Quelques notes sur la « théologie négative » - incidences sémiotiques

Louis Panier

Université Lumière Lyon 2, UMR 5191-ICAR (Groupe Séméia),
Université Catholique de Lyon, CADIR

https://doi.org/10.25965/as.2486

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : négation, théologie

Auteurs cités : ARISTOTE, Joseph COURTÉS, Jean de la Croix, Nicolas de Cues, Thomas d'Aquin, Nicolas de Damascios, Jacques DERRIDA, Clément d’Alexandrie, Maître Eckart, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Irénée de Justin, Irénée de Lyon, Pseudo Denys l’Aréopagite, François Nault, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Origène, Philon d’Alexandrie Platon, Philon d’Alexandrie Plotin, Saint Augustin, Ludwig WITTGENSTEIN

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Texte intégral

Mon exposé s’inscrit dans la thématique proposée au séminaire depuis l’an dernier : Négation, négativité, négatif. Je voudrais simplement apporter ici quelques pièces au dossier du « négatif » en présentant un courant de pensée et une pratique de discours anciens et traditionnels qui ont marqué pendant des siècles (et le font encore) le discours théologique et les courants mystiques : la « théologie négative ».

On parle globalement de « théologie négative », bien qu’aucun théologien ne se soit identifié ainsi. Il s’agit plutôt d’une « voie négative » de la théologie, qui vient faire nombre et s’articuler avec d’autres « voies » (ou méthodes) qui permettraient « rationnellement » de connaître Dieu, de parler de lui et de remonter à lui. Ces méthodes « rationnelles » sont à distinguer d’une voie expérientielle, qui est celle de la mystique, de l’expérience de la rencontre de Dieu, et qui lui est, on le verra assez régulièrement et « logiquement » associée. Dans la théologie chrétienne, la connaissance rationnelle de Dieu doit toujours être associée à cette connaissance par la foi, qui est un don de la grâce et qui répond à la révélation, ou à l’« autocommunication » de Dieu.

La voie négative de la théologie rationnelle est celle qui, mettant en cause la possibilité même d’un discours sur Dieu et la capacité du langage en matière de théologie, inscrit dans le discours rationnel, et dans le langage, l’incomplétude qui fait appel à l’expérience de la foi, et s’adosse au plus près de l’expérience mystique qui, on le verra, est aussi une épreuve du langage, une épreuve pour le langage et pour le sujet. Sur ces deux versants d’une forme de discours et d’une expérience du langage, la voie négative de la théologie témoigne d’une réflexion sur le langage et sur la négativité qui le traverse, qui me paraît susceptible d’intéresser un séminaire de sémioticiens. C’est bien la question du sens et de sa limite qui est posée.

Note de bas de page 1 :

 On pourrait citer par exemple quelques textes de Mansur Al-Hallaj, mort crucifié à Bagdad en 922, étudié par L. Massignon (La Passion de Hallâj, Paris, Gallimard, 1975, 4 vol.): « J'ai un Bien-Aimé que je visite dans les solitudes. Présent et absent aux regards, tu ne me vois pas l'écouter avec l'ouïe. Pour comprendre les mots qu'il dit, mots sans forme ni prononciation et qui ne ressemblent pas à la mélodie des voix. C'est comme si en m'adressant à lui par la pensée, je m'adressais à moi-même. Présent et absent, proche et lointain. Les figures des qualificatifs ne peuvent le contenir : Il est plus près que la conscience pour l'imagination, et plus caché que les pensées évidentes. Entre toi et moi, il y a un " je suis" qui me tourmente. Ah ! Ôte par ton "je suis" mon "je suis" hors d'entre nous deux. »
Ah !", est-ce moi, est-ce Toi ? Cela ferait deux dieux. Loin de moi, loin de moi la pensée d'affirmer "deux"!

Note de bas de page 2 :

 cf. S. Breton « L’un et l’être. Réflexions sur la différence méontologique, Revue philosophique de Louvain, IV, tome 83, n°57, 1985, pp. 5-23

Cet exposé commencera par une présentation, un peu succincte, de quelques aspects de cette « voie négative » dans l’histoire de la pensée théologique chrétienne, de ses sources philosophiques anciennes et de quelques auteurs principaux. Mais des rapprochements seraient à faire avec le courant du « soufisme » dans le monde musulman1 et avec certains aspects du bouddhisme2. On ne pourra pas développer ces points ici.

Note de bas de page 3 :

 Cf. par exemple le Proslogion sur l’existence de Dieu d’Anselme de Cantorbery (1033-1109).

Note de bas de page 4 :

 Il s’agit, on le voit, d’une théologie qui s’attache à la possibilité des énoncés du discours et de leur valeur de vérité. On pourra poser bien différemment le problème du discours théologique si l’on s’attache à la considération de l’énonciation.

On pourrait résumer – de manière trop simple sans doute - l’enjeu de toute théologie positive par cette question simple : Peut-on, et comment, parler de Dieu ? Et quelle est la valeur de connaissance et de vérité des énoncés produits par ce discours ? En théologie chrétienne, les énoncés de cette théologie s’appuient sur des raisonnements et arguments philosophiques3, mais sont aussi empruntés aux données positives de la Révélation, aux énoncés bibliques en particulier qui proposent, dans la Bible, des « attributs » de Dieu.4

Note de bas de page 5 :

 Une réflexion sur la capacité du langage accompagne souvent les œuvres de la théologie médiévale.

On pourrait mentionner tout particulièrement cet énoncé par lequel Yahvé répond à Moïse qui lui demande son nom (livre de l’Exode 3) : « Je suis qui je suis ». Enigmatique réponse qui interroge la possibilité même de « nommer » Dieu et qui a nourri bien des réflexions philosophiques et théologiques selon qu’on privilégie l’affirmation de l’ « être » (Je suis « celui qui suis », ou « celui qui est ») ou l’affirmation de l’instance énonciative (Je suis) qui s’énonce. On pourrait voir comment la théologie se partage entre un discours centré sur l’« être » et sur l’énoncé, et un discours plus orienté vers les positions énonciatives. L’énoncé d’Ex 3 résiste en effet à une analyse simple de la prédication puisque le sujet, la copule et le prédicat semblent se résorber dans la position énonciative du « Je suis ». Cela nous éloigne peut-être de notre propos, mais montre combien la question de la connaissance et de la nomination de Dieu interroge la capacité du langage5 et comment cette interrogation elle-même devient un « lieu » théologique.

