Tuer le père, tuer le pair. Figures d’autorité et doubles maléfiques comme adversaires dans les coming-of-age stories de la saga Persona Killing the Father, killing the Alter. Opposing authority figures and evil twins in Persona saga’s coming-of-age stories

Thaïs ARIAS 

https://doi.org/10.25965/flamme.1326

Proposer, à l’instar de la saga Persona, des jeux de rôle (RPG) se déroulant dans un contexte contemporain soulève la question des figures antagonistes mobilisables. À travers les exemples des jeux Persona 4 et 5, cet article interroge les visions du mal qui les traversent : corruption, pédocriminalité, abus de pouvoir, mais aussi incarnations ambiguës d’une jeunesse traversée par des sensibilités sociales renouvelées et identifiée par l’expression stigmatisante de wakamono mondai. Au-delà de ces exemples, sera menée une réflexion plus large sur les modalités d’existence du discours politique et social dans le jeu vidéo et les productions évoluant au sein du media mix.

To create role-playing games (RPG) in contemporary settings, as the Persona franchise does, stirs up issues about who can be established as antagonistic figures. The following article intends to dive into Persona 4 and 5 in order to explore the visions of evil that are called up: corruption, pedocriminality, power abuses, but also ambiguous depictions of a youth grappling with renewed social sensibilities and sometimes referred to with the derogatory phrase wakamono mondai. Beyond these, we will consider the specifics of social and political discourse within the framework of both videogames and media mix.

Sommaire
Texte

We presumably play many games because they are exciting, but will playing a particular game result in a positive or a negative mood? This is where the fundamental unpredictability of games comes in,
since failure will likely result in a worse mood than success will.
To play is to take an emotional gamble.
Jesper Juul – The Art of Failure
Nous sommes supposés jouer à des jeux parce qu’ils nous excitent, mais est-ce que jouer à un jeu en particulier va avoir un effet positif ou négatif sur notre humeur, notre état d’esprit ? C’est ici qu’entre en jeu la nature fondamentalement imprédictible des jeux, parce qu’un échec aura un impact autrement plus fort qu’une réussite. Jouer est un pari où ce sont nos émotions que l’on met en jeu.
Jesper Juul – L’Art de l’échec [traduction depuis l’anglais par l’autrice de l’article]

Note de bas de page 1 :

Tous les titres de parties et sous-parties structurant cet article sont des noms de morceaux issus de la bande originale du jeu Persona 5, composée par Meguro Shôji. Ce choix cosmétique a été fait afin de rendre compte de la cohérence de l’ensemble des choix de direction créative avec les thèmes abordés dans cette recherche, et ce malgré ma décision de ne pas aborder frontalement la conception musicale dans le corps du texte. Chacun des titres et des sous-titres sera explicité par la mention d’une précision du contenu de la section en français.

Introduction : Wake Up, Get Up, Get Out There1 : le mal à la racine

Note de bas de page 2 :

Le jeu de rôle à la japonaise (JRPG) est une catégorie spécifique de jeux de rôle (RPG) historiquement caractérisée par un système de combat traditionnellement au tour par tour (l’équipe contrôlée par les joueurs et l’équipe ennemie gérée par la machine attaquent successivement, et le déroulement de chaque tour n’est pas limité par le temps), une narration riche mais linéaire (peu ou pas influencée par les décisions des joueurs) et un certain sens de la démesure (souvent, les histoires commencent à une échelle assez restreinte, avant de prendre des proportions épiques, pouvant aller de la guerre de civilisation à l’affrontement d’une créature divine).

1Si traditionnellement, le genre du JRPG (pour « jeux de rôle à la japonaise2 ») est marqué par la représentation d’univers imprégnés de fantasy ou de science-fiction, la saga des studios Atlus Persona met en scène des lycéens dans le Japon du XXIe siècle. Le JRPG étant extrêmement codifié, ce changement de cadre drastique va nécessairement amener à renouveler une partie de l’imaginaire classique du genre. Le personnage central de l’antagoniste, du « Grand Méchant », va bien évidemment être impacté par ce nouvel environnement. Il va dès lors s’agir de trouver des « méchants » à ces adolescents en pleine coming-of-age story, ceux dont la confrontation permettra le passage à l’âge adulte. 

2La triple contrainte de la forte antagonisation de ces personnages, de leur crédibilité dans un contexte réaliste contemporain et dans un récit initiatique va amener à la naissance de figures de méchants peu conventionnels pour le jeu vidéo : professeur pédo-criminel, policier frustré préfigurant les incels, politicien véreux, mais aussi des doubles des héros tourmentés par l’incapacité d’assumer leur identité (notamment LGBTQI+). Ces figures sont les repoussoirs par excellence d’un Japon perçu comme paternaliste et hors du temps. Leur traitement frontal dans le jeu vidéo est rare et précieux. Il donne à la série une dimension politique tout en offrant à son public adolescent des clefs de compréhension de situations graves, à travers un média caractérisé par la sécurité et la sensation de contrôle.

3À travers cet article, je m’emploierai à scruter les spécificités des figures de méchants des jeux Persona 4 et Persona 5. Comparer ces deux jeux, sortis à huit ans d’intervalle, à travers le prisme de leur représentation des méchants est intéressant à plus d’un titre. En effet, contrairement aux précédents opus qui restent fortement marqués par l’imaginaire de Shin Megami Tensei, autre série d’Atlus dont Persona est un spin-off, les antagonistes de Persona 4 et 5 se détachent des archétypes de méchants monstrueux et divins qui peuplaient jusque-là les jeux de la série.

4Dans Persona 4, sorti en 2008, les joueurs incarnent un lycéen qui doit aller vivre un an auprès de son oncle et sa fille dans la petite ville de campagne de Inaba pendant que ses parents travaillent à l’étranger. Rapidement, des événements dramatiques vont secouer la communauté, et ce nouvel élève se retrouvera impliqué, avec un groupe hétéroclite d’amis, dans la découverte et l’exploration d’un monde parallèle accessible en traversant les écrans de télévision, afin de poursuivre un tueur en série utilisant cet espace comme cachette pour commettre ses crimes. 

