Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs

Guido FERRARO

Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.6408

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : argumentation, commencement et fin des récits, contenu posé / contenu inversé, embrayage / débrayage, expérience, lecture, modèle génératif, narrativité, passions, topic / focus

Auteurs cités : Mikhail BAKHTINE, Noam CHOMSKY, Algirdas J. GREIMAS, Claude LEVI-STRAUSS, Malika MEKSEM, Vladimir PROPP, Ferdinand de SAUSSURE, Heinrich SCHENKER, Roger SCRUTON, Françoise VAN ROSSUM-GUYON

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Texte intégral

Introduction

Si, en regardant en arrière l’histoire de la sémiotique, on considère les raisons qui ont contribué à déterminer le rôle central joué par la théorie de Greimas, on doit reconnaître comme un aspect sans doute décisif sa capacité de relier plusieurs perspectives théoriques qui avaient auparavant évolué de manière indépendante, sectorielle et par suite peu cohérente. Auparavant, bien des idées importantes et des conceptions prometteuses avaient circulé mais il manquait encore une sémiotique conçue comme projet théorique global et homogène. On comprend qu’une telle entreprise n’ait pas pu être entièrement mise en œuvre par un seul auteur ni réalisée en une seule fois. C’est dans cet esprit que nous allons proposer ici des réflexions visant à une meilleure intégration non seulement des différentes composantes de l’enseignement greimassien mais aussi d’autres concepts sémiotiques importants.

Nous allons considérer en particulier un aspect qui n’a pas reçu jusqu’à présent l’attention qu’il mérite : la délicate et subtile relation entre le commencement et la fin d’un récit. Ce thème va nous permettre notamment de rapprocher et de relier théorie de la narration, théorie du discours et théorie de l’argumentation, modèle de la signification et modèle du parcours génératif, théorie des passions et sémiotique des processus culturels ; et aussi de relier les concepts clés de la théorie de l’énonciation avec la relation fondamentale entre topic et focus ; et enfin d’envisager une expansion de la conception saussurienne de la différence par sa mise en relation avec la vision lévi-straussienne des rapports de transformation transtextuelle. Ne sont-ce pas là trop de choses en même temps ? nous demandera-t-on. Effectivement, ce serait beaucoup trop s’il s’agissait de notions indépendantes et disparates, mais nous nous efforcerons précisément de montrer qu’il s’agit, pour la plupart, de concepts profondément connectés les uns aux autres.

La relation entre « contenu posé » et « contenu inversé » sur la ligne temporelle du récit est chose familière pour tout sémioticien. L’idée généralement admise est que les segments qui constituent la partie finale d’un texte narratif sont consacrés à l’exposition de ce que le texte veut affirmer, à savoir un noyau sémantique et conceptuel fondamental, tandis que les segments initiaux devraient être entendus sur un mode fondamentalement négatif : ils expriment le contraire, voire le contradictoire de ce que le texte veut effectivement affirmer. S’ouvre ainsi une perspective qui, en dépassant la simple (et, en apparence, aussi évidente qu’innocente) représentation linéaire de la syntagmatique textuelle, nous invite à considérer les relations paradigmatiques entre les différents segments du texte. Et cette voie va nous conduire plus loin que ce qu’on pourrait croire de prime abord.

1. L’inversion du contenu, considérée de plus près

En premier lieu, cette simple mise en relation de deux types de contenu présents dans le déroulement du récit nous conduit au principe capital selon lequel un texte narratif présente, en un sens que nous allons préciser dans ce qui suit, une nature argumentative, nécessairement liée à une organisation interne non homogène. Il nous faudra en particulier admettre le fait qu’un texte, par sa nature même, inscrit aussi, à l’intérieur de son propre espace, ce qu’il entend refuser, ou pour le moins mettre en question. Cela exclut d’emblée la position naïve (mais qui n’est pas pour autant exceptionnelle, même dans certaines lectures philosophiques) de ceux qui voudraient attribuer à la responsabilité énonciative d’un texte tout ce qui s’y trouve factuellement énoncé. On constate là toute la faiblesse d’une référence à un « contenu » qu’on voudrait penser comme « donné » tel quel, en ignorant du même coup les voies sous-jacentes et bien plus complexes qui décident de l’identité et du sens de chaque formant d’un texte en fonction de sa place dans la structure globale qui en sous-tend l’organisation.

Un texte peut en fait fort bien présenter, précisément dans ses sections d’ouverture, ce en quoi il « ne croit pas ». Il peut non seulement y mettre en scène des acteurs qui soutiennent des idées qui seront démenties par la suite du récit, ou des situations qui seront finalement marquées comme inappropriées, mais de la même manière il peut aussi recourir à un langage, à une forme de disposition narrative, voire à une logique dont il sera possible de saisir, in fine, qu’elles lui sont étrangères. L’histoire racontée dans la suite du récit sera alors l’histoire de cette distanciation, de la prise en compte de sa propre différence, jusqu’à l’affirmation de valeurs, langages et logiques autres que ceux qui ont dominé l’espace textuel de départ.

Note de bas de page 1 :

G. Ferraro et I. Brugo, Comunque umani, Rome, Meltemi, 2008 (rééd. 2018).

Note de bas de page 2 :

Pour une analyse de la structure générative de ce roman, cf. G. Ferraro, Semiotica 3.0, Rome, Aracne, 2019, pp. 178-183.

Nous pouvons citer à ce propos un exemple fort éloquent, que nous tirons de nos recherches sur les structures de l’imaginaire au XXe siècle, portant en particulier sur la représentation du Mal1. L’un des romans les plus emblématiques de la transition vers le siècle de la modernité (publié en 1897) est le Dracula de Bram Stoker, livre qui, bien que ses qualités littéraires soient reconnues surtout dans sa patrie d’origine, présente une construction et une écriture particulières qui se révèlent très intéressantes du point de vue sémiotique2. Ce roman traite métaphoriquement du passage d’un univers socialement rigide et stratifié, dominé par la puissance de sujets individuels (le sujet romantique du XIXe siècle), à la nouvelle réalité d’une sociabilité « moderne » fondée sur les principes du partage mutuel et de l’intelligence collaborative. Du côté de l’univers ancien et des sujets individuels, on trouve le comte Dracula, noble déchu qui survit à son époque en suçant le sang des gens de basse condition, tandis que de l’autre côté on a un réseau de personnes bien décidées à résister grâce à la force des technologies de communication et à l’entraide réciproque.

Dans sa partie initiale, le roman assume la traditionnelle clé d’exposition subjective et individuelle : le protagoniste, Jonathan, parle à la première personne de son engagement dans un parcours qu’on pourrait qualifier de tout à fait canonique. Nous voyons ce jeune homme aux petites ambitions bourgeoises et personnelles de carrière être envoyé par son chef de bureau en mission en terre étrangère, auprès d’un noble de Transylvanie, pour conclure la vente d’une maison londonienne : il pense que cela lui vaudra une nouvelle identité professionnelle, et par là la possibilité d’épouser sa fiancée Mina. Nous retrouvons donc là un bon nombre de fonctions classiques : manque de reconnaissance sociale, contrat avec attribution d’une tâche à accomplir, départ de chez soi, voyage à travers des espaces intermédiaires... Nous y repérons aussi le motif du moyen de transport magique (la calèche ensorcelée du comte), puis l’arrivée dans un lieu de solitude et de peur (le château de Dracula), enfin l’épreuve et, semble-t-il, sa réussite (la vente immobilière est conclue). Dans ces conditions, pour achever cette petite histoire de la fin du XIXe siècle, le protagoniste n’aurait plus qu’à prendre le chemin du retour, à rentrer chez lui, à être reconnu vainqueur et à célébrer ses Noces.