En théologie, comme on l’a dit plus haut, la « voie négative », dite aussi « apophatique » fait partie d’un ensemble de voies (ou de méthodes). Ces différentes voies ont été particulièrement organisées dans la théologie de Thomas d’Aquin au XIIIè siècle :

Note de bas de page 6 :

 On en viendra à dire que Dieu est l’Un, au-delà de l’être.

- la voie affirmative (ou cataphatique) est celle qui parlant de Dieu lui attribue véritablement un certain nombre de prédicats (la bonté, la sagesse… voir même l’« être » à partir d’Ex 3 : Je suis qui je suis). Notons que pour S. Thomas, l’ « être » est l’attribut principal de Dieu ; il définit son « essence » et son « existence ». Dieu est l’Être subsistant par soi-même.

- la voie d’analogie est celle qui pose que tous les prédicats tirés de l’univers créé peuvent « analogiquement » dire quelque chose de Dieu.

- la voie de transcendance (ou d’éminence ») est celle qui pose que tous les prédicats concernant Dieu doivent être exhaussés parce que Dieu est éminemment bon, sage, etc…6 Cette voie peut rejoindre la voie négative dans la mesure où ce passage des attributs à l’éminence suppose d’une certaine manière la négation de l’acception ordinaire des termes.

- la voie négative (ou apophatique) pose qu’on ne peut rien prédiquer positivement de Dieu, qu’il n’est rien de ce que l’on peut en dire, mais qu’on ne peut pas ne pas dire. La voie négative interroge le statut du langage.

« Nous n’affirmons rien et nous ne nions rien, car la Cause unique est au-delà de toute affirmation, et la transcendance est au–delà de toute négation » (Denys, Théologie Mystique V, 1048B)

« Dieu n’est ni être ni bonté. La bonté s’attache à l’être et n’est pas plus vaste que l’être, car, s’il n’y avait pas d’être, il n’y aurait pas de bonté, et l’être est plus pur encore que la bonté. Dieu n’est ni bon, ni meilleur, ni le meilleur de tous. Qui qualifierait Dieu de bon serait aussi injuste que s’il qualifiait le soleil de noir » (Maître Eckart – Sermon Alld. 9. DW I, p. 148)

Sources philosophiques anciennes de la théologie négative.

Note de bas de page 7 :

 La plupart de ces informations viennent de P.Gire "Eléments de contribution à une réflexion sur la voie négative de Platon à M.Eckhart" in Théophilyon 2005, Tome X.Vol.2, Le Christianisme et les cultures, pp 385-399.

Cette voie négative en théologie a des références anciennes en philosophie, dans le platonisme et plus encore dans le néo-platonisme (Plotin, Damascios) qui ont servi d’appui aux grands maîtres de la théologie négative, en particulier le Pseudo Denys l’Aréopagyte (VIème siècle) et Maître Eckart (1260-1327)7.

Platon :

Note de bas de page 8 :

 Cf S. Breton cité plus haut

Parmi les Dialogues, on citera en particulier le Parménide qui sera abondamment commenté par les théologiens de la voie négative. Le Parménide pose en effet la tension entre l’Un et l’être8, tension qui va animer un débat sur les bases métaphysiques de la théologie classique. En effet, si aucun prédicat ne peut être posé pour Dieu, qu’en est-il du prédicat « être » (tiré principalement de la révélation d’Ex 3 : Je suis qui je suis) ? Faut-il aller jusqu’à nier l’être pour parler de Dieu ? Au-delà de l’être, on peut poser l’Un qui « ne participe en aucune façon à l’être ». « Il apparaît bien, au contraire, et que l’Un n’est pas un, et que l’Un n’est pas » (Parménide 141e). « Donc à lui n’appartient aucun nom, il n’y en a ni définition, ni science, ni sensation, ni opinion » (Id. 142 a). L’Un devient un principe en deçà ou au-delà de l’être. La nature du Principe est aporétique, mais ne nous affranchit pas du devoir de penser son exigence. La négation ne conduit pas au silence.

Par ailleurs, on trouve chez Platon (comme chez Aristote) un mode de raisonnement, dit aphairesis. Il s’agit d’un raisonnement par soustraction, ou par abstraction qui consiste à écarter, à retrancher, à soustraire pour connaître, d’une forme d’epochê (ex. retrancher la profondeur pour concevoir la surface, retrancher la surface pour concevoir la ligne, etc…). L’aphairesis aboutit à la saisie des formes intelligibles, elle conduit du complexe au simple, du visible à l’invisible ; elle conduit pour Platon à la plénitude concrète, le vrai concret étant l’incorporel et l’intelligible.

Plotin (205-270) :

La relecture de Platon par Plotin a été une importante source d’inspiration pour la pensée chrétienne de son époque et pour St Augustin.

Plotin pose l’Un comme un principe suprême, qui contient en lui-même sa propre raison d’être. Il est absolument transcendant au point qu’il n’est pas possible de dire ce qu’il est ; il n’est déterminé par aucune catégorie. A proprement parler il n’est pas : il est non-être par éminence. L’Un est visé comme principe de toute chose procédant de lui ; il s’offre comme Absolu affranchi de tout ce qui se constitue à partir de lui.

« Le principe n’est rien de ce dont il est principe. Rien ne peut être affirmé de lui ni l’être, ni la substance, ni la vie, mais c’est qu’il est supérieur à tout cela » (Ennéades, III, 8,10).

« En réalité aucun nom ne lui convient, pourtant il faut le nommer ; il convient de l’appeler l’Un » (VI,9,5).

« Nous disons ce qu’il n’est pas, nous ne disons pas ce qu’il est » (V, 3,14).

Comment connaître ce Principe ?

Il n’est ni être, ni pensée puisqu’il les transcende. « Si on ajoutait quelque chose au Principe, on le diminuerait par cette addition, lui qui n’a besoin de rien ». L’aphairesis, l’abstraction, devient donc l’affirmation véritable de la positivité du Principe. Elle ne permet pas de penser son objet, elle ne permet même pas de le dire, elle permet seulement d’en parler

Cette proposition apophatique sera reprise et renforcée radicalement par Damascios (458-538) : On ne peut pas parler du Principe, on peut seulement dire qu’on peut en parler.

« Nous ne le connaissons ni comme connaissable, ni comme inconnaissable ».