5Persona 5, sorti lui en 2016, partage beaucoup de points communs avec le précédent : on y joue à nouveau un lycéen contraint de déménager loin de chez lui et de s’intégrer dans un nouvel environnement. Cette fois-ci, la raison de cet éloignement est un casier judiciaire qui oblige le protagoniste à intégrer le seul lycée voulant bien de lui, dans le centre de Tokyo, et il est hébergé par un ami de sa famille. Il partira également à la découverte d’une dimension parallèle, accessible via une application de smartphone, avec ses nouveaux amis de lycée, où ils commettront eux-mêmes des crimes : se faisant appeler les Phantom Thieves of Heart, ils déroberont les obscurs désirs d’adultes corrompus dans le monde parallèle afin de provoquer chez eux des changements de comportement dans le monde réel.

6Ces deux jeux, à travers les antagonistes originaux qu’ils proposent, permettent de s’interroger plus largement sur la dimension politique du médium vidéoludique, et sur les spécificités de celui-ci en termes d’expression des pulsions de rébellion. Afin d’alimenter cette réflexion, je m’intéresserai tout d’abord à leur structure narrative en tant que coming-of-age stories et aux effets de ce genre de récits sur les figures de méchants mobilisées. Ensuite, je reviendrai sur les conséquences de ce contexte socioculturel particulier qui voit naître ces œuvres sur ces archétypes de méchants. Enfin, j’explorerai les modalités d’interaction entre les récits – et donc leurs choix de représentation du Mal – et les systèmes dans le cadre du médium vidéoludique particulier qu’est le jeu de rôle à la japonaise.

1. New Beginning : les coming-of-age stories

7La coming-of-age story est un genre de récit centré sur une série d’événements considérés a posteriori comme le moment de transition vers la maturité d’un ou plusieurs personnages. Elle met le plus souvent en scène des adolescents vivant des expériences déterminantes qui forgeront les adultes qu’ils deviendront.

So Boring : l’expérience scolaire

8Le contexte général dans lequel se déroulent les histoires des jeux Persona est construit sur un modèle propice au développement de ces coming-of-age stories. En effet, le joueur incarne toujours le nouvel élève, arrivant dans un lycée inconnu et qui va fédérer autour de lui un groupe d’amis hétérogène dont chaque membre va pouvoir s’ouvrir et grandir au contact des autres.

9Hashino Katsura, producteur des jeux Persona depuis le troisième opus, met en avant l’importance de ce choix d’environnement de par sa dimension référentielle : la vie scolaire est une expérience du monde très largement partagée, un socle commun qui va pouvoir résonner chez un grand nombre de joueurs indépendamment de leur âge, leur genre ou leur classe sociale (Kotzer / Hashino, 2016). Cela permet donc de créer un paradigme d’identification, de projection et plus largement d’empathie pour l’ensemble des personnages. De plus, le statut de nouvel élève du protagoniste autorise malgré tout la narration à porter des éléments de contextualisation plus spécifiques, et place les joueurs légèrement de côté par rapport à leur environnement, à l’instar du personnage lui-même.

Note de bas de page 3 :

Baito, diminutif de arubaito qui vient de l’allemand arbeit, est le terme japonais désignant les emplois alimentaires des étudiants ou des freeters, employés précaires cumulant plusieurs postes à temps partiel.

Note de bas de page 4 :

On nomme « simulation de vie » des jeux permettant aux joueurs de mener des expériences de vie quotidienne alternatives dans des mondes virtuels reproduisant le monde réel de façon semi-réaliste ou parodique. Son exemple le plus fameux en Occident est sans aucun doute la série Les Sims (Maxis, 2000 - ), mais on peut également penser aux Animal Crossing (Nintendo, 2001 - ) ou Stardew Valley (Eric Barone / Chucklefish, 2016).

10Les jeux Persona simulent des aspects très divers de la vie lycéenne typique japonaise : les emplois à temps partiel (les fameux baito3), les clubs scolaires – qui représentent une part non négligeable de la vie sociale scolaire –, les cours, les semaines d’examens… Toutes ces briques d’activités sont utilisées dans le cadre d’un jeu de gestion / simulation de vie4 qui couvre une grande partie de la durée d’une partie de Persona. Pour reprendre les termes de Pascal Garandel (et de Heidegger à travers lui), le protagoniste d’un Persona a au monde un « rapport éminemment pratique, un rapport de ‘préoccupation affairée’ […] un affairement perpétuel et diversifié, au sein duquel le rapport aux choses s’inscrit dans une multitude de projets, d’objectifs, d’intentions » (Garandel, 2012, p. 121). Les joueurs comme le personnage sont ainsi saturés d’activités et de micro-décisions permanentes. Tant du point de vue des mécaniques que du récit, ces occupations, qui peuvent paraître annexes, participent en réalité à la mise en place de la coming-of-age story. En effet, celle-ci existe grâce au contraste entre des événements déterminants de grande ampleur et la dimension profondément anodine de la vie quotidienne qui, précisément, rend visible les changements qui s’opèrent sur l’être-au-monde des personnages.

Note de bas de page 5 :

Les Social Links sont la mécanique relationnelle des jeux Persona. Chaque jeu en contient un nombre limité et ils sont tous scriptés. Chaque personnage avec lequel un Social Link peut se nouer est associé à un arcane de tarot, et les différents stades d’évolution de la relation sont gradués de 1 à 10. Pour faire évoluer la relation, il faut passer du temps avec les personnages, parfois leur faire des cadeaux, et les aider à résoudre les problèmes de leurs arcs narratifs respectifs. Il est important de noter que si les Social Links concernent des personnages masculins et féminins, seuls ceux du genre opposé à celui du protagoniste autorisent le développement de romances.

11Parmi les activités proposées dans Persona, l’espace social occupe une large place. Cette dimension de vie en société est matérialisée mécaniquement par le concept de Social Link5. À chaque Social Link correspond un personnage différent de l’entourage du protagoniste, et si un grand nombre de rencontres sont scriptées dans la trame principale du jeu, certaines ne peuvent se produire que suite à des décisions spécifiques des joueurs eux-mêmes. Cette diversité de personnes côtoyées par le personnage permet la prise en charge d’expressions très différentes des notions de changements et de porosité au monde qui constituent le cœur de la coming-of-age story : elle autorise l’incarnation de modèles et de contre-modèles, mais aussi rend visible la circulation des changements, et l’évolution que le personnage incarné par le joueur provoque lui-même chez les autres.

