L'accès des femmes à la magistrature en Turquie : entre féminisation et poids des traditions Access of women to the judiciary in Turkey: between feminization and the weight of traditions

Gulsen Yildirim 

https://doi.org/10.25965/trahs.5164

Jusqu’à l’avènement de la République turque en 1923, l’emprise de la religion dans l’exercice de la fonction de juge était un facteur d’exclusion des femmes. Dans cette configuration, tous les rites principaux musulmans écartaient la femme de la fonction, sauf quelques rares exceptions. C’est pourquoi, l’accès des femmes turques à la magistrature interviendra dans un contexte de rupture avec le droit musulman et de sécularisation de la société portée par la révolution d’Atatürk, créateur de la République. C’est ainsi qu’à la fin des années vingt, les premières femmes deviennent magistrates, avant même qu’elles obtiennent le droit de vote qui interviendra en 1934 et bien avant les femmes françaises. Toutefois, passé le symbole, la féminisation de la magistrature est un phénomène relativement récent. C’est principalement à partir des années 2000 qu’elle connaît une accélération sensible. Aujourd’hui, sur 22820 juges dans toute la Turquie, 8326 sont des femmes. Ces dernières représentent 36,5 % alors qu’en 2012, on comptait seulement 3020 femmes dans la magistrature sur 12201 (c’est-à-dire 24, 2 %). Leur nombre a donc plus que doublé en une décennie. Cette progression de la féminisation de la magistrature turque, due à de multiples facteurs dont la féminisation des études de droit et la création de nombreux postes de magistrats qui a ouvert de nouvelles opportunités pour les femmes, suscite encore aujourd’hui des réactions assez paradoxales. D’un côté, la présence de femmes ne devrait, en théorie, pas poser de problème en raison de la neutralité même du juge, symbolisée par le port de la robe. D’un autre côté, l’emprise des mœurs dans un pays fortement marqué par la religion explique que, dans la justice, il y a des fonctions implicitement réservées aux femmes et surtout compatibles avec leurs obligations familiales. C’est ainsi qu’à peine 16 % des procureurs sont des femmes et les postes hiérarchiques sont généralement exercés par les hommes. L’étude de la manière dont les femmes ont pris leur place dans la magistrature turque et des stratégies d’exercice qu’elles ont pu développer face à une société imprégnée de codes patriarcaux doit permettre de mieux cerner cette ambivalence entre une banalisation de la place occupée par les magistrates aujourd’hui et ses particularités. Ce sujet, qui n’en est qu’à ses prémices, mérite certainement des études complémentaires et plus régulières.

Until the advent of the Turkish Republic in 1923, the influence of religion in the exercise of the function of judge was a factor in the exclusion of women. In this configuration, all the main Muslim rites excluded women from office, with a few rare exceptions. This is why the access of Turkish women to the judiciary will take place in a context of rupture with Islamic law and the secularization of society brought about by the revolution of Atatürk, creator of the Republic. Thus, at the end of the 1920s, the first women became magistrates, even before they obtained the right to vote in 1934 and well before French women. However, past the symbol, the feminization of the judiciary is a relatively recent phenomenon. It was mainly from the 2000s that the phenomenon experienced a significant acceleration. Today, out of 22,820 judges in all of Turkey, 8,326 are women. The latter represent 36.5 % whereas in 2012, there were only 3,020 women in the judiciary out of 12,201 (24.2 %). Their number has therefore more than doubled in a decade. This progress in the feminization of the Turkish judiciary, due to multiple factors including the feminization of law studies and the creation of numerous magistrate positions which has opened up new opportunities for women, still arouses rather paradoxical reactions today. On the one hand, the presence of women should, in theory, not pose a problem because of the very neutrality of the judge, symbolized by the wearing of the robe. On the other hand, the influence of mores in a country strongly marked by religion explains that, in justice, there are functions implicitly reserved for women and above all compatible with their family obligations. Thus, barely 16 % of prosecutors are women and hierarchical positions are generally held by men. The study of the way in which women have taken their place in the Turkish judiciary and the exercise strategies that they have been able to develop in the face of a society imbued with patriarchal codes should make it possible to better understand this ambivalence between a trivialization of the place occupied by magistrates today and its particularities. This subject, which is only in its infancy, certainly deserves additional and more regular studies.