Le Principe n’est donc pas « pensable » ; on peut seulement postuler la possibilité d’une saisie non intellectuelle, d’une expérience mystique du Principe. La voie négative conduit à l’expérience mystique qu’elle suppose. Il conviendra donc d’associer la réflexion sur le discours « négatif » de la théologie apophatique et la réflexion sur l’expérience mystique : chercher dans l’expérience mystique le lieu d’énonciation du discours apophatique.

Quelques références dans l’histoire de la théologie…

La tradition biblique

Note de bas de page 9 :

 On peut noter ici comment l’affirmation du « Je suis » fait écart avec la possibilité de la représentation, et comment s’indique une tension entre l’énonciation et la capacité représentative de l’énoncé.

Note de bas de page 10 :

 Voir également I Rois 19 : Elie rencontre Dieu à l’Horeb. « Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan […] mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; et, après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu ; et après le feu le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint qui dit : ”Que fais-tu ici Elie ?” »

Dans la tradition biblique, Dieu reste inconnaissable. Nous avons déjà évoqué le problème de la révélation du nom en Ex 3,14 : à la question de Moïse : « Quel est ton nom ? », Yahvé répond dans le buisson : Je suis qui je suis ; il est irreprésentable et il interdit toute représentation. Plusieurs passages de la Bible font écho de cette interdiction. Exode 20,4 :Tu ne te feras aucune image sculptée… ; Ex 34,17 :Tu ne te feras pas des dieux de métal fondu ; Lévitique 19,4 :Ne vous faites pas fondre des dieux de métal. Je suis Yahvé votre Dieu ; Lv 26,1 : Vous ne vous ferez pas d’idoles… car je suis Yahvé votre Dieu 9; Deutéronome 4, 15-20 : Puisque vous n’avez vu aucune forme, le jour où Yahvé, à l’Horeb, vous a parlé au milieu du feu, n’allez pas prévariquer et vous faire une image sculptée représentant quoi que ce soit.

Dieu se révèle dans l’obscurité : Ex 19,9 Yahvé dit à Moïse : « Je vais venir à toi dans une épaisse nuée afin que le peuple entende quand je te parlerai » et Ex 20,21 : « Le peuple se tint donc à distance et Moïse s’approcha de la nuée obscure où était Dieu »10

La connaissance de l’essence divine est au-dessus des forces naturelles de l’homme. Ce thème se retrouve chez Philon d’Alexandrie et chez les théologiens des premiers siècles (Justin, Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Origène) : Il n’y pas de concept qui puisse exprimer proprement l’essence divine. Citons comme exemple cet hymne attribué à Grégoire de Nazianze (IVè siècle) :

« Ô toi, l’au-delà de tout, n’est-ce pas tout ce qu’on peut chanter de toi ? Aucun mot ne t’exprime. Tu dépasses toute intelligence. Seul, tu es indicible, car tout ce qui se dit est sorti de toi. Seul tu es inconnaissable, car tout ce qui se pense est sorti de toi. »

Le Pseudo Denys l’Aréopagite (Vè – VIè siècle).

C’est un auteur majeur pour la voie négative de la théologie chrétienne, il intègre le néoplatonisme dans sa réflexion théologique. Deux ouvrages importants sont à retenir pour l’influence qu’ils auront dans la tradition négative: le Traité des Noms divins, et la Théologie mystique.

  • Le Traité des noms divins développe cette idée que Dieu est à la fois l’innommable et l’omninommable. Il est omninommable dans la mesure où, selon la dialectique platonicienne, dans le sens de la procession, l’Un se projette dans le tout du monde créé, on affirme tout de Dieu, on lui attribue donc une infinité de noms. Mais dans le sens de la conversion, où toutes choses font retour vers l’Un, on nie tout de Dieu (aphairesis), on lui refuse tout nom, il est innommable.

  • Selon La théologie mystique , il existe deux « voies » de connaissance de Dieu : la voie qui procède par affirmations (voie « cataphatique » ou positive) et la voie qui procède par négations (voie « apophatique ») et ces deux voies se conjuguent. On ne peut pas affirmer ou nier la Cause transcendante, on ne peut pas prédiquer à son propos comme si elle était « quelque chose ». Pour Denys, affirmation et négation sont à dépasser et il faut poser la non-contradiction des affirmations et des négations, ce qui orienterait vers un « tiers inclus » (ainsi qu’on le trouvera chez Nicolas de Cues). Ainsi en théologie Unité et Trinité de Dieu, contradictoires, se réduisent dans une « surunité » ; et l’Incarnation du Verbe conjugue l’expansion de l’Un se projetant dans le multiple et la réduction du multiple qu’il ramène à l’Un.

Et Dieu n’a pas de force et Il n’est aucune force qui aucune lumière. Et Il ne vit pas et il n’est pas non plus la vie. Et il n’est pas l’être, ni l’éternité ni le temps. Et il n’est ni le savoir ni même la vérité, ni la seigneurie ni la sagesse, ni non plus l’Un et l’unité ou même la divinité […] parce qu’Il est totalement au-delà de tout et au-dessus de tout et de chacun […] Il est Celui qui transcende toute affirmation […] et toute négation. (Théologie Mystique, V)

Nous n’affirmons rien et nous ne nions rien, car la Cause unique est au-delà de toute affirmation et la transcendance au–delà de toute négation (ibid)

Note de bas de page 11 :

 « Par une interruption du langage qui s’accomplit à l’intérieur du langage, Dieu devient susceptible d’être allégué comme le ”sur-être” infiniment supérieur à tout être du monde… et d’être inscrit dans le silence comme la sur-parole infiniment supérieure à tout langage » (Jüngel, Dieu mystère du monde, II, pp. 56-57)

Toutefois l’apophatisme ne conduit pas nécessairement à l’aphasie, au « silence ». Un discours doit être tenu, une parole assumée, mais ce discours théologique pose la question du statut même du langage11, de l’expérience du langage et du statut du sujet tenu à cette énonciation. Cette question touche à la forme de l’énoncé qui doit pouvoir (ou qui ne peut pas ne pas) allier affirmation et négation dans une perspective qui les outrepasse. Elle touche tout à la fois l’énonciation d’un discours prédicatif contradictoire et le statut des instances de cette énonciation. Rappelons que dans la théologie chrétienne, la connaissance de Dieu, si elle relève de la quête rationnelle de l’homme, est aussi – et surtout – le fait de la révélation et de la « grâce ». Il faudra pouvoir articuler l’expérience de l’énonciation du discours qui vise la connaissance de Dieu et l’expérience « mystique » de la révélation du Dieu, et peut-être ne cessent-elles de se contredire... Le discours théologique n’est pas le compte-rendu ou la description de cette expérience, mais cette expérience du sujet concerne la condition de possibilité énonciative de ce discours. Le régime de discours de la voie négative s’adosse nécessairement à l’expérience mystique de l’union à Dieu dans laquelle le croyant, par grâce, se laisse saisir par Dieu dans l’impossibilité de dire et de savoir. Mais l’ignorance – ou l’impossibilité où se trouve conduite la connaissance - est conçue comme don ; expérience dans laquelle même, avec Maître Eckart, l’âme humaine perdant toutes les modalités de son identité, devient le lieu de la naissance de Dieu.

