L’Éloge du gris : l’art du bel antagoniste dans PSYCHO-PASS et Terror in Resonance In Praise of Grey: The Art of Fair Antagonist in anime series PSYCHO-PASS and Terror in Resonance

Alban BENOÎT-HAMBOURG 

https://doi.org/10.25965/flamme.1310

Cet article interroge les antagonistes des animés PSYCHO-PASS et Terror in Resonance en tant qu’actants narratifs, émotionnels et éthiques. Ce travail s’inscrit en analyse filmique et se fonde sur les recherches d’Hiroki Azuma. Plus précisément, il invoque sa méthodologie fondée sur le système de la base de données ordonnant les « éléments d’attraction », qui soutiennent son analyse des personnages fictionnels nippons dans un contexte de réception transmédiatique. Nous tâcherons d’appliquer ce dispositif plus précisément aux antagonistes afin d’expliciter ce qui les distingue d’un point de vue formel, et de le prolonger à l’échelle de l’écriture et du montage de ces productions sérielles. Nous pourrons dès lors mettre en lumière de quelle manière des systèmes de personnages codifiés structurent des fictions où l’ennemi premier devient séduisant dans les valeurs qu’il soutient ou dans l’irrégularité qu’il incarne.

This paper will focus on the antagonists of anime series PSYCHO-PASS and Terror in Resonance as narrative, emotional and moral actors. This study is based in film analysis, and will build upon Hiroki Azuma’s research in cultural studies. Specifically, it will use this methodology founded on the « database consumption » ruled by « moe-elements » in media mix reception models. This theory will be a pillar in our approach to discussing how the antagonists are designed, what distinguishes them on a formal level, and comment on the storytelling and editing of the two series. Then, we will bring to light the matter of how a codified form of character writing can lead to creating fictions in which antagonists are made seductive in the values they uphold and in the very deviancy they represent.

Sommaire
Texte
Note de bas de page 1 :

Witch Hunter Robin (Shukō, 2002, 13).

« – Chacun possède une part de mal en soi.
– C’est possible. Mais il y a une différence entre
le mal couleur de cendre et le mal couleur d’ébène1. »

Introduction

1Ce court dialogue unissant les deux protagonistes de la série Witch Hunter Robin marque une nouvelle étape dans le déroulement du récit. Ces derniers, qui s’opposent en bien des points malgré l’équipe qu’ils doivent former, rendent concret une intuition peu à peu instillée au fil de la première partie de la série. L’ennemi n’est peut-être pas celui que les spectateurs croyaient jusqu’alors, et chacun présente sans doute une part de mal susceptible de le désigner comme l’antagoniste d’un autre. La structure des personnages est alors quelque peu bousculée, et c’est tout un système trouble qui est mis en lumière : à la fois diégétique, puisque la nature et les desseins de chacun sont mis en doute, mais plus largement à l’échelle de l’écriture de la série dont les tenants et les discours ne présentent plus un héros clairement identifiable, dont les pensées et les actes ne peuvent être éthiquement discutés, face à un mal qui agirait ainsi sur la simple impulsion de faire le mal. Cette binarité n’est plus effective, elle est même exposée comme impossible, au profit d’une palette de tonalités plus large, où chaque élément ne peut se débarrasser complètement de pigments sombres, jurant toujours sur certains points avec ses voisins.

Note de bas de page 2 :

Puella Magi Madoka Magica, réalisé par Shinbō Akiyuki, Studio Shaft, 2011, 12 épisodes. Kyubey, petite créature fantastique aux allures félines et douée de parole, agit préalablement de la même façon que les chats Luna et Artémis dans le manga Sailor Moon (Takeuchi Naoko, 1991-1997), en réveillant les pouvoirs des héroïnes et en les guidant dans leur lutte. Par ailleurs, son apparence et sa voix peuvent évoquer dans la mémoire des publics les personnages de Keroberos, qui occupe un rôle similaire dans le manga Sakura, chasseuse de cartes (CLAMP, 1996-2000). Mais les intérêts de Kyubey ne se révèlent pas simplement la préservation de la paix sur Terre, du moins comme les protagonistes et les spectateurs l’entendraient.

2Si l’antagoniste peut être séduisant, beau, convaincant ou clairvoyant, il présente dès lors autant de facettes qui pourraient paraître contradictoires avec la nature de ses objectifs. L’attrait pour le méchant peut paraître malsain, mais il peut être une manière de mieux s’identifier à la figure du héros, ou avoir une fonction pédagogique ou réflexive au sein du récit. Le plaisir potentiel de s’écarter d’une structure, de normes, de règles peut représenter un désir ponctuel ou persistant de représentation ou de projection répondant parfaitement aussi à une fonction de catharsis. L’ancienneté et la prolifique production de manga et d’œuvres animées japonaises ont engendré une importante constellation de genres et une grande diversité de modèles de personnages, prenant en compte aussi les figures de repoussoirs. Certains modèles d’antagonistes sont reconnaissables tout de suite à l’image par des codes visuels simples et bien connus des publics nippons comme occidentaux, comme un regard ou une expression qui ne trompe pas, associés à des effets de lumières et d’ombres assez éloquents lors de leurs apparitions par exemple. Mais certaines œuvres réservent aussi quelques surprises avec d’affreuses créatures aux intentions particulièrement violentes et néfastes mais dont l’apparence à l’écran et l’attitude ne trahiraient rien de prime abord, à l’instar de Kyubey dans l’animé Puella Magi Madoka Magica2.

Note de bas de page 3 :

Ce mouvement est initié par Osamu Tezuka et Mushi Production en 1963 avec le succès de Tetsuwan Atomu (Astro le petit robot) au Japon et à l’étranger. Moshi Production se concentre d’ailleurs principalement sur la création de séries animées jusqu’à sa fermeture en 1973.

