Belle belle comme une fleur de verre Lovely lovely like a glass flower

à la mémoire de Jean-Pierre Rey
qui, à la lecture de cette nouvelle,
aurait certainement gloussé.

« La photographie est une entreprise de fascination, et de possession. On est fasciné par quelqu'un, on veut posséder des photos de lui, ou d'elle. Or la relation se renverse. On possède les photographies de la personne fascinante, on est possédé par elle. Il y a comme une emprise diabolique de la personne qui se laisse ainsi photographier sur celle à qui elle abandonne la possession de ces photos. Le possédant est devenu le possédé. »
Pierre Bourgeade, « Le Béret de Heidegger », in L’Objet humain (2003, Gallimard, Coll. « L’Infini »).

À un coin fenêtre du train régional quasiment vide reliant Bordeaux à Marmande, ce matin de giboulées, Lucie dans un imperméable anglais vintage sur une robe droite noire sans manche en bengaline tombant à mi-mollet mais à haut façon corsage à pois et à col fermé, sac assorti trente-deux centimètres en cuir craquelé par l’usure sur le rabat fermoir plaqué or et cadenas, on est loin d’une contrefaçon en provenance d’Asie ou de Turquie, l’intéressée se sape et se griffe, pas pour des soirées habillées mais au quotidien, c’est sa signature dans ce monde d’images plates en proie à la duplication et à la diffusion instantanée puis vouées très vite à la poubelle télématique et à un effacement de la conscience de ceux qui les ont prises, elle a organisé son budget en conséquence, des débours fixes et le surplus dans les fringues et les accessoires, un vice dit-elle en riant, elle se ravise, yeux de velours et bouche arrondie, non elle rigole, mine innocente, et de rajouter dans un souffle, juste un trait névrotique, elle sourit, elle est heureuse de son espièglerie, et si on insiste pour mieux comprendre cette sorte de compulsion elle explique que ces achats participent de ses frais généraux, en somme : de l’investissement, parce que pour ne pas trimer à quarante euros de l’heure il lui faut accéder au gratin, chambre claire et argentique, décors et mise en scène, vernissage dans les galeries parisiennes et espoir transalpin, un bristol du personnel en livrée et des attachées de presse en chaussures à semelle rouge, elle y travaille, marre de courir la prestation au rabais de barboter dans l’ambigu avec des amateurs et de composer à longueur de séances dans des garages ou des salles à manger avec des ratés narcissiques, aussi il y a cinq ans a-t-elle tourné la page, la rencontre avec Paolo Roversi inutile de l’attendre en soupirant, il faut la provoquer et se conditionner : se glisser dans la peau d’un de ses modèles… À sa métamorphose ses copains et copines punk et de la scène alternative n’ont rien pigé, plusieurs se gaussent d’elle, elle aurait viré pin-up, d’ici qu’elle imite la Cyd Charisse et assure ses abattis, ils la soupçonnaient un brin cocotte ils ne l’imaginaient pas vraiment poule, les oreilles lui sifflent la moutarde lui monte au nez elle se fâche avec ses potes les abandonne à leurs combines trafics et reniflades, bière fumette Julie du Brésil, ils y barbotent et s’y complaisent, aujourd’hui elle ne les fréquente plus ni ne les croise, elle a changé d’air.

