Des maux et des méchants : mise en récit et qualification du mal au cinéma Evils and Villains: Narratives and Qualification of Evil in some movies

Benoît KASTLER 

https://doi.org/10.25965/flamme.1288

Cet article entreprend de traiter du Méchant dans la cinématographie par le prisme de la place que la narration lui laisse au cœur de l’œuvre. Nous aimerions montrer que moins l’histoire et les relations d’un personnage sont connues et déployées au sein de la diégèse cinématographique, plus il est facile d’en faire un Méchant, comme le montre notre étude sur les films d’horreur (Kastler, 2021). A contrario, dès lors que celui-ci est traité à l’égal d’un Gentil en termes de narration, dès lors que son histoire personnelle, celle de ses proches, des objets qui l’entourent et du contexte dans lequel il évolue sont rendus visibles et développés par interrelations au sein de la diégèse, comme dans le film Joker (2019), alors la dichotomie Bien/Mal s’estompe pour laisser place à un profil de personnage plus moderne, plus ambigu, dont les racines du Mal sont hétérogènes. Il est alors plus réaliste, car il répond mieux à la complexité psycho-sociale d’un individu réel, avec ses forces et ses faiblesses, ses vertus et ses vices. La qualification du Mal, dès lors qu’on l’approfondit par le récit, se fait à l’aune de reconsidérations morales. La familiarité d’avec un personnage tend à relativiser ses mauvaises actions – sans pour autant les justifier – tandis qu’à l’inverse, un personnage foncièrement bon mais dont on ne connaît rien n’émeut pas.

This article aims to discuss the villain by discussing the space that they occupy within the narrative. What it seeks to demonstrate is that the less the story and relationships of a character are known and elaborated upon within the cinematic diegesis, the easier it is to make a villain out of them, as our study on horror films demonstrates (Kastler, 2021). Conversely, when the villain is, in terms of space taken in the narrative, treated as equal to the “good” characters, when their personal history, that of their relatives, the objects that surround them and the context in which they evolve are made visible and shown through interrelationships within the diegesis, as in the film Joker (2019), then the Good / Evil dichotomy is blurred to give way to a more modern, more ambiguous character profile, in which the roots of evil are numerous and heterogeneous. The villain then becomes more lifelike, better mirroring the psycho-social complexity of a real individual, with their strengths and weaknesses, virtues and vices. The branding of a character as Evil, as soon as it is deepened by the narrative, requires moral reconsideration. Familiarity with a character tends to contextualize their bad actions - without justifying them - while inversely, a character who is fundamentally good but about whom nothing is known is seldom compelling.

Sommaire
Texte

Introduction

1L’idée de cet article provient de notre thèse de doctorat (Kastler, 2017). Les « interrelations d’âges » que la diégèse exploite autour d’un personnage et l’approfondissement de son histoire, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, tendent à configurer l’image morale que le spectateur s’en fera. Nous définissons les « interrelations d’âges » comme les rapports que le personnage déploie dans le temps et les liens qu’il tisse avec sa période historique, avec son entourage, avec les objets qui l’entourent et avec lui-même.

Note de bas de page 1 :

Nous n’étudierons pas ce dernier stade auquel les propriétés d’un personnage fictif charismatique font l’objet d’une mimesis de la part de certains spectateurs, qui s’en inspirent pour orienter leur style ou leur comportement. Nous nous contenterons d’étudier la construction du récit qui peut y mener. Cependant, pour donner une exemplification-type de ce dernier point, il suffit de songer au film Scarface (1983) de Brian de Palma dont l’anti-héros Tony Montana a pu faire l’objet de nombreuses identifications et appropriations par les classes populaires et les enfants d’immigrés américains. L’article sous pseudonyme, « ‘Génération Scarface’. La place du trafic dans une cité de la banlieue parisienne (Rachid, 2004, p. 130) » témoigne bien de cette prégnance chez les dealers de cité. Plus globalement, Scarface est une référence profonde et partagée depuis plus de trois décennies par les chanteurs de Rap Français, qui oscillent entre éloge et dénonciation du personnage principal. Un petit article amateur, « Quand le rap Français fait référence à Scarface ! » s’efforce de relever, de façon non-exhaustive, trente citations tirées des paroles de ceux-ci.

2Au cinéma, le Gentil et le Méchant se trouvent directement affiliés à deux pôles narratifs, mais aussi axiologiques : celui dont on raconte l’histoire et qu’on humanise, celui qu’on prive le plus souvent d’histoire et qu’on déshumanise. Sur cette base, le familier est gentil, l’étranger est méchant. Sur cette base aussi, le Méchant qui devient familier est moins méchant, et le Gentil dont l’histoire nous est étrangère nous devient indifférent. Dès lors que la scénarisation construit les relations qu’entretient le personnage du Méchant au sein de la diégèse, alors le personnage devient au moins ambivalent malgré sa méchanceté. Au niveau médian, il peut nous faire éprouver de l’empathie. Au plus fort degré d’identification, il arrive que le méchant puisse même devenir un modèle1.

3La thèse que nous défendrons ici est donc que la complexité du récit affectant chaque personnage précède et alimente tout jugement moral le concernant, permettant ainsi au public d’opérer à son égard une classification en « Gentil » et en « Méchant ». C’est autant l’étendue et la quantité des détails narratifs relatifs au personnage qui lui donnent une valeur morale, que le contenu moral qui lui est associé. Nous nous demanderons s’il existe une corrélation systématique entre le degré de connaissance globale d’un personnage et son image morale, et quelles en sont les conséquences esthétiques, voire philosophiques sur le spectateur.