Mais il n’en est pas ainsi : de toute évidence, plus le lecteur suit la progression de l’histoire, mieux il comprend que cette logique se situe sur le plan du paraître ; la vraie histoire est très différente ! Ce procédé est très intéressant du point de vue théorique car il incite à relire les séquences initiales dans une perspective différente, conduisant ainsi le lecteur à faire l’expérience d’un changement de grammaire, narrative et culturelle. Jonathan lui-même va enfin le comprendre : il est irrémédiablement prisonnier dans le château, sans aucune possibilité de retour ; il n’est donc pas le vainqueur mais un pitoyable perdant, piégé dans l’obscure logique d’action de quelqu’un de plus puissant que lui. L’histoire était donc autre ! Jonathan ne pouvait saisir la nature des valeurs et des identités réelles qu’en sortant de sa perspective de héros solitaire à l’ancienne et en adoptant le savoir des autres. Cela en premier lieu en écoutant les avertissements du petit groupe social réuni au dernier avant-poste de la bourgade où il s’était arrêté, l’auberge de Bistritz, extrême limite de l’espace social. Jonathan aurait dû comprendre que son chef de bureau n’était pas son seul Destinateur, qu’il y avait d’autres valeurs à poursuivre que celle d’un petit emploi stable. Ce n’était pas en restant enfermé dans sa dimension personnelle mono-prospective qu’il pouvait comprendre un monde plus grand que lui, où se croisent des volontés et des lignes de pensée qui le dépassaient tout à fait. A l’auberge, il aurait donc dû écouter ces gens qui le mettaient en garde contre le danger du château, qui voulaient partager avec lui une information importante et lui donner ce qu’il lui fallait pour se défendre (un crucifix, un rosaire). Mais non, trop enfermé dans sa propre perspective, il n’a pas su reconnaître en eux la fonction de Donateurs qu’ils étaient prêts à remplir. Par suite, le voici seul face au comte Dracula, qui, représentant cruel d’un siècle finissant, vise à refaire sa vie en s’installant à Londres, la métropole du futur.

Mais on comprend bien que ce n’est pas seulement de la fin de l’histoire personnelle de Jonathan qu’il est question : il s’agit plutôt d’une perspective sur la vie et d’une conception du monde, en même temps que d’une nouvelle façon de construire le récit, par opposition à une manière désormais désuète, comme cela est signalé par le brusque changement dans la façon d’exposer les événements et d’en disposer — d’« orchestrer » leur énonciation. A partir de l’échec de Jonathan, et avec le déplacement de l’histoire sur la scène sociale bien plus animée de Londres, où le comte s’est installé, il n’y aura plus une narration linéaire et individuelle mais un entrecroisement bakhtinien de voix et de perspectives hétérogènes, une composition qui entremêle des langues et des savoirs différents. Dans le cadre de cette écriture fragmentaire et composite, la première personne du journal intime de Jonathan fait place à une mosaïque de notes personnelles rendues publiques, d’échanges de lettres et de coupures de journaux, le tout bricolé à la hâte par Mina, jeune femme très à la page qui compose les pièces de ce puzzle en tapant sur une (fort moderne) machine à écrire portable ! On a là affaire à un dépassement délibéré de la forme de narration fondée sur une perspective individuelle et à son remplacement par une technique de narration à base dialogique, qui joue sur la composition de différents sujets interdépendants. Cela pose le problème même de l’instance autoriale et de la provenance du texte que nous sommes en train de lire : d’où l’apparition de ce personnage qui, dans le roman, joue le rôle du responsable matériel de l’écriture — Mina, la femme au centre de tous les réseaux — à laquelle on confie la tâche de donner corps à cette voix collective dont la force tient à sa pluralité constitutive. Selon un parallèle original, caractéristique de ce roman, la toile des informations et des pensées agit de la même façon que le sang qu’on va significativement partager par le moyen de transfusions entre partenaires, tel un dispositif dynamique qui permet de garder la communauté en vie.

Ce qui compte ici le plus pour nous, c’est que la transition qui conduit de la partie rejetée à la partie assumée du roman ne comporte pas uniquement un changement dans la représentation des valeurs et des rapports de force, ni même seulement un changement de scénario et d’accessoires (vétustes dans la section initiale, à l’avant-garde dans la partie qui suit) : ce qui change, c’est la nature des relations interpersonnelles, la conception des processus de communication, la rationalité assignée à la structuration sociale — et, évidemment, la nature de l’architecture du récit en tant que telle. La construction d’un sujet collectif ne se borne pas à la simple extension numérique mais propose l’idée, qui déjà annonce ou préfigure quelque chose du XXe siècle, d’une collectivité composite, mobile, parfois déchirée, qui va justement être capable, grâce à cela, de saisir la complexité du réel. C’est à ce niveau qu’on peut donc comprendre le cœur de l’élaboration de sens prise en charge par ce texte.

En considérant divers cas spécifiques de ce genre, on voit comment le principe de « l’inversion du contenu » vient s’articuler en un ensemble de procédés qui attendent d’être classés, occupant la place qu’il faut assigner à un composant bien précis de la grammaire narrative. Bien plus qu’une simple opposition entre deux genres de « contenus », il serait possible de concevoir une typologie des classes d’opérations exécutables en distinguant en premier lieu les niveaux et les aspects concernés par chaque procédé d’inversion : s’agit-il d’une question de valeurs, de genres et de variétés de langages, de principes de structuration narrative... ? Quelle est, dans chaque cas, la dimension sémiotique sur laquelle s’exerce ce procédé de distanciation par renversement ?

2. Une autre dimension du parcours de génération textuelle

En adoptant cette perspective, nous nous trouvons confronté à une question théorique tout à fait fondamentale. Revenons donc aux principes de base du modèle « génératif ». Comme on le sait, la parenté du modèle greimassien avec le modèle chomskyen n’est que très superficielle. La différence la plus décisive consiste dans le fait que la théorie chomskyenne prend en charge des procédés de transformation entre entités de la même nature. On étudie par exemple la manière dont deux phrases simples sont combinées dans un énoncé plus complexe : il s’agit donc de relations entre objets homogènes par leur qualité et leur niveau de définition sémiotique. Il n’est pas nécessaire de mentionner ici les diverses critiques dont cette vision, fortement polarisée sur la composante syntaxique, a été l’objet, et qui ont conduit d’autres linguistes à rappeler le rôle primaire qui doit être reconnu à la composante sémantique. Greimas, quant à lui, avait d’emblée choisi une tout autre perspective en décidant de travailler sur les relations non homogènes entre niveaux de différente nature sémiotique : il fallait sauvegarder le principe sur lequel tout l’édifice de la discipline a été fondé, celui de la sémiosis qui, par définition, relie des entités du plan de l’expression et du plan du contenu, donc absolument hétérogènes. Mais la cohérence et la justesse de ce choix n’empêchent pas d’entreprendre également l’examen des procédés de transformation entre unités appartenant au même niveau de description structurale et partageant la même nature sémiotique. Nous entrons ainsi dans un domaine dont la problématique de Greimas a esquissé les contours sans en combler tous les espaces intérieurs.

Le cas des textes narratifs apparaît du reste plus complexe et plus intriguant que les autres, étant donné qu’ils conjuguent un processus de transformation vertical — en tant que connexion entre niveaux plus profonds et plus superficiels — et des processus de transformation entre segments de même niveau, en particulier entre le début et la fin. Ces deux types de transformations ne sont d’ailleurs ni aussi différents en nature ni aussi séparés l’un de l’autre qu’on pourrait le croire. A quoi s’ajoute le fait, si on tient compte de l’enseignement de Claude Lévi-Strauss, que tout texte naît de la transformation d’autres textes — autre dimension encore du mécanisme génératif !

Note de bas de page 3 :

Pour une plus large réflexion sur ces modèles, cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 139 sq.

Note de bas de page 4 :

F. Lerdahl et R. Jackendoff, A Generative Theory of Tonal Music, Cambridge, MIT Press, 1983.

Il faut en tout cas souligner que les principaux autres modèles théoriques relevant de problématiques génératives3 sont fondés sur l’analyse de procédés de transformation, d’expansion et d’altération qui opèrent à l’intérieur d’un même niveau textuel. Je ne pense pas seulement au modèle de Chomsky en linguistique mais aussi à celui, par exemple, de Gerald Prince en narratologie, et surtout au tout premier modèle de nature générativiste développé dans les premières décennies du XXe siècle, et avec un très grand succès, par Heinrich Schenker dans le domaine musical — modèle qui a fait ultérieurement l’objet d’une mise à jour proche des conceptions chomskyennes par Fred Lerdahl et Ray Jackendoff4. Si on pense qu’un échange d’idées plus important et systématique entre sémiotique du récit et sémiotique de la musique serait utile, alors la théorie de Schenker — théorie presque narrative, en même temps que musicale — revêt un intérêt tout particulier.

Note de bas de page 5 :

À ce propos voir en particulier H. Schenker, Free Composition, New York, Pendragon, 1977.