3Les fictions issues de la production animée japonaise, à travers leurs différentes appellations depuis les années 1910 (de « sanga eiga », que l’on peut traduire par film de dessin au trait, à « animé » aujourd’hui), se rassemblent sous une définition aussi fluctuante que fertile, notamment dans un contexte de réception internationale. Au Japon, l’objet « animé » se place à la fois comme une catégorie de l’animation japonaise dans son ensemble et comme une forme culturelle distincte, si l’on considère la position de plusieurs institutions patrimoniales, expositions et une certaine littérature scientifique sur le sujet. En considérant à la fois sa réception populaire globale, et sa promotion dans la politique étrangère du Japon (Condry, 2009), nous pouvons considérer que les animés sont des objets qui rassemblent généralement les caractéristiques suivantes : un manga comme source originale, un maniérisme vocal spécifique, une utilisation extensive de l’animation sélective, des effets de caméra afin d’accorder du mouvement à des dessins fixes, des modèles distincts dans le design des personnages et des conventions pour les expressions faciales, enfin des intrigues complexes présentées en longs récits épisodiques (Sheuo Qui Gan, 2010). Malgré cela, l’histoire de l’animé est intimement liée à la production cinématographique, avant même la Seconde Guerre mondiale, mais surtout à partir de années 1950, notamment à travers le premier studio d’animation japonais, la Nihon Dôgasha, rachetée en 1956 pour devenir la Tôei Dôga, puis le studio Mushi Production (1962) et Tezuka Productions (1968). Malgré une intention première de concurrencer Walt Disney, les dispositifs de production écartent rapidement l’animation nippone de ses concurrents occidentaux dans ses fondements et dans sa réception (Pruvost-Delaspre, 2014). Ce constat s’affirme définitivement lorsque ces deux premiers studios commencent à se concentrer également sur des diffusions télévisuelles et une logique sérielle à partir des années 19603, qui nécessitent une modification de la cadence et des coûts de production. Cette augmentation de l’activité et du rythme de travail amorce des innovations techniques dans la production d’images et la mise en scène afin de palier une animation inévitablement plus limitée (Lamarre, 2002). L’essor de la télévision dans les années 1970 au détriment des salles de cinéma entraîne la Tôei Dôga (qui est alors devenue le studio le plus important) à se concentrer majoritairement sur les programmes sériels qui s’exportent peu à peu à l’image de Capitaine Albator (1970), Goldorak (1972), Sailor Moon (1992), jusqu’à One Piece (1998) et Digimon (1999), créant de véritables licences enrichies aujourd’hui encore. La longévité de l’organisation de l’entreprise et son succès à l’international ont posé des jalons dans l’organisation du travail au sein de la majorité des studios d’animation jusqu’à aujourd’hui, ainsi que dans les opportunités d’exploitation à l’étranger d’œuvres de studios plus récents comme Madhouse, Bones, Trigger ou encore MAPPA parmi les plus connus.

Note de bas de page 4 :

Un personnage dit tsundere – terme combinant le mot tsuntsun « distant, mordant » et deredere « tendre, amoureux » – présente une personnalité qui apparaît d’abord distante et hautaine, parfois violente, mais qui tend à devenir plus tendre ou affectueuse au fil du récit. À l’opposé se situent les dandere (danmari signifiant « calme ») dont la nature silencieuse voire asociale concerne des personnages effrayés à l’idée de s’exprimer face à quelqu’un, craignant d’avoir des ennuis s’ils s’y risquent. Ils tendent à s’ouvrir peu à peu au cours de la narration et demeurent des figures plutôt positives par leur douceur générale.

4Au sein des nombreuses nouvelles productions chaque année, malgré des genres et des styles d’animation pluriels, il est possible de distinguer des typologies de personnages comme les archétypes très connus des publics que sont les tsundere ou les dandere par exemple4. Ces termes renvoient généralement à des postures, des natures, des forces narratives, mais ils désignent également un certain nombre de traits physiques partagés par de nombreux personnages. Comme le rappelle Olivier Odaert (2016), toute narration en série depuis les comics possède la nécessité de mettre en place des procédés de reconnaissance qui convoquent la mémoire des publics, notamment à travers la récurrence de personnages. Les caractéristiques communes que nous évoquons ne sont pas des codes stricts dans l’écriture, mais elles forment tout de même un horizon d’attente ou un dispositif de références pour les publics, à l’échelle d’une œuvre sérielle, mais également au sein d’un maillage plus important entre productions d’un même genre ou non. Plus encore, leur mise en scène, l’animation qui leur est prêtée et le montage peuvent aussi être des outils ou des objets iconographiques permettant de les identifier, de les apprécier et de les étudier. Concernant les antagonistes plus précisément, il est possible de retrouver des traits propres à certaines personnalités. Cette communauté du Mal répond aussi à des tropes qui permettent de former des groupes et des « types » d’adversaires qui sont mis en scène de telle ou telle manière. Au sein de notre étude, nous nous intéresserons plus précisément à une personnalité de méchant qui va troubler l’ordre établi au sein du système des personnages et donc de la diégèse, mais qui, par sa force d’attraction et même de fascination au sens premier du terme, va guider et détourner autant l’organisation du récit que ce qui semblait être son message premier.