Keeper of Lust : les adultes comme figures du Mal

Note de bas de page 6 :

C’est notamment le cas des personnages masculins qui accueillent les protagonistes des jeux chez eux : Dojima Ryotaro dans Persona 4 et Sakura Sojiro dans Persona 5. Ces personnages prennent en charge l’incarnation de futurs désirables pour les protagonistes.

12Bien que les Social Links comptent ponctuellement des figures très subtiles, voire aspirationnelles6, ce sont généralement les personnages d’adultes qui vont prendre en charge la fonction de contre-modèle. En effet, la coming-of-age story classique se construit traditionnellement autour de la présence d’adultes défaillants, dont le rôle au sein de la diégèse est de fabriquer chez les personnages adolescents une pulsion de grandir « autrement ».

13Et si certains de ces adultes défaillants vont parfois s’incarner à travers des Social Links, lesquels vont simultanément permettre au personnage de grandir et de « continuer à faire grandir » ses interlocuteurs, d’autres seront d’emblée identifiés – ou se révèleront plus ou moins rapidement – de véritables incarnations du Mal. En un mot, les adultes seront les « méchants » des jeux, même s’ils semblaient parfois présentés au départ comme des figures positives et attachantes. C’est le double espace de la série, partagée entre le monde réel et un monde parallèle faisant office de « révélateur », qui va permettre de créer ces effets de dévoilement ou de confirmation.

Note de bas de page 7 :

On appelle Boss un ennemi majeur, généralement lié à une avancée narrative (par opposition aux foes ou aux rencontres aléatoires, termes utilisés pour désigner les ennemis communs).

14Ainsi, Persona 4 commence par présenter des professeurs hostiles mais pas « méchants » au sens strict, faisant office de figures-repoussoirs. Progressivement, un changement d’échelle va s’opérer et aboutir à une première incarnation du Mal, un politicien que tout semble désigner comme un véritable tueur en série. Un second dévoilement révèlera que celui-ci est finalement accusé à tort et souffre de troubles dépressifs incapacitants. Un dossier a été monté de toutes pièces contre lui par le vrai meurtrier : un jeune policier arrivé en ville en même temps que le protagoniste, et avec lequel celui-ci a sympathisé pendant toute l’aventure. C’est en fait un sociopathe dangereux dont les pouvoirs sont construits en miroir à ceux du héros. Ce policier, Adachi Tohru, sera le premier Boss7 de la série de combats clôturant le jeu.

15Persona 5 s’ouvre également sur une figure de professeur, mais il s’agit cette fois-ci d’un pédo-criminel dont les exactions sont révélées par la tentative de suicide d’une de ses élèves. Un changement d’échelle similaire s’opère progressivement, mais celui-ci ne se base plus sur une structure d’absolution et révèle au contraire l’ampleur du mensonge, de la corruption et des malversations. De nouveaux cercles sont traversés – les mondes de l’art, des affaires, de la banque, de la justice – et se fabrique en creux la figure de méchant « ultime », un candidat au poste de Premier Ministre qui déguise ses ambitions fascisantes sous un vernis traditionnaliste et nationaliste. Cette fois-ci, le statut de méchants de ces personnages n’est aucunement ambigu, et s’incarne autant narrativement que mécaniquement, puisque tous ces personnages sont également des Boss au sens strict, qu’il faudra affronter les uns après les autres pendant toute la durée du jeu.

16La logique sous-jacente est simple, c’est celle de la corruption du pouvoir : la coming-of-age story va se faire le véhicule d’une jeunesse recherchant son propre pouvoir, qui ne soit pas celui, fondamentalement immoral, des figures d’autorité régissant le monde dans lequel elle évolue.

Poem of Everyone’s Soul : Découvrir et assumer son identité

17Hashino Katsura évoque le lycée en ces termes :

Comme tout le monde partage l’expérience du lycée, on partage également l’expérience de se comparer aux autres, et parfois, de devoir réfréner son individualité, apprendre à déchiffrer les codes pour ne pas trop se démarquer et risquer d’être ostracisé par le reste du groupe. (Kotzer / Hashino, 2016, traduction de l’anglais par l’autrice de l’article)

18L’adolescence est donc un âge de mise en tension de la normativité du groupe et de construction en opposition aux adultes.

19Le deuxième type d’ennemi archétypique de Persona est le double : des versions « maléfiques », les démons intérieurs des adolescents eux-mêmes. Affronter son double, c’est avant tout faire face aux aspects de son identité que l’on ne parvient pas à assumer, que l’on enferme en soi précisément à cause du risque d’ostracisme désigné par Hashino.

20Ces doubles – appelés Shadows – représentent l’essentiel des Boss que les joueurs seront amenés à affronter dans Persona 4. En effet, le jeu est très centré sur la question de l’identité et des conditions d’existence dans le rapport à autrui. Chaque personnage de l’équipe va, à tour de rôle, devoir affronter son Shadow self, et reconnaître en ce dernier une partie de soi-même afin d’accéder à son plein potentiel. Ce nouveau pouvoir s’incarne dans la transformation de ce Shadow self en persona, les créatures éponymes tirant leur nom du masque social tel que défini par Jung :

Par le masque, l’individu sélectionné est mis en marge de la sphère de la psyché collective, et, d’ailleurs, dans la mesure où il parvient à s’identifier à sa persona, il s’y dérobe réellement. Cet affranchissement de la psyché collective lui confère aux yeux de sa tribu un prestige magique (Jung, 1933, p. 69).

21Il devient ainsi au sens propre une nouvelle façon d’être-au-monde, entier.

22Les personnages de Persona 4 sont aux prises avec des identités complexes, notamment autour des problématiques de genres et d’orientations sexuelles. Le jeu assume des questionnements très frontaux sur le rapport de l’adolescence au corps, à ses transformations et ses incarnations, et ne tente en aucun cas de faire abstraction de sa dimension libidineuse. La structure double de l’identité, à la fois performance sociale et réalité profonde, est en effet très propice à rendre compte des vécus des personnes LGBTQI+. Cependant, il est important de noter que si ces questionnements sont effectivement explorés frontalement par le jeu, il s’y déploie malgré tout une force normative indéniable, qui entre en contradiction avec les expériences dépeintes. Les personnages concernés par ces identités marginalisées finissent tous leur exploration par un retour à une « norme acceptable ».

