, soit presque un pourcentage double de celui des prisonniers. Et une femme sur cinq a souffert, dans un passé récent, de détresse psychologique (ce n'est que un sur sept chez les hommes).24

Ce sont des femmes comme celles croisées par Kerman à Chicago MCC :

« Je n'avais jamais vu autant de gens perturbés, surtout dans une unité aussi petite. En plus de Connie la suicidaire, il y avait plusieurs pyromanes bipolaires, une braqueuse de banque toujours en colère, une autre qui voulait assassiner John Ashcroft, une adolescente minuscule et enceinte qui me caressait les cheveux à chaque occasion...je n'avais jamais vu autant de crises de violence et de dingues pendant tout le temps passé à Danbury et tout ceci laissait nos gardiens indifférents. Il n'y avait pas de cellule d'isolement dans cette maison d'arrêt (juste une, en-dessous de nous, pour les hommes) alors la seule mesure disciplinaire possible consistait à les envoyer à la plus grande prison américaine pour hommes, Cook County Jail (10.000 détenus) » (Kerman, 2010 : 320).

Face à l’accroissement des problèmes psychiatriques la réponse institutionnelle est l'indifférence ou la camisole chimique :

« A toutes celles qui ne supportent pas d'être enfermées, on donne du Haldol. Après vous êtes comme morte, paralysée. Moi j'ai commencé à souffrir des effets secondaires. Je voulais me battre avec tout le monde, y compris avec les gardiens...alors on m'a donné du Tranxene...ici ils ne cherchent pas à savoir si vous avez un problème. Ils vous donnent des neuroleptiques comme ça vous êtes à leur merci » (Ross, 1998 : 212).

Note de bas de page 25 :

Mother Jones est un magazine américain fondé en 1976 par une association sans but lucratif. Son nom vient de Mary Harris 'Mother ‘Jones, une influente syndicaliste américaine.

Selon Mother Jones25, 1/3 des prisonniers meurent par suicide (Bureau of Justice Statistics) et un nombre non connu de malnutrition et de manque de soins médicaux. Beaucoup d'études ont souligné, comme le rappelle Angela Davis, que les trois plus grands asiles psychiatriques aux Etats-Unis sont des prisons d'état : Cook Country, Rikers and LA County (Davis, 2014 : vol. 28 N° 3).

Conclusion

Cabossées par la vie, terrifiées par la police et la justice ces femmes américaines, enfermées en institutions totales, y laisseront, pour la plupart, leur normalité, leur citoyenneté, voire leur vie. Pour toutes, même les plus socialement et affectivement favorisées et rapidement libérées comme Kerman, » pas un jour ne se passe sans penser à la prison à un moment ou à un autre » (Kerman, 2010 : 339).

Le lobby pénitentiaire a institué un système de confinement absurde et cruel car le profit est devenu l'objectif premier d'une institution qui a oublié qu'elle était là non seulement pour appliquer une sanction pénale mais aussi pour réhabiliter et faciliter une réinsertion citoyenne (ou religieuse selon les Quakers). C'est devenu une administration « sans aucun directeur... [avec] des noms sur des portes de bureau, des gardiens en sous-effectif... comme un voilier sans capitaine... [qui] ne se soucie pas plus de [ses prisonnières] que le manutentionnaire de l'entrepôt du sort des boîtes de tomates empilées sur les étagères » (ibid : 334)

« La plupart des gens s'imaginent que les prisons sont pleines de meurtrières... c'est exagéré ; ils portent un jugement global, ils ne nous voient pas comme des individus distincts. J'ai rencontré beaucoup de femmes courageuses ici. Bien sûr on a notre quota de gens méprisables mais c'est comme partout. Les gens oublient que nous sommes aussi la fille, la mère, l'épouse de quelqu'un. On n’est pas plus mauvaise ou dangereuse que quiconque. Mais on porte le stigmate. C'est tout » (Watterson, 1996 : 197).

Pour celles qui en sortent, le 'stigmate' est la marque indélébile de leur enfermement dans une institution totale : « on apprend à celles qu'elle enferme à survivre ; on en fait des 'prisonnières', pas des 'citoyennes' » (Kerman, 2010 : 338).