5Les deux animés que nous allons aborder peuvent être comparés d’abord par une fabrication similaire à plusieurs égards : deux dates de sortie proches, deux studios de production présentant plusieurs points communs en termes de moyens, de diversité dans les genres de récits proposés et les publics visés. Enfin ils présentent tous deux une narration d’anticipation qui discute la place de l’individu au sein d’un appareil social aux intérêts et aux agencements contestables. Nous nous pencherons d’abord sur la première saison en 22 épisodes de PSYCHO-PASS du studio Production I.G., réalisée par Motohiro Katsuyuki et Shiotani Naoyoshi et sortie en 2012. L’action se situe en 2112 à Tokyo : le Japon est régi par un système nommé Sibylle, mis en place par le gouvernement, qui mesure constamment « l’état mental » de chaque individu grâce à un dispositif technologique, l’éponyme psycho-pass. Le Japon, complètement fermé au reste du monde, se présente dès lors comme une société parfaite par une analyse constante de ses citoyens, de leur naissance jusqu’à leur mort en les guidant vers les études et les professions qui leurs sont « destinées », jusqu’aux moindres conseils de vie au quotidien afin de maintenir un niveau de stress acceptable. Les spectateurs suivent un groupe d’inspecteurs accompagnés « d’exécuteurs » chargés de traquer et d’écarter les criminels potentiels, avant qu’un délit ou un crime ne soit commis, puisqu’il porterait atteinte à la paix instaurée et cadrée par Sibylle. Les exécuteurs sont justement des « criminels latents » dont le psycho-pass est à un seuil critique ou peu stable, et qui ne peuvent intégrer librement la société civile. Tout l’intérêt de l’antagoniste que nous allons découvrir, Makishima Shôgo, réside dans son psycho-pass toujours extrêmement bas, au point d’atteindre zéro. Qualifié de « distancié pathologique », il échappe au contrôle de Sibylle quels que soient ses pensées et ses actes, qui se tourneront vers le crime afin que son statut d’anomalie puisse renverser cet ordre qu’il juge autoritaire et nuisible à toute expression de libre arbitre.

6Terror in Resonance, réalisé par Watanabe Shin’ichirō et le studio MAPPA en 2014, se découvre en une saison de 11 épisodes. Dans un présent alternatif, Tokyo est frappée par une attaque terroriste qui met en état de choc tout le pays. Le seul élément d’enquête est une vidéo que les coupables ont mise en ligne sur Internet prévenant de manière cryptée de leur action. Le duo terroriste se présente sous le nom « Sphinge », et se révèle composé de deux adolescents s’appelant Nine et Twelve. Survivants d’un incident inconnu dans leur enfance, ils décident de « réveiller le monde », d’après leurs propres termes, à travers une série d’attentats qui lèveront le voile sur une affaire paramilitaire orchestrée et cachée par de hauts dirigeants dont ils sont les seules victimes rescapées. La narration s’établit autour d’un mind game, un bras de fer psychologique entre la police et le duo, qui va toujours prévenir par vidéo de leurs attaques à travers des énigmes, afin de guider par étapes les autorités et la population vers la découverte des responsables du programme d’expérimentations dont ils ont été les sujets. Malgré leur mode opératoire, ce ne sont pas ces deux anti-héros qui nous intéresseront principalement, mais le personnage de Five, troisième enfant ayant survécu au programme, que les services secrets nord-américains envoient au Japon pour étouffer l’affaire. Son arrivée change la donne dans le jeu de puissances qui s’affrontent, renversant par la même occasion l’ordre éthique qui régissait jusqu’alors le système des personnages.

7À travers l’action de ces deux antagonistes, nous pouvons étudier dans quelle mesure un système des personnages (fondé sur un appareil de références immédiates) peut tromper l’attention et l’attraction des spectateurs dans leur implication émotionnelle et éthique, afin de soutenir une expérience critique d’un appareil politique qui s’avère être le véritable ennemi. À défaut de le démanteler ou de le vaincre assurément, il s’agirait plutôt d’expérimenter par ces personnages les dispositions de chacun à questionner un ordre établi et s’y confronter. Nous examinerons d’abord le processus de création et d’intégration de personnages dont les traits caractéristiques et les motivations premières engendrent une dynamique d’appropriation, en se fondant sur les écrits d’Azuma Hiroki à propos de la culture Otaku. À partir de sa méthodologie, nous pourrons ensuite interroger leur réel impact sur l’ordre de la narration et le tissage progressif d’une expérience éthique, en décomposant l’agencement de certaines scènes et la scansion de l’action à l’échelle des deux séries.

1. Une typologie de personnages entre système et rupture

8Notre analyse se fondera sur le travail d’Azuma Hiroki, et plus précisément son ouvrage Génération Otaku. Les enfants de la postmodernité. C’est sa méthodologie fondée sur l’analyse du système en « base de données » qu’il nous faut invoquer, défendu comme un modèle de structuration fictionnelle ressemblant à de nombreux égards au fonctionnement de bases de données informatiques. Il considère que l’importante production construit un imaginaire plus ou moins précis autour de signes, d’« éléments d’attraction » désignés par la formule kyara-moé (Azuma, 2008, p. 41) qui concerne des œuvres, des licences, des personnages, enrichissant une base de données qui sont autant de codes auxquels les publics se rattachent. Ces codes permettent certes l’analyse de la production, mais aussi de la réception et du goût des publics face à ces œuvres vectrices de types et de personnages forts :

Ces signes qui se sont développés pour stimuler habilement la fascination des consommateurs envers les personnages, je les désignerai [...] par le terme générique d’« éléments d’attraction ». La plupart de ces éléments d’attraction sont des composants graphiques mais ils peuvent également prendre diverses formes, selon les supports : expressions verbales récurrentes, situations typées, développements particuliers du récit ou encore silhouettes propres à certaines figurines (Azuma, 2008, p. 76).

Note de bas de page 5 :

Selon lui, cette dynamique s’est affirmée face au modèle antérieur analysé par Ôtsuka Eiji (1989) pour les publics de la génération précédente : l’ère de la « consommation des récits » est révolue au profit de celle de signes pour laquelle son modèle d’agencement et de lecture est plus pertinent.