4Les personnages de Méchants ont toujours été prégnants dans les films d’horreur. Parce que le cinéma d’horreur, à l’instar des séries télévisées, est peu étudié en France (Esquenazi, 2014), et parce que la figure du Mal y tient, comparé aux autres genres, une place particulière pour ne pas dire centrale, nous prendrons particulièrement en considération un corpus d’œuvres ancrées dans ce genre pour étudier dans un premier temps la figure des Méchants. Dans un second temps, nous insisterons sur la place du récit et de la narration comme éléments fondateurs de la morale cinématographique. Enfin, nous étudierons l’histoire et les interrelations du personnage du Joker, dans le film éponyme de Todd Philipps (Joker, 2019). Nous proposerons pour finir une piste de réflexion sur la visibilité et la qualification du Mal et des Méchants au cinéma.

1. Les Méchants dans le cinéma d’horreur

Note de bas de page 2 :

Ainsi, le corpus total des œuvres d’horreur visionnées et étudiées dans le cadre de cet article s’appuie sur le vote des internautes. Il renvoie méthodologiquement à une élection volontaire et démocratique des participants aux classements. Il permet de distinguer les films d’horreur à forte popularité. Le corpus est composé des vingt-huit films suivants, qui suivent assez fidèlement un ordre de notation décroissant : Joker (2019), Psychose (1960), The Shining (1980), Massacre à la tronçonneuse (1974-2022), Alien (1979), Tumbbad (2018), The Thing (1982), Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962), Le docteur Caligari (1920), L’Exorciste (1973), Rosemary’s baby (1968), Nosferatu (1922), La Nuit du chasseur (1955), M le maudit (1931), Les Innocents (1961), Conjuring 1 et 2 (2013, 2016), Evil Dead 1 et 2 (1981, 1987), Le dernier train pour Busan (2016), Rec 1 et 2 (2007, 2009), Halloween : La Nuit des masques (1978), Les Griffes de la nuit (1984), Suspiria (2018), Le Silence des agneaux (1991), Le projet Blairwitch (1999), Vendredi 13 (1980-2009). Notons que certains films sont au carrefour de plusieurs genres, tels La Nuit du chasseur, Psychose, M le maudit ou Le Silence des agneaux.

5Nous nous attarderons ici sur le corpus des films d’horreur les mieux notés par les communautés de spectateurs sur internet, en nous appuyant sur les classements de sites réputés tels que l’« IMDB » (Internet Movie Data Base), « Allociné » et « Sens critique ». Nous ferons également allusion à certains films précurseurs de nouveaux codes, comme le récit hypothétique qui est fait de la sorcière de Blair, dans Le projet Blairwitch2. Ce premier cadre de recherche permettra de montrer comment chaque Méchant est fréquemment entouré d’un voile d’ignorance afin de le rendre étranger au spectateur et ainsi plus facilement frappé de « méchanceté ».

Note de bas de page 3 :

À commencer par le fameux Malleus Maleficarum, qui le répète à de nombreuses reprises (Institori & Sprenger, 2017, p. 134).

6Commençons par un peu d’histoire. Les films d’horreur ont pour particularité de puiser leurs figures maléfiques dans un folklore magique (Mauss, 2006, p. 17). Si l’on remonte le fil des récits, ce folklore magique est souvent issu de la mythologie grecque, dont les dieux étaient ambivalents (Arnould, 2019, p. 26-27), c’est-à-dire prédisposés à faire autant le Bien que le Mal selon leurs intérêts. Par ailleurs, leurs sorcières furent d’abord des enchanteresses appréciées (Arnould, 2019, p. 24), puis dépréciées au fur et à mesure de la montée des gnosticismes et des cultes païens. Enfin la religion chrétienne, de mieux en mieux implantée dans le courant du premier millénaire, a voulu les combattre pour acquérir le monopole de la foi (Murray, 2011, p. 29). Les origines spirituelles et morales de l’Occident puisent donc dans la dichotomie Bien / Mal, qui s’incarne notamment dans Dieu et le Diable. Mais dans la théologie, il est dit très peu du Diable (Minois, 1998, p. 27) alors que le récit de Jésus, fils de Dieu, le Bien incarné, fait l’objet de la quasi-totalité du Nouveau Testament. Cette ambivalence apparaît déjà dans les textes démonologiques qui reconnaissent le Diable comme toujours éminemment soumis aux volontés de Dieu3 : son bras gauche, pourrait-on dire, fonde le Mal comme nécessaire.

Note de bas de page 4 :

Dans les fictions comme Rec et 28 jours plus tard, la menace est biologique, c’est celle d’un virus.

7Tout au long de la genèse du cinéma d’horreur nous retrouvons ces figures mythologiques du folklore magique issus des sociétés traditionnelles : vampires, sorcières, morts-vivants, démons, succubes, incubes ou bien le Diable en personne. Il est important d’opérer la dissociation entre ceux des Méchants qui sont des êtres humains (meurtriers, criminels), et les esprits maléfiques proprement dits. En effet dans bien des films, le Mal qui sévit est d’ordre spirituel et donc invisible à l’écran. Il est créateur d’atmosphère, faisant une très brève apparition comme dans The Shining, Le projet Blairwitch, Paranormal activity, Evid dead, Les Innocents4.

Note de bas de page 5 :

Dans l’histoire même des croyances, beaucoup d’animaux constituent l’incarnation du Mal au point que nous pouvons en dresser un « bestiaire maléfique » (Behelly-Hennedet, 1938).

