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Isabelle Klock-Fontanille

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Texte intégral

Ce dossier s’intitule « Ecriture(s) » et non « Sémiotique de l’écriture », comme on pourrait l’attendre dans la revue Actes Sémiotiques. Pourquoi ? D’une part, il ne peut exister de sémiotique de l’écriture que dans la confrontation, le dialogue avec d’autres disciplines : la linguistique, l’anthropologie, la philosophie, en particulier (c’est ce que nous avons retenu pour ce dossier). D’autre part, chacune de ces disciplines est susceptible de développer, parfois implicitement, parfois explicitement, une sémiologie qui lui est propre. Par ailleurs, l’écriture est une catégorie générale qui recouvre des objets spécfiques et concrets : les écritures particulières.

La recherche sur les écritures est restée longtemps inféodée à la linguistique, tout en étant le parent pauvre de cette discipline. Et c’est une conception représentative simplifiée, dans laquelle l’écriture s’est trouvée assujettie à la langue, qui a prévalu longtemps.

Cela a eu des conséquences sur les recherches menées sur les écritures. C’est ce que Orly Goldwasser appelait « la peur d’Horapollon » à propos de l’évolution des études sur l’écriture hiéroglyphique égyptienne :

Note de bas de page 1 :

 O. Goldwasser, « La force de l’icône – le ‘signifié élu’ », in Image et conception du monde dans les écritures figuratives, sous la direction de N. Beaux, B. Pottier et N. Grimal, Paris, AIBL-Soleb, 2009, p. 336-363, p. 339.

Durant de nombreuses années, la science égyptologique moderne a souffert de ce qu’on pourrait appeler « la peur d’Horapollon ». Hantée par « l’attitude symbolique » d’Horapollon vis-à-vis des hiéroglyphes et par l’échec spectaculaire des tentatives de déchiffrage menées sous son influence à la Renaissance, l’égyptologie moderne a tourné le dos à toute approche mêlant la sémiologie à l’étude des hiéroglyphes. Presque toutes les introductions et études portant sur le système hiéroglyphique au XXe siècle ont présenté le signe hiéroglyphique soit en tant que logogramme soit en tant que phonogramme. Une fois baptisé phonogramme, le signe est dépouillé de toute signification iconique.1

Néanmoins, actuellement, tout le monde est à peu près d’accord pour dire que l’approche linguistique de l’écriture telle qu’elle est traditionnellement présentée n’est plus tenable. Cette volonté de redéfinir le signe écrit et d’autonomiser le scriptural s’est accomplie par l’ouverture à d’autres disciplines ou paradigmes de recherches, afin d’en extraire des arguments susceptibles d’asseoir une sémiologie de l’écrit sur des bases à la fois plus spécifiques et plus larges.

Face aux tenants de la conception stricte, pour lesquels l’écriture a pour unique fonction sémiotique de noter le langage oral et qui lui dénient toute autonomie, s’est développé un point de vue opposé : l’approche très large, intégrationnelle (R. Harris) ou « pan-sémiotique » (en particulier, S. Battestini).

La réintroduction de l’image a permis à la sémiotique de trouver une entrée dans ce domaine de l’écriture. Ce n’est pas un hasard si les premiers travaux de ce qu’on peut appeler la sémiotique de l’écriture ont été le fait d’africanistes, et si ces premiers travaux ont d’emblée montré que le dialogue était nécessaire avec les autres disciplines, notamment autour des figurations iconiques.

Note de bas de page 2 :

 J.-J. Glassner, « Essai pour une définition des écritures », L’Homme, 192, oct/nov. 2009, p. 7-22, p. 13.

La prise en compte du fait graphique africain a permis de réinterroger le rôle de l’image. Car la linguistique avait rejeté la notion d’écriture non-phonétique, et la critique d’art la mieux établie était dominée par le formalisme esthétique et l’histoire de l’art. Est donc réintégrée la part d’« image » qui appartient intrinsèquement à l’écriture : rappelons-le, l’écriture est pluricode, multimodale. Si on réinterroge l’histoire de l’écriture, on constate à la fois que la part d’image fait partie intrinsèquement de l’écriture et que cette part d’image a été peu à peu évacuée ou occultée ; et en même temps, que le phonétisme a toujours existé. « L’écriture, rappelle J.-J. Glassner, appartient au monde de l’image autant qu’à l’univers des signes linguistiques »2.