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1- Un non sujet

En Turquie, l’accès des femmes à la magistrature est un non sujet tant les sources et travaux de recherches sont rares. Il est vrai que la réflexion sur la justice tourne plus autour des questions de l’indépendance de l’institution judiciaire plutôt que celle de la féminisation.

Cette faiblesse n’est pas spécifique au monde de la justice. De manière générale, le thème de l’égalité, notamment professionnelle, entre hommes et femmes est peu traité. Pourtant, par leur simple présence, les femmes juges renforcent la légitimité de la justice, envoyant un signal fort qu’elle est plus inclusive et plus représentative de la société et tout particulièrement des personnes dont elle affecte et parfois bouleverse la vie. Toutefois la magistrature a longtemps été perçue comme une fonction de pouvoir historiquement réservée aux hommes et la Turquie n’échappe pas à ce constat.

2- L’influence de la religion

En Turquie, la singularité réside aussi dans l’emprise de la religion dans l’exercice de cette fonction, comme facteur d’exclusion des femmes. Ainsi, dans le droit ottoman largement influencé par le droit musulman, l’acte de juger était une œuvre pieuse dans la continuité de celle portée par le Prophète Mahomet. La justice ordinaire était assurée par le cadi (al-qâḏî), un juge à compétence universelle qui tranche sans appel en premier et dernier ressort, selon les manuels de Fiqh, droit sacré déduit de la Charî’a par les juristes musulmans. Certes l’existence d’autres juridictions, variables suivant les époques et les régions, a parfois restreint le pouvoir du cadi mais sa compétence, d’essence religieuse en matière de statut personnel, n’a été que rarement contestée.

Note de bas de page 1 :

Hervé Bleuchot, Droit musulman, Tome 1 : Histoire. Tome 2 : Fondements, culte, droit public et mixte, Droit et religions, Presses universitaires d’Aix-Marseille, n° 463 ; Bekir Karadag, Islam hukukuna göre kadinin hâkimliği, La fonction de juge de la femme selon la loi islamique, e-Şarkiyat İlmi Araştırmalar Dergisi/Journal of Oriental Scientific Research (JOSR), ISSN :1308-9633, Mayıs-2018, Cilt :10, Sayı :2 (20)/May-2018, Volume :10, Issue :2 (20), Sayfa :690-707).

Dans cette configuration, tous les rites principaux musulmans écartent la femme de la fonction, par analogie avec le calife, sauf les Hanéfites qui admettaient en théorie qu’elle puisse être juge en matière financière puisque son témoignage était valable dans les transactions quotidiennes, mais pas en matière pénale1. Dans les faits, l’origine religieuse de la justice les excluait d’office, d’autant plus que les facultés de droit seront fermées aux femmes jusqu’en 1921. C’est pourquoi, l’accès des Turques à la magistrature interviendra dans un contexte de rupture avec le droit musulman.

3- Rupture avec la religion

Cet accès intervient au temps du grand bond en avant impulsé par le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal, nommé « Atatürk ». Président de la Grande assemblée nationale, réunie à Ankara le 23 avril 1920, il fut d’abord le héros de la guerre d’indépendance. Cette libération territoriale a été suivie d’une libération politique avec l’abolition du sultanat en 1920 et la proclamation de la République en 1923, après la signature du traité de Lausanne qui consacre l’indépendance et les frontières actuelles de la Turquie. La séparation de la religion et l’Etat est définitivement actée en 1924 par l’abolition du califat, suivie de la suppression des tribunaux islamiques.