23Shirogane Naoto, présenté entre les lignes comme un garçon transgenre, renonce à cette identité pour embrasser à la place la possibilité d’être une fille avec des centres d’intérêt et un tempérament codés comme masculins. De même, Tatsumi Kanji, que son affection pour Naoto, son goût pour la couture et son tempérament maternel font questionner son orientation sexuelle et poussent à surcompenser par une performance de masculinité viriliste, est rassuré dans son hétérosexualité par le renoncement de Naoto et la relecture de ses instincts tendres au prisme d’un tempérament paternel. Si ces personnages demeurent dans une certaine mesure des incarnations d’une possibilité d’expression de genre alternative, ils n’en demeurent pas moins des représentations normatives qui semblent créer une tension entre la coming-out story et la coming-of-age story : grandir, semble nous dire Persona 4, c’est aussi être capable d’être-au-monde avec la norme plutôt que contre elle.

2. The Collapse of Pride : Spécificités du contexte socio-culturel japonais

Note de bas de page 8 :

Longtemps non traduits et exportés en Occident, ceux-ci ont fini par acquérir une aura particulière pour les joueurs de JRPG. Persona 5 a été le premier opus à bénéficier (tardivement) d’une localisation française officielle, et avant lui les jeux n’étaient accessibles qu’aux publics anglophones, à la condition qu’ils puissent se procurer une copie – assez rare – des jeux ou puissent y accéder, souvent des années après leur sortie japonaise, grâce à l’émulation (qui permet à un ordinateur de copier le comportement d’une autre machine de jeu, et donc de l’utiliser pour lire des versions reproduites des jeux de ladite machine).

24La team Persona, l’équipe travaillant sur la saga au sein des studios Atlus, ne s’est jamais cachée du fait qu’elle crée ses jeux à destination exclusive du public japonais (Bailey / Hashino, 2017). Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la série mobilise des éléments parfois très précis de culture japonaise, tant traditionnelle que contemporaine8. Le choix des doubles socialement inacceptables d’adolescents ainsi que des adultes défaillants comme antagonistes, en dépit de leur portée universelle, est donc à réinscrire dans ce contexte socioculturel spécifique. Il est important toutefois de rappeler que le Japon n’existe pas comme un monde à part, et de ne pas essentialiser le pays, sa culture ou sa population. Je dois également ici rappeler que je m’exprime en tant que chercheuse occidentale et française, hors de mon champ direct de spécialité, et qu’un approfondissement des sources citées (et de leurs sources japonaises originales) sera nécessaire à toute personne cherchant une compréhension moins superficielle des éléments de contexte abordés ci-après.

● Beneath the Mask : Honne et Tatemae

Note de bas de page 9 :

Ou vrai « soi » [ndE].

25La dualité des personnages, qui « fabrique » les Shadow selves, n’est pas sans évoquer la norme sociale désignée par les expressions de Honne et Tatemae. Honne (本音) signifie le « vrai son9 » et Tatemae (建前) qualifie ce qui est « construit devant », c’est-à-dire la façade. Dans son ouvrage Japanese Patterns of Behavior, Sugiyama-Lebra Takie explicite ces notions de la façon suivante : « Honne signifie les aspirations et inclinations naturelles, réelles, intérieures, tandis que Tatemae se réfère au standard, au principe ou à la règle à laquelle on est tenu de se plier en surface » (Sugiyama-Lebra, 1976, p. 136). Orihashi Tetsuhiko précise dans Tatemae to Honne que la compréhension de la distinction entre ces deux termes – et donc ces deux postures sociales – est attendue des adultes, qui doivent ainsi savoir comment se comporter selon les circonstances, là où cette même compréhension n’est pas exigée des enfants (Orihashi, 1980, cité dans Naito & Gielen, 1992, p. 163).

26La question de l’adaptation des adolescents aux normes sociales s’incarne donc en tant que fait éducatif mais aussi en tant que rite de passage. On retrouve ce phénomène matérialisé dans Persona, où le Honne correspondrait aux Shadow selves, cette vérité du soi qui doit être admise mais contrôlée, maîtrisée, pour devenir une persona, un masque social qui permet d’exister dans la société, le Tatemae. Dès lors, il s’agirait de parvenir à sublimer le « méchant », la part d’ombre littéralement, en soi, pour l’empêcher de paraître.

27Les vrais méchants sont donc ceux qui ne parviennent pas à contrôler cette part d’ombre, et laissent leur Shadow self diriger leur façon d’être au monde. Le fait de les incarner dans des figures d’adultes défaillants vient donc renforcer cette logique. Si le fait d’être adulte découle de la capacité à se conformer à la norme sociale et à réprimer son Honne – et par extension son Shadow self – sous le masque social du Tatemae, alors la défaillance opère à un double niveau : elle est à la fois une défaillance du désir lui-même, et sa matérialisation sous la forme d’une défaillance sociale à incarner ce que signifie être adulte. Puisque ces adultes ne comprennent pas la norme, ils ne remplissent pas les conditions sociales du statut qui leur est conféré, et ouvrent ainsi la possibilité aux adolescents en plein coming-of-age story de devenir « d’autres » adultes, ceux qui trouvent leur pouvoir dans la cohabitation du Honne et du Tatemae, dans la compréhension, l’acceptation mais surtout la maîtrise de leur Shadow self incarné en persona.

● Accident On-Air : la société du spectacle

28Le contexte socioculturel du Japon contemporain inscrit dans la mondialisation permet de comprendre la nature de ces défaillances comportementales et morales. Je choisis ici d’emprunter l’expression de Guy Debord de « société du spectacle » afin de déterminer un cadre de pensée de la société japonaise contemporaine, en rappelant que selon lui, « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Debord, 1971, p. 10). 

Note de bas de page 10 :

Un soft power qui englobe autant la production de jeux vidéo, de manga et d’anime estampillée « Cool Japan » que l’image d’Épinal du Japon « entre tradition et modernité » qui rend chaque photo de cerisier ou de montagne virale sur les réseaux sociaux pour peu qu’elle soit partagée accompagné d’un #Japon. Sur le soft power japonais et ses spécificités (Alt, 2020).