Ainsi seulement peut-on atteindre dans l’ignorance absolue l’union avec Celui qui surpasse tout être et toute science. Il y a là un chemin de purification qui est nécessaire pour s’affranchir progressivement de l’emprise de tout ce qui peut être connu, une voie vers l’union mystique avec Dieu dans laquelle on se libère de tout anthropomorphisme.

On reviendra sur cette question de l’expérience mystique ; elle accompagne la voie négative de la théologie et des auteurs comme Jean de la Croix ont développé le caractère « apophatique » de cette expérience.

Thomas d’Aquin (1224-1274) :

On peut trouver chez Thomas d’Aquin une certaine « négociation » avec la voie apophatique. C’est lui qui a théorisé les trois « voies » de la connaissance de Dieu (positive, négative, éminente). Sa position aristotélicienne l’empêche de privilégier la voie négative. Il développe une interprétation onto-théologique de Dieu, reposant sur l’analyse profonde de la révélation du nom dans Exode 3 (« Je suis celui qui suis) considérée comme affirmation de l’être.Dieu est, il est l’être-même subsistant (ipsum esse subsistens), on ne peut donc pas, comme les néoplatoniciens, nier l’être en Dieu. Toutefois, la voie négative est intégrée dans le parcours théologique de Thomas d’Aquin qui propose une « voie d’éminence » qui pousse les attributs que nous donnons à Dieu au-delà de ce que nous pouvons en concevoir : Dieu est cela… et n’est pas cela… il est au-delà de cela. On connaît donc que Dieu est (an sit) mais non ce qu’il est (quid sit), et la voie négative trouve là son opérativité.

C'est dans l'étude de la substance divine que l'usage de la voie négative s'impose avant tout. La substance divine, en effet, dépasse par son immensité toutes les formes que peut atteindre notre intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est. Nous en avons pourtant une certaine connaissance en étudiantce qu'elle n'est pas.Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous pouvons, grâce à notre intelligence, écarter plus de choses de Dieu. (Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, I, 14)

Maître Eckart (1260-1327) :

Note de bas de page 12 :

 Cf. V. Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckart, Paris, Vrin, 1960, 1973, 1998.

Les thèmes néoplatoniciens de Denys se retrouvent fortement chez Maître Eckart chez qui l’on observe une tension entre l’ontologie et l’hénologie, entre la considération de l’Être et la considération de l’Un, entre la « création » qui attribue l’être aux créatures12, et la « procession » à partir du Principe dont le « tout » procède.

Tu dois aimer Dieu comme étant un non-Dieu, un non-esprit, une non-personne, une non-image, mais comme étant pur, sans mélange, ‘Un’ éclatant, séparé de toute dualité ; et dans ce ‘Un’ nous devons éternellement sombrer de ‘quelque chose’ dans ‘rien’ (Eckart, Sermon 83)

Si l’être est attribué aux créatures, il faut l’éliminer de leur Cause en vertu du principe de l’opposition qui régit ici la connaissance négative de Dieu. Si l’on réserve à Dieu la « plénitude » et la « pureté » de l’être, ces deux modalités sont deux modalités complémentaires que Maître Eckart ne sépare jamais quand il parle de Dieu en termes de l’être. Mais elles sont contradictoires et dissociées pour s’opposer l’une à l’autre quand il est question de l’Un : la « plénitude », positivité ontologique comprenant tous les modes d’être, convient à Dieu dans son rapport aux être créés ; mais la « pureté » reçoit un sens négatif qui doit exclure de la Cause absolue, considérée en elle-même, tous les modes d’être. L’être de Dieu consiste à donner l’être aux créatures (deo esse est dare esse)… Mais si dans le rapport théocosmique, Dieu est connu comme Esse omnium, la pensée qui monte plus haut pour l’atteindre en Lui-même cherchera Dieu dans son indépendance vis-à-vis de tout ce qui le reçoit comme Être commun aux omnia…. Dissociée d’avec l’être, l’identité avec Soi-même, propre à Dieu seul, reçoit ici un caractère méta-ontologique et doit s’exprimer uniquement en termes de connaissance. Ce n’est plus l’Être qui est par Soi, mais le Connaître qui se connaît Soi-même en Soi-même. Il faut donc poser Dieu (Un) au-delà de l’être, comme pur intellect (car l’intellect est absolument différent de la connaissance qu’il produit).

La voie négative introduit ainsi le thème de la dissemblance infinie de Dieu. Refusant à Dieu tout ce qui peut être formellement attribué aux créatures, elle accompagne l’ascension de l’intellect qui s’efforce d’atteindre Dieu dans sa dissemblance infinie sur une voie d’assimilation sans aboutissement. Mais comment penser une dissemblance infinie ? En effet, si la dissemblance est définie par opposition à la ressemblance, si ce que l’on nie de Dieu est défini à partir de ce qu’on pourrait poser par affirmation, la dissemblance dépendra toujours, dans sa négativité, du terme positif qu’elle doit exclure. Aussi sur cette voie Dieu ne serait-il jamais négativement désigné dans son indépendance radicale vis-à-vis de toute définition positive de la créature. Sa « dissemblance » ne saurait être absolue, à moins qu’on veuille la concevoir comme transcendant à l’opposition de ressemblance et de dissemblance, c’est-à-dire comme la dissemblance subsistante d’un Dieu en soi, dissemblance de l’Unité absolue vis-à-vis du moment de dualité impliqué dans la ressemblance : similitudi enim est unum in duobus.