Ces évènements politiques ont été accompagnés d’une série de réformes accomplies ou inspirées par Atatürk dont l’une des principales fut celle du droit et de la justice. La Turquie rompt de manière radicale avec le droit musulman pour adopter une série de codes laïcs et modernes, empruntés à des états européens. Ainsi la réception du Code civil suisse en 1926 confère à la femme un statut juridique révolutionnaire pour l’époque (Yildirim, 1998 : 825-849).

De plus, la première guerre mondiale mais surtout la guerre d’indépendance favorisent l’émancipation des femmes obligées de remplacer les hommes partis au front. Ces conflits font naître chez la femme turque une certaine conscience politique. C’est à partir de cette période que beaucoup sont devenues fonctionnaires, infirmières… et, par la suite, magistrates.

Note de bas de page 2 :

https://basin.adalet.gov.tr/hukuk-alanindaki-oncu-kadinlar

Note de bas de page 3 :

Adalet veut dire justice en turc.

Note de bas de page 4 :

Adalet Hanim raconte : « Atatürk est venu à notre école quand j'étais au lycée. Ils m'ont choisie pour lui offrir des fleurs. Quand j'ai donné la fleur, il m'a demandé mon nom. J'ai dit « Adalet ». Puis il a dit : « Quel beau nom vous avez. Que seras-tu quand tu auras fini l'école ? ». J'ai répondu : « Infirmière ». Il a dit : « Bon travail, mais je pense que vous devriez être le juge. Vous portez très bien votre nom ». J'ai dit : « Une femme ne peut pas dominer ». Il fronça les sourcils : « Je veux vous promettre que vous serez le juge » (https://www.milliyet.com.tr/yazarlar/guneri-civaoglu/cumhuriyetin-ilk-kadin-hakimi)

Comme dans d’autres pays, les premières femmes entrèrent dans les tribunaux comme avocates. En 1925, Suat Berk marque l’histoire en tant que première femme juge, diplômée de la faculté de droit2. En 1930, Fatma Beyhan ou Adalet3 Yilmaz4 font aussi partie des pionnières. Ces nominations ont eu des échos dans la presse, y compris étrangère, puisqu’à l’exclusion de l’Allemagne, les femmes turques accèdent à la magistrature bien avant les Françaises et bien d’autres Européennes.

4- Dissociation avec le droit de vote

La singularité de la Turquie est qu’il n’existe pas de lien direct entre l’ouverture de la magistrature et l’octroi du droit de vote aux femmes. En France, l’un des principaux obstacles fut l’incapacité politique, civile et civique des femmes. Cette fonction renvoie au troisième pouvoir politique de Montesquieu dont la mission est de veiller à l’application des lois et donc de contrôler l’action publique. L’exclusion des femmes de la sphère politique justifiait ainsi leur exclusion dans la fonction chargée de la contrôler. Pourquoi seraient-elles magistrates ? Elles ne sont même pas des citoyennes à part entière. C’est donc l’octroi du droit de vote et d’éligibilité qui ouvre les portes de la magistrature aux femmes françaises (Boigeol, 1993 : 149-173).

En Turquie, les femmes vont pouvoir devenir juge bien avant l’attribution du droit de vote intervenue en 1930 pour les élections locales et surtout en 1934 pour le droit de vote et d’éligibilité pour les élections législatives. Cet accès fait partie de la stratégie d’Atatürk de rompre avec une religion conçue comme une opposition politique et un frein à son ambition moderniste.

5-Féminisation tardive

Note de bas de page 5 :

Chiffres au 20 septembre 2022 du Conseil turc des juges et procureurs : https://www.hsk.gov.tr/Eklentiler/22092022112522-09-2022-hakim-savci-durumlaripdf.pdf

Passé le symbole, la féminisation de la magistrature est un phénomène relativement récent : bien que les femmes soient entrées dans ce corps au lendemain de la création de la République, c’est principalement à partir des années 2000 qu’elle connaît une accélération sensible. Aujourd’hui, sur 22820 juges dans toute la Turquie, 8326 sont des femmes. Ces dernières représentent 36,5 % alors qu’en 2012, on comptait seulement 3020 femmes sur 12201 magistrats (c’est-à-dire 24, 2 %)5. Leur nombre a donc plus que doublé en une décennie.