Aussi, en cette matinée bruineuse, dans cette rame multipliant les arrêts, est-ce une Lucie songeuse presque boudeuse qui attire l’œil et attise les vues basses, quoique coiffée et maquillée sobrement or précisément par sa mise dans ce tortillard elle jure, elle détonne, une élégante sans équipage ni joli cœur égarée dans les transports en commun entre collégiens salariés pendulaires et ménagères rentrant chez elles à la campagne après les courses de la semaine dans les centres commerciaux de la métropole. Voyageuse d’une familière étrangeté qui prête attention à son maintien, désormais aux antipodes de tout négligé vestimentaire ou langagier, Lucie est incertaine quant à ses sentiments et ce pourquoi elle a accepté l’offre de Fabien Lègreville, qui lui a donné rendez-vous devant la gare de Langon, faute de liaison rapide et commode pour Bazas où il réside il a été convenu qu’il l’y attendrait, il resterait au volant, la chignole elle la connaît c’est la même depuis que pour lui il y a un peu plus de dix ans elle a commencé à poser, un tacot aux banquettes poussiéreuses, papiers emballages et sacs en plastique sur le plancher, les vide-poches des portières remplies depuis Mathusalem de babioles et prospectus réclames et bons de réduction, une caisse de célibataire, aux bourges d’être collets montés, lui, à soixante-dix ans, il a toujours des allures de petit garçon, chemise à carreaux sous le polo ou le pull de laine synthétique éternels pantalons en tergal et blouson en guise de veste, été comme hiver la même dégaine, maintenant crâne rebondi dégarni, avant une mèche style enfant bien élevé sur le côté droit, sa peau ah sa peau, celle des trois petits cochons dans les albums pour les mioches, les yeux qui plissent derrière les lunettes quand il pouffe, hilare il s’étouffe et suffoque, la face écarlate et brusquement le visage qui se fige dans un sérieux de comédie une vanne au second degré retournant une sordide idiotie comme un caoutchouc, et de se qualifier de photographe intégriste, un gentil et bon vivant ce Lègreville, un bonhomme à double menton et court sur pattes, silhouette ronde et en fait grise d’un gars en alerte qui au comptoir n’en perd pas une mais ne déverse pas sa rancœur sur les voisins, photographe depuis quarante ans et bénéficiaire de l’aide sociale.

Lègreville a rencontré Lucie parmi les habitués du BT, le Bar-Tabac de Saint-Michel, un soir où le patron avait tardé à fermer, les langues déliées par le pinard, faute au loyer Julie était dans les problèmes avec sa logeuse, elle avait confié à un type qu’elle était en quête de boulot une source de revenus annexes n’importe quoi mais de la main à la main, les cours elle les rattraperait et d’ailleurs son histoire de l’art elle la bossait à la bibliothèque parce que franchement les professeurs ils étaient ronflants et gonflants, des caricatures académiques, le gars qui la lorgnait et lui offrait les coups, des ballons de blanc, du vin de cubitainer, bien sûr, cependant buvable, on n’avait pas à craindre la barre ni trop de trous dans le gosier, ce gonze laid comme une gigue à bras de grue articulés il espérait l’emballer la Lucie, faisant son samaritain il lui a glissé que le grassouillet qui se marrait avec José le barman il rémunérait des filles pour des clichés osés, un art à lui interdit aux moins de dix-huit ans, mais attention il était correct, bonne réputation pas de vilains gestes, Lucie l’avait raillé, une Kiki de Saint-Michel il la percevait donc ainsi, elle en était flattée, Alice Kiki Prin n’avait-elle pas été la reine de Montparnasse et l’égérie d’une ribambelle de peintres sculpteurs photographes, toutefois son émule de Man Ray il avait intérêt à aligner les biftons, le dégingandé était demeuré coi, allez ne fais pas attention je rigole, et présente-moi ton fils spirituel de Nadar…

De cette activité de modèle aujourd’hui Lucie est lasse. En son for intérieur elle doute de parvenir à ses fins et d’intégrer le circuit des nanas qu’on s’arrache, les professionnels qu’elle côtoie autour du mannequinat et de la mode la considèrent comme une future retraitée, on lui conseille de songer à une reconversion, le milieu est friand de fraîcheur, une fringale de frimousses revêches et de gambettes anorexiques, il aime être surpris par des physiques jugés atypiques poitrines caves et sourcils froncés mais en réalité correspondant à la norme, Lucie elle n’est pas tendance, la trentaine des formes et surtout une personnalité, la prime va à celles qui se prêtent à n’être qu’un cintre et un support à fantasmes à s’exciter debout, les agences et les casteurs brodent sur le dos de leurs affiliées et celles-ci sont les premières à débiter leurs contes de fée : plateformes spécialisées blogs et chaînes audiovisuelles, elles se louent et vendent des simagrées et des désirs customisés.

