Bon modèle et mauvais genre (témoignage) Good model and look disreputable (testimonial)

Gwenaël Houarno 

https://doi.org/10.25965/trahs.5346

Les modèles vivants s'offrent aux regards, mais vous êtes-vous jamais demandé le regard qu’ils posent eux-mêmes sur le public d'artistes qui s'approprie leur prestation ? Avez-vous une idée de ce qu'il y a dans leur tête quand ils posent ? À travers ma propre histoire, à travers ma triple expérience de modèle vivant, de dessinateur passionné d’anatomie et de professeur de dessin, je vais vous emmener faire une promenade de l'autre côté du chevalet, dans la psyché des modèles, pour un témoignage sans posture ni inutile afféterie.

Los modelos vivos se ofrecen a la vista de todos, pero ¿se ha preguntado alguna vez cómo miran ellos mismos a la audiencia de artistas que se apropia de su actuación ? ¿Tiene alguna idea de lo que piensan cuando posan ? A través de mi propia historia, a través de mi triple experiencia como modelo en vivo, dibujante apasionado por la anatomía y profesor de dibujo, los llevaré a dar un paseo del otro lado del caballete, en la psique de los modelos, a partir de un testimonio sin postura ni afectación inútil.

Modelos ao vivo são oferecidos a vista de todos, mas você já se perguntou como eles mesmos olham para o público de artistas que se apropriam de sua performance ? Você tem alguma ideia do que eles pensam quando posam ? Através da minha própria história, através da minha tripla experiência como modelo ao vivo, desenhista apaixonado por anatomia e professor de desenho, vou levá-lo para um passeio do outro lado do cavalete, na psique das modelos, a partir de um testemunho sem postura ou afetação inútil.

Live models are offered for all to see, but have you ever wondered how they themselves look at the audience of artists who appropriate their performance? Do you have any idea what's in their heads when they pose? Through my own story, through my triple experience as a live model, a draftsman passionate about anatomy and a drawing teacher, I will take you for a walk on the other side of the easel, in the psyche of the models, for a testimony without posture or useless affectation.

Contents
Full text

Introduction

Le métier de modèle vivant est d’un attrait certain pour les écrivains. Les romanciers, qui pour la majorité d’entre eux n’ont de toute évidence pas la moindre connaissance de terrain de ce que poser veut dire, se sont emparés du thème dès le début du XIX°, pour des œuvres qui, aussi éloignées fussent-elles de la réalité du métier et de son histoire, ont contribué jusqu'à aujourd'hui à façonner dans l’imaginaire collectif un personnage de modèle forcément féminin et hautement sexualisé.

Or, saviez-vous que, jusqu’au début du XIX°, les modèles étaient presque exclusivement des hommes ? Et qu’aujourd'hui encore, les hommes représentent quelque chose comme un tiers des modèles vivants ? Ce n’est pas le cœur de ce qui nous occupe ici, mais cela aide à comprendre combien l’inconscient populaire porte sur le métier un regard sacrément orienté.

Toutefois, depuis l’amorce du XX° siècle, le niveau d’éducation grandissant des modèles en a conduit certains à prendre eux-mêmes la plume. Les productions de ces derniers ont ouvert un nouvel horizon à tous les curieux de cette si étrange activité qu’est la pose. Mais ils sont trop peu nombreux pour être encore parvenus à défaire l’image du métier de sa gangue de stéréotypes.

Le texte que je vous présente ici est donc ma modeste pierre à cet édifice, qui éclairera au moins quelques lecteurs. Mais sachez qu'il a été écrit avec un souci en tête, à savoir : comment écrire correctement sur ce sujet ? Et surtout, comment parler de la pose sans métaphore absconse ni prétention déplacée, ce qui est si facile ?

Voyez-vous, l’activité de modèle vivant, pour qui la connaît de l’intérieur, est le rêve humide du littérateur à la petite semaine, ou du candidat au bac de français-philo. Pensez donc : la création artistique, l’intimité et le Moi, le vieillissement et la mort, le temps, le faux et le vrai, la Nature, tous ces thèmes explorés par les penseurs depuis l’aube des temps sont rassemblés dans l’expérience de l’activité de modèle.

Il suffit alors, pour un modèle un peu capable, de réviser deux-trois bouts de philosophie, de sortir son dictionnaire des synonymes et d’affûter ses métaphores synesthésiques pour produire sans forcer cent pages et plus de ratiocinations pseudo-intellectuelles et pseudo-poétiques sur « l’art de la pose », qui feront joli en surface et flatteront l’ego des modèles mais n’en diront pas assez ni pour être contestables ni pour être véritablement pertinentes. J'en lis ci et là et j'ai un goût modéré pour la chose.

Pour éviter cet écueil qui me tend grands les bras par la petite habitude que j’ai de l’écriture et par la nécessité que ressentent naturellement les modèles de rehausser leur image, j’ai décidé bien au contraire de vous livrer un texte crû, incorrect, sans trop d’effets de manches et, pire que tout, parsemé d’humour. Une matière brute, puisée à la source. Et ma foi, ce n’est pas si fréquent à lire, dans notre métier. Et, les modèles qui écrivent sur le métier étant toujours des femmes, peut-être ce texte en sera-t-il d'autant plus différent ?

Ce métier qui ne paraît pas en être un

Le samedi 12 mai 2018, à 10h30 du matin, je posais dans un cours pour adultes, en banlieue parisienne. Le cours était commencé depuis une demi-heure et je me trouvais donc au milieu de la pièce, dans ma tenue d'Adam, debout sur un simple tapis de gym.

Voilà alors qu’on frappe à la porte. L’enseignante entrouvre, laissant apercevoir un étudiant, lequel était justement attendu pour faire une première séance de croquis, à titre d'essai. Il avait une demi-heure de retard. Voilà qui ne présageait pas d'une grande motivation de sa part.