29Le Japon est un pays d’images par excellence, et l’on pourrait rapprocher le soft power japonais10 de l’expression d’un Tatemae du pays lui-même. L’omniprésence de l’image dans la société et dans l’environnement japonais a été décrite comme l’un des vecteurs de l’isolement ressenti par les individus, le poids du groupe et de la norme sociale conduisant à chercher dans les images parfois plus que dans les personnes les moyens d’expression de son individualité. Le Japon est donc, à l’instar des puissances culturelles occidentales, un pays de représentation, une représentation perçue comme le prolongement naturel de la modernité. Dans Persona 4, c’est un écran de télévision qui permet de percevoir et interagir avec le monde parallèle. Dans Persona 5, c’est une application de smartphone. La tension entre le monde social – mondain – de la réalité matérielle, et le monde parallèle, est elle-même le fruit d’une médiatisation des images qui transforme les rapports sociaux. 

Note de bas de page 11 :

Densha Otoko est le nom d’une franchise comprenant un film, une série, un manga, un roman, une pièce de théâtre et d’autres produits dérivés et qui a été inspirée par une série de publications sur 2chan dans laquelle une personne, sous le pseudonyme de « Densha Otoko » (l’homme du train), racontait comment « lui », un homme ordinaire, était parvenu grâce aux conseils de l’intelligence collective réunie sur le BBS, à séduire et épouser une belle jeune femme désignée par le pseudonyme « Erumesu » (Hermès, en référence à la marque de luxe). Cette histoire et la franchise qui en découle ont fait connaître l’existence et les enjeux de 2chan à un bien plus large public qu’auparavant (Alt, 2020, p. 253-258).

30L’obsession de l’image de soi, l’ennui face au monde et l’entitlement sont des traits partagés par la totalité des méchants de Persona 4 et 5. Adachi Tohru, le jeune policier corrompu de Persona 4, en est le meilleur représentant. Ce sont littéralement son ennui, et la sensation que la société lui est redevable mais ne lui rend rien, qui le poussent à vouloir mettre son pouvoir au service de son délabrement : il veut pousser les gens à voir, littéralement, l’autre côté de l’écran. Le jeu, sorti en 2008, naît à une époque où le grand public est déjà familier du BBS (bulletin board system) 2chan, site internet qui voit s’épanouir des communautés essentiellement masculines, réunies au départ par leurs centres d’intérêt typiques de la culture otaku. Mais le temps de Densha Otoko11, qui a fidélisé un public bien plus large que la niche initialement visée par les BBS est révolu, et 2chan est déjà devenu un repaire de discours politiques ultra-nationalistes et misogynes (Alt, 2020, p. 253-283) auxquels le personnage d’Adachi fait étrangement écho. De par la dualité de son aspect a priori inoffensif, voire enfantin, dans le monde réel et le déploiement dans le monde parallèle de sa vision violente, sexiste et auto-centrée de la justice, Adachi incarne dans le jeu un autre monde parallèle : celui de l’internet anonyme où les adultes peuvent exprimer en secret, sans avoir besoin de prendre la mesure de son impact réel, des rages et des angoisses secrètes, dans une mise en scène de soi qui leur redonne le sentiment d’une prise sur leur propre vie.

31La mise en spectacle des individus est également au cœur des enjeux de Persona 5. Le fait que la popularité des Phantom Thieves of Heart soit évaluée chaque jour (les réflexions des internautes sur leurs actions apparaissant à chaque écran de chargement entre deux journées) et que ses fluctuations soient une partie intégrante du récit, en est un bon exemple. La place de l’existence virtuelle s’exprime aussi à travers le personnage de recluse de Futaba Sakura – dont le nom même, bien qu’orthographié différemment en japonais, est réminiscent de Futaba, le site duplicata de 2chan devenu board d’images (Alt, 2020, p. 263). En effet, elle incarne en ligne un personnage de hacker (constitué en réalité de plusieurs personnes) sous le pseudonyme d’Alibaba, dont les actions politiques ne sont pas sans rappeler la coordination dont ont su faire preuve les émanations de 2chan au Japon à partir de 2001 et 4chan aux États-Unis depuis 2008.

32De même, le personnage ambigu de Akechi Goro, un détective lycéen super-star, est également emprisonné par sa popularité et les attentes pesant sur lui malgré son jeune âge. Madarame Ichiryusai, un peintre s’attribuant le travail de ses élèves afin de maintenir sa popularité aujourd’hui en chute libre, ou même Shido Masayoshi, politicien prêt à tout pour s’assurer le soutien indéfectible de la population, incarnent la vanité de ne vouloir se percevoir qu’à travers le regard des autres.

Tokyo Emergency : problématiques sociales du Japon de 2008 et de 2016

33Il est important de rappeler ici que Persona 4 sort en 2008 et Persona 5 en 2016, et que les problématiques socio-politiques japonaises ne sont pas les mêmes au moment de ces deux sorties. Le point de rupture le plus important est sans aucune doute la triple catastrophe du Tohoku en 2011, expression utilisée pour désigner le séisme et le tsunami ayant conduit à l’accident nucléaire de Fukushima. Hashino Katsura s’est à plusieurs reprises exprimé sur le remaniement total du scénario de Persona 5, déjà en pré-production en 2011, après cet événement (4gamer / Hashino, 2016 cité dans Lewis, 2020, p. 59-75). Initialement, le jeu devait être construit sur le modèle du voyage initiatique, et suivre des personnages de backpackers effectuant une sorte de tour du monde. Ce désir d’une dimension picaresque n’a pas entièrement disparu du ton de Persona 5, mais la triple catastrophe a créé chez toute la team Persona l’envie de prendre à bras le corps la nécessité ressentie à ce moment-là, par beaucoup de Japonais, de se recentrer sur leur propre pays et de se reconstruire, dans tous les sens du terme.