Pendant longtemps Lucie n’a pas songé à une carrière, ni à celle-ci ni à une autre, la réussite était le cadet de ses soucis, elle voulait de l’argent et sans se fatiguer, être modèle c’était un palliatif contre la misère, les magazines le papier glacé les affiches cet univers de simulacres elle n’en avait cure, des podiums des défilés et des projecteurs mieux vaut ne pas en parler, il lui fallait du fric, autour de mille balles par mois, idéalement mille cinq cents, elle était en permanence aux abois, heureusement elle n’avait pas de préjugés ou que très modérément et ses inhibitions étaient ténues, transgresser la morale la réjouissait, s’effeuiller devant un objectif, supposer que des clichés la représentant nourrissent l’imaginaire de collectionneurs et soient pour eux une cause de soulagement même temporaire, voilà qui l’amusait et l’émoustillait, elle a franchi le pas avec Fabien Lègreville, il l’a recommandée à des confrères, elle a épongé ses dettes, il l’a relancée, elle a publié une annonce dans une feuille de chou en ligne, sa banque ne l’a plus appelée elle n’était plus dans le rouge, et elle s’est inscrite sur un site dédié, avec Lègreville immédiatement elle avait eu du plaisir à se dévêtir, et lors des sessions ultérieures sous sa direction ou celle d’un autre un trouble analogue l’avait titillée, évoluer sous le regard d’une personne du sexe opposé armée d’une caméra confinait à une subtile excitation.

Dénudée, oui, mais comment, le plus souvent sans rien du tout, toutefois d’emblée elle a découvert que nue elle ne l’était pas, dès son initiation à la chose elle a éprouvé l’impression de ne jamais pouvoir l’être, elle rechigne depuis à penser et à dire qu’en ces circonstances elle est nue, entièrement, c’est-à-dire comme on vient au monde et comme on retourne à la poussière, car cette nudité des ténèbres extérieures à l’existence humaine est invisible parce qu’aveuglante, elle n’est pas la seule à le soutenir, on en a même fait des chansons et des maximes : sur le versant lyrique, ce sont les culotes des femmes comme miroir du néant, écho libertaire de mille et une nuits de satin blanc dissipées dans la boue et la dépense, cette rengaine de Léo il lui est arrivée de l’écouter en boucle sur un vinyle de l’été 68, et encore aujourd’hui elle continue quand le désarroi la tenaille, par dérision elle songe que si à l’orée de ses vingt ans elle a eu une si vive envie de se déshabiller c’est en raison de la rue et de l’émeute qui en avait soulevé les jupons alors qu’elle n’était pas née, et des effets que ces événements ont suscités pendant presque trois décennies, et qu’importe si à ce vent de liberté on se brûlait les ailes, mieux valait ne pas céder plutôt que s’accommoder d’un bonheur en préfabriqué pavillonnaire, elle n’était pas de la génération des enfants de Marx et de Coca-Cola mais sa faction émargeait au clan des artistes cabossés et des insoumis anonymes, tous rétameurs d’amours ravaudés dans l’excès et l’électricité ; et du côté de l’éthique, c’est la leçon qu’un moraliste a ramassée en une phrase aussi trempée qu’un acier de Tolède, le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement, cette formule on l’apprenait en classe, la plupart n’en faisait rien, Lucie en a été touchée parce qu’adolescente elle en a vérifié la portée à ses dépens, dans les draps de ses amants, quelques-uns de son âge et les plus nombreux la trentaine avantageuse sinon avantagée, parfois plus, des hommes à la limite du recuit, cette sentence elle a été une consolation contre l’adversité d’autant que le chanteur qui l’exaltait et qu’elle fredonnait pour justifier ses engouements et détestations il s’était emparé de vers réfutant que l’efficience de cet aphorisme s’appliquât aux partisans afin de célébrer le sacrifice de ceux qui n’ayant réclamé l’orgue ni la prière aux agonisants ne s’étaient servis que de leur armes… Avant même de s’ennuyer à l’université, Lucie avait l’habitude d’oindre ses plaies et ses manques du baume que lui prodiguait la récitation fébrile de cet énoncé qu’elle s’était appropriée comme un signe de distinction à l’usage de ceux auxquels elle ressemblait et qui s’enrageaient de l’enchaînement inéluctable des jours et de la servitude sociale à laquelle on ne désespérait pas de les suborner.