Sans pouvoir entrer ici dans les détails, indiquons que ce modèle conçoit toute composition musicale comme l’expansion d’un processus dynamique global de nature tensive, en ce sens qu’il active une séquence de tensions et de distensions harmoniques en les projetant dans des événements musicaux concrets qui se succèdent dans l’œuvre, c’est-à-dire tout au long de ce qui se présente comme un parcours orienté, tendu entre son début et sa fin5. Il s’agit d’une configuration à caractère nettement dramatique qui, nous dit Schenker, progresse vers sa conclusion en passant par des moments d’attente et de surprise, d’avancement et de déviation, de désarroi et d’impatience. Une dynamique d’ordre narratif transparaît donc ici de toute évidence. Il faut surtout mettre en relief l’idée qu’à la racine du processus génératif on trouve une entité clé, dite Ursatz, qui ne peut en aucune manière être considérée comme statique ou géométrique : il s’agit d’un dispositif dont le but est la mise en place de ce que nous appellerons une différence tensive.

Cet Ursatz, cette cellule générative primaire, est à la base d’un parcours d’expansion qui, à travers une série de transformations et de conversions, conduit jusqu’à la très grande complexité qu’on trouve à la surface d’un texte musical. Mais tout en dégageant les relations entre des niveaux différents en termes d’importance structurale, cette théorie pense en termes de relations entre des entités qui ont le même statut musical. On a affaire à des cellules mélodiques, rythmiques et harmoniques qui vont s’étendre en des configurations plus complexes mais de même nature, puisqu’il s’agit toujours de configurations mélodiques, rythmiques, harmoniques, etc. Nous ne proposons certes pas d’adopter cette manière de voir et de la mettre à la place de celle qui nous est plus familière, mais on doit reconnaître qu’elle met en lumière des choses que le modèle greimassien standard a des difficultés à bien dégager et expliquer. Il s’agit en substance de la manière dont les structures relativement simples d’un certain niveau et d’une certaine nature se développent en des structures plus complexes et articulées mais qui appartiennent encore au même niveau de description structurale et relèvent de la même nature sémiotique. Rien là d’étonnant, en effet, étant donné que le premier exemplaire de ce phénomène découle justement de la règle générative qui transforme le « contenu posé » en « contenu inversé », donc d’un procédé qui construit un segment de la structure textuelle à partir de la transformation d’un autre segment, de niveau supérieur mais appartenant à la même structure textuelle.

Note de bas de page 6 :

Cf. G. Ferraro, Teorie della narrazione, Rome, Carocci, 2015, pp. 75 sq.

Cette dimension du processus qui donne vie aux structures textuelles peut convenir, en particulier, aux cas visant à rendre compte essentiellement de la configuration syntaxique d’un récit, ou d’un modèle narratif culturellement constitué. Sans doute peut-on juger surprenant le fait de postuler la possibilité d’analyser la façon dont le schéma narratif proppien est généré, toutes fonctions comprises, à partir d’une matrice primaire concernant les rapports entre individu et communauté6. Voyons donc comment nous justifions ce point. La fusion harmonique qui clôt la concaténation des fonctions, bien métaphorisée par les Noces qui unissent le Sujet au Destinateur (par l’intermédiaire de sa fille), montre clairement la nature institutionnelle de la fonction assignée ici au couple conceptuel individuel / social. On peut en ce sens définir une matrice primaire qui pose, en termes axiologiques, la nécessité d’une fusion harmonique entre les programmes narratifs des individus et des institutions. A partir de cette matrice, la tension narrative est produite par une transformation qui inverse cette condition de fusion par une rupture manifeste séparant, d’un côté, un sujet dépourvu d’identité sociale et, de l’autre, une instance dont le pouvoir institutionnel n’est pas en état de réaliser la performance décisive : telle est en effet la situation que ce schéma narratif propose dans son segment d’ouverture. Il faudra donc élaborer un parcours de connexion et d’échange (centré sur le Contrat) où l’institution aura le pouvoir de changer l’identité de l’individu, tandis que le faire du sujet pourra conduire au rétablissement de l’ordre souhaité par l’instance institutionnelle. Cette transaction conduit à l’assimilation finale des deux instances : assimilation, tout bien considéré, entre la disposition objective du monde (garantie par l’autorité) et la perception subjective propre de l’individu (qui désire, qui aime, qui rêve...).

Ce processus destiné à générer un édifice syntaxique complexe prévoit l’emploi de différentes formes de transformation entre les segments de la structure narrative. On distinguera des formes élémentaires comme l’expansion par répétition, et d’autres moins simples, comme la duplication avec renversement qui, dans le schéma proppien, soutient l’épisode du Faux Héros (retournement du Héros en termes véridictoires), ou encore l’inversion spéculaire qui génère la séquence préparatoire. Cette séquence peut être en effet considérée précisément comme une inversion de la progression « normale » des modalisations du Sujet : cette inversion génère la progression modale d’un Anti-Sujet qui acquiert son savoir (fonctions Interrogation / Information) et son pouvoir faire (Tromperie réussie et victime sans défense), de manière à parvenir à un succès (provisoire) qu’on peut aussi appeler, en regardant dans l’autre sens, Méfait.

Note de bas de page 7 :

Pour plus de détails, voir Semiotica 3.0 , op. cit., pp. 155-163 et Teorie della narrazione, op. cit., pp. 75-85.

Comme on peut le voir, il ne s’agit pas de procédés locaux ou de phénomènes d’importance limitée : nous touchons ici le moteur même qui conduit des matrices primaires à la configuration effective du modèle proppien. Si on considère les procédés d’inversion qu’il comporte concernant la logique d’action et les valeurs investies, on voit comment la dynamique reliant contenu posé et contenu inversé détermine le dessin séquentiel de la série des fonctions ainsi que la position actantielle des protagonistes, leurs parcours modaux respectifs, et par là, en définitive, toute la logique de leur confrontation conflictuelle. C’est dire que la relation entre « posé » et « inversé » concerne de fait tout un ensemble de procédés transformationnels qui fondent l’ossature du schéma et viennent générer l’entière structure narrative, au niveau dit « superficiel » du parcours génératif. Il n’y a rien ici qui entre en conflit avec les modèles classiques, mais il y a un enrichissement important en termes de règles de génération de la texture sémio-narrative7.

Note de bas de page 8 :

À propos des modèles de génération des récits mythiques, voir G. Ferraro, Il linguaggio del mito. Valori simbolici e realtà sociale nelle mitologie primitive, Rome, Meltemi, 2001.

De la même façon, on peut analyser le processus qui supporte la dynamique des récits mythiques (en faisant référence en particulier aux recherches de Claude Lévi-Strauss8). Ces récits explorent des questions concernant le dessin naturel et culturel du monde, grâce à une construction narrative qui les traduit en différences manifestes entre états de choses. « Il était une fois, le monde n’était pas comme on le connaît à présent… » : cet artifice formel introduit un univers alternatif permettant d’explorer la validité et les conséquences d’un autre arrangement du monde. Entre début et fin du récit, on établit donc un rapport du type virtuel vs factuel, imaginaire vs tangible, irrationnel, ou même impossible vs réel et rationnel ensemble. Il ne s’agit donc pas simplement d’un « contenu inversé » mais d’une altération précisément orientée et rigoureusement calculée.

A la base il y a l’idée que pour comprendre la réalité dans laquelle nous sommes plongés, mieux vaut regarder ailleurs, en se servant d’une sorte d’image en négatif plutôt que de s’efforcer d’en pénétrer le sens par une observation directe. Ce principe amplifie la portée théorique du processus qui, à partir d’un réel posé, met en scène un état de choses alternatif : ce n’est pas là une question de caractère formel ou organisationnel — cela relève par contre d’un dispositif par ailleurs bien connu, de nature rhétorique (« Si les choses n’étaient pas comme elles sont... »), qui vise à la mise en évidence des racines de l’ordre rationnel et symbolique de la réalité. Et bien sûr, ce principe, comme nous allons le voir à présent, ne vaut pas seulement pour les récits relevant d’autres cultures.

3. Une organisation proprement argumentative

Note de bas de page 9 :

A.J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte. Exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976.