Note de bas de page 3 :

 Voir, par exemple, C. Severi, « Paroles durables, écritures perdues. Réflexions sur la pictographie cuña », in M. Détienne (éd.), Transcrire les mythologies, Paris, Albin Michel, 1994, p. 45-76.

Des travaux récents et moins récents en anthropologie (en particulier ceux de l’américaniste C. Severi3) ont pris en considération l’image et son rôle dans la transmission du savoir et des idées, comme le rappelle M. Coquet :

Note de bas de page 4 :

 M. Coquet, « L’image et sa glose : composition graphique, structure narrative et énonciation », in S. Battestini (éd.), De l’écrit africain à l’oral, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 89-109, p. 90.

Note de bas de page 5 :

 Op. cit., p. 97.

L’image est convoquée, liant la narration à l’expérience visuelle, chargeant les mots du poids d’un sensible qui […] s’offre conjointement à la vue et à l’écoute, et parfois même aux autres sens.4

La même image provoque selon les commentateurs sollicités des interprétations différentes et chaque interprète à son tour est susceptible de proposer des versions distinctes.5

La réalisation des images est donc d’emblée conçue comme indissociable d’une référence à un récit et à l’événement qu’il décrit. Le signe n’est pas qu’un simple signe visuel, et la sémiotique de l’écriture ne relève pas seulement de la sémiotique visuelle. Car il est en lien très étroit avec la parole, orale ou intérieure.

Note de bas de page 6 :

 G. Calame-Griaule et P.-F. Lacroix, « Graphies et signes africains », Semiotica I, 3, 1969, p. 256-272.

Le premier numéro de la revue Semiotica, paru en 1969, contenait un dossier « Sémiotique en Afrique ». On peut y lire un article fondamental de G. Calame-Griaule et P.-F. Lacroix « Graphies et signes africains »6 : pourtant, il ne fut lu ni par les africanistes, ni par les sémioticiens. En voici quelques extraits qui montrent que tout est en germe dès ce travail :

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p. 266-267.

La différence essentielle entre les systèmes traditionnels et l’écriture réside dans le fait que les premiers, autant qu’on peut l’affirmer dans l’état actuel de nos connaissances, ne procèdent aucunement d’un souci d’établir une correspondance conventionnelle entre les symboles graphiques et les articulations du langage, ce qui n’exclut pas une association entre le symbole et un ou plusieurs éléments signifiants du langage. De plus, la préoccupation de la linéarité, qui caractérise les écritures proprement dites, n’y apparaît pas de façon constante ; en effet, si la direction du tracé a généralement une valeur symbolique se référant à celle accordée à des oppositions comme droite/gauche, haut/bas, cette direction est variable. Par contre le choix des matériaux, de leurs couleurs, de l’emplacement sur lequel on trace les signes joue un rôle très important dans la graphie symbolique, alors que cette préoccupation n’apparaît pas dans l’écriture.7

Un peu plus loin :

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p. 269-270.

Note de bas de page 9 :

 Op. cit., p. 270.

Pour comprendre le fonctionnement de ces systèmes de signes, il est nécessaire de les replacer dans l’ensemble de la représentation symbolique, qui dépasse de beaucoup le domaine du dessin et englobe toutes les formes de représentation plastique ; nous entendons par là toute représentation dans l’espace, incluant également des objets dont la forme est considérée comme symbolique, qu’ils soient donnés par la nature ou produits par la culture. On sait en effet que la pensée symbolique africaine opère sur le monde considéré comme un ensemble dans lequel chaque détail peut avoir une portée signifiante ; un « message » ayant été mis dans l’univers par le dieu créateur, l’homme cherche à le déchiffrer pour comprendre son destin, puis à le reproduire avec l’intention d’agir à son tour, par la force signifiante des symboles, sur l’univers.8

Les signes symboliques doivent être commentés, explicités, non véritablement « lus » (bien que dans certains cas ils puissent servir à la transmission de messages).9

Note de bas de page 10 :

 F. Edeline, « L’intersémiotique », Communication faite au congrès de l’Association Internationale de Sémiotique, Dresde, 1999.