La joue dans sa main pour ne pas avoir froid et une partie de sa chevelure au contact de la glace derrière laquelle s’éraille s’effile et s’effrange le paysage, Lucie réfléchit, dans la vraie vie même avec deux grammes dans le sang et sous l’effet de quelque émotion on n’est jamais nu, on se couvre d’un masque, y compris celui de l’impudeur, alors en s’aventurant dans le domaine de la photographie de charme, oh là ne ruez pas : elle rigole en jactant une expression de son père, donc dépoilée devant un artiste authentique ou simili on saisit très vite que la tenue d’Adam et Ève, justement la tenue, pour être entraperçue, il faut la rehausser avec des accessoires, c’est d’ailleurs le fonds de commerce du strip-tease, celui de tradition, en cabaret ou sous le chapiteau on fait le noir quand la fille retire son cache-sexe, et avec cette extinction des feux on ne frustre pas l’assistance laquelle l’a pendant son show contemplée à son aise, la gueuse, sous toutes les coutures, talons paillettes gants nippies et lingerie en confettis maquillage et mouche concourant à la projection mentale de ce dont personne ne se repaît et qui défaille en un miracle suave…

Sans vis-à-vis là où elle est assise, sourde aux conversations et chuchotements échangés autour d’elle, à ce moment creux de la journée la rame est paisible : pas de tonitruants bavardages ni de promiscuité, de l’espace et des sièges inoccupés entre chacun. Et dehors personne devant les villas les maisons les rues, c’est frappant, aucune présence humaine, pas un quidam, des habitations aux volets fermés et des automobiles parquées, au mieux des chiens dans des jardins qui aboient et qui s’agitent le long d’un grillage ou d’une clôture, sur les quais quelques âmes pénitentes en charge de fardeaux et de soucis, la ligne ne suit pas d’axe routier encombré, à l’intérieur du cadre défini par la fenêtre derrière laquelle elle s’est postée le pays traversé s’écoule dans un fondu-enchaîné faisant songer à des peintures sur verre d’une lanterne magique, Lucie s’est plongée dans les remembrances et l’introspection. Elle se demande ce que de sa jeunesse il lui reste, de cette époque où pour se sentir vivante elle s’est exposée, sans se ménager, s’impose à sa conscience la réminiscence d’une Lucie en bas résille autofixants déchirés sous minijupe noire, chaussée de brodequins anglais réputés increvables, la légende de la marque, une de ses complices écumeuses comme elle de squats, Maria-Elena une Italienne en rondeur et en verve cinacittiennes, elle alléguait que c’était un signe de culture, Lucie approuvait et surenchérissait en s’esclaffant, Bataille le philosophe du gros orteil et du préfixe sur- l’avait notifié en bas de page dans un de ses essais, se précipitait-elle d’ajouter, c’était une scie, parfois Maria Elena médiocrement assurée dans son français et ses références culturelles l’interrompait sollicitant la source exacte, non non je rigole, ma chérie, à ta blague j’ai répondu par une autre…