34Ainsi s’opère un renversement quantitatif dans les incarnations de méchants entre Persona 4 et 5. Dans Persona 4, l’essentiel des méchants sont les doubles des héros, et seul le vrai méchant humain est un adulte de pouvoir. Dans Persona 5, tous les ennemis humains – à l’exception d’un seul, dans le Palace de Futaba Sakura – sont des incarnations des problématiques sociales irriguant la jeunesse japonaise des années 2010 : pédocriminel en position d’autorité, maître d’art s’appropriant le travail de ses élèves, banquier véreux ou politicien ultra-nationaliste (dont les discours comme le nom, Shido, cachent à peine l’une de ses inspirations, Abe Shinzo, revenu aux affaires en 2012 après que le parti de gauche au pouvoir pendant la « Triple Catastrophe » de Fukushima a été mis en difficulté, et qui a été contraint à la démission en 2020 pour raisons de santé). La place de la dénonciation des problèmes sociaux incarnés par ces méchants semble donc prendre une importance grandissante dans une partie au moins du paysage de la pop culture japonaise, et notamment du jeu vidéo.

35Il est également important de noter qu’à la différence des protagonistes de Persona 4, ceux de Persona 5 sont des figures d’une jeunesse plus ambiguë. Le choix de situer l’action à Tokyo, c’est-à-dire pour la première fois dans une ville réelle, est significatif en soi d’une envie de traiter de la réalité plus frontalement. De même, le choix de lier le déménagement forcé qui ouvre canoniquement les aventures de Persona au fait que le protagoniste a un casier judiciaire, et doit donc accepter de se rendre dans un lycée voulant bien de lui, est significatif (il s’agit du lycée Shuujin, dont le nom est un homophone du terme japonais désignant les prisonniers). Les adolescents mis en scène dans Persona 5 sont ceux d’une génération vue comme « problématique », question sociale résumée sous le terme de wakamono mondai (littéralement, « les problèmes de la jeunesse »). Si derrière ce terme se cachent des réalités aussi différentes que celle de l’enjoukousai (escorting par des adolescentes), des NEET (acronyme issu de l’anglais « not in education, employment or training », « sans études, sans emploi, sans formation »), des soushoku danshi (les « garçons herbivores », qui vivent en marge des attentes traditionnelles de la masculinité) ou des hikikomori (personnes vivant recluses chez elles, coupées du monde extérieur et des relations sociales), il est évident que cette représentation des franges marginales de l’adolescence est embrassée par le jeu (Lewis, 2020, p. 15-26). Le simple fait que les personas des protagonistes soient des figures du grand banditisme souligne cette marginalité : Arsène Lupin, Captain Kidd ou Goemon incarnent bien l’ambiguïté de la rébellion adolescente et son désir d’un mode de vie alternatif. Dans un Japon vieillissant où la fracture générationnelle ne cesse de s’élargir, donner une véritable incarnation à cette jeunesse aux aspirations renouvelées, et lui opposer comme adversaires des adultes incarnant frontalement le nationalisme et la loi du silence, est déjà un propos politique.

3. Into the Metaverse : Modalités de consommation des récits

36Afin de comprendre la façon dont s’articulent les récits des Persona et les méchants qui les structurent, il est important de comprendre leurs modalités de consommation. Les spécificités du médium vidéoludique ont un impact sur la fabrication comme sur la transmission des histoires et des discours dont elles sont porteuses. De plus, la saga Persona se doit d’être comprise au sein d’un régime plus spécifique encore, celui des productions japonaises répondant à la logique du media mix.

Layer Cake : caractéristiques de l’espace vidéoludique

37Incarner un lycéen qui doit gérer sa vie quotidienne tout en luttant contre les forces du Mal en combattant des monstres dans un univers parallèle pour pouvoir devenir une force positive dans le monde réel, voici résumée en quelques mots ce que l’on appelle parfois en design la fantasy (Novell, 2019) des jeux Persona. Et si cette fantasy est prise en charge par la narration, elle doit l’être tout autant par l’ensemble des aspects – graphiques, sonores, mécaniques et informationnels – du jeu. Par conséquent, tous ces phénomènes sont à prendre en compte lorsque l’on entend réfléchir aux spécificités des figures du Mal construites dans ces œuvres. 

38De façon générale, un espace vidéoludique se caractérise par le contrôle (au sens des capacités d’action) du joueur au sein du cadre de règles fixées par le jeu, mais également par une sécurité induite par la machine elle-même et, de manière corollaire, l’absence de conséquences des manœuvres performées au sein de cet espace sur le monde réel. Sur le modèle du « cercle magique » de Johan Huizinga, l’activité y est encadrée, et c’est précisément ce cadre qui lui confère son caractère ludique (Huizinga, 1938, p. 29-30).

Note de bas de page 12 :

Les signs and feedback correspondent à l’ensemble des éléments visuels et sonores qui indiquent au préalable la possibilité (les signs) ou soulignent les effets (le feedback) d’une action performée par le joueur. Les alertes sonores, les bruitages de validation, les effets de particules ou les changements de couleurs sur l’interface sont autant d’exemples de signs and feedback qui peuvent être mobilisés.

39Dans les jeux Persona, ce contrôle et cette sécurité se manifestent à travers plusieurs biais privilégiés. La transmission de l’information, et l’effectivité de celle-ci, assurent d’avoir à sa disposition tous les éléments nécessaires à une prise de décision éclairée. Tous les événements mécaniques du jeu, si anecdotiques soient-ils, sont richement soulignés par des signs and feedback12 redondants maximisant la compréhension de toutes les dynamiques coexistantes. La grande richesse de possibilités d’actions participe de façon complémentaire à la sensation de contrôle, les joueurs étant outillés pour faire face à des situations extrêmement différentes.

40Enfin, la possibilité est offerte aux joueurs de sauvegarder au moment où ils le désirent l’état de leur expérience à un instant T, que ce soit pour la reprendre plus tard ou pour faire oublier à la machine les conséquences d’une de leurs décisions postérieures à la sauvegarde. Cette notion de sauvegarde est très importante au regard de la caractérisation du contrôle des joueurs et de la sécurité. En effet, si l’information et l’action sont au cœur du dispositif ludique et de l’interactivité, la sauvegarde agit plutôt comme une surcouche – ou une sous-couche, un amortisseur – mécanique entérinant la possibilité d’un méta-contrôle sur le déroulement du jeu et de son récit.

The Whims of Fate : expérimentation(s)

41Grâce au contrôle, à la sécurité et à l’absence de conséquences, est offerte aux joueurs une véritable liberté d’expérimentation. Et si celle-ci existe, au moins dans une certaine mesure, dans toute œuvre interactive, le genre de jeu et la fantasy propre à la série Persona donnent à cette possibilité d’expérimenter une dimension discursive.