8L’un des films précurseurs du cinéma d’horreur est intéressant en la matière : c’est Nosferatu, film muet de 1922, qui montre l’un des premiers une prédisposition à promouvoir un être maléfique en tant personnage principal, soit un vampire dont on suppose au début du film qu’il a apporté la peste à Brême. Son nom, Nosferatu, ne doit pas être prononcé par les villageois. C’est dire que, comme dans la saga Harry Potter qui reprendra ce motif, c’est jusqu’au nom du Méchant qui constitue un tabou, et pas seulement le récit de sa vie. Que savons-nous de lui ? Il boit le sang de ses victimes en les mordant. On reconnaît la marque du vampire à la trace de ses dents sur le cou de la victime. Le livre de chevet que le héros porte avec lui nous en apprend plus : les vampires dorment dans un cercueil, dans la terre même où ils sont enterrés. On apprend également que la lumière du jour le consume. Seule une femme peut rompre le terrible charme, une femme au cœur pur, qui, de son plein consentement, offrira à Nosferatu son sang, et retiendra le vampire à ses côtés jusqu’au chant du coq. Dans ce premier exemple, on se situe moins dans une description du personnage maléfique que dans une forme d’évocation générique, éthologique de l’être bestial qui l’incarne5. Mais qui est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi cette malédiction ? Par quels pouvoirs s’attache-t-il ses servants ? Tout ceci est laissé en suspens dans ce premier film.

Note de bas de page 6 :

Dans le même ordre d’idée, dans les films de science-fiction Signs, La Guerre des mondes, Alien ou Independance day, nous ne connaîtrons des extraterrestres que leur désir de colonisation et leurs points faibles, ce qui alimente la résolution de l’intrigue.

9Un second exemple frappant est The Thing. Le titre est en soi déjà évocateur, qui signifie « la chose » en français. Ce que nous savons d’elle, c’est que la chose, probablement d’origine extra-terrestre, ingère et imite les autres espèces et qu’elle provient d’une navette retrouvée piégée dans la glace depuis cent mille ans. C’est tout6. Dans des films tels que L’Exorciste, les deux Evil dead ou, plus récemment, les deux Conjuring qui leur succèdent dans le sous-genre, nous ne savons rien, ou peu de chose, des démons qui possèdent les victimes, si ce n’est parfois leur nom, toujours emblématique : leurs mobiles même restent inconnus ou flous à dessein. L’ignorance est un catalyseur de la peur et de l’émotion recherchée, corrélative de qualité dans le genre cinématographique qu’est l’Horreur (Chevalier-Chandeigne, 2014). Alors, qu’est-ce qui a objectivement changé entre la palette traditionnelle de films où le Mal, le Mauvais, le Méchant étaient déjà présents et primordiaux comme ressorts de la diégèse, et celle où figurent de nouveaux films comme Joker ?

2. La caractérisation du Méchant : une nuance morale

10L’épaisseur en temps et en informations consacrés au personnage fait toute la différence (Hamon, 1972). Le choix de notre corpus souhaite en particulier illustrer ce propos de Colette Arnould :

Que la sorcière ait une histoire, on ne s’en préoccupe guère le plus souvent. Réduite à l’image caricaturale, ce qu’on prétend en savoir suffit à faire frissonner ou phantasmer [sic] quand elle ne fait pas tout simplement sourire (Arnould, 2019, p. 17).

Note de bas de page 7 :

Le site https://tiii.me/ est un outil pratique de mesure de la longueur des sagas et séries.

11Dans de nombreux films d’horreur obéissant aux codes traditionnels, c’est d’abord l’histoire personnelle des Gentils qui fait l’objet de la diégèse et de la mise en scène, grâce à des jeux temporels comme les flash-backs permettant de justifier leurs souffrances, leurs colères, leurs traumatismes, leurs peines, leur recherche de justice. Suivre leur histoire particulière et leur vie quotidienne les humanise et nous les rend sympathiques, tandis que leur adversaire, le Méchant, ne fait l’objet d’aucune narration poussée : il est là, il est méchant, cette donnée étant fournie par des scènes courtes et ponctuelles – il faut le combattre et le vaincre, ce qui suffit à la cohérence d’ensemble du récit. Dans les sagas plébiscitées par les jeunes spectateurs, comme Le Seigneur des anneaux ou Harry Potter, les Méchants n’ont pratiquement pas d’histoire personnelle au sein de la diégèse. Certes on trouve un peu plus de détails dans Harry Potter, sous forme de flash-back, pour expliquer comment Voldemort a mal tourné durant l’enfance, ce qui amorce une profondeur chez le personnage. D’ailleurs, l’ambiguïté du personnage apparaît déjà au plan du nom : Tom Jedusor / Voldemort. Mais ceci ne représente qu’une dizaine de minutes sur dix-neuf heures et quarante minutes de projection au total7.

Note de bas de page 8 :

« Par empathie on désigne aujourd’hui la capacité que nous avons de nous mettre à la place d’autrui afin de comprendre ce qu’il éprouve » (Pacherie, 2004, p. 149).

Note de bas de page 9 :

Et sans doute nécessaire, car un film ne dure jamais qu’une heure trente ou deux heures en moyenne, et impose des choix drastiques de mise en récit. Les séries, par leur temps long, permettent plus de souplesse et des possibilités de développement, même si le principe cinématographique d’invisibilisation de la vie du Méchant reste prégnant.