De cette phase d’effrénée passion il lui demeure des tatouages et des bijoux intimes dont elle a renoncés à se séparer, alors qu’à peine perceptibles sont les trous de percement des anneaux barres et chaînes qu’elle arborait à ses lobes, et au nez et aux lèvres, rivalisait-elle avec la devanture d’orfèvre : son professeur de littérature s’était permis de la brocarder lorsqu’elle s’était présentée à son séminaire après la pose d’un labret, elle ne s’était pas fâchée, au contraire, vous aussi vous m’asticotez parce que je m’autopunis, mon analyste déjà n’y est pas allée de main morte, elle m’a lâché que j’usais de mon corps comme d’un journal, celui de mes déboires et de ma culpabilité, et elle m’a demandé si j’avais l’intention d’expier longtemps encore, son interlocuteur avait risqué un commentaire, vous avez endossé le voile du martyre et de la sainteté elle vous invite à le tomber, et il cite : Une femme une rose morte Merci que le dernier venu Sur mon amour ferme la porte, à cet homme dont elle discernait qu’il n’était pas un ennemi elle avait emboîté le pas, est-ce ma faute si mes parents m’ont dénommée Lucie, le métal dont je me fais transpercer a valeur d’exorcisme, je me protège et prémunis d’une épée dans la gorge, déconvenues et contrariétés me clouent chevillent crucifient, le papillon empalé vivant au liège du coffret d’exposition voudrait s’émanciper de la pointe acérée qui le paralyse mais comment procéder afin de s’élargir de cette contrainte ? Deux mois plus tard il ne lui était pas venu de rapprocher les observations de sa thérapeute ni les suggestions de l’enseignant des motifs qui au BT de Saint-Michel l’avaient amenée à adresser la parole à Lègreville. Lucie s’est redressée elle n’accole plus son visage contre la baie vitrée du compartiment, néanmoins elle gamberge toujours, à ses vingt ans et durant les années où elle a régulièrement fréquenté le studio de celui-ci a-t-elle été vraiment son modèle fétiche, et est-ce en modèle qu’elle s’est comportée avec lui, n’ont-ils pas été l’un et l’autre dans l’équivoque, de leur collaboration lui inférait qu’elle n’était qu’une occasionnelle, comme toutes celles qui l’avaient précédée ou celles qu’il ne s’interdisait pas de recevoir alors qu’il se doutait qu’il irait avec elles moins loin qu’avec Lucie, parce que si Lucie lui il l’adorait il n’était cependant pas exclusif, les femmes il ne les dirigeait pas il n’était qu’un exécutant, l’humble régisseur de leurs chimères, il déterminait l’éclairage et l’angle de vue il pressait le déclic pour capter telle expression ou telle attitude, il s’acquittait du travail de laboratoire, développement tirage sélection des clichés sur planches-contacts choix du papier la fabrication et l’utilisation des caches pour les montages enfin le bazar technique lui incombait, en revanche l’idée présidant à la mise en scène de chacune provenait de ces dames, ainsi de son extraordinaire série à la crépine, le rêve lancinant de cette fille qui pour le réaliser n’avait personne et qui a eu confiance en lui, il lui a rendu service, sous-entendu : il en a été ainsi pour Lucie, toutes il les a aidées à accoucher de leurs fantaisies, et pour beaucoup d’entre elles cela a signifié qu’elles ont appris à s’accepter et à s’assumer, à travers le regard d’un autre, son regard à lui, il en était content, sa pratique artistique frisait la salubrité publique, et sur un ton faussement badin il amplifiait son baratin, il envisageait la photographie à l’égal d’un sacerdoce, son binôme avec Lucie était d’enfer, il s’en félicitait, tous les deux faisaient du bel ouvrage, mais pourquoi devrait-il négliger d’explorer d’autres pistes et récuser les scenarii qu’on lui soumettait si ceux-ci ne nécessitaient pour être mis en œuvre que de l’astuce de l’ingéniosité et de la chance pour dégotter l’objet insolite ou détourné de son emploi cristallisant les démangeaisons et les caprices de ses charmantes commanditaires, ce qui pouvait le dissuader c’était la faisabilité du projet, pas son baroquisme, ni qu’il ait à se consacrer concomitamment à plusieurs réquisitions, on ne prêtait qu’aux riches et sa réputation dans la région croissait, parmi son entourage dans les cafés par l’intermédiaire des potes de tous côtés il était sollicité, la consultation des annonces et des books des professionnelles lui était oiseuse, avec elles il ne travaillait pas, ses finances ne l’autorisaient pas à les rémunérer, et puis cela ne l’intéressait en aucune façon, en payant jamais ne s’instaurerait l’insigne connivence entre ses modèles improvisés et lui, lors de la séance, en amont dans sa préparation les discussions avec un verre une bouffe aux Capucins ou au Panier fleuri de l’avenue Thiers, et après leurs rapports en étaient modifiés, un indicible avait été scellé, de l’ordre d’un pacte argentique, matérialisé par les photographies qu’elles conservaient tandis que lui Fabien Lègreville jouissait d’un nombre étendu d’amies, Lucie en blaguait, dans la salle du BT elle l’interpelait : émule du cochon de confessionnal Fabien n’est pas contagieux, au contraire du ver solitaire il est entouré d’un régiment de nymphes et de pépés, moi comprise, hé hé, ne te vexe pas mon cher Lègreville, je rigole, lui se rengorgeait, en effet il n’était pas isolé, il créait et dans son sillage il entraînait de chouettes créatures, celles dont sont faits les rêves, que des bonnardes et des bombasses conquises par son talent, son già mille e tre, en dépit de sa taille et de la banalité de sa physionomie, malgré ses moyens réduits et l’absence de signe ostensible de richesse, lui qui n’était pas un beau gosse il avait l’art de les séduire…