9Ces fragments sont autant d’entrées potentielles dans une base de données mentale (qu’il compare au moteur de recherche « Otaku Tinami » qui référence et organise des personnages par leurs caractéristiques physiques) reliant une foule de personnages assemblés avec des composants référencés. Ce processus quasi-mécanique à dimension commerciale avant tout selon l’auteur, signe la relation au personnage comme condition sine qua non à la bonne assimilation du récit5, en gardant à l’esprit que leur conception précède fréquemment l’élaboration de l’intrigue (Condry 2013). Cette ambition commerciale, nommée « character business » (kyarakutâ bijinesu), s’inscrit dans une stratégie de circulation médiatique de personnages par leur exploitation dans de nombreux cadres de la vie quotidienne (Gaulène, 2012 ; Suvilay, 2019) permettant leur promotion et ainsi l’assimilation de leurs caractéristiques par les publics. Dès lors, ce qui pourrait relever de la « citation » ou de « l’influence » d’une œuvre ou d’un auteur sur un/e autre ne peut fournir une explication suffisante : chaque personnage objet d’un intérêt marqué des publics remanie ou ajoute de nouvelles entrées dans « les codes régissant les éléments d’attraction », comme autant de « matériaux utiles à la construction de nouveaux personnages » (Azuma, 2008, p. 85).

Note de bas de page 6 :

Le character design, que nous pouvons traduire par concept de personnage, est une étape de création dans l’élaboration d’un film animé, d’une bande dessinée ou d’un jeu vidéo, qui permet de déterminer le cadre graphique des personnages à travers leur apparence et leur inscription visuelles, afin qu’ils soutiennent au mieux la narration.

10Parmi ces éléments, le physique des personnages défini par le character design6, entre autres à travers la chevelure, peut être un indicateur pour rapidement les discerner dans la mise en scène et le système des personnages. Au-delà d’un constat plus graphique, cette diversité capillaire peut aussi être un indice dans la composition et l’évolution de ces derniers : la coiffure ou la teinte peut signifier des caractéristiques propres à chacun et rassembler des personnages issus d’œuvres très différentes. La diversité des genres de manga et d’animés, à laquelle s’ajoute une diversité de récits, ne permet pas un arrangement iconographique et interprétatif rigide, mais il est possible de rassembler un certain nombre de traits communs à de nombreuses figures.

Note de bas de page 7 :

Nine (Terror in Resonance) et Ginoza Nobuchika (PSYCHO-PASS) d’un côté, et Twelve et Kagari Sūshei de l’autre représentent dès leur character design deux typologies différentes de personnages : le premier duo partage des cheveux sombres, une coupe classique, une posture droite, et porte des lunettes, indiquant au sein de la diégèse une position de chef, de nature plus réservée et réfléchie. Les seconds présentent des cheveux possiblement teints, une coupe moins sage, et un détournement de leurs uniformes respectifs, qui signalent déjà visuellement une opposition avec le premier duo, par un comportement plus enfantin, plus enjoué, leur accordant aussi un rôle plus comique au sein du système des personnages. Leur première apparition à l’écran, par leur posture et leur prise de parole, accroît cette impression initiale.

Note de bas de page 8 :

Nous pouvons citer en exemple le personnage de Hyûga Hinata dans le manga Naruto, ou plus récemment Miwa Kasumi dans Jujutsu Kaisen.

11Au sein de notre corpus, cette dynamique de création des personnages est déjà sensible avec les protagonistes7. Elle concerne tout autant nos antagonistes, dont l’apparition à l’écran est aussi pensée à partir de ces éléments d’attraction plus ou moins assimilés par les spectateurs, comme en atteste le choix de la teinte de leurs cheveux qui les distingue directement du reste des personnages. Si le brun rassemble des personnages traditionnels (parfois empreints de fermeté ou de sévérité) et le châtain des figures plutôt abordables et classiques dans leurs traits de caractère, d’autres couleurs déterminent des natures diverses ainsi que des énergies narratives propres. S’il est toujours possible de tromper quelque peu les spectateurs sur les intentions des personnages, puisque l’imaginaire global est construit sur des valeurs plus ou moins établies et référencées, certains grands traits caractéristiques demeurent toujours présents, même en simple trame de fond, afin d’introduire ces personnages et de présenter un point d’accroche. Par exemple, la couleur bleue est souvent associée à des personnages présentant des natures plutôt douces et réservées, si ce n’est timides, mais aussi des personnages plus stoïques : de manière générale, un certain raffinement les réunit8.

Note de bas de page 9 :

Cette distinction capillaire rassemble tant l’antagoniste Sephiroth dans le jeu vidéo Final Fantasy VII, que le personnage de Griffith dans Berserk, ou encore Ginko, le protagoniste de Mushishi, parmi beaucoup d’autres, qui figurent dans des manga, séries et films d’animation, jeux vidéo et d’autres media.

12Dans le cadre d’un univers qui se veut au plus proche de notre réalité comme le montrent les deux œuvres de notre corpus, le character design des personnages est une composante essentielle présentant des physiques proches des phénotypes et des mensurations auxquels les spectateurs peuvent s’identifier. Ainsi, une différence notable visuellement peut être issue soit d’une altération qui demande à être explicitée (une teinture, un déguisement ou une maladie par exemple), soit d’un marqueur visuel qui distingue le personnage concerné de manière symbolique et narrative. Nos deux antagonistes se distinguent par des cheveux d’une blancheur parfaite, et des yeux d’une couleur rare (violet pour Five, dorés pour Makishima Shōgo). Le blanc peut naturellement concerner des personnages âgés, mais pour des figures jeunes, il rassemble souvent des êtres qui ne sont pas humains, et / ou qui renferment une puissance, ou une connaissance particulière. Il est possible de relier cela à la tradition chinoise, le blanc désignant la force et la violence, mais cette couleur est aussi historiquement celle du deuil au Japon, et semble donc pratique pour démarquer des personnalités particulières, opposantes, ennemies, ou des personnages en proie à la violence9. Une autre explication possible réside dans la prononciation du mot Mort (死) et 4 (し – ) proche du « shi » de « shiro » (白い) signifiant blanc en japonais. De nombreuses œuvres déclinées dans différents médias dépeignent des personnages liés à une forme de connaissance secrète, une sagesse dans un domaine qui leur octroie une certaine force, associée généralement à une beauté particulière. À cela s’ajoute souvent un comportement ou une posture singulière qui, dans le cas de nos deux antagonistes, se représente par une attitude majoritairement posée et réfléchie, s’exprime en peu de gestes et de mots, et dont les émotions sont toujours contrôlées.