12Un Méchant, pour l’être définitivement, ne peut ni ne doit voir son passé commenté au sein de la diégèse. Dès lors que les événements qui l’ont rendu mauvais font l’objet d’un récit, sont longuement mis en image et produisent une logique explicative de son cas, alors il commence à s’humaniser : nous ressentons de l’empathie8 à son égard. Nous pouvons donc dire, pour reprendre le sous-titre de notre journée d’étude, que le Gentil a toujours été dans la lumière de la narration tandis que le Méchant se tenait dans l’ombre. Il n’était pas question de susciter l’empathie en évoquant les difficultés de son passé, en racontant son parcours et ses accidents, car ce choix scénaristique risquait de brouiller un manichéisme apprécié au cinéma9 : celui du Bien et du Mal, dont nous avons dit qu’il était traditionnel du point de vue des croyances, pratique du point de vue de la classification des personnages, mais aussi commun en termes de motif cinématographique, notamment au temps d’une production nord-américaine ancrée dans un contexte de guerre froide entre les États-Unis et l’empire soviétique (Chesnais, 1981).

Note de bas de page 10 :

« Si ces récits peuvent être imprimés et mis en circulation, c’est bien qu’on attend d’eux des effets de contrôle idéologique » (Foucault, 1975, p. 81).

13La vie quotidienne à travers l’Histoire de France illustre encore cette démonstration. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (Foucault, 1975, p. 73, 80 et 81), évoque les récits forgés sur la vie des criminels dans le monde judiciaire des siècles passés, dont les gazettes développaient à plaisir l’histoire des brigands, voleurs, meurtriers, espérant les voir condamner aux yeux du public10. Mais il arrivait que la réception s’inversât et que ces derniers pussent susciter de l’enthousiasme, voire de l’admiration. Citons-le :

Il y a dans ces exécutions, qui ne devraient montrer que le pouvoir terrorisant du prince, tout un aspect de Carnaval où les rôles sont inversés, les puissances bafouées, et les criminels transformés en héros [...] à plus forte raison si l’exécution est considérée comme injuste (Foucault, 1975, p. 73).

14Et plus loin :

Héros noir ou criminel réconcilié, défenseur du vrai droit ou force impossible à soumettre, le criminel des feuilles volantes, des nouvelles à la main, des almanachs, des bibliothèques bleues, porte avec lui, sous la morale apparente de l’exemple à ne pas suivre, toute une mémoire de lutte et d’affrontements. On a vu des condamnés devenir après leur mort des sortes de saints, dont on honorait la mémoire et respectait la tombe (Foucault, 1975, p. 80).

Note de bas de page 11 :

Un exemple pris dans la littérature montrera le lien qui existe entre fascination pour le crime et plaisir du récit. Diderot a théorisé ce phénomène dans son propre roman Jacques le Fataliste. Le personnage du Méchant autour duquel se noue le conte est embelli par la narration, prend une grandeur que la vie ne lui a pas donnée : « Quel est, à votre avis, le motif qui attire la populace aux exécutions publiques ? L’inhumanité ? Vous vous trompez : le peuple n’est point inhumain ; ce malheureux autour de l’échafaud duquel il s’attroupe, il l’arracherait des mains de la justice s’il le pouvait. Il va chercher en Grève une scène qu’il puisse raconter à son retour dans le faubourg ; celle-là ou une autre, cela lui est indifférent, pourvu qu’il fasse un rôle, qu’il rassemble ses voisins, et qu’il s’en fasse écouter. Donnez au boulevard une fête amusante ; et vous verrez que la place des exécutions sera vide » (Diderot, 2006, p. 203). [NdÉ.]

15C’est ainsi que « les réformateurs du système pénal ont demandé la suppression de ces feuilles volantes » (ibid.), c’est-à-dire la cessation de la mise en récit de la vie de ces malfaiteurs. De même les criminels d’aujourd’hui, devenus personnages de notre scène médiatique, connaissent la même « réception » clivée. D’un côté, les tribunaux tâchent d’élucider la chaîne des causalités qui les a amenés au meurtre, cherchant d’éventuelles circonstances atténuantes et humanisant le criminel. De l’autre, l’opinion publique, qui n’a pas accès à ces données, pense le plus souvent le criminel de façon générique et dépersonnalisée : pour elle, toute l’histoire se résume à son meurtre. Mal informée, elle sera spontanément plus sévère que la justice11.

16Mais il est, nous semble-t-il, intéressant de renverser notre thèse, afin de vérifier si elle fonctionne dans les deux sens : éprouvons-nous de l’empathie envers un personnage de Gentil duquel nous ne connaissons rien ? Les films d’horreur permettent de mener cette exploration. Il est en effet notable que dans le cinéma d’horreur les « héros » (ils n’en sont pas vraiment : ce sont plutôt des humains ordinaires qui échouent perpétuellement face à la menace) n’ont pas ou très peu d’histoire. Tout, chez eux, est de l’ordre du présent, de l’immédiateté. Le canon du genre veut qu’il s’agisse généralement d’une bande de copains, de jeunes gens qui partent en périple et se font massacrer. C’est pourquoi leur mort est acceptable, si l’on peut dire, parce que l’on ne connaît rien ou presque d’eux, parce qu’ils sont dés-historicisés, isolés de toute généalogie. Ils meurent mieux dès lors que le spectateur ne s’attache pas à eux (Pacherie, 2004 ; Chevalier-Chandeigne, 2014). Au fond, c’est moins la mort d’un individu que la violence barbare de la scène et de l’acte qui sont mis en valeur. Lorsque l’un d’entre eux meurt, le récit continue, montrant les survivants paniqués. Dans ce cas précis, la mort du Gentil n’est pas problématique car c’est un étranger dont le spectateur ne connaît rien. Prenons l’exemple du premier Massacre à la tronçonneuse (1974). De jeunes gens insouciants, naïfs, aux comportements typés, courent, rient, plaisantent, mais leur passé n’est pas évoqué. Tout le récit se situe dans le présent de l’action. On apprend au cours de la diégèse que l’assassin tue selon l’ancienne façon des bouchers, à la massue, et que sa maison est un ossuaire animal et humain. Il découpe ses victimes à la tronçonneuse. On note également que les criminels sont issus d’une même famille (deux frères, un père, un grand-père) et qu’ils sont habitués à tuer à la chaîne, sans pour autant que l’on sache comment ils ont évolué de façon décisive de la découpe d’animaux à la découpe d’humains. Le spectateur ne peut qu’émettre des hypothèses, ce qui nimbe les criminels d’un voile de mystère, les rendant plus étrangers, plus effrayants encore, suscitant la curiosité : celle-ci se déplace, paradoxalement, de la victime au bourreau.