Cette progression de la féminisation de la magistrature turque due à de multiples facteurs suscite encore aujourd’hui des réactions assez paradoxales. D’un côté, en théorie, la présence de femmes ne devrait pas poser de problème en raison de la neutralité même du juge, symbolisée par le port de la robe. D’un autre côté, l’emprise des mœurs dans un pays fortement marqué par la religion explique que, dans la justice, il y a encore des fonctions implicitement réservées aux femmes.

Cette féminisation récente (I) se heurte ainsi à une société imprégnée de codes patriarcaux qui expliquent cette ambivalence entre une banalisation de la place occupée par les magistrates aujourd’hui et la méfiance qu’elle suscite (II).

I – La féminisation récente de la magistrature en Turquie

La féminisation de la magistrature en Turquie est un fait. Toutefois cette réalité cache de multiples contrastes qui illustrent que la marche vers la féminisation de cette profession n’est pas encore achevée.

A- Une réalité

Note de bas de page 6 :

Des auditions de magistrat(e)s ont été réalisées mais les personnes ont souhaité conserver l’anonymat.

Selon les mots d’une magistrate auditionnée6, le métier de juge a été pendant très longtemps un métier d’homme où peu de femmes s’aventuraient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le regard sur l’image de la « juge est une femme » a évolué. Les chiffres l’attestent et cette évolution est due à de multiples facteurs.

1- Féminisation des facultés de droit

De prime abord, la proportion de femmes dans les facultés de droit a progressé de manière massive et cette augmentation se répercute dans le nombre de femmes admises à la profession de juge. L’existence d’un concours d’entrée à l’université, assez redoutable, garantit une certaine méritocratie puisque les filles sont souvent bien placées dans les classements d’admission aux facultés de droit.

Note de bas de page 7 :

Haut conseil de l’enseignement supérieur turc, https://yokatlas.yok.gov.tr.

Ainsi, en 2021, à l’université d’Istanbul, les femmes représentent 46,5 % ; 56, 5 % pour la faculté d’Ankara, 47,5 % pour l’université de Selçuk à Konya, plus anatolienne et 56 % pour celle du 19 mai sur les bords de la mer noire. Dans l’est, l’université de Dicle à Diyarbakir compte 46 % de femmes7.

La démocratisation de l’enseignement supérieur profite aux couches populaires plus enclines à autoriser les filles à aller à l’université, vue comme un facteur d’émancipation dans une société en pleine mutation. De plus, pour les classes populaires, l’entrée dans le service public est considérée comme la transmission d’une chance pour ceux qui n’ont rien à transmettre. C’est pourquoi, avant réservée aux enfants des élites, la fonction de magistrat s’ouvre aux milieux modestes.

Note de bas de page 8 :

Pour devenir magistrat, les étudiants ayant validé 4 ans de droit passent d’abord un examen écrit pour lequel ils doivent franchir un barrage de 70 points (QCM et mise en situation). Les candidats retenus ont le droit de participer à l’étape orale. A la suite de la réussite de cet entretien, ils commencent leur carrière en tant que juges stagiaires pendant 2 ans. Un tirage au sort détermine leur premier lieu d’affectation.

La féminisation de l’université se retrouve inévitablement dans le taux de réussite des femmes à l’examen d’accès à la profession de juge8.

2- Développement d’une justice de proximité

Les années 2000 ont vu le développement d’une justice de proximité avec la construction de nombreux palais de justice. La carte judiciaire a été élargie avec de nouvelles circonscriptions. Cette ambition s’est traduite par la création de nombreux postes de magistrats qui a ouvert de nouvelles opportunités pour les femmes. En 2022, la Turquie compte 22820 juges contre 12201 en 2012, soit près de 10 000 postes de plus. La volonté politique de féminiser la magistrature explique que ces nouveaux postes ont largement profité aux femmes.