L’écriture, ou de manière plus générale les signes graphiques, sont liés au langage verbal, mais n’ont pas pour seule fonction de représenter la langue. Comme l’explique G. Calame-Griaule lorsqu’elle dit que ces signes doivent être commentés, non véritablement « lus », il n’est pas question d’une « écriture » au sens de système de représentation graphique susceptible de transcrire les articulations du langage. Les signes constituent un relais de la connaissance, dont ils facilitent, en tant que système de références, visible et concret, la transmission et l’explicitation. Le fait africain pose le problème de ce qu’on pourrait appeler le « programme de lecture ». Comment se met en place ce qu’Edeline appelait le « programme texte » ou le « programme image »10 ? L’opposition habituelle linéarité / tabularité, mentionnée par G. Calame-Griaule, est un des éléments à prendre en compte.

Note de bas de page 11 :

 R. Harris, Sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS éditions, 1993.

Cette dernière remarque amène au point suivant qui apparaît dans le texte de G. Calame-Griaule : un des traits définitoires fondamentaux de l’écriture, c’est qu’elle est à la fois une sémiotique linguistique et une sémiotique de l’espace : « elle est une organisation de l’espace » : dans sa Sémiologie de l’écriture11, Roy Harris explique que l’écriture n’est rien d’autre qu’un moyen d’utiliser l’espace pour les besoins de la communication.

Note de bas de page 12 :

 C. Faïk-Nzuji, Symboles graphiques en Afrique noire, Paris, Kathala-Ciltade, 1992.

Note de bas de page 13 :

 Voir P. Descola, « Anthropologie de la nature », Annuaire du Collège de France 2008-2009, 109, 2010, p. 521-538 (https://annuaire-cdf.revues.org/367).

Tous ces éléments se retrouvent dans de nombreuses études qui ne se revendiquent absolument pas d’une obédience sémiotique, tant les choses paraissent évidentes pour le domaine africain12. Nous en sommes à redécouvrir les travaux des anthropologues (voir nos propositions dans notre article « Repenser l’écriture. Pour une grammatologie intégrée »). Pour l’anthropologie contemporaine (Descola, Severi, notamment), les figurations iconiques sont dotées d’une « agence »(agency)13 : elles suscitent des états de choses, elles instaurent des fonctionnements du collectif, elles agissent sur leurs spectateurs et leur mode d’existence. Pour ce qui concerne les figurations graphiques impliquées dans des écritures, l’agence en question consiste à susciter une interprétation dans le langage verbal, comme une partition musicale appelle une interprétation instrumentale ou vocale. L’écriture, en tant que sémiotique graphique, est donc un déclencheur de transposition intersémiotique, du graphisme vers une ou plusieurs des pratiques du langage verbal, ainsi que vers d’autres pratiques associées.

En France, nous sommes trop longtemps restés enfermés dans une confrontation avec la linguistique, et plus précisément, une vulgate issue de la tradition saussurienne. Un dialogue avec une linguistique qui revisite la conception saussurienne nous a paru intéressant : c’est l’objet de notre texte et de celui de Roy Harris, linguiste anglais, que nous proposons. Le texte de Sybille Krämer, philosophe allemande, noue un dialogue avec la philosophie.

Mais, comme nous le signalions, la sémiotique de l’écriture ne peut être construite sans une connaissance précise des écritures dans toute leur diversité. C’est pourquoi nous avons fait appel pour ce dossier à des théoriciens de l’écriture qui sont d’abord des spécialistes des écritures (ou, en tous cas, de certaines écritures) : Massimiliano Marazzi travaille, comme nous, sur les écritures de l’Anatolie antique et sur les écritures de la Crète. Quant à Pascal Vernus, c’est un éminent spécialiste de l’écriture égyptienne. L’ensemble de ces contributions, étayées sur cette connaissance intime des écritures, nourries des apports de l’anthropologie, de la linguistique, de l’histoire et de la philosophie, permettent d’envisager à nouveaux frais un programme de recherche portant précisément sur l’agence des écritures, sur ce qu’elles induisent et instaurent, et sur la diversité des productions sémiotiques qu’elles déclenchent.