Note de bas de page 12 :

Le personnage de Médée alimente le fonds mythologique par excellence de cette inspiration « horrifique » : « de l’amour naissent tous ses crimes » (Arnould, 2019, p. 39-40).

17Un paramètre narratif fréquent illustre encore notre propos. Le film Massacre à la tronçonneuse l’exemplifie : les films d’horreur, à l’inverse des thrillers ou des policiers, rompent fréquemment avec le mobile du crime. Démons, sorcières, assassins, n’ont souvent aucun mobile particulier de tuer. Ils tuent, et c’est tout ce qu’il y a à savoir. Dans Conjuring, il y a possession, certes, mais sans qu’on en connaisse le motif. Et quand il y en a un, paradoxalement, c’est souvent quand l’amour et la vertu ont perdu la partie ; cela n’est pas sans nous rappeler que beaucoup de meurtres, dans la vie réelle, sont avant tout passionnels12. Les Innocents (1961), où un couple de morts possède les enfants pour se rencontrer, en est un exemple. Psychose (1960) aussi, dans une certaine mesure : le fils se sent coupable d’avoir tué sa mère, qu’il incarne pour compenser sa perte. Mais ce dernier film se situe dans un entre-deux genres, entre l’horreur et le thriller. Ce dernier genre réclame de façon plus pressante un mobile d’assassinat comme résolution d’enquête et d’intrigue. Sur le plan moral, on retrouve donc un manichéisme fort dont le mobile, quand il y en a, est porté par l’ambivalence. L’amour, vertu suprême, mène au mal le plus terrible. D’une façon générale en revanche, lorsqu’intervient la mort dans les films d’horreur, c’est celle de personnages secondaires desquels le spectateur ne sait pas grand-chose. Leur disparition suscite en lui, au mieux tristesse, sinon indifférence. Les séries contemporaines ont même, de façon récente, tendance à « tuer » des personnages principaux (parfois pour libérer des acteurs sollicités par d’autres productions), mais elles réussissent à compenser cette « perte affective » par l’avènement d’un autre personnage tout aussi charismatique. Le temps long des séries permet en effet de jouer sur la chaîne générationnelle. Dans les séries Game of Thrones ou Vikings, les enfants remplacent les parents. À la casse du temps individuel (la mort d’un personnage) se substitue, à titre compensatoire, le déroulement d’un temps communautaire, collectif mieux déployé : celui d’un groupe, d’une famille et de son évolution dans le temps.

18Pour nous résumer, la filmographie d’horreur délaisse le principe de l’empathie à l’égard du Gentil pour reporter l’intérêt du spectateur sur l’ampleur du crime et de ses méthodes. Cela augure-t-il d’un cinéma sans empathie, dont les Gentils seraient éliminés au profit des Méchants, ou bien considérés comme interchangeables dès lors qu’une simple généalogie de la vertu se met en place ? Les Méchants, sur lesquels se reporterait alors l’intérêt par l’intermédiaire de considérations sur leur passé, leur enfance, leur sociologie, sont-ils l’avenir du cinéma ? L’étude plus précise du film Joker (2019) nous permettra de mieux répondre à cette question.

3. Le Joker : un Méchant ou une victime sociale ?

19La mise en récit du personnage du Méchant répond à l’histoire récente de la production de films ou de dessins animés, pensée en regard des générations spectatorielles, et qu’il nous faut tout d’abord restituer, avant de nous attarder sur la diégèse du film Joker (2019). Beaucoup des publics des dernières générations ont grandi devant des dessins animés émanant des années 90, éloignés, à certains égards, de la dichotomie Gentil / Méchant. Deux séries pour la jeunesse au succès mondial sont particulièrement notables : Les Simpson et South Park. Elles ont formé une part non négligeable de la culture visuelle de l’enfance et de l’adolescence spectatorielles. Or, dans les deux cas, il s’agit de séries longues qui ont permis, par ce format même, un véritable développement du personnage du Méchant. Les héros le sont assez fréquemment eux-mêmes : d’où la notion d’ambivalence. Homer Simpson, par exemple, peut parfois être cruel, envieux, jaloux, colérique et agir violemment ou bêtement sur cette base. Pourtant, les spectateurs l’adorent. Quant à Eric Cartman, l’un des quatre amis de la série South Park, il est d’une complexité profonde dans la méchanceté et la cruauté. En évoquant ces séries, nous cherchons à montrer que l’évolution du Méchant, dans l’histoire audiovisuelle récente, a été préparée par d’autres contenus télévisuels de jeunesse qui les exploitaient sous de nombreuses facettes et dans des épisodes entiers. Or, le marché du cinéma est très attentif à la consommation des nouvelles générations, notamment parce que les jeunes forment depuis des décennies la plus grande part de l’audience en termes de catégories d’âge (Morin, 2018, p. 169).