13Ce regard porté sur cette caractérisation physique nous permet d’expliciter la démonstration d’Azuma Hiroki, attestant dans la consommation de ces objets fictionnels d’une certaine socialisation des publics avec des personnages qui se révèle fondamentale pour l’accession et l’appropriation d’un univers ou de son message en tant que récit. Dès leur création, leurs propriétés « attractionnelles » sont sensibles à l’écran à partir de leurs traits physiques, puis dans l’organisation de leur caractérisation au fur et à mesure de la narration. Le personnage de Five et celui de Makishima Shōgo présentent des traits physiques et psychologiques similaires, non pas en référence directe à une source d’inspiration clairement définie, mais en ajoutant de nouveaux éléments d’attraction potentiels, ou en enrichissant ce châssis de référents visuels qui continuent de s’intégrer dans un imaginaire commun. La construction de ce type de personnage se fonde moins sur l’accumulation de signes distinctifs que sur la différence de ces derniers vis-à-vis des signes invoqués pour définir les autres personnages. Ce système de base de données est ainsi continuellement enrichi et complexifié, notamment dans un vaste contexte de transmédialité (Letourneux, 2011) ou media mix (Steinberg, 2012) qui sous-tend et entretient la circulation des personnages mais surtout des signes qui les composent et qui est redoublé par les productions d’amateurs (Ito, 2012 ; Ernest dit Alban, 2019). Comme le rappelle Bouthavy Suvilay (2019), c’est ce qui amène l’historien du manga Gô Ito (2005) à considérer que le kyarakutâ (personnage au sens de composant d’une narration) est finalement presque délaissé à la faveur du kyara (personnage comme constellation de signes qui ne sont pas directement reliés au récit).

Note de bas de page 10 :

Cette « immobilité » n’est pas la résultante d’une simple succession de plans fixes (appelée plus communément limited animation, qui s’oppose dans son nombre d’images par seconde à la full animation) qui seraient la conséquence de limites budgétaires dans la production de l’animé. En effet, une animation limitée est souvent mise en parallèle avec des cadrages dynamiques et un montage global vif. Par ailleurs, elle ne concerne pas uniquement nos antagonistes. Comme le dénonce Thomas Lamarre, « Cette façon d’analyser l’animation implique que, parce que l’animation limitée ne s’efforce pas de produire du mouvement à la manière de l’animation pleine, il ne s’agit pas d’animation du tout. […] Il est impossible de comprendre le dynamisme de ces réseaux d’animés si nous persistons à penser l’animation limitée avec l’idée de statisme ou d’immobilité » (Lamarre, 2009, p. 184-185).

14Malgré la recherche, la conservation et le développement d’une identité visuelle aisée à reconnaître, à assimiler et à reproduire, il est nécessaire de ne pas considérer ces éléments de character design seulement comme un ensemble de référents visuels trop figés et comme une iconographie qui se suffirait à elle-même, dont la simple présence à l’écran satisferait les sentiments d’appropriation et d’empathie des spectateurs. La mise en scène et l’insertion de ces personnages en tant que signes à l’image fait aussi véritablement sens. Dans le cas de nos deux antagonistes, leur intégration dans l’espace est très statique, placide, elle s’impose par une certaine stabilité dans le plan la plupart du temps10, associée à un cadrage et à un montage significatifs. Plus précisément, c’est un langage propre de l’image concernant ces figures qui permet leur identification, et leur mise en action au sein de la diégèse. Pour expliciter cela, nous pouvons étudier leur introduction à l’écran, ainsi que la scène / l’épisode de leur réelle première action au sein de la narration. L’agencement et la récurrence des dispositifs de leur apparition permettent d’affirmer aussi une cohésion plus importante du système des personnages et ainsi du sens narratif. Par cette démarche, nous verrons que la construction sérielle dans son ensemble se révèle dictée par leur présence à l’image, en détournant ou en bouleversant l’ordre éthique établi préalablement.

2. Sympathy for the Devil : l’antagoniste comme impulsion narrative et éthique

15L’introduction des éléments physiques de ces deux antagonistes est certes pensée dès leur constitution lors de l’écriture, mais elle est dans un second temps servie par une mise en scène et un montage qui leur sont propres, dont les ressorts apparaissent comme une nouvelle étape d’un discours visuel et symbolique. Au-delà des éléments d’attraction qui agissent comme des référents, ces derniers instaurent un langage cinématographique singulier au sein d’une scène, mais plus largement au sein d’une unité d’épisode, et même au profit de l’organisation de la narration à l’échelle de la série.