Considérons donc plus en détail un exemple, celui d’un récit que, dans notre domaine d’étude, tout le monde connaît parfaitement : les Deux Amis de Maupassant que Greimas a rendu si digne d’attention9. Ce récit met en scène, disons-le, deux idiots qui ne finiront qu’au dernier instant, et un peu tard, par se rendre compte de leur appartenance à un univers collectif situé au-dessus des individus, à tel point que les deux protagonistes vont offrir leur vie pour ne pas trahir leur pays. Comme le soulignent les anthroponymes choisis par Maupassant, ce sont bien, en fin de compte, « deux Français », et non plus « deux amis » ou « deux pêcheurs ». Ce qui est ici en question, c’est la présence inéluctable d’une instance de Destination, sans doute distante et impersonnelle mais à laquelle on ne peut pas se soustraire. Il est vrai que ce principe aurait pu être exposé directement en tant que tel mais on comprend bien qu’en jouant sur son image en négatif on obtient un tout autre effet d’évidence et une plus grande profondeur de signification. A partir du principe général qui va être affirmé en conclusion du texte, on génère de la sorte un récit grâce à la mise en action d’un dispositif qui (tout comme dans les mythes des peuples sans écriture) renverse la condition connue comme « réelle » pour en faire une condition illusoire (un monde où chacun aurait la faculté de suivre sans limites ses inclinations personnelles en se passant des autres membres de la collectivité et sans même avoir conscience de l’existence d’un tout dont on est partie).

Cette expansion par négation d’un concept qui sera ensuite dûment affirmé conduit les lecteurs du récit de Maupassant à se poser cette question très importante : est-il possible de vivre dans un univers purement subjectif, centré sur un vouloir qui a sa seule source en nous-mêmes ? Car nos deux amis, dans la première partie du récit, agissent comme s’ils étaient complètement dépourvus de toute instance de Destination ; on ne peut pas même dire qu’ils soient leurs propres destinateurs, étant donné qu’ils n’ont aucun sens d’un quelconque devoir. S’ils ont des Destinateurs, il s’agit tout au plus de Destinateurs maîtres des seules valeurs d’usage, donc à même de conférer au mieux un simple pouvoir faire (et qui plus est, complètement illusoire).

La structure du texte se constitue par conséquent sur une série d’oppositions concernant les hiérarchies de valeurs (dominance de la nature et de l’individu ou de la culture et du groupe), les configurations spatiales, les logiques d’assignation de sens (en perspective singulière ou en interaction), et ainsi de suite, jusqu’à la distinction, par exemple, entre différentes valeurs du silence (paisible et charmant dans l’isolement champêtre, héroïquement polémique en situation de guerre). Le lien qui établit ce qui va être dit avant à partir de ce qui sera dit après est donc décisif pour comprendre comment le sens est construit, distribué et mis en œuvre dans la structure porteuse du texte. Ajoutons qu’il ne s’agit pas d’une relation entre un « point de départ » et un « point d’arrivée » étant donné qu’il n’est pas question ici de points mais de situations complexes, impliquant plusieurs aspects.

Note de bas de page 10 :

Cf. Emanuelle Danblon et al. (éds), Argumentation et narration, Bruxelles, Editions de l’Université, 2008, et Paula Olmos (éd.), Narration as Argument, Cham, Springer, 2017.

Note de bas de page 11 :

Floris Bex et Trevor Bench-Capon, Arguing with Stories, in Narration as Argument, op. cit.

On pourrait remarquer que ce n’est pas un hasard si la première partie du récit, la partie négative et rejetée, ressemble à plusieurs égards à la partie initiale correspondante de Dracula : on voit dans les deux cas des sujets trop repliés sur eux-mêmes, suivant naïvement un programme narratif tout à eux, ce qui les conduira dans un territoire hostile où ils seront capturés, trouvant ou risquant finalement la mort. De fait, les deux textes ont été écrits au même moment historique, dans le même climat culturel, et en visant la même cible, à savoir l’esprit dépassé d’un siècle qui mettait l’accent sur l’individu et l’exception, le bonheur de la solitude, le sentiment du « sublime » devant la beauté de la nature... Dans les deux cas, et là encore ce n’est pas par hasard, le côté positif est lié à la dimension sociale bien que l’argumentation, différente d’une œuvre à l’autre, conduise dans un cas à un véritable triomphe sur le principe opposé, alors que dans l’autre l’accomplissement atteint sur le plan éthique ne produit pas à d’autres égards un résultat positif (la pensée de Maupassant est, bien entendu, plus complexe). Après tout, les deux textes proposent à leurs lecteurs à peu près la même question en opposant perspective individuelle et liens d’appartenance à la collectivité. Le récit de Maupassant, en particulier, nous amène à nous demander s’il est licite de suivre des programmes de vie de provenance purement intérieure — question toutefois embrouillée par le fait que les deux amis se montrent, un court moment, réellement pris d’« une joie délicieuse » en dépit de la guerre et de la mort qui se déchaînent autour d’eux. Le récit organise son parcours en creusant la question initialement posée, en en montrant les diverses facettes, en envisageant les solutions possibles, jusqu’à apporter enfin une réponse dûment réfléchie : on a là en somme les traits typiques de ce qu’on appelle un parcours argumentatif. Il est intéressant à ce propos de remarquer que l’idée de voir dans les récits des dispositifs d’argumentation s’est de plus en plus frayé son chemin au cours des dernières années10 et que le récit a été reconnu comme une forme de raisonnement analogique en particulier par divers chercheurs en intelligence artificielle11.

Il y a bien sûr des cas où le rapport entre début et fin d’un récit est très différent — et il est important pour nous de tenir compte de tout l’éventail des variations possibles. Si on pense par exemple à une histoire élémentaire mais très répandue comme celle de Cendrillon, c’est un fait que la jeune fille très douce, maltraitée et malheureuse qu’on connaît au début du conte, nous paraît bien plus réelle que l’heureuse épouse du prince qui figure à la fin (« des choses qui n’arrivent que dans les contes de fée », comme on dit souvent). Mieux encore si on en connaît la version cinématographique, Pretty woman, où un profiteur sans scrupule mais présentant le charme de l’acteur Richard Gere, engage une improbable relation avec une prostituée aux jambes sensuelles mais au doux visage (Julia Roberts). La fin de l’histoire est aussi romantique qu’invraisemblable, avec les deux personnages qui en quelque sorte se rachètent (alors que beaucoup de spectateurs s’attendraient à voir la fille sortir du rêve juste à temps pour descendre dans la rue et racoler le client comme d’habitude). Il n’y a aucun doute que le monde réel est ici celui, peu réjouissant, de la sordide situation présentée au début ; le dispositif narratif est employé en l’occurrence pour faire oublier autant que possible le réel : on prend des vacances en dehors du monde donné, on songe qu’un autre monde est possible. C’est au fond le même mécanisme que celui qui joue dans l’univers du mythe, mais dans la direction opposée : alors que dans l’univers du mythe on part d’une image virtuelle de ce qui ne peut être ni réel ni rationnel, ici, le récit part au contraire du monde donné pour affirmer que cet arrangement des choses est, de fait, non rationnel, non sensé, non éthique, donc conceptuellement pas nôtre. L’exemple cité peut certes être futile mais la mécanique qu’il met en œuvre est du plus grand intérêt. Nous sommes confrontés à un débat fascinant et difficile sur la correspondance que l’opposition clé entre réel donné et possibilités alternatives peut avoir avec des catégories comme rationnel vs irrationnel, éthique vs immoral, pourvu vs dépourvu de valeur. Dans tous les cas, la structure du récit est soutenue par une recherche de sens, et l’arrangement possible d’un sens auquel on parvient, bien qu’il puisse être souvent partiel et fragile, peut être justement son point d’arrivée (ce n’est pas toujours le cas, comme nous le verrons).

A partir de ces exemples, il nous semble possible d’avancer l’idée que l’organisation d’un bon nombre de textes narratifs est marquée par un jeu tactique qui combine des formes d’appropriation et de refus des responsabilités d’énonciation, ce qui n’est guère éloigné de nos concepts classiques d’embrayage et de débrayage. On joue sur une opposition, souvent tacite, entre une instance externe et rivale et une instance propre et reconnue : un processus complexe, articulé, souvent marqué par des incertitudes et des contradictions, qui mène par étapes du nié à l’affirmé, de la mise en doute à l’assertion, d’un discours qui n’est pas nôtre et pas de maintenant à ce qui au contraire est à nous et du temps présent, ou encore qui mène de la pensée qui nous précède, de la pensée des autres ou de la pensée diffuse, à notre propre prise de parole, typiquement entendue comme résolutoire et novatrice.