Savoir résister aux règles de l'incarcération est la règle première des prisonnières pour sauvegarder leur dignité et leur identité citoyenne :

« il vous faut refuser d'accepter ce que le système carcéral -les gardiens, les règles y compris certaines prisonnières - veulent vous inculquer, c'est-à-dire une perception différente de vous-même, voilà ce qui est le plus ardu...quand le doute ou la honte vous gagne, seules les lettres et les visites de ceux qui vous aiment...vous permettent de croire à nouveau en vous...de garder votre dignité » (ibid : 318)

Paradoxalement, c'est le 'vivre ensemble', dans une enceinte fermée, pendant un temps déterminé, qui permet à ces femmes de garder 'leur âme', en dépit de la détermination de l'institution totale de les infantiliser en contrôlant tous les instants de leur vie :

« on a partagé des cellules surpeuplées sans aucune intimité, huit numéros en guise de nom, des uniformes kakis et une nourriture déplorable...et surtout la volonté commune de résister à un système carcéral dont l'objectif premier est de nous arracher notre humanité...et on avait besoin les unes des autres... [pour] faire son temps, sans se laisser dévorer par le temps » (ibid : 333/95)

Comment comprendre la sanction, si toute l'administration s'indiffère, comment contrôler la colère insidieuse et mauvaise conseillère qui s'empare d'elles quand elles sentent que leur vie leur échappe ? : « je sentais montais en moi cette colère sournoise... quand vous sentez que vous ne contrôlez plus rien de votre vie », dit Kerman « comment... comprendre le sens de la condamnation quand l'institution fait preuve d'une telle indifférence ? » (ibid : 335). C'est la même désinvolture qui préside à leur levée d'écrou : vêtue de quelques vêtements d'hommes laissés par d'anciens prisonniers et dotée de 28,30 dollars Kerman peut, comme toute prisonnière ayant purgé sa peine, quitter la prison :

« le 'forfait' en poche... j'étais prête pour le monde libre...un gardien m'a conduite jusqu'à l'ascenseur avec un autre libéré...le gardien a ouvert la porte de la rue, et nous sommes sortis dans une rue vide, sorte de canyon entre la forteresse et quelques bâtiments administratifs avec une tranche de ciel gris au-dessus des têtes » (ibid : 336).

Kerman retrouvera sa famille une rue plus loin mais que peuvent faire celles qui sont sans ressources (soit les trois-quarts des condamnées), relâchées avec pas même trente dollars en poche dans une rue américaine ?

Certaines décideront de militer pour changer la prison, d'autres y retourneront...

« je savais que presque les deux tiers des prisonnières libérées retournent en prison et au début cela me laissa perplexe...mais la plupart des femmes que j'y ai rencontrées n'ont pas eu les opportunités que beaucoup d'entre nous considèrent comme acquises. Je pense parfois que l'on a construit des portes tournantes entre nos quartiers les plus pauvres et nos institutions pénitentiaires qui ont mis en place des incitations financières perverses pour que ces prisons restent pleines et tout ceci aux frais des contribuables » (ibid : 339).

Michel Foucault, dans son ouvrage Surveiller et Punir (1975), considère le Panoptique de Bentham comme la représentation architecturale d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle. Une institution totale, comme la prison pour femmes aux Etats-Unis, perpétue ce concept et l'élargit pour qu'il devienne : 'surveiller, punir et s'enrichir aux dépens des plus pauvres'.

Et ceci a un coût social et humain infini :

« Nous ne sommes pas maltraitées physiquement mais on nous inocule le désespoir goutte à goutte. Les conditions matérielles sont supportables mais dix heures sur vingt-quatre nous sommes soumises à une guerre psychologique, c'est tout. On ne meurt pas de faim ou de sévices divers ; on ne meurt pas de froid par manque de vêtements ou de chauffage. On meurt de froid à cause de la réalité glaciale qui fait de nous, même quand nous avons purgé notre peine, des prisonnières à vie, sans aucun pardon » (Watterson, 1996 : 84).