3- Assouplissement de la doctrine religieuse

Même si la Turquie est un pays sécularisé, le regard des religieux influence notamment les couches populaires. Or, sur ce sujet, le point de vue des penseurs musulmans a évolué, permettant ainsi une mutation dans la société. S’appuyant sur le fait qu’il n’y a pas de consensus en Islam sur l’exclusion des femmes de la magistrature, de nouvelles voix sont apparues pour interpréter les textes et les coutumes en faveur de l’entrée des femmes dans la magistrature.

B – Des disparités

1- Des femmes plus juges que procureures

La progression réelle du nombre de femmes dans la magistrature turque cache de profondes disparités selon les fonctions et les tribunaux. Ainsi les femmes sont moins présentes dans les fonctions en contact avec le terrain, en lien avec les autorités de police et qui exigent des astreintes et des réunions tardives. Par conséquent, il y a une différence très nette entre les fonctions de juge et celles de procureur. Les femmes sont majoritairement présentes dans la magistrature du siège. 85 % d’entre elles sont au siège et 46 % des juges sont des femmes. Elles sont même majoritaires dans les tribunaux judiciaires de première instance (4903 femmes et 4621 hommes) alors qu’elles sont moins nombreuses devant les cours d’appel (830 femmes et 1.436 hommes).

En revanche, pour les procureurs, la différence entre les sexes est significative. À peine 16 % des procureurs sont des femmes. Certes, en dix ans, leur nombre a doublé mais cette disparité reste tenace et elle se retrouve à tous les degrés. En première instance, 1.145 des procureurs sont des femmes contre 5.712 hommes. Devant les tribunaux régionaux (équivalant de nos cours d’appel), le contraste est édifiant puisqu’il n’y a que 19 femmes procureures contre 297 hommes.

2- Une présence ciblée

Comme la plupart des pays, les femmes sont sous-représentées dans les fonctions hiérarchiques les plus élevées et les plus visibles comme les postes de chefs de corps et de juridiction. On remarque aussi cette faible proportion (à peine 20 %) dans l’administration centrale de la justice, dont la mission principale est de gérer la carrière des magistrats. On l’observe surtout pour les fonctions de juge inspecteurs du ministère (18 sur 220 c’est-à-dire 7 %).

S’agissant de l’ordre administratif, les femmes sont moins représentées (30 % devant le Tribunal administratif ou devant les tribunaux administratifs régionaux). Celles-ci choisissent majoritairement la voie judiciaire lors de l’examen d’entrée à la fonction de juge. Par conséquent, les femmes sont plus nombreuses dans des contentieux ciblés comme le droit de la famille ou le droit du travail.

3- Présence plus nombreuse dans les « cours suprêmes »

Fait singulier, la représentation des femmes est bien meilleure devant les cours suprêmes. La raison est simple : la fonction de juge dans une cour suprême est une fonction de dossiers qui concilie plus facilement vie privée et vie professionnelle avec peu de déplacements et des possibilités plus étendues de télétravail. Ainsi à la Cour de cassation, 57 % des magistrats sont des femmes mais toujours avec un point noir sur les procureurs (32 femmes contre 167 hommes).

De même, au Conseil d’état, il y a une quasi égalité dans le nombre de juges hommes et femmes (à deux juges près en 2022). 237 femmes siègent au Conseil d'État sur les 476 juges. Contrairement à l’ordre judiciaire, la prédominance des femmes est frappante dans les parquets du Conseil d'État (26 procureurs femmes et 18 hommes). En revanche, au niveau de la cour constitutionnelle turque, il y a 3 femmes juges parmi les 11 rapporteurs.