42En effet, Persona est un RPG mais également un simulateur de vie, qui reproduit mécaniquement opportunités et contraintes du quotidien d’un lycéen japonais contemporain. Est donc offerte aux joueurs la possibilité de tester des versions différentes d’une expérience commune : revivre une vie lycéenne proche de la sienne ou au contraire tenter des choses radicalement opposées, voire essayer de produire des performances peu recommandables, comme par exemple donner rendez-vous à 9 femmes différentes au même endroit le jour de la Saint-Valentin. Cette dimension expérimentale est d’ailleurs prise en compte dans l’existence méta du jeu, où certains joueurs n’hésitent pas à se lancer des challenges et produire des contraintes extérieures au jeu afin d’ajouter une couche de difficulté supplémentaire à leur partie.

Note de bas de page 13 :

Les batting centers sont des salles de sport urbaines permettant de frapper à la batte des balles de baseball éjectées par un lanceur automatique. Importées par les militaires américains pendant l’occupation de l’archipel, elles sont aujourd’hui encore un loisir très populaire.

43Le choix est une composante importante de l’interaction vidéoludique : en effet, sous sa forme la plus pure, l’interaction est toujours une option, celle d’appuyer ou non sur un bouton, de déclencher ou non un dialogue avec la machine. Mais Persona ne propose quasiment jamais d’alternative binaire et offre beaucoup d’opportunités de rendre sa partie unique. Quoi répondre, où aller, comment gagner en puissance : c’est le foisonnement des possibilités qui donne du poids aux choix et crée de l’impact sur les joueurs. La plus anodine des décisions peut bouleverser le cours d’une partie, par exemple en privant d’une compétence qui aurait permis de gagner un combat parce qu’on a choisi d’aller au batting center13 au lieu de se rendre à la salle d’arcade trois jours plus tôt.

Note de bas de page 14 :

Cette expression de « mauvaise fin », très utilisée par les joueurs de jeux narratifs à fins multiples, est généralement employée pour désigner l’embranchement menant vers une fin où l’on n’a pas accès à la totalité du contenu du jeu, et où parfois le personnage incarné devient un méchant. Dans les Persona, la « mauvaise fin » prive systématiquement les joueurs du dernier rebondissement classique, celui dans lequel on découvre généralement que l’humanité est manipulée par une divinité qui s’amuse de leurs désirs et tire les ficelles du Mal depuis le début ; la « bonne fin » des Persona, le plus souvent, consiste à « tuer Dieu » pour libérer l’humanité.

44Cette place de l’expérimentation existe aussi dans le rapport que le jeu construit entre les idées de Bien et de Mal. Étant des jeux à fins multiples, les Persona proposent toujours aux joueurs, à un moment donné et clairement identifiable comme tel, de faire le choix de devenir eux-mêmes méchants, de prendre une décision n’impactant positivement que leur personnage, et néfaste pour tous les autres (parfois à l’échelle de l’humanité), sans que cela ait de conséquences sur eux directement. Ils peuvent agir comme leurs ennemis, assouvir leurs désirs les plus enfantins et puérils sans se soucier du bien commun. En un mot, il leur est offert d’expérimenter « la mauvaise fin14 ». On peut voir dans cette proposition un enjeu de catharsis, mais aussi une façon de mettre en scène à quel point chaque décision peut aboutir au Mal. Si ce moment de rupture entre la bonne et la mauvaise fin est généralement assez facile à identifier pour des joueurs investis dans l’histoire, il est présenté exactement de la même façon que tous les autres embranchements de dialogues du jeu, bien qu’il ait un impact infiniment plus crucial : si l’on ne prête pas attention à ses décisions, on peut sans s’en rendre compte, basculer jusqu’à devenir ce que l’on croit combattre. À travers l’expérimentation ludique, on peut se rendre compte de façon littérale du fait qu’en permanence, une seule décision suffit à nous faire basculer du côté du Mal, et que choisir le Bien est toujours une démarche active.

Recollection and Foreboding : Persona et le media mix

Note de bas de page 15 :

Fandom, diminutif de fan domain, est un terme employé pour désigner les espaces d’échanges entre les communautés de fans, et, par extension, ces communautés elles-mêmes.

45Cependant, si Persona est avant tout une saga vidéoludique, il est important de la réinscrire dans son contexte de consommation réel : le media mix. Expression japonaise proche de ce que l’on désigne dans le monde occidental sous les termes de transmédia ou crossmédia, le media mix recoupe tout un écosystème de consommation des productions culturelles en tant que signes. La déclinaison d’œuvres sur différents supports en est l’unité fondamentale, mais on aurait tort de minimiser au sein du media mix la place accordée aux doujinshi, productions non-officielles issues des fandoms15, ou encore les produits dérivés (Ito, 2006, p. 2), dans une logique dite de kyara-moe (littéralement, la « consommation de personnages »).

Note de bas de page 16 :

Ian Bogost, dans Persuasive Games, définit la rhétorique procédurale comme « l’art de la persuasion à travers des représentations reposant sur des règles plutôt que sur des mots ou des images animées ou non ».

46La place des supports dérivés tels que les anime ou les manga, si elle est assez classique dans la distribution de jeux vidéo narratifs au Japon, permet tout de même d’ouvrir la réflexion sur l’importance de la dimension interactive des récits. Dans les Persona, bien qu’il s’agisse de jeux à choix multiples, c’est bel et bien un scénario linéaire qui se déroule devant nos yeux, et à l’exception du choix ouvrant la « mauvaise fin », aucune des décisions prises en jeu n’aura d’impact réel sur autre chose que le degré de difficulté pour lequel on se sera préparé. L’existence de versions entièrement linéaires des histoires racontées implique donc la possibilité d’une « partie parfaite » qui s’abstrait des choix présentés comme ludiques pour simplement dérouler un récit portant de façon optimale le propos des jeux. Il paraît dès lors complexe de considérer la rhétorique procédurale16 (Bogost, 2007) comme le cœur de la dimension politique des récits, bien que l’appréhension interactive de ceux-ci puisse néanmoins avoir un impact sur leur réception. Le dispositif narratif linéaire prévaut, et l’interaction – renforcée par la présence de choix anecdotiques face à la « grande histoire » – devient essentiellement un véhicule d’attachement, une personnalisation cosmétique centrée sur les relations interpersonnelles ; un choix dont Hashino ne se cache pas d’ailleurs (Ahmed / Hashino, 2017).