L'étudiant, derrière l’épaule de l’enseignante, m’aperçoit et, surpris, sort alors la question qui tue : « Euh, c'est un vrai ? »

La professeur, interloquée, lui a répondu l'évidence. Ni une ni deux, l'étudiant a tourné les talons, et ne fut plus revu. Une élève du cours suggéra dans les instants qui suivirent qu’il aurait sans doute fait un effort si j’avais été une aguichante jeune fille. C'est là que je me suis rappelé que j'exerçais un métier vraiment improbable, dont une majorité de gens doutent même que ce puisse être un métier.

Permettez-moi alors de vous convier à un retour dans le temps encore plus appuyé, histoire de voir comment, moi, j’ai progressivement pris contact avec le métier de modèle, jusqu’à y tomber.

Il y a 29 ans de cela, j’étais exclusivement du côté respectable du chevalet, c’est-à-dire du côté des artistes. À cette époque où je me mettais encore du gel dans les cheveux, j'étais un étudiant heureux d'entrer enfin en école d'art. Je m’imaginais déjà gagner ma vie en dessinant à longueur de journées. Comme quoi ce n'est pas donné à tout le monde de prédire son avenir en détails...

Qui dit entrée en école d'art dit première séance de modèle vivant : soit une vingtaine de jeunots à peine dégrossis qui se retrouvent nez à nez avec une femme dans la plénitude de l'âge et la plénitude de ses formes, autrement dit avec un corps vrai et non aseptisé. Et là, le souvenir le plus prégnant que j'ai de cette séance, c'est de m'être dit, et je m'en excuse envers la modèle a posteriori : « J'ai l'impression de dessiner ma mère. »

Mais ces sentiments étranges ont vite disparu dans les semaines suivantes pour laisser place à la routine de voir chaque semaine des corps nus. Et il ne m'a pas fallu longtemps pour me sentir supérieur aux modèles, ces « rigolos » qui ne trouvaient sans doute rien d'autre à faire que de venir montrer leur postérieur pour arrondir leurs fins de mois et à coup sûr ne connaissaient rien à l'art. Non pas que j’y connaissais beaucoup moi-même, en fait. Et même sans doute moins que beaucoup d’entre eux.

Pour preuve, lors de ma deuxième année en école, une modèle qui posait pour la classe un matin vint discuter avec nous pendant son repos. La voilà qui regarde nos croquis, à nous qui nous prenions déjà pour des cadors, et nous déclare très décontractée : « Vous savez je dessine aussi. Mieux que ça, bien sûr. »

Prenez ça dans les dents, les jeunots. J’étais décoiffé. Il y avait donc des modèles qui étaient des artistes à part entière ! Seule ma bêtise, hélas très partagée, m’avait fait négliger cette éventualité. La modèle poursuivit en nous expliquant qu’elle réfléchissait à ses poses, et que certaines poses qu’elle imaginait pertinentes ne rendaient pas toujours si bien que cela une fois dessinées (précision pour les néophytes : un modèle n’est pas un pantin, il invente lui-même ses poses).

Elle avait ainsi fait un premier accroc dans ma conception naïve des modèles et de ce que poser veut dire. Mais je mentirais si je disais que cela changea radicalement ma façon d’appréhender le métier, que je ne pensais pas encore éligible à être désigné comme tel.

Cela ne m'a pas empêché de penser pendant le reste de ma scolarité artistique que la qualité des modèles résidait d'abord dans leur propension à ne pas faire trop de poses allongées. Un jugement pas très affûté. Certains le faisaient même en lisant ; non mais quand même ! Tout au moins n'avais-je pas l'outrecuidance de les chambrer, comme pour ce collègue modèle diplômé de philosophie, qui s'amusait à lire un livre de philo en atelier et à qui un étudiant lança, sûr de sa supériorité : « Tu nous feras une dissertation ? ». N'est-il pas délicieux, l'humour étudiant... Que voulez-vous, c'est la traduction d'un héritage culturel de notre société, inscrit profond dans son inconscient : qui est nu ne peut avoir de culture et un cerveau d'intello... Cela s'exprimait déjà du temps du colonialisme.

De mon côté, la fin de ma scolarité ne signa pas la fin de mon intérêt pour l'anatomie. Alors, quand j'ai démarré ma vie professionnelle en tant que graphiste-illustrateur, je continuai très épisodiquement à croquer des modèles. Je n'étais encore globalement pas très sensible à la différence qu’il pouvait y avoir entre les modèles routiniers qui vous donnent l'impression de s'ennuyer sur la sellette et les modèles impliqués. Alors que la différence est énorme. Je continuais d’être victime du filtre de contexte qui empêche les artistes eux-mêmes de percevoir la pertinence que les meilleurs modèles mettent en œuvre dans leurs poses.

Ce n'est que dix années après ma sortie de l'école que j'ai doucement commencé à avoir l'intuition du niveau de compétence variable des modèles. Comme quoi il ne fallait vraiment pas être pressé. La vraie révélation vint avec ma fréquentation d'un atelier libre que Magalie* (*le prénom a été changé), une modèle, improvisait chez elle. Là je découvris tout l'éventail des possibles offert au métier de modèle, bien plus large que je ne l’avais évidemment conçu jusque-là. Et comme la modèle pouvait converser à loisir, un coin du voile me fut aussi levé sur les difficultés physiques du métier, la cruelle réalité des conditions de travail... et le fait qu'on pouvait en faire son métier.

Dès lors l'envie de poser a lentement grandi, durant deux pleines années où j’allai de temps en temps à cet « atelier chez l’habitant », jusqu'à ce que je me décide à aller voir une école d’art municipale près de chez moi. Mais, même sur le seuil de cette école, je faisais encore les cents pas, hésitant quant à cette drôle d’idée. Je me suis vu inscrit parmi les modèles de l’école et mon premier engagement est donc venu. Le jour fatidique se rapprochait dans un mélange de terrible excitation et d'inquiétude. Je ruminais avec une fébrilité exponentielle : « C'est dans 15 jours », puis « C'est dans une semaine », et enfin « Mon Dieu, c'est ce soir ! »

Ce qui s’en est suivi est une expérience commune à la plupart des modèles. Avant de faire la première pose, on connaît l'angoisse d'être vu tout nu par tous ces gens qui vous scrutent déjà alors que vous n'êtes même pas encore déshabillé. Je m'étais fait tout un film pour mon entrée en scène.