Dans ce cadre, il est possible que le contenu de la partie initiale, que nous serons amenés à considérer à la fin de notre lecture comme le contenu « nié » ou « inversé », puisse se présenter au contraire, en ouverture, comme un contenu effectivement posé, déjà solidement établi, souvent marqué par la force de l’évidence : un contenu qu’on peut en effet dire « posé », mais posé par les autres. Cette remarque n’est pas secondaire car elle nous fait franchir les limites d’une vision purement formelle, ou virtuelle, du concept de contenu « inversé ». Dans la construction d’un récit, on part souvent d’une perspective de lecture du monde qui n’est pas moins concrète et réelle que celle d’arrivée, pas moins effectivement « posée » que la « nôtre », de telle sorte que ce que le texte va faire dans son parcours argumentatif ne va pas seulement consister, en pareil cas, à « construire » la vision du monde, mais aussi à la changer, en remplaçant une grammaire de lecture du réel par une autre. Il y a là une perspective théorique à approfondir.

4. Du couple topic / focus à la théorie de la différence

Note de bas de page 12 :

Voir la discussion sur la formation des premières compétences sémiotiques des enfants dans Teorie della narrazione, op. cit., pp. 145-150.

Note de bas de page 13 :

Voir par exemple les recherches de James Hurford : « The neural basis of predicate-argument structure », Behavioral and Brain Sciences, 26, 2003, et « The origin of noun phrases : Reference, truth and communication », Lingua, 117, 2007.

Dans ce que nous venons de considérer, on retrouve facilement la relation entre les notions de topic et de focus, qui sont aujourd’hui redevenues d’actualité et sont même en train de prendre une place de plus en plus centrale dans de nombreuses perspectives, notamment linguistiques, philosophiques, paléo-anthropologiques, de psychologie enfantine, etc. La conception élémentaire formulée par la linguistique textuelle traditionnelle était que dans un énoncé, comme dans un texte plus long et complexe, il y a un thème dont on parle, le « sujet » (topic) et ce qu’on en dit, le « prédicat » (focus ou, selon la terminologie naguère plus courante, comment). Il s’agit d’un modèle d’une extrême simplicité, mais en même temps d’une immense portée. Du côté de la simplicité, on estime généralement qu’il s’agit de la première structure sémiotique acquise par les êtres humains pendant leurs premiers mois de vie12, et aussi de la base sur laquelle ont vraisemblablement commencé à évoluer les premières formes de communication des hominidés13. La linguistique chomskyenne, de son côté, après s’être efforcée d’identifier des traits communs aux différentes langues, a vu finalement dans cette relation fondamentale sujet / prédicat l’articulation première qui sous-tend le fonctionnement de la langue à un tout premier niveau, commun à toutes les grammaires.

Note de bas de page 14 :

Cf. Semiotica 3.0, op cit., pp. 78-91.

Note de bas de page 15 :

La question est très bien traitée dans Luca Bandirali et Enrico Terrone, Il sistema sceneggiatura, Turin, Lindau, 2009.

Note de bas de page 16 :

Voir à ce propos Semiotica 3.0, op. cit., pp. 267-284.

Si on se tourne vers des constructions textuelles plus complexes, on retrouve ce même couple fonctionnel chargé d’un rôle tout aussi central, par exemple dans l’organisation de la textualité visuelle ou même musicale14 ; il est également reconnu comme un dispositif essentiel dans la théorie de l’écriture cinématographique15, etc. En bref, on peut estimer aujourd’hui qu’il s’agit d’une forme sémiotique primaire et amodale, en ce sens qu’elle constitue une composante de l’univers sémiotique indépendante et générique, installée en amont de la différenciation entre les divers systèmes que nous avons l’habitude de distinguer16. En termes généraux, l’hypothèse est qu’on peut mettre en lumière une composante constitutive de base, commune et logiquement antérieure aux grammaires spécifiques. Quelques traits de cette composante peuvent être déduits de l’analogie entre certaines structures sémiotiques attestées dans différents systèmes (par exemple langage et récit, ou récit et musique, etc.) ; il s’agit d’un des plus fascinants projets de recherche possibles pour l’avenir de la sémiotique. Or le couple topic / focus semble appartenir effectivement à ce niveau primaire et amodal, puisqu’on le voit intervenir comme le fondement de toutes sortes de structures textuelles, et peut-être à la base même du mécanisme de renvoi sémiotique : il suffit de penser à la relation élémentaire entre cette chose qui est là (topic) et la valeur émotionnelle (focus) de cette chose, première esquisse d’un renvoi entre une entité et son effet de sens, donc possible racine d’un rapport entre un plan signifiant et un plan signifié. Cela correspond aussi à la forme d’une des premières interactions structurées entre adultes et enfants, précisément au geste d’indication du doigt, presque toujours accompagné par une expression interprétative du genre : « Regarde là-bas !... Oh, c’est rigolo ! »). Les choses, et le sens que nous leur attribuons : voilà la racine du processus de sémiotisation du monde, et ce processus peut fort bien se traduire en un parcours de création narrative, à penser comme une histoire de la recherche du sens de la vie.

Note de bas de page 17 :

Music as an art, Londres, Bloomsbury, 2018, p. 171.

Certes, l’application de ce couple relationnel aux textes narratifs ne devra être ni simpliste ni mécanique. Le lecteur du récit de Maupassant, par exemple, est censé comprendre que les premières pages du texte, avec cette partie de pêche incongrue de la part des deux amis, posent la question du point d’origine des programmes narratifs (pure expression de passions individuelles ? ou bien fruit d’une nécessaire négociation dans une situation sociale partagée ?), tandis que la partie finale, avec la décision des deux héros de donner leur vie pour ne pas trahir leur patrie, apporte à cette question une réponse : on appartient toujours à une entité plus grande que soi, à laquelle il est illusoire de croire pouvoir échapper. Une question, une réponse : c’est là, de fait, une configuration qui constitue une des variantes typiques de la relation topic / focus. Mentionnons à ce propos le point de vue d’un auteur éloigné des approches structuralistes ou sémiotiques : Roger Scruton considère que les chefs-d’œuvre artistiques sont construits en posant au départ une question, à laquelle, in fine, ils donneront une réponse17. Il s’agit donc d’une idée partagée aussi en dehors de la sémiotique, même s’il faut corriger l’idée, soutenue par Scruton, que ce principe d’architecture du sens concerne seulement les textes de très grande valeur esthétique. Quoi qu’il en soit, poser une question ou un problème, prendre en considération ses différents côtés, aller jusqu’à formuler une solution, on a là affaire à une organisation textuelle à étudier non seulement du point de vue de sa structure narrative (séquentielle, événementielle, etc.) mais aussi en tant qu’élaboration de nature proprement argumentative.

Note de bas de page 18 :

Pour une vue mise à jour de la sémiotique différentielle, voir Semiotica 3.0, op. cit., pp. 263-266.

La perspective sémiotique montre qu’il faut néanmoins dépasser l’idée d’une structure topic / focus qui serait vue comme garant d’une continuité et d’une homogénéité discursives. Au contraire, on constate souvent la présence d’une organisation conflictuelle, et par cette voie on parvient à une connexion cruciale avec l’idée, tout à fait fondamentale en sémiotique, de la construction du sens par différence et négation18. La dimension narrative, par définition syntagmatique et segmentée sur la ligne temporelle, est parfaite pour mettre en évidence l’efficacité des configurations textuelles visant à explorer la valeur des choses en procédant par comparaison entre leurs différents états, ou, mieux encore, par comparaison entre ce qui résulte de leur présence ou de leur absence. Aussi l’architecture narrative se présente-t-elle comme une machine dynamique qui élabore son sens grâce à l’installation d’une tension entre deux conditions différentes, entre deux faces qui ont beau être celles d’une seule et même pièce ne s’en repoussent pas moins l’une l’autre, jusqu’à en faire le début et la fin de l’édifice.

On ne soulignera jamais assez l’importance de cette étroite relation entre la théorie saussurienne de la signification et la théorie du récit, en premier lieu parce qu’il s’agit d’un lien qui rapproche et rend plus cohérents deux domaines clés de la sémiotique, ce qui va exactement dans le sens du projet greimassien d’une théorie organiquement unifiée. Cependant, si le principe de base est le même pour les deux théories, il n’y en a pas moins une grande différence entre la conception saussurienne — formulée en termes paradigmatiques et taxinomiques — et l’idée d’un processus dynamique qui implique des transformations, des alternatives, des conflits vécus, des changements d’identité. Plus techniquement, il reste beaucoup à étudier à propos des différentes manières dont ce principe peut se manifester, à commencer par la distinction entre les deux options suivantes : la différence est-elle établie grâce à la variation d’une certaine condition (comme dans les mythes analysés par Lévi-Strauss : par exemple, le miel est un produit soit saisonnier soit disponible à tout moment) ? ou bien est-elle produite à partir d’une opposition entre absence et présence (du type Manque et Réparation chez Propp, ou Disjonction et Conjonction chez Greimas) ? Cette perspective indique pour nous un domaine à approfondir, concernant des règles qui seront cruciales pour perfectionner l’analyse des processus de génération textuelle et mieux comprendre les moyens par lesquels les valeurs sémantiques donnent lieu aux structures syntaxiques.