Note de bas de page 13 :

Une franchise, dans le langage médiatique, renvoie à la somme des œuvres qui déploient un même univers fictionnel ou un même personnage, sans pour autant qu’elles soient toutes prises en charge par les mêmes équipes de production. À ce titre, Indiana Jones, James Bond, Harry Potter, Terminator ou Batman, par exemple, sont des franchises, c’est-à-dire des marques commerciales soumises à propriété intellectuelle, qui peuvent être rachetées et exploitées sous forme de suites ou de préquelles, par exemple. Le personnage de Batman a été créé en 1939 et celui du Joker en 1940, dès le premier numéro des comics de Batman. Ces bandes dessinées s’ancrent dans l’audiovisuel au cours de la même décennie par le biais de deux séries, l’une éponyme (1943), la seconde dénommée Batman et Robin (1949). Plus récemment, au cinéma, le héros et son adversaire principal ont été mis en valeur par la première création de Tim Burton (Batman, 1989), notable par son succès. Jack Nicholson y jouait le rôle du Joker. La série des Dark Knight, produite vingt ans plus tard, marque un tournant de genre plus ancré dans le film d’action. Le défunt Heath Ledger endosse le rôle de façon plus moderne et contribue à donner une nouvelle prestance au personnage. Son jeu d’acteur est salué par la critique et couronné par de nombreux prix.

Note de bas de page 14 :

Le forum de cette publication du site Allociné, datée du 24 septembre 2018, constitue un exemple représentatif :
https://www.facebook.com/allocine/photos/a.117480940147/10156723331170148/

20Du côté du public, une nouvelle représentation cinématographique du principal Méchant de la franchise Batman13 fut un immense défi à relever du fait des connaissances et horizons d’attentes nouveaux des lecteurs et spectateurs. Nous avons eu l’occasion de suivre ces cercles de spectateurs par le biais d’articles et de forums de cinéma (Kastler, 2021) avant la sortie du film dont nous traitons, Joker (2019) de Todd Philipps. Lorsque les premières images de Joachin Phoenix comme acteur sont apparues en guise d’annonce publicitaire, les attentes étaient grandes et la réserve et les inquiétudes notables, mais l’enthousiasme l’a finalement emporté14. Il importe généralement à une partie de la communauté des spectateurs des films, qui sont aussi fréquemment des lecteurs de comics, que les personnages de cinéma restent fidèles à leurs bandes dessinées d’origine. La production a su néanmoins s’affranchir de ce principe, puisque le personnage du Joker s’est révélé changeant au cours de son histoire, tant sur le fond que sur la forme, en fonction de la politique éditoriale liée à l’époque de production et aux scénaristes des comics qui la prenaient en charge. Un extrait de l’introduction rétrospective du comics Batman année un (Miller & Mazzuchelli, 2020, p. 4-5), rédigée par le scénariste Denny O’Neil en 1988, en témoigne :

En 1986, l’équipe éditoriale de DC Comics décida que les héros maison, dont certains avaient déjà près d’un demi-siècle, étaient désormais datés [...] mais Batman posait problème. Il était très bien comme ça. [...] et, peut-être plus important encore, elle [L’origine de Batman] reflétait les craintes, les frustrations et les espoirs d’un lectorat qui affrontait les réalités de la vie urbaine du xxe siècle. Alors, les éditeurs de DC décidèrent qu’il ne fallait pas changer l’origine de Batman. Mais on pouvait l’améliorer. On pouvait lui donner de la profondeur, de la complexité, un contexte plus vaste. Des détails pouvaient s’y ajouter pour lui offrir davantage de sens et de crédibilité. [...] Et, pour finir, toutes les techniques narratives développées au fil de ces cinquante années par les créateurs de bande dessinée pouvaient s’appliquer à ce récit pour exprimer le plein potentiel du matériau de base (Miller & Mazzuchelli, 2020, p. 4-5).

21Si le personnage du Joker a un socle stable, celui d’un psychopathe maître du crime dans son genre, il peut adopter des caractéristiques et des personnalités multiples et hétérogènes. À cela s’ajoute le genre cinématographique dans lequel s’ancre chacun des films où il apparaît, et qui leur offre une teinte corrélative : les Batman de Tim Burton appartiennent plutôt au registre horreur / fantastique, les Dark Knight de Christopher Nolan sont plutôt des films d’action et de guérilla urbaine. Joker de Todd Philipps s’inscrit quant à lui nettement dans le drame psychologique, encadré tout au long par une bande sonore où le violoncelle est l’instrument dominant de la composition. Cette contextualisation extra-diégétique portant autant sur la production que sur les publics, est indispensable pour saisir le parcours et l’ampleur du personnage. Observons maintenant la diégèse du film et son Méchant, sur le principe des interrelations annoncées en introduction.

Note de bas de page 15 :

V.O. : “Someone who is envious of those more fortunate than themselves [...] those of us who have made something of our lives will always look at those who haven’t as nothing but clowns”.