Sauf que... les poses ayant démarré, je connus l'expérience classique du modèle à sa première séance : au bout de quelques minutes, on a oublié qu'on est tout nu, car on découvre ce qui va être notre véritable souci : tenir les poses. Ne serait-ce qu’enchaîner des poses de cinq minutes quand on n’a pas l'habitude, qu’on part sur des postures dynamiques et qu’on ne voit donc pas venir l’accumulation de la fatigue, c’est une torture.

La séance avait ainsi démarré depuis une vingtaine de minutes, à un moment j'étais dans une posture penchée vers l’avant, le dos tourné à l'assistance, et je sentais mes fesses qui tremblaient d’effort comme des feuilles au vent. Je me disais « Ils ne doivent voir que ça ! » Je me souviens très bien aussi de la remarque très sarcastique du prof au premier repos : « Alors, tu tiens le coup ? Le pire c'est quand tu vas voir le résultat sur les dessins, tu vas te dire bordel je me suis détruit la santé pour ÇA ? » Mais les gens avaient l’air contents. En sortant de l'école trois heures après, j'étais ruiné comme si j'avais fait un triathlon, et j'avais deux certitudes. J'allais continuer... et j'étais décidément un masochiste.

Mais enfin, grâce à la pose je pouvais goûter à nouveau l’inimitable ambiance d’atelier, ainsi que les délices de l’expression corporelle, laquelle n’est pas franchement dans l’ordinaire du graphiste-illustrateur agrippé journellement à son ordinateur et sa table à dessin.

Quand l'artiste découvre le modèle en lui

Pendant les années qui à présent me séparent de ce moment initiatique, j'ai expérimenté encore plus fort ce que je ne sentais que de loin en tant que dessinateur, à savoir qu'une séance de pose est un moment de ressourcement pour le modèle et les artistes, un échange sans mots où le modèle est bercé par le frottement des crayons et la ferveur silencieuse de l'assistance.

C'est une parenthèse enchantée, mais fragile, qui peut éclater soudainement, comme quand par exemple, quelqu'un dans l'assistance vous regarde sans travailler, comme s'il était au spectacle, vous ramenant subitement à la réalité de votre nudité... où qu’il reste dix plombes à pianoter sur son smartphone alors que vous êtes en train de vous user les articulations et tout donner dans votre pose.

Mais cette parenthèse, cette portion d’espace-temps est extraordinairement mystérieuse pour le grand public qui ne dessine pas, car l’atelier est un lieu fermé. Et l’esprit du modèle quand il pose est un réduit encore plus fermé.

Il va de soi que le citoyen lambda nous pose masse de questions, quand on ose avouer qu’on est modèle, si tant est qu’on ose l’avouer quand vient la sempiternelle question, celle du « Alors, et toi, tu fais quoi dans la vie ? ». Généralement je réponds, pour me donner l'air sérieux : « Je suis dessinateur, je suis professeur d’arts plastiques ». Et je n’en dis pas plus. Parce que, quand on n’est pas sûr de son interlocuteur, la prudence s'impose si on ne veut pas s'exposer à un torrent d'âneries. On n'a pas toujours envie de lutter contre les préjugés qui déferlent imperturbablement à l’évocation de l’activité de modèle. Ils ne sont pas mal intentionnés pour la plupart, mais à force, on fatigue.

C’est déjà assez difficile de confronter les idées toutes faites quand on est juste dessinateur de modèles vivants. Je me souviens de ce jour même où je m’étais rendu pour la première fois à ces séances que la modèle Magalie organisait chez elle et qui allaient changer ma vie en me catapultant dans le métier de modèle. En prélude à cette première séance, je m’étais joint à une sortie cinéma avec quelques inconnus et, ayant eu le malheur de spécifier que j’allais prolonger ma journée avec l’atelier d’une modèle féminine, j’eus droit à tous les commentaires égrillards de rigueur et, au moment de nous quitter, un magnifique : « Tu nous raconteras si elle était bonne, la louloute ».

Oui, je suis de ceux qui estiment que si la poésie mérite la récitation, la vulgarité la mérite autant, s'agissant de dire le monde.

La remarque venait d’hommes, bien sûr, et m’avait tellement irritée qu’elle est restée gravée dans ma mémoire. Mais les remarques déplacées sont, bien avant la bêtise de quelques-uns, le produit d’un long formatage culturel. Quand on prononce l’expression « modèle vivant » devant les gens, l’image qui s’imprime dans leur esprit est-elle celle une jolie jeune femme posant langoureusement seule à seul avec un peintre dans le secret d’une chambre mansardée, prélude à des débordements de la chair, ou est-elle plutôt celle d’un individu semblable à votre voisin en train de transpirer face à un parterre de retraités, dans une salle polyvalente, coincé entre un extincteur et une table de ping-pong ?

C’est bien sûr toujours la première image qui domine, celle de la jeune fille, alors que la réalité se rapproche plus de la seconde, celle du voisin. Il faut arriver à expliquer l'erreur des gens, cela devant des rires narquois et, même avec l’appui d’arguments bien trempés, se manger des bordées de « Non, mais tu vas pas me faire croire que... »

Tu vas pas me faire croire que c’est un métier. Tu vas pas me faire croire que les modèles féminines couchent pas de temps en temps. Tu vas pas me faire croire qu’être à poil est pas le truc le plus dur quand on est modèle. Tu vas pas me faire croire que t’as jamais eu des propositions pour « aller plus loin ». Tu vas pas me faire croire que ça t’excite pas un peu de tout déballer devant des étudiantes...

Je ne vais pas vous en faire la liste complète, cela va finir par rendre cette bafouille trop mauvais genre.