16Dans le cas de Makishima Shōgo, la scène introductive est un flashforward de l’épisode seize. Dès les premières secondes, ce personnage est présenté de dos, cheveux au vent, regard fuyant, avant un plan rapide sur un léger sourire. Quatre plans simples et rapides positionnent le personnage grâce à des éléments de distinction efficaces. Il fait ensuite face à Kôgami Shinya (un des exécuteurs désignés jusqu’alors comme appartenant au camp du bien) et la mise en scène les place tout de suite en opposition stricte, en miroir. Ils se dénomment chacun et se reconnaissent. Nous faisons face à une scène introductive avec peu d’éléments, mais déjà tous les codes primordiaux définissent cet opposant. Il faut noter qu’il n’apparaît pas du tout dans le premier générique ouvrant la série, qui concerne les épisodes un à onze et forme la première moitié de celle-ci. Sa véritable première apparition au sein de la narration n’intervient qu’à la fin de l’épisode quatre, alors que le nœud de l’action se dévoile véritablement, comme nous allons l’expliciter. Il est malgré tout présenté indirectement, car son corps n’est visible qu’en partie, la caméra se concentrant sur sa chevelure et sur ses mains ; seuls deux plans rapides dévoilent son visage alors qu’il prend la parole pour la première fois. Son corps est ainsi majoritairement représenté à l’image de manière découpée et fugace dans le plan.

Note de bas de page 11 :

Beaucoup d’autres éléments caractérisant Five sont à prendre en compte pour la distinguer des autres personnages comme sa maîtrise de l’anglais, qu’elle utilise à une cadence très sèche et expéditive par exemple. Nous nous sommes concentré exclusivement sur le langage de l’image par souci de cohérence au sein de cet article.

17Cette dynamique se retrouve dans l’introduction de Five pour Terror in Resonance. Five se révèle et se distingue par ses cheveux lors de sa descente d’un avion qui arrive à Tokyo au début de l’épisode cinq : un rapide plan fixe où elle descend l’escalier ne dévoile que sa silhouette, puis un second, où seule sa chevelure est animée, laissant apparaître le drapeau des États-Unis sur la queue de l’appareil. Ce premier élément crée un lien pour les spectateurs les plus alertes, grâce à un plan très bref présentant un personnage peu détaillé au sein du générique, mais surtout deux occurrences d’un enfant aux cheveux aussi clairs dans les cauchemars de Nine. Si la connexion ne se forme pas encore forcément pour tous, c’est toujours cet élément physique qui agit comme une apostrophe au public, invoquant ce kyara-moé que nous évoquions plus tôt. Les prochains plans la concernant vont toujours la masquer quelque peu par un choix d’angle de caméra qui met ses cheveux en avant, suivis par ses mains. Son corps est ainsi ponctué, découpé par la caméra pour faire apparaître des points précis : sa chevelure pour la distinguer, puis ses mains et ses yeux pour la désigner. L’élément d’attraction incarné à l’écran par les couleurs particulières de ses cheveux et dans une moindre mesure de ses yeux, est complété et réinvesti par une animation et une mise en scène spécifiques. Ces trois parties du corps sont les seuls réels objets animés de son personnage dans ces épisodes l’introduisant et présentés à plusieurs reprises en gros plan : la découpe et le rythme qui lui sont attribués agissent ainsi presque comme un miroir déformant, écartant Five du commun des mortels. Cette dynamique précise la caractérise par un regard vif et pointu, c’est une meneuse d’hommes inflexible et efficace, plus qualifiée que ses homologues masculins pour arrêter le duo terroriste11.

18Ces deux exemples permettent d’expliquer comment l’animation limitée a pu devenir une forme d’expression distinctive ayant un véritable impact sur le récit (Lamarre, 2002, p. 339). Comme l’analyse Marc Steinberg :

S’il y a absence de mouvement dans l’anime, il faut le voir comme une limite productive, une condition positive pour le medium lui-même, ce que Lamarre appelle « l’inconscient positif de l’anime ». Chaque medium, pourrait-on dire, est fondé sur une condition favorable, une « soustraction positive » ou un « obstacle propice » qui, à son tour, le définit comme un medium. Les réponses à cette limitation positive n’impliquent pas une sorte de téléologie implicite dans le medium, mais plutôt un ensemble d’innovations créatives qui pourraient se solidifier en quelque chose comme le style, la technique, le genre ou le système (Steinberg, 2012, p. 56).

19Cette animation limitée, rigoureuse pour ces deux personnages, associée à une mise en scène précise de leur corps soutenue par des angles de caméra et un montage singuliers, peut se placer sous le signe de « l’immobilité dynamique » (Steinberg, 2012, p. 27), tendance qui réduit l’importance du mouvement du corps au profit d’un rythme dicté par la disposition du / des plans. Ces trois éléments permettent donc d’inscrire leur personnalité ainsi que leur dynamique dans une double rhétorique : d’abord visuelle, pour que les spectateurs les distinguent, les assimilent, mais aussi narrative, plus notable à l’échelle d’un épisode, d’un arc actanciel, et même de la série entière. En effet, en considérant selon une focale plus large l’échelle scénaristique des deux séries, ce sont bien ces deux personnages qui guident directement la narration selon une « distribution différentielle » (Hamon, 1972, p. 91) qui les écarte également des autres personnages. Ils mettent en mouvement à la fois les protagonistes et les spectateurs, même si le point de vue sur les événements n’est jamais celui de Makishima Shōgo ou de Five. Cette rythmique est sensible dans les deux séries au schéma similaire, malgré un nombre d’épisodes deux fois plus important pour la série PSYCHO-PASS (Figure 1).

Figure 1 : Structure narrative de la série PSYCHO-PASS

Épisodes 1 à 3

Introduction des protagonistes, de l’univers et de son organisation. Un crime rythme chaque épisode, engendrant une enquête et l’arrestation du coupable. Chaque crime permet de dévoiler une partie de l’organisation et des règles qui régissent cette société dystopique.