Nicolas de Cues (1401-1464) :

Note de bas de page 13 :

 Pour la combinaison des dissemblables, voir aussi le commentaire de Jean de la Croix par Diego de Jesus mentionné par M. de Certeau : « Comment la micro-unité du terme exprimera-t-elle « ces matières qui sont sans matière » ? se demande-t-il. Il répond : par un redoublement du déficit propre à chacun d’eux : l’insuffisance d’un terme sera compensée par l’adjonction de son contraire, de sorte que le rapport même entre signifiants opposés (mais également « manquants ») désigne le signifié. L’écart entre « figures » inverses est le lieu du sens, dans la mesure où elles « ne laissent [pas] reposer en elles », et où cette unité cassée, articulée en moitiés symboliques, interdit de s’arrêter à l’un de ces deux éléments. La « proportion » entre deux « manques » contraires définit le « mot » mystique. La plus petite unité du discours se construit donc selon la loi qui organise le tout (par exemple nous l’avons vu, la relation entre la prose et la poésie). Elle est le lieu d’une tension que caractérise une expression de « saint Denys » : per dissimiles formationes manifestatio. C’est la manifestation d’autre chose, grâce à des « formes dissemblables »[…] Tel qu’il est décrit, ce « modèle » substitue le pluriel d’une relation (deux termes contraires) au singulier d’une localisation (une seul « mot »). Il contraint l’unité de base à représenter ce que tout le discours veut dire, à savoir la conincidatio oppositorum chère à Surin ». Cf. M. de Certeau, L’absent de l’histoire, Mâme, coll. Repères, 1973, pp. 63-64.

La docte ignorance (1439) est l’œuvre majeure de Nicolas de Cues. Il affine, en logique, la voie négative. Si l’on admet, avec Denys, une négation de la négation parce que Dieu est « Celui qui transcende toute affirmation […] et toute négation », alors on peut admettre qu’en théologie, selon la voie négative, le principe de non contradiction de s’applique pas. Au contraire, il s’agit de montrer le sens de la « coïncidence des opposés ».13

Tant que nous concevons que [Dieu] est, il n’est pas plus vrai d’affirmer qu’il le soit, plutôt que de le nier ; tout ce que nous concevons qu’il n’est pas, il n’est pas plus vrai de nier qu’il le soit, plutôt que de l’affirmer (De la docte ignorance, Trédaniel/Maisnie, 1979, 71)

La philosophie de Nicolas de Cues, dans la mouvance de Platon, conduit par-delà la raison jusqu’à l’intuition de l’Absolu, dans la coïncidence des opposés qui est, pour la raison, comme une ténèbre.

Note de bas de page 14 :

 Ces citations de Nicolas de Cues sont extraites de Th. Magnin, L’expérience de l’incomplétude. Le scientifique et le théologien en quête d’Origine, Paris, Lethielleux, 2011.

De là, je fais l’expérience qu’il me faut entrer dans les ténèbres et admettre, au-dessus de tout le pouvoir de la raison, la coïncidence des opposés, puis chercher la vérité là où se rencontre l’impossibilité et, une fois atteint le sommet qui s’élève au-dessus de la vérité intellectuelle, je serai parvenu à ce qui est inconnu de tout intellect, et à ce que tout intellect juge le plus éloigné de la vérité : c’est là que tu es, Seigneur, toi qui est la nécessité absolue. (Nicolas de Cues, Le tableau ou la vision de Dieu)

Cette théologie mystique consiste à pénétrer au cœur même de l’infinité absolue, car dire « infinité », c’est dire « coïncidence [des opposés et] des contradictoires », sans fin ; et personne ne peut voir Dieu sur un mode mystique, sinon dans la ténèbre de la coïncidence, laquelle est infinité. (Id., Lettre aux moines de Tegernsee)14

Voie négative et expérience mystique

Note de bas de page 15 :

 De Michel de Certeau, on pourra lire : L’absent de l’histoire, Mâme, 1973 ; La fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, T.1, 1982 (2ème édition, Gallimard, 1987, coll. Tel) ; et également « Le croyable. Préliminaire à une anthropologie des croyances », in H. Parret & H.G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Mélanges A.J. Greimas, Amsterdam, John Benjamin, t. II, pp. 687-707 ; La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1988.

La voie négative peut caractériser un certain régime de discours (négation des prédicats positifs, apophatisme, coïncidence des contradictoires), mais elle est constamment associée à une expérience mystique de rencontre ou d’union avec Dieu qui, nous l’avons dit, renvoie aux fondements énonciatifs de ce discours. On peut renvoyer à l’ensemble des travaux de Michel de Certeau sur la « fable mystique » dont il n’est pas possible de rendre suffisamment compte ici15.

Note de bas de page 16 :

 K. Rahner parle de cette révélation comme d’une « autocommunication » de Dieu. Cf. O. Robin, La Parole et ses chemins. Le paradigme sémiotique appliqué à l’accompagnement spirituel selon François de Sales : Enonciation et figures de la perte féconde, Thèse de Doctorat en théologie, Faculté de théologie de Lyon, 2011..

La voie négative conduit à son terme, ou à sa limite, la connaissance rationnelle de Dieu, mais cette limite n’est pas vaine dans la mesure où on l’associe à une expérience mystique et où, dans la perspective chrétienne traditionnelle, cette limite ou cette perte de la voie rationnelle est conjuguée avec la « grâce » par laquelle Dieu se donne au croyant16. L’ignorance est docte (Nicolas de Cues), la perte est aussi un don.

Note de bas de page 17 :

 Le livre de la nuit obscure, Jean de la Croix, Œuvres complètes, Paris, Cerf, 2001, pp. 911-1059. Ce traité de Jean de la Croix se donne comme le commentaire du poème qui en fait l’ouverture (« Explication du chant qui expose le chemin spirituel conduisant l’âme à la parfaite union d’amour avec Dieu, telle quelle est possible en cette vie. Description d’après ce même chant de l’état d’une âme parvenue à cette perfection »). Le discours mystique s’établit dans la coupure entre le poème et le commentaire. Cf. De Certeau, L’absent de l’Histoire, Mâme 1973, 58 et L. Panier "La mise en discours du sujet mystique", in De Certeau M. et al., Le discours mystique : approches sémiotiques. Documents de travail, Centro Internationale di Semiotica e Linguistica,  Universita di Urbino, n°150-152, série B (pp. 20-33).

On signalera seulement ici l’élaboration de l’expérience mystique que présente Jean de la Croix (1542-1591) dans le traité sur La nuit obscure de l’âme17.