Ensuite, il y a aussi ceux qui pensent qu’en tant que modèle masculin vous devez forcément être taillé comme un Apollon (ils vous le disent), et ceux qui vous voient comme un pervers exhibitionniste (ceux-là ne vous le disent pas). Autant dire qu'en rendez-vous galant, ça peut rapidement accélérer le processus. Speed-dating garanti, messieurs-dames.

Mais foin des discussions avec des inconnus : qu’en est-il des discussions avec les amis, les vrais ? Moi dont l’entourage amical est bien achalandé en cadres supérieurs et ingénieurs polytechniciens, j’expérimente des contrastes intéressants dans nos conversations, quand tout le monde raconte les dernières nouvelles de sa vie professionnelle, de préférence autour d’un whisky hors de prix.

« Là on a eu une conf’ call avec les actionnaires à Singapour, vache il y a eu du fight il sont hyper touchy sur les dernières fus'ac'
- Nous au cabinet de consulting, on chapeaute l'entrée en bourse de Gros Richards International. »

Puis on finit par se tourner vers moi.

« Et toi alors quoi de neuf dans ta branche ? C'est quoi tes perspectives, hin hin ?
— Eh bien, mes perspectives, c'est toujours un peu les mêmes, mais je dépense moins que vous en costumes, c'est toujours l'avantage ! »

De toute façon, soyons clairs, dès le jour où j'ai dit vouloir être dessinateur, j'étais déjà perdu pour la cause des gens sérieux. Alors, modèle, je ne vous dis que ça ! La double peine...

Néanmoins, quand on dit qu'on est dessinateur, même si on n’est pas vu comme « le gars qui a réussi », le regard demeure bienveillant. De fait, les gens vous répondent souvent : « Ah c'est super ce vous faites, j'aimerais trop savoir dessiner. » Ça ne va pas plus loin, c'est mignon tout plein et tout le monde est content. Et ils ne vous cuisinent pas.

Tandis qu'en avouant une activité de modèle, c'est l'inverse. Il est rare que les gens vous répondent : « mais c'est génial comme activité, moi aussi j'aimerais trop me retrouver nu devant tout le monde, et puis ça entretiendrait mon bronzage. » En revanche, c'est un feu nourri de questions.

Surtout à partir du moment où ils comprennent que c'est pour vous un vrai travail au lieu d'un hobby. Et surtout quand ce sont justement des amis qui vous connaissaient déjà très bien avant que vous ne deveniez modèle. Parce que de ce fait, ils s'aperçoivent qu'il y a une facette de vous que de toute évidence ils ne soupçonnaient absolument pas. Et c’est une facette drôlement croustillante.

Mais ceux qui vont vous cuisiner sur le sujet avec des questions sérieuses sont en majorité des femmes. Voyez, on y revient...

Parce que même vos amis masculins, vos potes plus précisément, seront probablement plus intéressés à vous sortir des blagues qu’à creuser le sujet sur le versant intellectuel ou intime. C’est ça, les mecs entre eux, que voulez-vous.

La preuve par l’anecdote : une amie, de celles qui me connaissaient bien avant que je devienne modèle, et qui elle-même dessinait, fut la seule à me demander : « Mais qu’est-ce qu’ils te disent, les gens, en atelier ? ». Elle avait flairé le sujet prometteur.

Il faut savoir que même s'il y a une forme de distance mentale et physique entre modèles et artistes pendant les poses, c'est une relation singulière qui se tisse entre eux lors des séances. Les artistes peuvent nous voir sous un angle que nous les modèles ne dévoilons pas dans la vie courante, même à nos amis. C’est un dévoilement qui va au-delà de la nudité.

Et ce que les modèles concèdent d’en dire, après les séances, est la seule chose tangible qui peut sortir de cette salle et que les gens du dehors peuvent attraper, c'est leur seule petite porte vers cette relation privilégiée et fantasmée dont ils sont exclus.

D'où les questions de cette amie dont je vous parlais. La même m'avait proposé de poser dans l'atelier qu'elle fréquentait. J'avais refusé tout net. Ce n'était pas vraiment par souci de devoir lui révéler mon anatomie qui, ma foi, a déjà été largement contemplée dans Paris et sa banlieue. Une paire d'yeux de plus, bienveillante qui plus est, ne changerait pas grand-chose. Peut-être d'ailleurs m’aurait-elle fait des compliments sur mes poses, qui me seraient allés droit au cœur.

Ç'aurait pu être drôle, comme une sorte d'affirmation, une mise en valeur de moi-même, mais elle aurait vu sur la sellette une facette de moi que tout le monde ne voit pas, et c'est là la vraie impudeur. Je me serais trouvé bridé par la crainte de son jugement. La sellette, c'est mon théâtre exutoire, mon espace des possibles. Sur la sellette, je suis sur scène, la performance est le masque qui m’autorise à jouer un autre rôle que dans le quotidien. Qui m’autorise aussi à braver les normes, à ne plus craindre les postures espiègles, voire efféminées, dirait-on, qui me sont interdites dans mon quotidien de mâle hétérosexuel.

Non pas que je cherche spécifiquement à « questionner le genre » ou « bousculer l’hétéronormativité » comme on brandirait un étendard moraliste à la mode. Non, il s’agit simplement d’expérimenter le plaisir du geste de pose en toute liberté, quel que soit ce geste. Si j’ai envie de poser en collant, dans le gilet vermillon de ma tante, en faisant le kéké avec des éventails à dentelles parce que cela fait une belle composition (c’est du vécu), eh bien en voiture ! Un enseignant m’avait d’ailleurs fait ce compliment devant ses élèves, dans un contexte similaire : « Vous savez, c’est pas donné à tout le monde [en tant qu’homme] d'arriver à poser tout nu avec des éventails sans avoir l’air ridicule. »

Hommes et femmes

Est-ce qu’on doit en penser que le genre sexuel n’a rien à voir avec le style de poses ? Ça se discute. Avant même d’être modèle, une collègue de travail m’avait déjà fait remarquer chez moi des manières de me tenir pas toujours très masculines. Lors de ma deuxième séance de pose, où j’étais encore bien vert en tant que modèle, une femme me dit : "c’est étonnant, vous posez comme une femme. C’est plutôt les modèles féminines qui ont ce genre d’inventivité." Dans la suite de mon activité, on me suggéra plusieurs fois que les hommes posaient plutôt moins bien. Lors d’une séance de pose, on me dit "votre manière de poser nous rappelle Magalie", autrement dit celle-là même qui m’avait inspiré à devenir modèle. Était-ce le hasard que tout cela ?