22Gotham City est le cadre spatial et contextuel classique des Batman, fortement appuyé et rendu visible dans le dernier film de Todd Philipps. Le Joker est un Méchant, certes, mais il évolue aussi dans une ville et un univers profondément violents, sans pitié, corrompus. Dans cette dernière œuvre, la ville est très présente à l’écran. Dès la première scène du film, des jeunes tabassent le héros dans une ruelle. C’est une société en crise dont la ville est grise, sale, infestée par les rats qu’on voit passer dans le champ de la caméra. De fait, la ville connaît des grèves, notamment celle des éboueurs. Gotham renvoie à un univers où le Mal règne définitivement et où les Gentils ont perdu. C’est ce qui rend la franchise Batman si sombre (Dark) en général. Comme le souligne Olivia Chevalier-Chandeigne, le cadre contextuel, à l’instar de celui des films d’horreur, loin de faire l’éloge de la société, institue au contraire « le Bien comme un manque » (Chevalier-Chandeigne, 2014, p. 36). Par ailleurs ce climat de violence urbaine est souvent corrélé à la pauvreté (Chesnais, 1981, p. 86). Le climat socio-politique du film est marqué par des inégalités profondes, il y règne une guerre de classes sociales, une haine des riches. Et pour cause, Thomas Wayne, riche entrepreneur de la ville qui se présente aux élections municipales, est méprisant et tient le discours auto-gratifiant du self-made man : « Quelqu’un qui est jaloux, jaloux de ceux qui sont plus fortunés [...] ceux d’entre nous qui ont fait quelque chose de leur vie considéreront que ceux qui n’ont rien fait ne sont rien moins que des clowns » (Joker, 2019, 00:37:24)15. Les services sociaux qui s’occupaient d’Arthur, surnommé Le Joker, ferment faute de subventions, ce qui le prive des sept traitements médicamenteux qu’ils lui fournissaient. D’où il s’ensuit que les rêveries flatteuses et assez bénignes auxquelles il se livrait jusqu’ici se transformeront bientôt en hallucinations psychotiques aiguës. Le contexte est si dramatique qu’il fait sombrer ce qui restait de bon dans le personnage, et rend plus expressive sa « descente aux enfers » que la stigmatisation du « Mal ontologique » régnant dans les œuvres cinématographiques précédentes.

Note de bas de page 16 :

Murray : « elle doit énormément vous aimer, vu tous vos sacrifices. – Arthur : C’est vrai. Toujours, elle me répète d’avoir le sourire et le visage joyeux, et que j’ai une mission : semer le rire et la joie ». V.O. : “– All that sacrifice, she must love you very much. – She does. She always tells me to smile and put on a happy face. She says I was put here to spread joy and laughter”.

23Que la production l’ait fait à dessein ou non, Joker doit être rapporté à son époque, celle où de nombreuses populations à travers le monde sont entrées en révolte contre leurs gouvernements. En ce sens, le drame fonctionne comme une satire sociale : Joker, dans son contexte diégétique, se rapproche de l’état actuel des sociétés – à moins que ce ne soit l’état des sociétés qui se rapprochent de l’univers de Batman... « La terre est pleine de fous et le spectacle est tellement réjouissant que notre [auteur] satirique en arrive à assimiler le monde à un vaste théâtre où se joue la ‘comédie de la vie’ », écrit Colette Arnould en introduction de son propos sur la satire (Arnould, 1996, p. 5). Or, le Joker est fou : au sens plein et pathologique du terme. D’abord victime d’un handicap, il a subi des internements ; tout ceci est narré en profondeur dans le film, qui sonde psychologiquement son personnage. Célibataire, il vit avec sa mère, laissant entendre dans un échange imaginaire avec le présentateur Murray que c’est beaucoup de sacrifices. Le lien qui les unit l’infantilise : « ma mère dit que ma mission est de répandre le rire et la joie » (Joker, 2019, 00:13:1616) : c’est ce qu’il faisait effectivement avec elle. La valorisation qu’il ne trouve pas dans sa vie sociale, il se l’imagine, la fantasme, ce qui est triste et pathétique à la fois. L’œuvre nous fait entrevoir son employeur, son lieu de travail, son foyer, sa voisine, le tout à de multiples reprises. Le sort s’acharne contre lui : son patron l’accable ; son immeuble, dont l’ascenseur est fréquemment en panne, est un taudis. Il rate son spectacle à cause du stress, la seule fois où il a l’occasion de monter sur scène : le présentateur télévisé qu’il adore se moque de lui. Il faisait le clown dans les hôpitaux pour enfants malades, ce qui est noble, mais est renvoyé pour avoir malencontreusement laissé tomber le pistolet qu’on lui a fourni pour se protéger. Ainsi se tissent les interrelations socio-contextuelles de son univers dans la diégèse.

Note de bas de page 17 :

Pour reprendre l’un des sous-titres de Jean-Claude Chesnais, « lorsqu’il n’y a plus la force de la loi, il ne reste que la loi de la force » (Chesnais, 1981, p. 446). Cette maxime se retrouve en substance assez tôt dans l’histoire de la pensée philosophique, notamment chez Pascal : « la justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique » (Pascal, 2015, p. 154).

Note de bas de page 18 :

V.O. : “I killed those guys because they were awful. Everybody is awful these days. It’s enough to make anyone crazy”.

Note de bas de page 19 :

V.O. : “You think men like Thomas Wayne ever think what it’s like to be someone like me? To be somebody but themselves? They don’t. They think that we’ll just sit there and take it, like good little boys! That we won’t werewolf and go wild!”.