Note de bas de page 17 :

Abréviation de costume play, le cosplay est une forme spécifique de déguisement, consistant en une reproduction fidèle de personnages de fiction, le plus souvent issus de manga, d’anime ou de jeux vidéo. Si le terme est historiquement lié aux fandoms japonais, il est aujourd’hui largement répandu dans le reste du monde.

Note de bas de page 18 :

On qualifie de dungeon crawler, expression signifiant littéralement « rampeur de donjons », les jeux relevant du modèle dit « Porte-monstre-trésor » dans le jeu de rôle sur table. C’est une sous-catégorie du RPG basée sur l’exploration de donjons (au sens mécanique et non littéral), parfois générés procéduralement, l’affrontement d’ennemis et la récolte de trésors. Bien que ce ne soit pas réellement un critère, ce genre inclut souvent des mécaniques de puzzle légères.

47En transformant ainsi ces relations – les fameux Social Links – en point de pivot de l’intérêt des consommateurs, Persona se retrouve proche de la logique du kyara-moe, la « consommation de personnages » sur laquelle reposent, entre autres, les produits dérivés. Un marché iconographique se déploie, déclinant les personnages pour eux-mêmes et non comme un agent de récit inscrit dans une histoire (Azuma, 2001, p. 66). Celui-ci s’étend de la fan-fiction au cosplay17, en passant par toutes sortes de charms et de badges à l’effigie des protagonistes comme des personnages secondaires. Les cas de Teddie (un ourson géant multicolore) et de Morgana (un chat parlant noir et blanc avec un masque de voleur capable de se transformer en bus), personnages-mascottes des deux jeux, sont à ce titre particulièrement parlants, bien qu’ils ne soient pas des phénomènes isolés. Atlus encourage même cette « consommation de personnages » à travers des spin-offs, comme les jeux musicaux Persona : Dancing, les dungeon crawlers18 Persona Q ou le jeu de combat Persona 4 : Arena dans lesquels de nombreux personnages de la franchise apparaissent pour s’affronter, vivre des aventures avec les héros des autres opus ou exécuter de complexes chorégraphies en arrière-plan d’un jeu de rythme reprenant les thèmes les plus célèbres de la série. 

4. Life Will Change : Conclusion - Méta-inconséquence d’une mise à mal du Mal

48La franchise Persona, et particulièrement ses quatrième et cinquième opus, permet de mettre en question des problématiques spécifiques à la jeunesse japonaise contemporaine. En embrassant le fait de mettre au centre des récits des figures de méchants répondant à des faits sociaux d’actualité en lieu et place des adversaires classiques de RPG, Persona propose un discours profondément politique. L’inscription de la série dans le cadre du media mix lui offre un plus large public, en dehors de la sphère des joueurs, mais l’aide aussi à rendre visible la direction de sa critique. Elle permet également aux symboles de la série d’être érigés en signes de reconnaissance et d’appartenance à un collectif, désigné lui-même comme vecteur de changement social par les récits.

49Cependant, le discours porté par Persona est à double tranchant. Si celui-ci aborde frontalement des figures problématiques pourtant protégées (voire glorifiées) par le système en place et questionne sa légitimité, il en offre une lecture étrangement dépolitisante. En reprenant la structure classique des JRPG construits autour de figures de boss, il tend à individualiser ces situations problématiques sans jamais remettre en question le système, même lorsqu’il se permet d’invoquer des iconographies ouvertement révolutionnaires comme c’est le cas dans Persona 5

50La modalité de consommation vidéoludique de Persona soulève également des questions sur la portée de la critique sociale. En effet, son interactivité ne lui confère pas d’autre statut que celui de représentation, et les actions performées dans le jeu n’ont bien évidemment, puisque cela fait partie du contrat ludique, aucune conséquence réelle. Ainsi, le concept de catharsis pourrait être reporté sur l’acte de jouer en lui-même : performer la révolte dans un encadrement sécurisé et sans conséquence, n’est-ce pas prendre le risque d’anéantir les velléités de révolte réelle des joueurs ? N’y a-t-il pas ici en jeu une force normative insidieuse ?

51Les choix qui sont laissés aux joueurs le sont pour servir l’idée d’une incarnation. Les protagonistes de Persona sont toujours des personnages lisses et mutiques. Cela laisse de la place à une certaine expressivité de la part de la personne tenant la manette, tout en résonnant de façon particulièrement efficace avec le concept mécanique du jeu, à savoir que ce protagoniste peut embrasser plusieurs persona – masques sociaux donc – et y faire appel au moment le plus adéquat. De plus, l’existence d’une « partie parfaite » (renforcée par la linéarité des supports du media mix) tend à souligner l’idée d’un comportement optimal et renforce le sentiment que chaque choix est une illusion (Lewis, 2020, p. 44-46). Les décisions signifiantes d’un point de vue politique, c’est-à-dire celles qui donneraient au jeu comme terrain d’expérimentation un sens et une portée plus larges, sont retirées : elles appartiennent à un script partagé par tous les supports de son exploitation, se déroulant vers un horizon inéluctable qui ne diffère pas d’un certain statu quo du Japon contemporain. La production, elle, se défend d’ailleurs systématiquement, comme cela est classique dans l’industrie vidéoludique, d’une quelconque prise de parti politique et revendique le fait de laisser les joueurs libres de leur interprétation (Bailey / Hashino, 2017).

52On peut prétendre s’appeler Bugs Bunny pour faire rire sa classe, mais non pas prendre la décision de laisser vivre à un personnage vraisemblablement transgenre sa trans-identité. Si son parcours permet l’identification, il doit in fine rentrer dans le rang : la révolte a un coût social, et la coming-of-age story doit malgré tout se terminer dans la norme. La rébellion est le propre de la jeunesse, et il faut des adolescents pour recadrer des adultes défaillants se laissant aller à leurs pulsions enfantines et méchantes. En revanche, pour « sortir de l’âge », il faut laisser la rébellion derrière soi, accepter le Honne et le laisser vivre, toujours, derrière le masque.