Il faut bien dire ce qui est, hommes et femmes ne sont pas éduqués de la même façon. Nous les hommes, l’expression par le corps, la mise en éventaire de notre intériorité ou d’une fragilité, tout comme se mettre en disponibilité pour l’appropriation par un autre, toutes qualités souvent requises pour poser, ce n’est pas notre spécialité. Petit, on apprend à faire du foot, pas de la danse. Et, pendant des générations, et sans doute aujourd'hui encore, le jeune garçon qui s’amusait à casser les poignets ou à onduler son corps, en un mot à sortir des postures monolithiques du mâle affirmé se mangeait les sobriquets péjoratifs que l’on devine.

Alors oui, pour raconter une histoire avec leur corps, il y a des chances que les femmes aient une longueur d’avance, même si ce n’est pas la seule raison pour laquelle on les préfère en atelier. Les arbitraires culturels de l’esthétique jouent aussi. Cependant, en atelier, quelles que soit mon style de poses, nul n’oublie que je suis un homme. Comment je le sais ? Mais... par la manière dont on me parle, parfois.

Je me souviens de cette élève d’âge mûr qui, en atelier sculpture, complimenta ma chute de reins, pour s’entendre répondre par une autre élève : « C’est vrai qu’il a de jolies fesses. » Le professeur conclut l'échange avec un rigolard « Alors là, pour les prestations d'un autre genre, voyez avec lui, hein, l'atelier ne gère pas. »

Il y eut aussi cette élève : « Elle était sacrément enveloppée, la modèle la semaine dernière. Au moins, lui aujourd'hui, il a tout ce qu'il faut là où il faut. »

Et à cette séance où je portais un pagne : « Et, pour qu'il pose sans son bout de tissu, là, c'est plus cher ? »

Ou encore : « Il a pris du ventre depuis la dernière fois ? ! Il a dû trop manger ce midi. Moi, j'aime bien, un petit bidon. »

Et aussi : « Ça fait deux ans qu'on l'a pas eu. On va voir s'il a grossi. »

Et de la même élève : "Il pose habillé ? on n'a plus droit aux tablettes de chocolat ? En même temps, on les a déjà eues l'année dernière."

Voilà pour les élèves, toutes féminines par ailleurs. Mais les enseignants peuvent en être. Comme l’un d’eux, décrivant une de mes poses : « Là c'est Samson qui pousse les colonnes du temple, mais il a déjà perdu ses cheveux. »

Et, un autre, s’adressant à un élève : « Le pauvre, tu lui as dessiné les fesses qu'il aura quand il arrêtera le vélo. »

Vous aurez constaté que rien de tout cela n'est nourri de mauvaises intentions et, en outre, ces échanges ont généralement pris place dans une atmosphère de convivialité. Mais ai-je vraiment besoin de rappeler que, convivialité ou pas, ces propos seraient inimaginables face à une modèle féminine ?

« Qu’est-ce qu’ils te disent, les gens ? » me demandait mon amie. Eh bien, voilà, vous en savez une petite partie, maintenant. Mais on n'en a pas fini.

La tête froide

Je le sais, ce qui intéresse beaucoup, c'est comment les modèles inventent leurs poses et ce qui se passe dans leur crâne quand ils sont en face des artistes dans le plus simple appareil. Autant décevoir tout de suite les érotomanes, le fait d'être tout nu est une des choses auxquelles on pense le moins en posant. On a autre chose à penser que de se dire « Oh, mais je montre mon intimité à tout le monde mon dieu quel bonheur ! ». Notre esprit avant toute chose, est occupé à tenir les poses, espérer qu'on va les tenir, et en inventer de nouvelles.

Néanmoins, poser reste une activité transgressive. Il n'est pas coutumier pour monsieur-tout-le-monde de se montrer nu devant un parterre d'inconnus habillés. Il existe donc dans la pose le plaisir d'une transgression constructive, on brise un interdit mais c'est pour la bonne cause. En réalité, c'est un plaisir de transgression qui se goûte avant de poser ou après, par anticipation ou par souvenir, mais pas pendant la pose. Dès que le peignoir est tombé, on est trop pris dans le feu de l'action pour y penser, l'atmosphère est trop studieuse pour cela.

Moi, quand je pose, je n'ai pas dans la tête l'image de moi-même au centre de cette pièce, dans ma nudité, avec tous les élèves autour. Cette pensée, même, briserait l'inconscience qui fonde une partie de ma décontraction. Même si j'apprécie d'être au centre de l'attention, voire de cabotiner un peu, je suis mentalement loin de cette image crue de la nudité, car sur l’essentiel d’une pose, je suis rentré en moi-même. Parfois, la présence d'un miroir ou le reflet dans une vitre en atelier vient apporter aux modèles cette vision globale, et il n'est pas rare que cela casse l'enchantement pour eux, soit que cela les gêne, soit que cela les ramène à la trivialité du spectacle offert.

Il n’est qu’à l’amorce d’une pose que je me projette en dehors de moi-même pour m’imaginer si j’offre un visuel intéressant à l’assistance. Mais c’est une projection mentale qui reste proche de moi et qui n'inclut pas les artistes.

Quand je pose j'oublie une partie de la réalité de la situation parce que j'ai l'impression d'être d'abord un mouvement, un corps en action, quelque chose d’épuré, la traduction d'un absolu, même si ce genre de qualificatif sent déjà fort l’hyperbole. Tout cela m'habille et m'affranchit de la sensation de nudité honteuse ou sexualisée. Je symbolise tous les hommes, et donc je ne suis plus seulement moi, je ne m'appartiens plus complètement. 