Note de bas de page 19 :

Cf. G. Ferraro, Fondamenti di teoria sociosemiotica. La visione « neoclassica », Rome, Aracne, 2012, pp. 185 sq.

Et il y a là en outre une connexion possible (peut-être moins prévue) avec une autre dimension fondamentale dans le domaine sémiotique : la composante pathémique, qui trop souvent semble reléguée dans une section à part. Quelle relation entretient-elle avec le modèle cardinal de la signification ou avec la logique du parcours génératif (en dehors du rapport évident avec les catégories modales) ? Ici nous avons le moyen d’établir une connexion possible et raisonnée — même s’il faut d’abord mieux clarifier la nature narrative des configurations pathémiques en tirant parti du fait que ces configurations agissent essentiellement sur la base de comparaisons structurées entre différents états de choses. Par exemple, on peut penser à des configurations telles que : « je n’ai pas X / je voudrais l’avoir » ; « je n’ai plus X / je l’avais autrefois » ; « je n’ai pas X / lui au contraire, il l’a » ; ou encore « cela ne s’est pas réalisé / cela aurait été possible si seulement... », ou bien « j’ai fait A / mais j’aurais dû faire B » : on les appelle respectivement désir, nostalgie, jalousie, regret, honte, etc., mais il semble bien que tous les phénomènes émotionnels peuvent en fait être rigoureusement définis par cette voie, c’est-à-dire en termes de structures narratives élémentaires dont l’effet de sens dépend de la mise en œuvre d’une tension différentielle résultant de la comparaison entre des états de choses alternatifs19. Cela aboutirait au principe selon lequel la mécanique qui régit l’instauration de la différence entre début et fin du récit possède en même temps une valeur d’ordre sémantique et pathémique.

Note de bas de page 20 :

Pour une plus large discussion, cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 58-60 et 77-78.

Cette mise en cause de la dimension pathémique est liée aussi à une autre question qu’on ne peut pas passer sous silence dans ce contexte. Autrement, il pourrait sembler qu’il n’y a aucune différence substantielle entre ce qu’on appelle couramment une « argumentation » et l’élaboration spécifique d’un univers narratif, étant donné que cette dernière peut, elle aussi, présenter un caractère argumentatif. Mais cette différence existe ! Elle réside, très succinctement20, en ce que dans le cas d’un discours argumentatif ordinaire nous demeurons dans une position de destinataires cognitifs, bénéficiaires d’un savoir qui va être offert à nos facultés intellectuelles, tandis que dans le cas de l’élaboration narrative nous sommes, de plus, émotionnellement et actoriellement impliqués, tels des lectores in fabula, dirions-nous, dans le sens d’Umberto Eco.

De ces différences structurelles découle en outre le fait que dans les formes ordinaires d’argumentation, les catégories — à tous les niveaux de généralité — sont employées comme telles dans leur dimension expressément conceptuelle, tandis que, dans le domaine narratif, ce qui est d’ordre général est le plus souvent traduit (par voie d’analogie et de synecdoque) en composants figuratifs particuliers, ce qui rend possible les procédés de projection et d’identification de la part du lecteur. Pour le bénéficiaire de ce savoir, à la dimension intellectuelle s’ajoute ainsi une importante dimension d’ordre expérientiel : ce qui se déroule avec le texte est un morceau de notre vie vécue. Cependant, cette implication du destinataire dans le texte ne doit pas être entendue dans les termes simplistes d’une naïve participation émotionnelle et d’un retour vers l’illusion référentielle. Un dernier exemple va nous aider à préciser ce point, tout en affinant notre perspective par rapport à la dialectique qui se joue entre début et fin d’un récit.

5. Les faits et leur écriture : la sémiotisation de l’expérience

La lecture d’un roman, comme nous venons de le relever, est une expérience qui se déroule dans le temps même de notre vie vécue ; il faut par conséquent en conduire l’analyse en termes non seulement de structure mais aussi de processus dont on fait l’expérience personnelle. L’exemple auquel nous allons maintenant faire référence le montre, croyons-nous, mieux qu’il ne serait possible en termes de pure réflexion théorique — et cela à partir même de son titre, La Modification, ce magistral roman de Michel Butor paru en 1957. Célèbres sont les mots qui ouvrent la narration :

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.

Ce roman entièrement écrit à la deuxième personne paraît, de ce fait même, plonger son lecteur — « vous » — dans la plus pleine et parfaite implication : vous, le lecteur, allez maintenant vivre la même expérience que le protagoniste. A première vue, il s’agit d’une histoire d’amour, donc d’un modèle de construction narrative très habituel : Léon Delmont, l’homme d’âge mûr auquel vous êtes invité à vous identifier, est dans le train qui, de Paris, où il vit avec sa femme Henriette et ses fils, le conduit à Rome, où il s’apprête à faire une grande surprise à sa maîtresse Cécile, la femme dont il est amoureux : il lui dira qu’il a trouvé, à Paris, un emploi pour elle et un appartement où ils pourront vivre ensemble, et qu’il va donc quitter sa femme pour réaliser leur rêve. La décision qu’il a prise est tout à fait ferme, et presque irréprochable puisqu’elle est en faveur de la liberté, de la vie, de l’amour et du bonheur, et témoigne même, de surcroît, d’une sorte de jeunesse retrouvée. Mais au long de ce voyage en train, il se déroule en vous, justement, une modification, si bien que lorsque le train arrive à destination, vous / Léon pensez au contraire que vous resterez avec votre femme, et qu’à Rome vous n’irez pas même rencontrer Cécile.

Note de bas de page 21 :

Cf. Semiotica 3.0, op. cit., chap. III.

Le renversement entre le début et la fin du roman est donc évident et en apparence fort symétrique, mais ce rapport est à vrai dire bien plus complexe et sophistiqué. Aucun doute que ce qui semblait être le cœur du roman ne le soit pas en réalité. Et la comparaison entre les états de choses que ce renversement met en jeu n’est pas ce qu’on aurait pu croire : il ne s’agit pas d’une banale confrontation entre, d’un côté, le bonheur nouveau et alternatif d’une possible vie à côté de Cécile et, de l’autre, un univers inintéressant et conformiste centré sur la triade mariage-famille-travail. En réalité, bien que le protagoniste, Léon, se croie lui aussi engagé dans une histoire d’amour assez banale, nous avons affaire à une histoire qui relève d’une autre classe de modèles narratifs : celle des récits qui ne sont pas axés sur un faire transformateur mais sur la quête d’une compréhension de l’ordre et du sens de la vie21.

Note de bas de page 22 :

M. Meksem, « La pitié et ses formes dans La Modification de Michel Butor », Actes Sémiotiques, 114, 2011.

Note de bas de page 23 :

Dans ses Essais critiques (Paris, Seuil, 1964), Roland Barthes avait déjà parlé du rôle des objets dans La Modification (cf. pp. 102-103).

Note de bas de page 24 :

Fr. Van Rossum-Guyon, Critique du roman. Essai sur La Modification de Michel Butor, Paris, Gallimard, 1970, pp. 263 sq.

Note de bas de page 25 :

Cf. S. Rangarajan, « The Virtual Embedded Narratives in Butor’s La Modification », Neophilologus, 93, 2009.