En somme, la féminisation de la magistrature en Turquie est marquée par de profondes disparités. Certes ce mouvement relativement récent n’a pas encore produit tous ses effets mais les causes des freins envers les femmes sont plus profondes et sont marquées par les particularités de la société turque.

II – Les dessous de la féminisation de la magistrature en Turquie

La progression du nombre de femme dans la magistrature se heurte à des freins souvent invisibles en raison de l’emprise des mœurs dans un pays fortement marqué par la religion. Les fonctions exercées par celles-ci doivent être compatibles avec leurs obligations familiales (A) et le regard de la société sur la femme juge demeure ambivalent (B).

A – Magistrates et mères : une difficile conciliation

1- Les ambiguïtés de la révolution kémaliste

Les femmes ont été un moyen pour Atatürk pour asseoir un projet de société. Dans une Europe en prise avec le fascisme, les femmes symbolisaient, par leur statut nouvellement acquis, l’avancée de la Turquie d’Atatürk – qui se souciait des remarques occidentales à l’égard de son régime - vers la démocratie. La féminisation des professions faisait donc partie de cette « modernisation occidentale ». Mais les « femmes républicaines » occupèrent des places bien définies dans l’espace tant privé que public. Leur devoir le plus sacré demeurait leur devoir maternel.

Ainsi la révolution kémaliste n’a pas transformé les traditions patriarcales millénaires en Turquie. Au contraire, elle les a reproduites en les modernisant. Un demi-siècle plus tard, les mouvements féministes dénonceront cette fausse émancipation servant les visées nationalistes d’un régime patriarcal (Tekeli, 2005 : 261). C’est cette ambivalence que l’on retrouve dans la magistrature.

2- Magistrates et mères

La répartition traditionnelle des tâches domestiques est un facteur déterminant des carrières. Malgré une qualification élevée, les magistrates restent majoritairement responsables de la gestion quotidienne de leur famille et de leur ménage. Leurs choix professionnels sont souvent dictés par leur rôle de mère. L’existence d’une charge horaire trop forte est un facteur de renonciation à postuler à des postes de responsabilité.

L’exigence de déménagements répétés pour espérer une carrière ascendante agit différemment sur les carrières des hommes et des femmes. Ces dernières sont confrontées à la résistance de leur conjoint, l’affaiblissement du réseau familial en cas de déménagement, la culpabilité de l’absence et la réprobation sociale en cas de célibat géographique de la mère. L’exigence de mobilité géographique dans la magistrature pour pouvoir évoluer est donc un facteur déterminant de la sous-représentation des femmes dans les postes hiérarchiques.

Par ailleurs, la notion de visibilité entre en ligne de compte : les femmes, plus impactées par la charge familiale, sont moins présentes, donc moins visibles. Elles sont moins disponibles pour cultiver les réseaux reconnus comme un des vecteurs de reconnaissance professionnelle.

3- Syndrome du plafond de verre

Dans la justice, le faible nombre de femmes aux postes les plus élevés de la hiérarchie ne peut pas s’expliquer par une nécessité de « laisser faire le temps ». On retrouve le fameux plafond de verre qui puise son origine dans des obstacles et freins invisibles, souvent cumulatifs, liés à la fois à la sphère privée et à la sphère professionnelle.

Peu de magistrates semblent conscientes de ces disparités. Leurs discours témoignent d’une forme de fatalisme, héritage de leur éducation et de l’écosystème dans lequel elles ont grandi (Bülbül, 2015 : 304). Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la magistrature et existe dans d’autres pays mais il est plus marqué dans une société où l’emprise de la religion est encore prégnante.

B – Regards de la société sur « la femme est un juge »

1- Réactions contrastées

En dépit d’une égalité apparente, les femmes rencontrent parfois des difficultés à se faire respecter dans une position de pouvoir, historiquement associée aux hommes. Certains justiciables conçoivent même difficilement que le pouvoir soit aux mains d’une femme et refusent parfois d’être jugés par une magistrate. D’autres femmes voient leur impartialité remise en question par le simple fait d’être une femme.