Dans un état d’engourdissement relatif propice à la concrétion de phrases et de visions à la fois rutilantes et paradoxales, Lucie dodeline, transportée par le roulant du train vers des contrées lointaines aux marges du vécu et d’un passé qu’embellit une mémoire à martingale, que s’est-il joué quand Lègreville l’a érigée en muse, son adulation dissimulait-elle une sournoise dévoration, et de quelle vertu s’était-elle dépouillée, sur quel autel a-t-elle sacrifié de sa substance, modèle ce n’était pas son métier, lorsqu’elle est allée pour la première fois chez Lègreville elle n’en avait pas, attelée à de vagues études, pour les factures elle se débrouillait, petits boulots, et justement parmi eux il y a eu la pose, une bouffée d’oxygène, se dénuder ce n’était pas la mer à boire, même s’il en profitait pour se rincer Fabien n’était pas le seul avec qui elle était dans l’ambiguïté, Lègreville, sa maison à gros numéro c’était l’espace où sous une ampoule rouge il guettait la révélation de ses vertiges avant de les fixer, elle a été une de ses fées qu’il y convoquait pour les coucher sur du mat ou du brillant et s’en illuminer le quotidien, elle était enragée, la proie d’une fureur, celle d’être vue et de déranger, la Garonne en témoigne : elle n’est plus aussi à cran, même si aux yeux des pékins elle ruisselle de vif-argent et de sulfureuses dentelles, elle enseigne le français et les techniques d’expression dans une école privée pour cancres et chenapans, un mi-temps alimentaire, un compromis qu’elle concède, de l’underground elle est sortie, avec la précarité elle a coupé les ponts, elle s’est acheté une paire de ciseaux de tailleur, la beauté elle n’en est plus un prétexte elle a l’ambition d’en produire, elle est collagiste, nan nan elle rigole, elle fait des collages et se détourne de ces artistes qui minimisent travail des formes héritage et maîtrise des gestes et des techniques et assimilent la créativité et la spontanéité à la création, à l’exception de Lègreville à qui elle ne sait pas dire non, elle aspire à la rigueur d’un Gilles Berquet calligraphiant en feux follets grammaticaux le rond de lumière qui la cerne et la ceint, et poétiquement l’enceinte, lorsqu’elle souffre d’être soufflée et modelée par une appétence et une flamme autres que les siennes...

Très bientôt, il fera nuit, Lucie a remercié Fabien Lègreville de l’avoir raccompagnée à Langon pour son train, elle est rompue, pourquoi ne refuse-t-elle jamais de poser pour ce vieux photographe, un homme secret, ne se livrant pas ou que par allusions, acrimonieux dans les contentieux et pourtant rieur et affable, probablement rongé de désespoir et de colère, pilotant sa barque après s’être une fois pour toutes débarrassé de Charon, point d’idole, la table rase d’un ni dieu ni maître bâtie sur la certitude que l’esprit se suffit à lui-même quand il est critique, un concentré de contradictions : un obsessionnel et nonobstant un désordonné s’épargnant la besogne de constituer des archives, de mettre de l’ordre dans ses négatifs et ses dossiers, de répertorier ses collectionneurs, un nihiliste conjuguant l’étirement de l’instant jusqu’à ce que celui-ci rompe avec un fatalisme inavoué, un égotiste inconsolé et inconsolable lequel s’est mitonné à l’antienne d’un tout-seul-mais-peinard…