Le programme narratif initial, très précis dans son détail et fort rempli de passion, se dissout donc non pas pour laisser place à un autre programme, mais parce que c’est le modèle traditionnel de narration axé sur un sujet qui va peu à peu se dissoudre au long des pages du roman. Le cheminement même de ce train obligé à suivre ses rails, ce voyage mécaniquement rythmé par les horaires et les gares qui se succèdent, évoquent immédiatement la force de l’univers extérieur, des circonstances, des temps et des lieux d’un plan du monde impersonnel. Les amours ne sont dans ce cadre rien de plus que des marque-places d’idées, de lieux, de stades de la vie. A la fin de son parcours, Léon comprendra que l’amour pour Cécile était un mensonge, une illusion : elle symbolisait la fascination de Rome, un lieu-objet ; transposée à Paris, elle, personne-sujet, serait devenue une femme parmi d’autres, et leur rêve d’amour se serait complètement évanoui. Comme l’a écrit Malika Meksem, Léon est « englué dans les objets et les paysages, dépassé par les nouvelles circonstances du voyage, la vitesse du train, écrasé, voire désintégré »22. Tout le roman est en effet dominé par la présence, généralement fortuite, d’objets23 qu’on aurait tendance à juger insignifiants mais qui s’avérent au contraire profondément chargés de sens : voir à ce propos l’intéressante analyse ee Françoise Van Rossum-Guyon sur le motif (terme nôtre) de la porte24. Depuis la porte apparemment si banale du compartiment (que les voyageurs ne cessent d’ouvrir et de fermer mais que le protagoniste, très significativement, ne réussit jamais à ouvrir tout grand) jusqu’aux portes des deux appartements de Paris et de Rome, et même à celles qui apparaissent dans ses rêves, etc., ces objets « innocents » finissent par donner lieu à un discours qui les transfigure et les remplit de sens, jusqu’à rendre puissamment métaphorique le plus trivial des avertissements de la compagnie des chemins de fer, l’obsessif « Il est dangereux de se pencher au dehors » ! L’univers inhumain des objets prend donc le dessus, se pose au centre de la scène, exhibe une souveraine capacité d’établir la véritable valeur des choses. Déjà à partir des premières phases de son voyage, Léon a la sensation d’être prisonnier d’un mécanisme qui se déroule presque à son insu, et cette sensation d’être prisonnier dans un univers impersonnel et mécanique devient, pour le lecteur aussi, toujours plus évidente à mesure que le roman se fait de plus en plus labyrinthique. Dans l’esprit de Léon viennent se chevaucher de multiples voyages entre Paris et Rome, Rome et Paris : voyages d’affaires et de vacances, pour rencontrer Cécile ou pour l’accompagner à Paris, ou en d’autres temps pour montrer Rome à Henriette ; les temps se confondent, lieux et événements se répètent, les personnes se reflètent entre les unes les autres dans un jeu d’analogies et de réverbérations qui empiètent même sur l’espace de personnages historiques, mythiques ou littéraires. Toutes ces histoires parallèles vont s’emboîter comme autant d’échos à l’intérieur de l’histoire principale25.

Note de bas de page 26 :

Voir M. Butor et D. Schier, « Music as a Realistic Art », Perspectives of New Music, 20, 1/2, Autumn 1981-Summer 1982, p. 456.

Par cette voie, l’organisation du roman brise aussi sa dimension linéaire, adoptant un arrangement musical, en tant que jeu de variations et de superpositions polyphoniques. Michel Butor, du reste, a lui-même parlé d’une polyphonie verbale dérivée de la polyphonie musicale26. Une telle rupture de la disposition linéaire peut mettre en difficulté certains aspects d’une théorie générative des textes, mais plus en profondeur cette polyphonie narrative, qui multiplie personnages et histoires de vie, signale que beaucoup de romans (et pas seulement celui que nous sommes en train de lire) ne font pas vraiment référence, comme il semblerait, à une histoire individuelle, à l’histoire d’un personnage à penser comme différent du lecteur. Voilà la vraie raison de ce « vous » présent tout au long du roman : oui, le lecteur est réellement impliqué dans le livre qu’il lit. L’ouverture pourrait être en effet : « Vous êtes paisiblement assis, en train de commencer la lecture d’un roman qui, pensez-vous, va conter l’histoire de quelqu’un d’autre... » alors qu’au contraire ce sera l’histoire de votre propre aventure en tant que lecteur du livre que vous avez entre les mains.

Nous pouvons dès lors conclure qu’il ne s’agit pas ici d’un rapport entre début et fin d’une histoire, mais d’une mise en cause de l’illusion courante qui consiste à penser l’histoire d’une vie comme axée sur un sujet menant son chemin conformément à ses propres passions et à ses programmes intérieurs : voilà la question, le topic du roman, qui appelle logiquement une réponse, un focus textuel et une conclusion narrative : comprendre la manière dont la vie prend son sens exige qu’on la traduise dans un texte organisé, soutenu par l’emploi de mots bien calculés et par le dessin d’une architecture proprement littéraire — comme c’est précisément le cas pour le protagoniste de ce récit, qui décide à la fin de ne plus vivre sa vie mais d’écrire un roman.

D’un côté, au départ, il y a bien référence aux faits de la « vie réelle », à la logique du schéma canonique centré sur le vouloir d’un sujet, donc un modèle de narration et d’écriture bien reconnaissable et dûment reconnu. Mais de l’autre côté, à la fin — non pas seulement de ce récit mais à la fin, dirait-on, de toute cette façon de concevoir l’enchaînement des personnes et des choses —, il y a la nouvelle conception selon laquelle un certain modèle culturel est dépassé, illusoire, impropre à traduire le fait que le sens ne provient pas de notre vision intérieure mais de la trame du monde qui nous entoure. Ce n’est pas à nous d’écrire notre vie : nous ne pouvons rien écrire d’autre que le livre qui nous tient prisonniers dans sa fabulation.

Une opposition riche et complexe conduit ainsi du point de départ (une conception de la vie, de la définition du sens, de l’écriture) au point d’arrivée. La relation entre les deux pôles demeure cependant celle du modèle théorique qui nous est familier : relation entre une vision niée et une vision affirmée, entre l’illusion d’un ailleurs simulacral (où l’on serait finalement heureux) et la trame bien tangible du réel — ou encore, entre la pensée des autres et notre propre manière de voir, entre la culture passée et la culture vivante — mais aussi entre l’expérience immédiate, les choses apparemment « données », et l’élaboration qui conduit à leurs valeurs véritables. Bien que nous soyons ici à un niveau très élevé de production culturelle, nous pouvons encore reconnaître la présence de cette relation cardinale entre, pour ainsi dire, un index pointé vers les faits de l’expérience immédiate et la définition d’un sens qui nous touche mais dont la source est difficile à saisir. On reconnaît là en somme le nœud même de la sémiotique, à savoir le processus qui régit la sémiotisation du monde vécu.

6. Les codes culturels et leur modification

Nous sommes donc confrontés à une autre dimension du parcours qui va du début à la fin d’un texte : un parcours qui vise à surmonter la prétendue évidence des faits, qui prend ses distances à leur égard, en change la nature immédiate, se soustrait à la contrainte de la composante représentationnelle de l’écriture, et par là soumet finalement les faits — le topic — à la texture artisanale d’une narration qui, en « travaillant » ces faits, ira le cas échéant jusqu’à, d’une certaine manière, les dissoudre.

Un tel processus de prise de distance par rapport à une exposition directe des faits est quelquefois bien visible. Soit par exemple, à la première page de l’intense roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck :

Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais en parler (...) Mais les autres m’ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m’ont-ils dit, tu as fait des études ».

Note de bas de page 27 :

Cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 101-105, 168-178, 183-187.

A la fin de ce roman écrit, dirait-on, presque contre sa volonté, Ph. Claudel déclare que l’écriture du texte, à mesure qu’elle avançait, a complètement annulé tout ce qu’il avait exposé dans les pages précédentes — comme si, selon son image poétique, « le paysage et tout ce qu’il avait contenu s’étaient effacés derrière mes pas ». La fin du roman de Butor évoque encore plus explicitement la dissolution du monde vécu dans la dimension de l’écriture littéraire. Mieux encore, ce roman nous conduit d’une grammaire du récit à une autre, ou même d’un système culturel à un autre. Comme nous l’avons montré ailleurs à propos d’autres œuvres (des romans tels que I Malavoglia de Giovanni Verga, des films comme In the mood for love de Wong Kar-way, des mélodrames comme La Bohème de Giacomo Puccini27 — mais cela vaut en quelque mesure aussi pour le Dracula de Bram Stoker ou les Deux Amis de Maupassant), il y a bien, on le voit, des textes qui nous parlent non pas de changements d’états affectant les personnages mais d’une modification du système même qui sous-tend l’élaboration narrative.

Note de bas de page 28 :

Ibid., pp. 183-187.

Note de bas de page 29 :

On Growth and Form, Cambridge, Cambridge University Press, 1917.