24Tout le film gravite autour de lui, toutes les scènes le racontent, lui, son environnement et ses relations, ainsi que ce pistolet, objet qui constitue son fétiche : celui qu’il manipule avec fascination, sans savoir s’il doit le retourner contre lui-même – suicide – ou contre la société – meurtre. Cette arme est le cadeau d’auto-défense qu’il n’espérait pas. Le héros ne s’en sert pas, mais la conserve tout de même pour jouer avec, car elle lui procure un sentiment de fascination et de puissance. Le pistolet sera finalement utilisé dans un cadre de légitime défense lors d’un nouveau passage à tabac dans le métro. Alors le personnage verse dans l’abus et la vengeance : si Arthur se sert du pistolet dans le feu de l’action pour se protéger, il poursuit ensuite ses agresseurs, pour finir par les abattre froidement. Suite de coïncidences marquant un destin, apogée de la réaction à une société violente dans son ensemble, la situation est embarrassante pour le spectateur car ambiguë. Le paroxysme de cette scène criminelle peut se lire comme une allégorie de la révolte des minorités oppressées, en détresse, n’ayant plus que la violence pour s’exprimer17. Entre la compréhension et la légitimation de l’acte, la frontière s’amincit. Le maquillage, le masque de clown du Joker, comme le disait déjà Edgar Morin, affichent « un phénomène de possession ; lors des fêtes et des rites sacrés, le masque révèle un esprit, un génie, ou un dieu qui s’incarne » (Morin, 1972, p. 41) : dieu du Mal en l’occurrence. « J’ai tué ces gars parce qu’ils étaient ignobles. Tout le monde est ignoble de nos jours ; c’est assez pour rendre n’importe qui cinglé » dit le Joker, dans l’émission télévisée de Murray à laquelle il participe (Joker, 2019, 01:38:42)18. « Prenez les gens comme Thomas Wayne ; vous croyez qu’ils se demandent ce que c’est que d’être comme moi ? Ils s’imaginent qu’on va rester bien tranquilles, et endurer ça comme des petits garçons polis : qu’on ne va pas se transformer en loups et les mordre ! » (Joker, 2019, 01:39:32)19.

Conclusion

Note de bas de page 20 :

Le « Blog du Yeti » par exemple lui consacre un petit article qui, bien que sans valeur scientifique, n’hésite pas à faire un parallèle entre le Joker et la révolte du mouvement des Gilets Jaunes.

25François Jost nous dit que l’« on ne naît pas méchant, on le devient » (Jost, 2015, p. 14), rappelant que les individus sont l’objet d’une construction historique et culturelle faite d’interrelations bien plus que d’innéité (Berger & Luckmann, 2012, p. 103). Avec Joker, la transition de l’une à l’autre de ces postures est claire. Les éléments de la vie du Méchant, autant sinon plus que ceux du Gentil, trouvent dorénavant place dans le récit : son cheminement, ses liens d’intimité, son contexte sont narrés. Ce n’est plus seulement par la psychanalyse qu’on se rapproche du Méchant, c’est par une ouverture sur sa généalogie et sa sociologie, alimentées par le récit des connexions que le Méchant possède avec son monde, ses relations sociales, son ancrage contemporain potentiel et les objets qui l’entourent. Cette fiction en effet, en reflétant certaines réalités économiques et sociales, alimente une lecture satirique que l’on retrouve dans certaines critiques du film20. Nous comprenons dès lors la jouissance procurée au public par un tel personnage : « Le propre de la satire est […] de se décharger de ce qui est intolérable [...], change en étincelle la braise qui couve et transforme une souffrance en plaisir » (Arnould, 1996, p. 9). Par la satire socio-politique, l’œuvre « fait vrai » et « à sa valeur philosophique » s’ajoute « une valeur documentaire de premier ordre » (Avelot, 1932, p. 49). Ainsi, dans ce type de film qui conjugue l’action traditionnelle au sens épique du terme et la critique sociale, la dichotomie archétypale du « Gentil » contre le « Méchant », « noir contre blanc », grisonne – au double sens de la nuance et de la maturation qu’elles lui confèrent – en une esthétisation des causes politico-économiques de la déchéance (ou « méchéance ») et de leurs enjeux véhiculés seulement jusqu’ici par les travaux en histoire et en sciences sociales.

26Bien que notre conclusion repose sur une « homologie » ou une « orchestration collective » des publics et de leur temps (Bourdieu, 1979, p. 255), nous ne pouvons nier que dans les périodes de crise politique, économique, climatique, sanitaire, le public ait davantage besoin d’identifier et de fixer les figures du Mal – ne serait-ce que par la fiction. L’une des figures du Mal dans la théologie, le démon, n’était-il pas perçu comme un être-passerelle entre le divin et les hommes, un être ‘surnaturel’ qui s’exprimait par une connaissance approfondie de l’Humanité » (Arnould, 2019, p. 26) ? À travers la figure du Méchant au cinéma, s’exerce, chez un public populaire ou non, un apprentissage plus complet de sa propre espèce, une façon de s’enquérir de sa capacité, de ses moyens, de ses intérêts et a fortiori de ses velléités à faire le Mal. Le nouveau terme à la mode, le « complotisme », marque, nous semble-t-il, cette fracture : entre ceux qui ne peuvent imaginer que des maux soient consciemment fomentés et qui ont une vision plutôt idéalisée de l’espèce, et ceux qui reconnaissent que leurs contemporains peuvent être volontairement mauvais, le Mal dont souffrent les uns peut parfaitement faire le profit des autres. La présence massive de la Mafia au cinéma, en tant qu’organisation collective devenue personnage central, en est une autre illustration. La fiction qui, traditionnellement, tendait vers la condamnation morale et générique du Mal, transite désormais, grâce à ces nouvelles formes de récit mettant à l’honneur un ou des Méchant(s), vers sa déconstruction et son analyse pour une meilleure compréhension. Et s’il nous est permis de finir sur une note optimiste, c’est peut-être la meilleure voie à suivre pour se rendre apte à le combattre réellement.