Et plus la pose s'éternise, plus je me sens comme un bloc de présence tout calcifié, avec des jambes qui deviennent de la pierre, des circulations de gênes et de douleurs sourdes mais insistantes, parfois à la limite de l'insoutenable, et des muscles que je contracte et décontracte pour tenter de garder leur tonicité. À moins d'aimer la souffrance et les jeux sado-maso, difficile de trouver cela très sensuel. 

En résumé, poser n'est pas singulièrement émoustillant. Voilà l'occasion de passer à l'acide sulfurique les fantasmes idiots sur l'excitation des modèles hommes, qui n'ont rien à voir avec le quotidien de la pose au masculin. À l'inverse, vu que le grand public est très visiblement client des histoires d’entrejambe des modèles, on devrait plutôt lui parler des vrais problèmes récurrents, comme des menstruations (pour lesquelles rien n’est prévu à quelque niveau que ce soit), de tout ce qui suinte sur les draps à force de transpiration et d’efforts chez les modèles des deux sexes, et des toilettes intimes dans les WC sans lavabos. Avouez que c’est tout de suite moins affriolant ; tellement peu affriolant que personne, mais alors personne, ne semble avoir envie d'y penser.

J'ai à ce titre vu les responsables d'une école publique tenter de proscrire les poses en duo au nom de « l'hygiène », argument qu'ils n'oseraient jamais invoquer s'ils étaient conscients des réels problèmes d'hygiène rencontrés par les modèles au quotidien, y compris dans leur école. On a parfois l'impression que les modèles sont vus comme des nymphes sans utérus ni intestins, qui viennent poser en atelier en touchant à peine le sol et en ne laissant aucune trace par la grâce de leur nature éthérée.

Mais je digresse... Vous ne verrez aucune contre-indication à ce que nous revenions à parler de qu'il se passe dans la tête des modèles, et non plus bas.

Le regard du modèle

Je disais donc qu’en tant que modèle on regarde les artistes autant qu’ils nous regardent.

Un des plaisirs auxquels je m'adonne de temps à autres, c'est d’observer les postures de jambes des dessinatrices et dessinateurs assis. Il y a les rigoureux, les deux jambes bien plantées droit dans le sol ; les crispés, sur la pointe des pieds ; les babas-cools, jambes écartées projetées en avant, etc. Parce que les dessinateurs en atelier jouent toute une pantomime, de haut en bas. Une pantomime révélatrice...

Cela surprend et inquiète les débutants quand je leur dis que je sais les repérer dans une assistance quand je suis sur la sellette. Rappelons que je suis dessinateur pro et enseignant, alors en très peu de temps, je sais faire le tri visuellement entre les débutants et les expérimentés.

Rien qu'à leurs gestes et postures, je sais parfois quel genre de bêtises ils sont en train de faire dans leurs dessins. Ça les trouble, quand ils le savent. Quand on dessine, qu'un modèle soit là à vous observer, on préfère ne pas y penser, d’ailleurs les modèles évitent souvent de croiser le regard des artistes quand ils posent pour qu'ils puissent nous mettre mentalement à distance. Alors si en plus le modèle peut lire à livre ouvert dans votre travail, c'est dix fois pire.

En sculpture, les errements des élèves sont encore plus évidents. Mais c'est aussi plus sympathique pour le modèle de voir les modelages en train de se faire, ainsi que l'énergie dépensée par les sculpteurs, qui répond à la sienne.

On peut aussi remarquer un effet lièvre et tortue chez les artistes, surtout dans les poses rapides : il y a le pro qui prend son temps, semble se dire « ah mais c'est pas ce pinceau là que je voulais », puis finit par jeter un œil au modèle en se disant tranquillement « Alors voyons c'est quoi la pose », qui fait un trait, puis s'enlève une poussière sur la chemise, tandis que le débutant est à fond, dessine, gomme, redessine, regomme, pour finalement ne pas parvenir à terminer son dessin parce qu’il a refait les choses cinquante fois sans respecter les étapes de travail.

« Oh le pauvre modèle, il doit être traumatisé de voir comment on le dessine mal » disent des artistes amateurs en atelier. Moi, ce qui me traumatise, c'est souvent plus leur manque de méthode que le résultat. J'ai tellement envie de les corriger des fois, de leur dire : Mais arrêtez de faire « ça » !

Surtout quand je pose dans des ateliers tricot. Tous les modèles savent ce que sont les ateliers tricot. Ce sont des ateliers ma foi fort sympathiques, généralement, avec principalement des retraités. Que les retraités et les amateurs de tricot ne se sentent pas visés.

Les ateliers tricots, donc, sont très aimables au demeurant, mais si dormants, avec souvent un professeur qui est là pour la décoration, qui se contente, une fois par phase lunaire en moyenne, de passer derrière l'élève en disant « Mouiii c'est bien, mets plus de bleu. » Et hop, rendez-vous au prochain cycle lunaire.

Ces profs-là, on les mettrait en guirlande que ce serait pareil. Ils pourraient ne les sortir qu'à Noël et ça leur coûterait drôlement moins cher. Parce ça coûte cher, les profs, souvent. Jusqu'à plus de trois fois ce que coûte le modèle.

Dans ces moments-là, moi qui coûte généralement drôlement moins cher mais qui aurait bien plus à dire, je rêve d'ouvrir ma bouche en grand et de prendre la place du professeur. Mais je ne peux pas. Un modèle doit rester à sa place, neutre, silencieux. Alors je révise illico mon manuel du zen et je me condamne année après année à les regarder gratouiller leur feuille, tout crispés sur leurs crayons, les voir estomper avec le doigt à loisir et ne pas progresser.

Les débutants, il faut le savoir, font toujours de petits gestes étriqués et précieux, en tenant leurs crayons comme pour remplir un cahier d'écriture. J'appelle ça caresser le chaton. Ils caressent leur feuille comme dans l'espoir qu'elle ronronne. C'est qu'il faut pas la brusquer, la pauvre petite feuille, des fois que la société de lutte contre la maltraitance des feuilles débarque à l'improviste.