Cela nous rapproche de la théorie des champs sémiotiques que nous avons développée à partir d’importantes réflexions de Claude Lévi-Strauss, tirées de conceptions de nature topologique, via la réélaboration du travail de D’Arcy W. Thompson dans le domaine de la morphologie animale28. L’idée de Thompson est, en résumé, que si on dessine la forme d’une certaine espèce animal en l’insérant dans un système de coordonnés cartésiennes, on peut alors concevoir la relation avec la morphologie d’une autre espèce affine (ou l’évolution de la même espèce) en termes non pas d’une transformation de la forme de l’animal ou de ses parties composantes mais plutôt en termes d’une transformation du système de coordonnées dans lequel cette forme a été insérée29. La forme peut, à la limite, être restée mathématiquement la même, ayant gardé les mêmes coordonnées, mais apparaître de fait bien différente, à cause des déformations subies par le système qui la contient. De cette manière, ce que nous concevions en termes de modification d’un objet d’étude (là une espèce zoologique, pour nous une configuration narrative) se présente sous la forme d’une transformation du champ sémiotique qui le contient. Comme l’a dit Lévi-Strauss, on peut croire répéter un récit exactement comme on l’avait entendu, mais si notre environnement culturel a changé, le récit mettra en évidence les modifications de son contexte culturel. C’est aussi ce que nous enseigne le roman de Butor : de même que le sujet-Léon devient à nos yeux une sorte d’« objet » dominé par un système qui l’englobe, de même les récits (de voyages, d’amours, de passions...), en passant d’un système de coordonnés culturelles à un autre, deviennent forcément autre chose.

Qui plus est, il y a des textes qui s’attachent spécifiquement à mettre en évidence le processus même de cette transformation du système culturel. Par exemple, dans La Bohème, Puccini reprend une histoire romantique qui date de cinquante ans plus tôt pour la recomposer dans le style d’un vérisme brutal, effectivement choquant pour ses contemporains. C’est cette différence qui devient le focus textuel : en présentant une histoire qui ne peut plus être actuelle, le mélodrame parle du crépuscule d’une ère et d’un changement du champ sémioculturel. De la même manière, le roman de Butor nous conduit d’un paradigme narratif centré sur la perspective individuelle à la conception propre au XXe siècle, où l’individu fait partie d’un ordre collectif. Le roman de Butor reprend ainsi, et dépasse, ce qui avait déjà été proposé par le récit de Maupassant, et ce n’est pas un hasard si l’une des phrases fameuses du dernier chapitre du livre, « On ne peut pas se sauver seuls », conviendrait parfaitement, en profondeur, au récit des Deux Amis.

Cette perspective, en développant l’idée du texte en tant qu’explication de transformations sémioculturelles en cours, peut s’avérer efficacement explicative de la dynamique qui relie le début et la fin d’un récit. En effet, le rôle de la littérature, du cinéma, du théâtre, n’est-il pas de nous offrir non pas des connaissances descriptives mais un code de lecture du réel, une grammaire par nature toujours en cours de transformation ? Autrement dit, un récit peut valoir comme pivot d’un changement de perspective sur le monde. Car ce ne sont pas seulement les textes qui changent en cours de route, de leur début à leur conclusion : le roman de Michel Butor nous l’a fait voir, la transformation — la modification — nous concerne encore plus nous-mêmes, les lecteurs. Nous ne sommes jamais, à la fin, ce que nous étions au départ, avant de nous laisser conduire par cette machine à lire qu’est un roman.

Conclusion

Le développement de la sémiotique (mais peut-être cela vaut-il aussi pour beaucoup d’autres disciplines) semble aujourd’hui s’orienter, d’un côté, vers l’approfondissement d’un petit nombre de principes de base, aussi simples que puissants, et de l’autre, vers une analyse toujours plus fine d’un grand nombre de variations culturelles, de configurations narratives et de stratégies de signification qui, sur la base de quelques principes fondamentaux que nous allons maintenant résumer, peuvent finalement régir la production effective des textes. C’est la force et la simplicité de ces principes de base qui nous permet de rendre compte de la complexité des phénomènes sémiotiques.

La présente réflexion demanderait sans aucun doute beaucoup d’approfondissements, mais on a pu au moins apercevoir comment un principe premier, installé au cœur de tous les faits sémiotiques, à savoir la relation entre une entité et le sens qu’on lui assigne, peut donner lieu à un dispositif de base qui, sous la forme de la progression topic / focus, est en mesure de gérer des structures textuelles complexes et articulées. On comprend aussi qu’il y a une profonde affinité (bien qu’il s’agisse de deux choses différentes) entre le modèle élémentaire « A signifie X » — une configuration du genre « Cette chose-là / la valeur qu’elle a pour moi » —, et une relation plus articulée entre ce qu’on voit devant soi et un ensemble de représentations mentales. La démarche narrative intervient au moment où au moins deux conditions différentes, sur le plan du réel ou du possible, sont mises en relation, en supposant qu’il soit possible de transiter de l’une à l’autre. Cette relation flexible entre états de choses, comme nous l’avons vu, est au même titre à la base des phénomènes d’ordre pathémique et narratif, étant donné que dans tous les cas le sens se constitue par écarts et différences. En particulier, si on tire parti d’un de ces écarts en plaçant deux conditions différentes aux deux extrêmes d’une séquence d’actions (entre son début et sa fin), on a le moteur essentiel qui génère une configuration narrative.

La sémiotique européenne est née avec l’idée, tout à fait fondamentale, qu’un système sémiotique doit être pensé en premier lieu comme un dispositif sous-tendant la définition d’un ordre conceptuel du monde. Cette idée de Saussure (dont la racine dans l’ancienne pensée indienne préfigure certaines des relations avec le domaine de la narrativité) a été ensuite développée par Greimas, Lévi-Strauss et d’autres auteurs de telle manière que ce qui avait à un moment donné pu passer pour un principe d’organisation conceptuelle simple et solide, est devenu aujourd’hui, à nos yeux, un idéal à poursuivre indéfiniment, du simple fait que l’ordre du monde que les systèmes sémiotiques s’efforcent d’instaurer se révèle toujours instable et provisoire : il faut à tout moment le revoir et le remettre à jour. Chaque fois qu’on raconte un mythe ou un conte de fées, il faut repartir de l’incertitude qui plane sur la rationalité des faits de la vie, pour parvenir une fois de plus à montrer, à la fin, comment cette rationalité peut être établie. C’est peut-être là le sens le plus profond, et le moins banal, de la relation entre début et fin d’un récit. Mais dans les constructions narratives les plus élaborées de notre culture moderne, la possibilité de la perte d’un ordre concevable pour ce monde, et donc du sens, est, semble-t-il, plus dramatiquement présente que naguère, et parfois véritablement angoissante.

Telle est en définitive la question posée par ce roman de Michel Butor. Construit à partir de l’évocation d’une manière de concevoir l’ordre et le sens de la vie (un ordre et un sens apparemment incontestables au début du livre), il nous laisse à la fin désolés entre les débris de cet ordre écroulé. Mais on se souvient que Greimas a également montré comment le bref récit de Maupassant s’ouvre sur une représentation de Paris où s’effacent les différences fondamentales entre ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas, entre haut et bas, humain et non-humain, et surtout entre vie et mort. On risque alors, dit Greimas, une abolition du sens. Ainsi commence une histoire dont les protagonistes montreront bientôt leur incapacité à maintenir les distinctions qui devraient être observées entre espaces différents, temps différents, activités différentes, etc. C’est cela, donc, qui est mis en question, c’est de cela en fin de compte que le texte nous parle. Il y a en effet de nombreux récits sans happy end, qui aiment questionner l’idée même de la présence du sens et de la tenue de cet ordre saussurien qui devrait assurer la traduction du monde en catégories propres à notre pensée.

Cette conclusion vaudra, nous l’espérons, plutôt comme un point de départ que comme un point d’arrivée : il semble possible de distinguer, selon cette perspective, trois manières différentes de corréler en profondeur les sections initiales et finales d’une architecture narrative : 1) soit on aboutit finalement à l’instauration d’un ordre conceptuel moyennant le recours à un code approprié pour la lecture du monde ; 2) soit on propose en conclusion un changement de code de lecture du monde, en dépassant et remplaçant donc celui, d’usage courant mais inadéquat, qu’on avait mis en place au départ ; 3) soit encore, en discutant le code de lecture initialement posé et en montrant tout ce qui le fragilise, on remet en question la possibilité même d’avoir une quelconque prise sur le sens de la vie. Ces voies sont différentes, mais on peut penser qu’au fond le récit ne fait jamais que s’interroger sur le si et le comment d’une sémiotisation adéquate et recevable de l’expérience.

 

Version française établie par E. Landowski.