La nuit, écrit Jean de la Croix, n’est autre que la contemplation. Elle produit deux sortes de ténèbres ou de purifications, qui ont rapport aux deux parties de l’homme : la partie sensible et la partie spirituelle. La première nuit consiste à adapter la partie sensitive à l’esprit, elle est « amère et terrible pour le sens », la seconde aura pour effet de purifier et de dénuder l’âme selon l’esprit et de la disposer à l’union d’amour avec Dieu, « elle est incomparablement plus amère, elle est effroyable pour l’esprit » écrit Jean de la Croix  (Cf. La nuit obscure, I, 8).

Note de bas de page 18 :

 Noter comment ces « puissances de l’âme » peuvent correspondre aux caractéristiques modales du sujet.

Dans les premières ténèbres, les puissances de l’âme (vouloir, savoir, pouvoir)18 deviennent incapables de discourir sur les choses de Dieu […] Les spirituels souffrent à l’extrême, non tant des sécheresses qu’ils endurent que de la crainte d’être égarés, de la pensée que les biens spirituels sont perdus pour eux, et que Dieu les a délaissés. […] En proie à cette affliction, ils font effort pour procurer à leurs puissances quelque goût sensible, pour les appliquer à quelques travail discursif, se persuadant que tout consiste à se sentir agir. [Ce faisant], dit-il, ils dérangent l'œuvre en cours et ils ne gagnent rien. (La nuit obscure, I, 10)

Dans la seconde nuit, il convient que l’âme soit mise dans le vide et la pauvreté d’esprit, purifiée de tout appui, de toute consolation et appréhension naturelle à l’égard des choses d’en haut et d’ici-bas. […] Elle peut alors vivre de cette nouvelle et bienheureuse vie qui s’obtient par le moyen de cette nuit. C’est l’état d’union avec Dieu. […] La nuit dont nous parlons retire l’esprit de la façon commune et ordinaire de sentir les choses, pour lui inoculer un sentiment divin, et ce sentiment est si éloigné de la manière humaine de sentir que cette âme se sent en quelque sorte vivre en dehors d’elle-même. […] Cet effet est le résultat de l’éloignement et de la séparation où l’âme se trouve maintenant des notions et des sentiments vulgaires, par rapport à ces objets. Quand elle sera véritablement anéantie à leur égard, elle se revêtira d’une forme divine, qui tendra plus de l’autre vie que de la vie d’ici-bas. (La nuit obscure, II, 9).

Répondant en quelque sorte à l’apophatisme du discours sur Dieu, la nuit obscure affecte tout ce qui peut indiquer positivement l’identité du sujet (de l’âme), elle en soustrait toutes les modalités qui la constitueraient comme un sujet du faire ou du savoir. De même que nous n’avons pas de langage pour dire Dieu, le langage qui veut décrire l’expérience du sujet relative à cet Absolu atteint ses limites et sombre dans l’obscurité et l’inconnaissance, ou comme pour Jean de la Croix, ne peut que prendre la forme du poème – le discours rationnel, ce traité intitulé Le livre de la nuit obscure, n’est que le commentaire du discours poétique et se donne pour tel (il est ainsi sous-titré : « Explication du chant qui expose le chemin spirituel… ») : il n’atteint pas directement une description de l’âme, il se déplace du poème au traité pour pouvoir tenir un discours. Le sujet n’a pas de langage pour décrire cette transformation du « soi » : il doit accueillir la désorientation de cette inconnaissance de ce qu’il est ou de là où il est.

La présence de Dieu est connue seulement à travers ce dont il nous prive, et nous pouvons et devons faire l’expérience de cette dépossession ou de cette perte : l’expérience négative du sujet s’accorde à la voie négative du discours ; tous deux sont traversés par une négativité qui s’avère fondatrice.

Note de bas de page 19 :

 Denys Turner, The darkness of God. Negativity in Christian Mysticism, Cambridge University Press, 1995, 245. On retrouverait ici l’expression de Hallaj citée plus haut : « Entre toi et moi, il y a un " je suis" qui me tourmente. Ah ! Ôte par ton "je suis" mon "je suis" d'entre nous deux. »

En effet, au sein de cette « nuit obscure de l’âme », ne pas (ne plus) voir en quoi ma « substance » est différente de celle de Dieu, c’est voir ce que je suis véritablement, parce que ma véritable identité consiste en ma transformation en Dieu. Je me connais moi-même dans l’inconnaissance de ma différence d’avec Dieu. Si je peux alors n’avoir pas d’identité en contraste, en différence, avec Dieu, alors mon identité avec Dieu ne peut être opposée à mon identité avec moi. Et la contemplation est ce pouvoir de reposer dans cette inconnaissance19. Maître Eckart ne disait pas autre chose en notant que l’âme du sujet, dans l’expérience mystique négative devenait le lieu même de la naissance de Dieu.

Note de bas de page 20 :

 Jean de la Croix, Poème de l’âme, strophe 8.

Je restai là, je m’oubliai
Le visage penché sur lui
Tout disparut, je me livrai
J’abandonnai tous mes soucis
Parmi les lis oubliés20

Au terme de ce rapide parcours, on pourrait se demander si la tradition apophatique, insistant sur la négation, sur la négation de l’opposition entre affirmation et négation, sur la coïncidence des contradictoires…, finalement sur Dieu comme négation (dissemblance subsistante), ne serait pas en fait une affirmation de l’absence de Dieu, cette mise en discours de l’absence s’accordant à une expérience de l’absence.

« Le contact avec les créatures humaines nous est donné à travers le sens de la présence. Le contact avec Dieu nous est donné à travers le sens de l’absence. Comparée à cette absence, la présence devient plus absente que l’absence » (S. Weil).

Note de bas de page 21 :

 Cf. D. Tuner, op. cit. p. 264.

Mais dans la tradition apophatique, l’inconnaissance n’est pas décrite comme une expérience de la négativité ou de l’absence, elle doit plutôt être comprise comme la négativité de l’expérience (une absence d’expérience). Ainsi pour Jean de la Croix, l’itinéraire des deux nuits jusqu’à la nuit obscure de l’âme, conduit à ce suspens ou à cette absence d’expérience (« Tout disparut, je me livrai – J’abandonnai tous mes soucis – Parmi les lis oubliés »). La tradition apophatique ne doit donc pas être décrite comme la conscience de l’absence de Dieu, comme s’il pouvait y avoir une conscience de ce qui est absent. Si nous ne savons pas ce que Dieu est, et si nous ne pouvons pas être conscients de sa présence, alors nous ne pouvons pas non plus connaître, ni être conscients de ce qui est qui est absent. Il est mieux de dire simplement que Dieu est de l’autre côté – sur l’autre face – de tout ce dont nous pouvons avoir conscience, que ce soit de sa présence ou que ce soit de son absence21.