Mon expérience d'artiste professionnel m'amène nécessairement vers des jugements tranchants et je pourrais suggérer une forme méchanceté, à dire tout ça, mais il y a un fond de tendresse. Moi aussi je suis passé par là au début de ma formation d’artiste. Et il est forcément plus comique d'évoquer ces séances que celles avec les artistes expérimentés. Dans la réalité des faits, j’ai arrêté de poser pour ce genre d’ateliers depuis la pandémie. Mais tout ça pour venir au fait que l’attitude de la salle influe sur le modèle, de la même façon que la décontraction ou le mal-être apparent du modèle influent sur l’assistance, en plus de sa qualité de pose.

Quand la salle vous paraît endormie et peu encline à embrasser les propositions énergiques que vous lui faites, vous vous démotivez, en tant que modèle. À l’inverse, un ou deux compliments, confortés par une effervescence palpable sont un génial carburant de pose.

Les danseurs immobiles

Un enseignant a déclaré un jour devant sa classe, alors que je posais : « Si vous regardez bien les modèles, vous verrez que, même immobiles, ils dansent. » Oui, de la danse immobile. Un terme étrange mais pertinent, car une bonne pose donne le sentiment qu'il y a un avant et un après. Comme l'instantané d'un mouvement en train de se faire. 

On est modèles vivants, et la vie c'est le mouvement, ce n'est pas l'immobilité de la statue.

Quand on est dessinateur débutant, on voudrait que le modèle ne bouge absolument pas, que tout en lui ait la permanence du granit. Avec les petites excuses habituelles quand le professeur signale une erreur : « C'est pas moi qui me suis trompé, c'est le modèle qui a bougé euuuuh ». Un autre enseignant disait à ce sujet : « Une statue c'est froid, ça ne bouge pas, c'est pas vivant, et c'est pour ça que c'est nul à dessiner ». On peut ne pas être totalement d’accord mais, en effet, dessiner du vivant est une expérience à part entière.

Le corps est fait pour bouger. Il hurle son besoin de bouger à chaque minute de pose. Tension des muscles, circulation du sang et des énergies, raideurs et relâchements… le corps est traversé de forces. Et traversé d'histoires.

Une pose est une histoire. C'est du sentiment qui traverse le corps des pieds jusqu'à la tête. Peut-être avez-vous déjà entendu les professeurs conseiller de dessiner d'ensemble ? Eh bien sachez qu'on pose d'ensemble aussi, le sentiment doit traverser tout le corps. C’est ce qui fait qu’une pose n'est pas un meccano, assemblage hétéroclite de gestes réalisés parce que cela fait joli.

Quand on est modèle, il faut susciter l'envie de travailler chez les artistes. C'est la mission première. Et on le fait justement en vivant sa pose de haut en bas. Être présent, incarner, une des qualités premières demandées aux modèles, c'est cela. Encore une fois, si on dit modèle VIVANT, ce n'est pas pour rien.

Et le corps n'a pas besoin d'être poussé dans ses retranchements pour raconter quelque chose et exprimer la vie. De la même manière que ce ne sont pas les phrases alambiquées qui font le bon écrivain, ce n'est pas la capacité à se mettre le pied derrière l'oreille qui fait le bon modèle. Un port de tête, une main expressive au bon endroit suffisent à la tâche. Mais si peu qu'on fasse, il faut le vivre pour que ça fasse vrai. Et naturel. Il faut se donner l’air naturel alors que c’est une construction soigneusement pensée.

Les mythologies de l’art

Les modèles appartiennent au monde de l'art, un monde pétri de mythes romantiques et de mystique. Parmi les mythes romantiques, il y a d'abord celui de l'artiste maudit... mais oui, vous savez bien, ce génie pauvre et tourmenté... C'est encore mieux pour le romantisme si, en plus d'être pauvre et tourmenté, ce génie est mortellement malade et donc hanté par le spectre de sa propre finitude. Mais c'est encore gravement mieux si pauvre, tourmenté et sur le point de mourir de maladie, il se suicide après avoir lu la note d'adieu de sa muse et amante.

La muse, la voilà, l'autre grand mythe romantique de l'art. Muse, c'est le nom par lequel les grands modèles de l'histoire sont toujours désignés. Vous l'aurez compris, il n'y a pas de place pour les hommes dans cette histoire. Et bien sûr, que cette muse est toujours vue comme une jeune fille aux charmes éblouissants. Des charmes si éblouissants qu’on s’imagine que, fatalement, l'artiste mâle d'abord venu pour peindre et dessiner son modèle finit par faire, hum… autre chose, avant de s'endormir en rêvant à son prochain chef-d'œuvre.

Ça, ce sont les mythes romantiques partagés par le plus grand nombre. Des mythes encombrants pour tous les modèles. D'autant plus lorsqu'on est, comme moi, un modèle masculin. Moi qui inspire les artistes au temps présent, que suis-je ? UN muse ? UN égérie ? Apparemment les académiciens ne se sont pas encore penchés sur le problème de la masculinisation de l’inspiration créatrice.

Ah, et puis une autre petite chose : les modèles contemporains posent essentiellement devant des groupes. Et c’est même une part importante du métier depuis longtemps. Mais qu’un journaliste vous questionne et ça ne loupe pas, vous avez droit à : « et comment ça se passe quand vous posez pour UN artiste ? » Voilà le retour à l’artiste et sa muse dans l'intimité de l'atelier... La pose devant les groupes, ils connaissent pas, où ils ne savent pas quoi en dire, ça casse trop le narratif cliché de la naissance de l'art.

Et là-dessus, je vais vous décevoir mais, en dix ans de pose, je n’ai JAMAIS travaillé pour un artiste seul à seul. Que des collectifs, rien que des collectifs.

Étonnant, hein ? Non pas que j’aie refusé. Je n'en ai simplement jamais eu l’opportunité. Peut-être que le fait d’être un homme influe sur les probabilités, mais vous voyez quand même la totale disjonction entre la réalité et l'imagerie.