Épisodes 4 et 5

Enquête en deux épisodes, alors que Makishima Shōgo apparaît très indirectement et semble être l’instigateur de l’affaire. Le rythme évolue donc avec son apparition.

Épisodes 6, 7 et 8, puis 9, 10 et 11

Deux enquêtes en trois épisodes chacune, autour de crimes dont Makishima est la tête pensante. Il fait intervenir des agents, en leur donnant les moyens de commettre leurs méfaits. Les protagonistes découvrent peu à peu son existence et son mode opératoire.

Épisode 11

Milieu de la série, basculement de la narration. Première confrontation avec Makishima et compréhension de sa nature particulière qui échappe à Sybille. Il tue enfin directement et expose clairement ses intentions avant de s’échapper.

Épisodes 12 à 21

Le rythme et l’atmosphère changent, la traque commence. Les protagonistes comprennent peu à peu les intentions de leur ennemi qui les renvoie aux limites et contradictions de Sibylle. Les trajectoires de chacun se confrontent à son organisation autoritaire, et tous tentent d’en comprendre les fondements.

Épisodes 22

Confrontation finale entre Kôgami, rejoint par Akane, et Makishima, afin de compromettre la dernière étape de son plan : forcer l’ouverture du Japon en détruisant son autonomie agro-alimentaire. Mise à mort de Makishima et désertion de Kôgami, considéré à présent par Sibylle comme un assassin.

20Deux unités se dessinent, avec l’épisode onze comme pivot. Celui-ci est commandé par l’action de Makishima. La concentration de la caméra sur ses mains que nous évoquions plus haut annonce sa fonction d’actant au sein de la narration, qui passe justement par la manipulation d’agents pour mettre en action son plan, puis des protagonistes eux-mêmes. Il guide et manœuvre le rythme du récit pour introduire un nouvel acte après s’être confronté à ces derniers. Il les mène à lui, afin d’inspirer un questionnement sur leur statut et sur leur action au sein de la société, et d’inspirer aux spectateurs une défiance envers les certitudes qu’ils avaient jusqu’à cet épisode. La seconde partie de l’animé est effectivement une déconstruction des bienfaits de Sibylle exposés jusqu’alors sans discours critique possible, par le chemin introspectif des différents protagonistes face au plan de Makishima. Cet agencement fait varier le rythme afin d’installer rapidement les premiers éléments de l’intrigue et ses spécificités, avant de développer les engrenages du drame. Ce modèle est aussi sensible dans l’écriture de Terror in Resonance, bien que de manière plus condensée (Figure 2).

Figure 2 : Structure narrative de la série Terror in Resonance

Épisodes 1 à 4

Introduction de Nine et Twelve entre anti-héros (présentés comme terroristes aux intentions troubles) et lycéens normaux. Une énigme et une bombe forment le cœur de chaque épisode de cette première unité afin d’installer l’opposition entre le duo et la police.

Ép. 5

Arrivée de Five au Japon avec d’autres agents du FBI. Retournement de situation au sein de la narration par son entremise. Le rapport de force change alors : c’est elle à présent qui s’oppose aux deux protagonistes.

Épisodes 6 à 9

Five met en place différents plans pour capturer les deux adolescents. La police japonaise n’est plus leur opposant direct, et subit même les méthodes de la jeune fille qui n’hésite pas à mettre la population en danger.

Épisode 10

Nine se rend finalement à la police face aux agissements de Five, mais celle-ci n’accepte pas une victoire si « facile ». Son implication dans l’affaire est plus personnelle, et dépasse le cadre de sa mission en tant qu’agent des services secrets américains. Mort de Five dans un ultime face à face avec Nine.

Épisode 11

Dernière bombe, annoncée au premier épisode par le vol de plutonium dans une centrale nucléaire. Mise à mort de Nine et Twelve par l’armée américaine pour dissimuler leur intervention dans l’enquête. Révélation dans la presse internationale du programme d’expérimentations mené par le gouvernement japonais.

21Les quatre premiers épisodes reprennent chacun cette unité d’action afin d’exposer les premiers éléments d’intrigue. S’il est possible de voir comme une coquetterie d’écriture l’apparition de Five à l’épisode cinq, puis sa mort cinq épisodes plus tard, son introduction dans la diégèse renverse complètement le rapport de force initial. Sa mise en action élargit les enjeux du scénario à double titre : en tant qu’intime des deux protagonistes, sa confrontation avec eux devient une affaire personnelle à travers laquelle leurs psychologies peuvent être développées ; en tant qu’agent des services secrets américains sur le sol japonais, elle représente une puissance étrangère qui élargit l’échelle du drame. Les motivations et les actions de chaque camp sont alors perçues d’un regard nouveau puisque le conflit devient véritablement politique, entre deux superpuissances dans le domaine de l’armement et de la recherche militaire. C’est par ce retournement dans la narration que l’empathie des spectateurs peut évoluer, et qu’une autre lecture de l’action devient alors possible : une lecture qui justifie les intentions des deux terroristes et peut provoquer le désir de les voir parvenir à leurs fins, tout en gardant une possible identification avec Five malgré les conséquences de ses décisions.

Note de bas de page 12 :

En effet, une analyse comprenant un corpus plus important permettrait sans doute d’intégrer des figures d’antagonistes issus de genres éloignés. Même si celui-ci ne recoupe pas tous les éléments que nous avons analysés dans notre étude, nous pouvons citer Kiryûin Ragyō, de l’animé Kill La kill produit en 2013 par le studio Trigger. Plus proche du genre fantasy, cette « fiction scolaire » emprunte aussi des codes d’animés de magical girls (mahō shōjo) par exemple.