Quelques questions pour la sémiotique :

Note de bas de page 22 :

 On pourrait rappeler que pour St Augustin (Cf. La Doctrine chrétienne), au-delà des « choses » qui ont un usage, et des choses qui, en tant que « signes, portent une signification, il y a une Chose (Res) qui n’a ni usage ni signification, Dieu, qui est à concevoir comme pure forme, trinitaire (Père-Fils-Esprit).

La théologie tente un discours (un énoncé) sur Dieu. Mais que peut-on dire de Dieu22 ? Qu’en est-il de la référence dans le discours de la théologie apophatique ? « Dieu » semble être la référence impossible ou nécessairement absente de ce discours qui pourtant ne peut se réduire au silence, qui pourtant doit être tenu. On pourrait retrouver là une interrogation soulevée par Derrida :

Note de bas de page 23 :

 J. Derrida, « Comment ne pas parler : dénégations », dans Psyché : inventions de l'autre, Paris, Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1987, p. 559-560). A souligner dans cette citation : « qui appelle ou à qui se destine ». Le référent devient la « cause » du discours, ce qui le suscite et qu’il ne peut « dire », il peut être traité en termes d’instance d’énonciation. Ce « réel » appelle le discours, suscite chez un énonciataire la nécessité d’énoncer, de « dire », de « parler » mais est-ce, comme le propose Derrida, « parler pour parler ou pour ne rien dire » ?

L'absence éventuelle du réfèrent fait encore signe, sinon vers la chose dont on parle (ainsi Dieu qui n'est rien parce qu'il a lieu, sans lieu, au-delà de l'être), du moins vers l'autre (l'autre que l'être) qui appelle ou à qui se destine cette parole, même si elle lui parle pour parler ou pour ne rien dire23.

Note de bas de page 24 :

 Voir sur ce point U. Eco, Kant et L’ornithorynque, Paris, Grasset, 1999, ch 1 ; et M. De Certeau. « Le croyable. Préliminaire à une anthropologie des croyances », in H. Parret & H.G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Mélanges A.J. Greimas, Amsterdam, John Benjamin, t. II, pp. 687-707. Cf. L. Panier, « Pour une anthropologie du croire. Aspects de la problématique chez M. de Certeau », Centre Thomas More, C. Geffré (éd.), Michel de Certeau ou la différence chrétienne, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei n° 165, 1991, pp. 37-59.

Privé de pouvoir s’abolir ou se résoudre dans l’exactitude de la référence (si le référent est atteint et « cerné » que reste-t-il à dire ?), le discours apophatique renvoie à sa nature même de discours, à sa forme langagière et à sa capacité d’instaurer et de manifester un sujet énonciateur en direction d’une instance d’énonciation nécessairement absente du discours, mais « à l’appel » de laquelle il prend sa source. L’énonciation (énonciateur) s’adresse, certes, à un énonciataire, mais elle « en appelle » à un « énonciateur premier » auquel son énonciation « répond ». Il peut être paradoxal de traiter le référent réel du discours en termes d’énonciation, mais on pourrait poser que, cherchant à « dire » le réel de la référence qu’il vise, le discours ne fait que répondre à ce qui, du réel, l’appelle ou le convoque et instaure une instance d’énonciation. Si le discours apophatique porte dans la négativité qui le traverse la marque de son échec à bien dire « ce dont » il parler, il est intéressant de noter que l’écueil, ou la limite de l’énoncé fait apparaître une structure énonciative telle que l’instance d’énonciation du discours a à répondre à un instance première qui, du réel visé, la convoque et l’instaure24.

Note de bas de page 25 :

 F. Nault, « Déconstruction et apophatisme à propos d’une dénégation de Jacques Derrida », Laval théologique et philosophique, 55/3, octobre 1999, p. 405

Note de bas de page 26 :

 J. Derrida, « Comment ne pas parler : dénégations », dans Psyché : inventions de l'autre, Paris, Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1987, pp. 537-538.

En ce sens, l’épuisement de la théologie négative n'est pas purement négatif ou privatif; il est lié à un « oui », à un authentique possible, à la possibilité de l’impossible, écrit François Nault25 qui cite Derrida, : « [...] parler pour parler, faire l'expérience de ce qui arrive à la parole par la parole elle-même, dans la trace d'une sorte de quasi-tautologie, ce n'est pas tout à fait parler en vain et pour ne rien dire. C'est peut-être faire l'expérience d'une possibilité de la parole »26.

Dans l’incapacité à dire véritablement ce dont il parle, le langage réfère à ce qu’il est et à ce qu’il montre dans le fait même de son énonciation.

Note de bas de page 27 :

 Comme le fait Hadot dans l’article « Théologie Négative » de l’Encyclopedia Unversalis

Note de bas de page 28 :

 Cf. De Certeau : L’Absent de l’histoire : Prose et poésie (pp. 58-60) ; Les phrases mystiques (pp. 61-65), ou La Fable mystique, ch 3 et 4).

On peut noter que Wittgenstein se situe dans la lignée de ce type d’apophatisme27. Il n’est pas possible de sortir du langage pour exprimer le fait que le langage signifie quelque chose (Tractatus 4.121). L’opposition n’est plus entre le tout et le principe comme chez Plotin et Damascios, mais entre le langage et son sens. A ce qui peut être exprimé logiquement, Wittgenstein oppose un inexprimable qui ne peut se dire mais qui se montre. Le sens du dicible est indicible. La nomination de Dieu ne peut-être qu’infinie (et indéfinie) comme le dit le Pseudo-Denys (Dieu omninommable, c’est-à-dire innommable), mais ce discours n’est pas vain : il signifie par ce qu’il montre, par sa forme. Dans l’absence ou l’impossibilité de la référence, la forme fait sens28.