Le trajet de Langon à Bordeaux dans cet omnibus fait office de sas de décompression, Lucie fourbue y décante la tension de ces heures avec Lègreville lequel l’a sévèrement gemmée, lui ponctionnant de la sève et de sa jouvence, Bazas ne réussit guère à Fabien, il s’y renfrogne : routine éthylique et spasmodique d’une bourgade de cinq mille habitants qui secoue sa torpeur lors de la fête des bœufs gras, rituel syncrétique où le fonds païen coudoie la casuistique catholique, parade de bestiaux à robe grise les naseaux annelés accrochés chacun au cul d’un tracteur ou d’une remorque qui les tire jusqu’au boucher, fleurs et cocardes entre les cornes, et parfois à la queue, fanfare majorettes et échassiers, et le curé qui les bénie avant l’abattoir, partout ripaille vin et dégueulis, et ruelles transformées en pissoirs au dam des riverains, altercations et cris, ça hurle à la paille du voisin sans cligner le sien qu’obstrue une poutre, la cité est en reconversion sociale, son trésor architectural justifie sa muséification, la bourgeoisie notariale et judiciaire locale grommelle mécontente d’être troublée par des Bordelais fortunés et des Parisiens profitant du départ en ehpad ou au boulevard des allongés de vieillards ayant croupi dans des taudis camouflés derrière de somptueuses façades classées.

À Bazas, Lègreville s’est replié parce qu’à Bordeaux sa bourse était trop plate, durant un trimestre ou deux il s’en est félicité, ensuite il s’est aigri, emberlificoté avec les tenanciers de plusieurs troquets et les bénévoles du Cercle Union des travailleurs, ses photographies ont scandalisé, pour les plus indulgents il est un olibrius et un obsédé, lui fulmine, le plus grave et le plus douloureux c’est l’absence d’effervescence culturelle, encéphalogramme rectiligne mort cérébrale, et systématiquement il fait chou blanc lorsqu’il confesse à une femme qu’elle bouge bien et que des photographies d’elle seraient épatantes, toutes déclinent ses avances, et les anciennes, celles d’avant cet exil, elles se sont évaporées, loin des yeux loin du cœur, il les a perdues en déménageant, cette déconfiture a eu pour contrecoup l’insistance avec laquelle il a assiégé Lucie afin qu’elle daigne le rejoindre, un atelier photographique comprenant plusieurs shootings dans Bazas et chez lui, un déjeuner et un après-midi, le cachet il l’avait amassé en se privant…

Ces heures avec Lègreville ont été un calvaire, Fabien était déterminé à ce que le maximum de bouseux et de coincés le reluque avec elle, interminable tournée des boutiques et zincs, des clichés à foison : des portraits des plans américains du roman-photo, celui du mal aimé qui en son royaume promène sa belle. À l’appartement, entre le jardin suspendu et les caves ramifiées aux fondations et à la structure des logis et foyers qui s’encastrent dans le rempart, la romance s’est teintée d’encre et de malignité, quand Lucie en a foulé le seuil la perplexité l’a envahie, Lègreville habitait une maison, la seule à être de style hollandais avec un pignon à redents, à effigies du soleil de la lune et d’étoiles, au-dessus d’elles un personnage à énorme tête surmontée d’un bonnet pointu, et au bout de bras filiformes repliées comme des bâtons de guimauve ses mains sur son torse, cette bâtisse lui doit d’être celle de l’Alchimiste... Un malin génie a-t-il attiré Lègreville en ce lieu dont le délabrement n’est perceptible que si on y pénètre, humeur méphistophélique sur les murs et la cage d’escalier enduits et plâtres dégradés lézardes au plafond putréfaction sèche des planchers ? Faut-il en conclure que, sous un lumignon couperosé, Fabien le diable épie Amphitrite dans ses bacs ? Stupéfaite de l’accumulation de baigneuses dont Lègreville a peuplé sa parcelle jusqu’à la grille la séparant de l’ancienne courtine, Lucie a conjecturé qu’elles étaient des leurres, une tirasse, Lucie ne rigole plus, poupée à cinq branches distribuant en diadème un bouquet de canopée incendiée et d’engoulevent au ramage poudré rehaussé d’un salmigondis de corail d’algues marines et de nacre perlé de mystère, elle est taraudée, Lucie, par l’inquiétude, fragile et belle comme une fleur de verre, ses yeux en s’émaillant catalyseraient-ils une puissance de sujétion et de sortilèges ?