Cette image populaire des modèles est un cliché jauni, figé depuis la Belle Époque, garni de figures dites bohèmes et ayant contribué aux chefs-d’œuvre de l’Art majuscule. Ainsi, quand notre société discute des modèles, parfois avec eux, elle les aborde avec des conceptions qui ont tout simplement cent ans de retard (si c’est pas plus). D’où les questions complètement à l’ouest adressées aux poseuses et poseurs, toujours vus comme des nymphes vivant d'art et d'eau fraîche, avec la pose comme loisir (ce qu'elle n'a jamais été soit dit en passant). Un peu comme si, pour discuter de son métier avec un conducteur de train, on lui sortait : « dites donc, ça doit pas être facile d’enfourner du charbon dans la chaudière à longueur de journée... ».

Je rêve d’ailleurs à de nouvelles interviews avec des journalistes, maintenant que j’ai plus de répondant. On rirait bien :

« Journaliste — Alors comment ça quand se passe quand vous posez dans l’atelier d’un artiste ?
Moi — Je sais pas ce que c’est. Je pose toujours devant des groupes.
— Ça doit vous troubler de vous voir dans les œuvres des artistes.
— Ça les représente plus eux que moi.
— Et la postérité, vous y pensez ?
— Pour la postérité j’ai mon travail de dessinateur. Et puis on pose d’abord pour des dessins éphémères, qui finiront peut-être bien leur existence à tapisser la cage à oiseaux.
— Eh ben vous êtes pas un modèle très romantique...
— Et je m'en amuse. »

Allez, arrêtons-nous là pour l’examen de ces mythes qui sont suffisamment connus du grand public sans qu’on resserve les plats. Amusons-nous plutôt avec certaines croyances entendues ci et là dans le petit monde des ateliers. C’est comme si les artistes et modèles eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher d'en rajouter encore un peu. Les artistes et modèles, ça aime bien le mysticisme, voyez-vous.

Il y a d’abord le mythe de ces modèles qu'on pourrait repérer même habillés, dans la rue, rien qu'en les regardant. Comme si, en sortant des ateliers ou en allant acheter sa baguette, on affichait une démarche féline et flottante qui nous distingue du commun des mortels. Si si, je vous jure. Je me souviens d’un modèle qui jouait à reconnaître qui était modèle et qui ne l’était pas en regardant les voyageurs sur un quai de métro parisien, dans un quartier riche en ateliers.

C’est peut-être la preuve que les modèles ont des capacités de perception extraordinaires. Je pense à ce professeur, qui avait été modèle, et qui m’avait dit : « quand on pose, on sent où se porte le regard des gens, même quand on ne les a pas dans son champ de vision ». Donc sachez que les modèles ont aussi un sixième sens, ou un œil à l'arrière du crâne. Si vous ne le saviez pas, c’est que vous n'avez pas dû bien regarder.

Note de bas de page 1 :

Unité de mesure d’énergies mystiques (note de l’auteur).

Les circulations d'énergie entre modèles et artistes, aussi, alors là c'est du bon. Du genre : « tu vois les gens, ils te pompent beaucoup d'énergie à la première heure de pose, et dès la deuxième heure ils t'en redonnent », me disait un modèle. Ça doit se compter en bovis1, sûrement.

Je vous passe aussi toutes les broderies autour de la connexion entre artistes et modèles. Je préfère la notion de professionnalisme et de connivence, si cela ne vous dérange pas. Par contre il y a un truc qui est pas du tout mystique ou mythique : l’inspiration des modèles. On en parle très peu, vu qu’on parle peu des modèles, tout court. On préfère se répandre sur l’inspiration des divins artistes créateurs, dont on aime voir la source dans les muses matérielles ou éthérées évoquées plus haut.

Or les modèles aussi convoquent l’inspiration créatrice. D’ailleurs, les modèles ont-ils leurs propres muses ? Ce serait intéressant à creuser, ça.

Muse ou pas, à moi cette inspiration est fondamentale. Poser c'est créer et ressentir ce qu'on crée, comme en dessin. Je ne peux pas aller poser comme on va au bureau, dans un état d'esprit routinier. Poser peut être un peu ennuyeux sur des poses qui durent, alors si en outre je ne me trouve pas porté par le plaisir d'offrir aux gens une proposition enthousiasmante, qui moi-même me réjouit, j'ai l'impression de gaspiller mon temps de vie, c'est déprimant au possible, et dans ces moments-là, je serais mieux à dessiner.

Pour poser j'ai besoin d’une matière mentale, je me nourris d'envies et de sensations glanées à droite et à gauche. Cela peut être un film, un texte, une musique, un concert, ou les poses d'un autre modèle dont le talent me met dans un état de saine émulation, des choses potentiellement très éloignées de la pose, mais qui m'ont tellement portées au niveau émotionnel que j'essaie de traduire ces émotions en gestuelle.

Il arrive aussi régulièrement que je me raconte des histoires que je garde par devers moi, afin de laisser toute sa place à l'indicible d'une pose. Comme ce jour où j'avais décidé de personnifier les éléments de la peinture chinoise traditionnelle, inspirés du Tao, et peu importait que cela ne soit pas compréhensible : la montagne de la foi, le roseau dans le vent, le doux rocher, ou bien l'eau vive et serpentante. Cela ne fait-il pas classe ?

Pour contrebalancer cet accès de chic, je pourrais aussi citer cette séance où je m’inventai une variation de l’histoire des Trois Ours, avec Gros Ours baguenaudant en forêt et s’empiffrant de miel, Grand Ours coupant du bois et allumant le feu, et Petit Ours émergeant difficilement d’un excès d'alcool de la veille. Bien sûr les dessinateurs dans la salle, dont l’une me complimenta sur une pose qui lui avait beaucoup plu, n’en savaient rien.

L’évocation des aventures d’ursidés est, je trouve, une manière tout à fait bien accordée de clore ce texte d’ours mal léché, dont j’espère qu’il vous aura aidé à y voir plus clair dans la tête des modèles et que cela aidera les artistes parmi vous à les dessiner la prochaine fois avec un plaisir renouvelé.