La place nécessaire de l’expérience

Note de bas de page 29 :

 Cf. Hadot, « Théologie Négative » de l’Encyclopedia Unversalis

Le discours apophatique en théologie s’adosse nécessairement à une expérience (expérience d’absence ou absence d’expérience comme on l’a dit plus haut). Pour pouvoir parler de la réalité que nous ne pouvons penser ni nommer, nous devons la « posséder ». Cette saisie obscure de l’indicible nous permet de dire qu’il y a un indicible, et de parler de lui, sous forme négative, mais elle nous interdit de parler de lui autrement que sous forme négative29. Le sens du dicible est indicible, et pour citer à nouveau Wittgenstein « Il y a en tout cas un inexprimable ; il se montre ; c’est cela le mystique » (Tractatus, 6.522) et la dernière proposition du Tractatus peut prendre sens ici : « Ce que l’on ne peut pas dire, il faut le taire » (Tractatus, 7), mais « le taire » n‘est pas « se taire »… Il s’agit d’un discours qui peut (doit) « taire » ce dont il ne peut rien « dire », mais qui « montre » l’expérience qui le soutient (sans véritablement la « décrire »).

Le discours apophatique exposant la limite de son énoncé (dire) dévoile (montre) le fait de son énonciation, et le dévoile comme expérience d’un sujet de l’énonciation. Si l’on suspend la référence ‘objective’ du langage, on peut alors s’orienter vers une référence ‘énonciative’ : le discours renvoie à l’instance de son énonciation sans en être l’image. Il en est la présentation et non la représentation. De Certeau a bien montré dans La Fable mystique comment dans l’énonciation mystique, le corps se présente dans la forme du discours. Et la sémiotique a bien pris en compte, de son côté, la place du corps dans le discours en acte, mais dans des perspectives sans doute différentes que développent les travaux de J. Fontanille.

Note de bas de page 30 :

 Cf. A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (DRTL), vol. 1, Hachette, 1979, article « Enonciation », 127 a.

Greimas traite de l’énonciation (et de son sujet) comme d’un présupposé de l’énoncé-discours. L’énonciation est présupposée par l’existence de l’énoncé et le discours renvoie à l’instance de son énonciation sans en être l’image. L’énonciation est envisagée, dans le DRTL, dans un double mouvement : de l’énoncé vers l’énonciation, il s’agit de la relation de présupposition que nous venons d’évoquer, mais de l’énonciation à l’énoncé, il est question d’opération, et du débrayage selon lequel la « lieu réel » de l’énonciation se projette dans l’énoncé par « tout ce qu’il n’est pas »30. Ainsi sont maintenus, dans la perspective sémiotique, la consistance de l’énoncé, et l’importance des formes narratives et figuratives.

Dans le discours de la théologie négative et dans l’expérience mystique qui touche le langage et son sujet, c’est l’impossibilité de la référence exacte et l’échec de la prédication, conjugués à la pression du dire qui maintiennent la consistance du discours. Cette énonciation et cet énoncé s’imposent dans la mesure où le discours ne peut s’abolir ni dans une référence exhaustive, ni dans un mutisme. Mais de même que le discours ne peut se donner comme l’équivalent de ce dont il parle, le sujet ne peut se donner comme l’origine du discours qu’il tient. Son discours est l’écho du réel qui lui échappe et qui l’appelle dans le souci de pouvoir nommer et dans l’échec de cette nomination. De là peut s’établir la signifiance du discours : il manque (rate) la référence, mais il signifie par sa forme, forme figurative si les figures ne sont plus de simples étiquettes ou des « signes-renvois », forme figurale si les figures vidées de leur « sens obvie » deviennent les formants disponibles pour des significations propres au discours, et qui sont à prendre comme la trace d’une énonciation toujours marquée par un échec (ou une perte) qui dit la place d’un sujet affecté par « un impossible à dire ».

Il conviendrait sans doute d’envisager une structure d’énonciation un peu complexe où le sujet de l’énonciation (énonciateur du discours) dépendrait comme « répondant » à un énonciateur « principal » dont la présence n’est que négative, mais qui s’indique dans ce « répons ». On poserait ainsi l’énonciation comme répons et la négativité comme condition de cette énonciation.

L’apophatisme théologique, pris comme forme de discours, questionne le statut de l’énonciateur et le statut de l’énonciataire.

Note de bas de page 31 :

 Cf J. Lacan, « Maurice Merleau-Ponty », in Autres écrits, Seuil, pp. 175-184.

Au-delà du schéma de la communication, on peut se demander à quoi (à qui ?) répond l’énonciateur de l’énoncé. Qu’est-ce qui « pousse » l’énonciateur à produire un acte de parole ? Et quelles sont les conditions d’un discours ainsi produit ? La recherche actuelle en sémiotique a exploré la voie de la phénoménologie de la perception : le discours en acte prolonge et formalise (met en forme discursive, langagière) ce qui relève d’abord de la sensation et de la perception sensible du monde à partir du « corps propre ». Peut-être une autre piste peut se présenter à notre réflexion. Une place serait à faire pour le « Réel » du référent (du monde)31 : le réel appelle une réponse. L’énonciateur répond à cette « demande » ou à cet appel, et ce faisant, produit un énoncé, une adresse (à un énonciataire) et un référent (parler « de quelque chose »), mais la voie négative de la théologie nous apprend peut-être que cette référence « rate » sa cible et que la réponse au réel s’indique dans cette suite de « ratages », d’affirmations et de négations sans cesse « dépassées » par la « coïncidence des opposés » dont parle Nicolas de Cues.

Et qu’en est-il de l’énonciataire du discours, ou du lecteur d’un texte ? En quoi cette place peut-elle être soumise à la marque du négatif ? Pour l’énonciataire également, il sera question d’un « débrayage » initial qui fait entrer véritablement dans la « lecture ». Pour un lecteur, ce débrayage affecte les relations imaginaires avec un « locuteur » ou « auteur » dont le texte serait supposé d’abord être l’image ou le message, mais il affecte aussi les relations avec le « monde » auquel le texte serait supposé donner accès et représentation et dans lequel le lecteur pourrait se projeter. Il y a donc, dans la lecture, de la « perte », c’en est même la condition. Parlerait-on d’un « apophatisme » de la lecture (et de la condition d’énonciataire) ? Dans le DRTL, Greimas-Courtés parlent de l’embrayage. C’est, écrivent-ils, la « rejection » des catégories figuratives (actants et coordonnées spatio-temporelles) « destinée (la réjection) à recouvrir le lieu imaginaire de l’énonciation qui confère au sujet le statut illusoire de l’être » (DRTL 127a). Y aurait-il pour un lecteur une « remontée » (un retour) possible au delà de ce statut imaginaire ou « illusoire », une remontée au delà de l’énonciateur envisagé comme partenaire de communication, une remontée vers ce qui promeut l’énonciateur comme sujet de/à la parole ? Le texte atteste une capacité du langage, et c’est vers une telle capacité que la lecture peut nous orienter.