La hiérarchie apporte généralement son soutien aux femmes confrontées à ces réactions misogynes ou sexistes et les recours sur ces fondements sont voués à l’échec.

2- Hétérogénéité de la société turque

L’image de la femme juge n’est pas perçue de la même manière selon les territoires. La société turque est marquée par une grande hétérogénéité. Un contraste frappant oppose la population de l’est à celle de l’ouest de la Turquie, les villes et les campagnes. Les villages reculés de l’Anatolie sont moins perméables aux changements et aux influences occidentales alors que les habitants des grandes villes vivent dans un monde mouvant en contact permanent avec l’extérieur et exposé à la civilisation occidentale. Si le fait d’être face à une femme juge entraîne parfois une certaine réticence dans le premier cas, c’est l’indifférence qui domine dans le second cas.

De plus, le conservatisme et l’influence de la religion sont plus forts dans ces territoires reculés et l’intervention de la justice incarnée par une femme est moins bien acceptée, notamment dans le cercle de la parenté ou de la famille, pour régler une affaire considérée comme privée. C’est surtout vrai dans les affaires de mœurs ou d’honneur.

Cette division de la société turque n’est bien sûr pas tranchée. Entre les grandes villes et les villages, les localités de moyenne importance font transition entre l’urbain et le rural. Le même contraste se retrouve dans les grandes villes composées d’une classe intermédiaire entre une classe rurale et celle bourgeoise. Vivant dans des habitations précaires, ils n’ont pas le même regard sur la femme magistrate.

La nature des contentieux traités par la justice diffère aussi selon les territoires. Si dans l’ouest, les divorces font le quotidien de nombreux tribunaux, le faible nombre de divorce dans l’est est supplanté par des litiges fonciers où la place de la femme est bien moins acceptée.

3- Une conscience professionnelle différente

Les échanges avec des femmes magistrates montrent que les mots « conscience », « miséricorde », « travailleuse » reviennent régulièrement.

Femmes d’autorité par profession, les magistrates font preuve d’une relation distanciée par rapport à leurs prérogatives. Elles inscrivent souvent le pouvoir dont elles bénéficient dans leur profession comme étant un instrument de leur fonction, dont l’objectif est de rendre la justice.

Si la culture professionnelle ne change pas, une marque féminine s’inscrit parfois dans le droit. La socialisation différenciée des femmes entraine généralement une plus grande expérience et une meilleure connaissance de la situation des femmes, de la vie familiale et des enfants. C’est pourquoi, bien que présentes dans toutes les fonctions de la magistrature, elles restent plus nombreuses dans des contentieux ciblés comme le droit de la famille.

Cette réalité entre dans leurs appréciations et leurs réflexions. Être jugé par une femme fait la différence notamment dans les affaires de violences conjugales, d’agressions sexuelles ou de crimes d’honneur. De même, comme en France, face au nombre de divorces qui explosent, la question de l’influence du sexe du juge sur les décisions prises en matière de résidence des enfants ou de pension alimentaire est souvent médiatisée par des pères qui dénoncent souvent une justice rendue par des femmes pour des femmes.

Conclusion

En Turquie comme ailleurs, la féminisation ne devrait pas susciter de réactions puisque le genre n’entre pas en ligne de compte dans le jugement, le magistrat étant couvert par la robe et s’exprimant au nom de son corps et non en fonction de son sexe.

Toutefois l’augmentation du nombre de femmes juges, réalité qui n’est pas discutable en Turquie, ne signifie pas nécessairement que cette présence a un effet transformateur dès lors que les codes patriarcaux prédominent dans les professions juridiques.

Cette progression doit être accompagnée par un changement des mentalités. Dans l’inconscient collectif, la femme magistrate doit être reconnue non par souci de justice sociale et d’égalité, mais pour une raison d’utilité économique. Encore faut-il que la société et surtout les intéressées elles-mêmes y adhèrent !