22Cette impulsion narrative, soutenue par une captation et un détournement de l’implication éthique des spectateurs, agit comme un nouvel élément d’attraction. L’antagoniste se révèle, s’impose à l’écran et permet par son magnétisme d’inscrire l’action autour de lui et du discours qu’il porte. Nous nous retrouvons face à un antagoniste qui plaît, émeut et persuade. Les éléments d’attraction que les publics connaissent plus ou moins consciemment forment une première couche de lecture sur laquelle va se superposer ensuite une rhétorique de l’image dont les outils vont conforter ces premiers éléments, au point de guider la narration et de modifier l’appréciation première du système des personnages. Autrement dit, malgré des variations entre les deux objets de notre corpus, les données de « l’identité existentielle » du personnage soutiennent et complètent les composants de « l’identité fictionnelle » (Bertetti, 2014, p. 2349). Cette construction pourrait sembler propre au genre de la fiction d’anticipation qui réunit nos deux séries. Dans une formulation qui peut rappeler les notions développées par Azuma Hiroki que nous avons convoquées, Jacques Aumont et Michel Marie précisent pour le cinéma que « des scènes ou des formes prescrites par un genre […] se ressemblent d’un film à l’autre, et finissent par constituer une sorte de répertoire que chaque nouveau film du genre convoque plus ou moins consciemment » (Aumont et Marie, 2008, p. 110). L’attente des publics pour ces « formes » diverses, dans le cadre sériel, au-delà du stéréotype du personnage et de certaines récurrences de situations ou de directions dans la mise en scène, concerne plus largement une scansion du récit, dictée par son cadre de diffusion (Benassi, 201612).

23L’intérêt de cette démarche est ici de mener à un antagoniste plus grand, qui n’est pas forcément incarné stricto sensu, mais qui a valeur de système à interroger, à défaut de pouvoir nécessairement le démanteler. L’incarnation de l’antagoniste dépasse le cadre précis du character design et d’un rôle fixe au sein de la diégèse pour interroger plutôt les soubassements de cette structure qui elle-même est contestable, et se trouve surtout à l’origine de l’irrégularité qu’il faudrait ainsi écarter de la société. Dans les deux cas de figure, le but des soi-disant antagonistes demeure toujours de révéler une vérité aux yeux du monde, de réveiller la société face aux rouages d’une organisation arbitraire qui souhaite la conserver dans une stase rassurante et sécuritaire, sans possibilité d’alternative ou de pas de côté pour l’individu. Cette démarche active dans le récit permet ainsi de complexifier son message et de lui accorder un impact plus large, dont la critique concerne un appareil dans son ensemble, et plus seulement le nœud primordial de l’action. Ce recul dans le regard et l’appréhension de la fiction engage une possibilité d’innutrition plus riche, plus efficace dans l’importante production d’animés, et potentiellement une réflexion qui engage le spectateur dans son expérience au monde.

Conclusion

Note de bas de page 13 :

Cette impulsion est d’ailleurs sensible au sein du site participatif www.sakugabooru.com, qui présente un fonctionnement similaire à celui d’Otaku Tinami, mais dont l’intérêt se porte sur les types de techniques d’animation.

24Nous avons fondé notre approche des antagonistes d’animés sur la méthodologie d’Azuma Hiroki à travers le système de la base de données, permettant de mieux comprendre un dispositif de références qui unit différentes productions continuellement enrichies dans un cadre de consommation plurielle défini par la logique du media mix. Si ce modèle est largement utilisé à travers des bases de données réelles constamment enrichies par les publics, il concerne majoritairement dans un premier temps des tropes propres au character design et des effets visuels. Il est notable que cette dynamique concerne aussi des types d’animation13, de cadrage et de montage, permettant de rassembler ces actants narratifs par un discours de l’image plus complexe. Celle-ci pourrait donc sans doute comporter beaucoup plus de couches parallèles et sous-jacentes afin d’intégrer par extension la scansion sérielle, en considérant aussi la mise en scène par le type, le nombre et la durée des plans qui concernent les personnages comme autant « d’axes sémantiques récurrents » supplémentaires (Hamon, 1972, p. 100) dans la distinction et la différenciation des personnages.

25Dans le cas de nos exemples, ces différents composants répondent à cet ordre régi par le rythme de diffusion, permettant ainsi de varier l’allure de l’action mais surtout son propos. Le contexte premier d’enquête, opposant deux camps qui semblent distincts, peut dans son déroulement affirmer ou infirmer des inspirations plus complexes. Les différentes ambitions et les démarches qui en découlent tâchent de converger vers un même point : l’antagoniste qui semble désigné n’est pas nécessairement celui qu’il est souhaitable de voir tomber. L’attraction qu’il génère, et l’empathie qu’il déclenche par son statut ou son discours engagent une démarche cathartique nécessaire pour mieux se confronter aux protagonistes, tant pour ne pas adhérer directement et complètement à leurs trajectoires, que pour mieux discuter la trame qui soutient le récit. Il s’agit avant tout de mettre en lumière un ordre opaque, aux rouages inconnus de la société, qui agit pour un soi-disant bien commun mais dont l’étouffement de l’information et de toute contestation consolide un appareil dictatorial. Dès lors, celui que l’autorité désigne comme contradicteur ou comme agent d’un dysfonctionnement devient nécessaire par le soulèvement qu’il insuffle ou catalyse. Sa nature trouble s’avère indispensable dans la bonne appréciation de la fiction, et semble répondre aux mots de Tanizaki Jun’ichirō :

[…] le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre (Tanizaki, 1993, p. 77).

26L’antagoniste en tant que tel n’est donc jamais à honnir définitivement, il se révèle comme un adjuvant premier dans une réflexion critique d’ensemble de la fiction et des soubassements de son univers. Il n’est surtout pas un objet hermétique et immuable, à la faveur d’une contemplation multiple, mobile, dont le plaisir est laissé à l’entière appréciation du regard qui s’y confronte.