La transition écologique : valeurs aspectuelles The ecological transition: aspect values

Sémir Badir

FNRS – Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.8633

Le sens de la formule « transition écologique » est peu compréhensible à partir des usages ordinaires du mot transition. Contrairement à ce que prétend la version française de Wikipédia à l’entrée « Transition écologique », il ne provient pas non plus d’un « concept élaboré par Rob Hoskins », pas même pour « l’édition en français » du Transition Handbook. Ce sens doit beaucoup en revanche à l’acception gender du mot transition en langue anglaise. Il a à voir aussi avec le concept de environmental risk transition avancé par des épidémiologistes dans les années 1990. Enfin, plus profondément, il entre en résonance avec la conception marxiste de la transition capitaliste. Cette étude repère, en fonction d’une analyse sémantique des acceptions ordinaires et savantes évoquées ci-dessus, les valeurs aspectuelles qui rendent plausible le passage de la locution Transition Town (Hoskins 2008) à la formule « transition écologique ».

The meaning of the phrase ‘ecological transition’ is difficult to understand from the ordinary uses of the word transition. Contrary to what the French version of Wikipedia claims under the entry ‘Transition écologique’, it does not derive from a “concept developed by Rob Hoskins”, not even from the ‘French edition’ of the Transition Handbook. Instead, it owes a great deal to the gender sense of the word transition in English. It also has to do with the concept of environmental risk transition put forward by epidemiologists in the 1990s. Finally, at a deeper level, it resonates with the Marxist conception of capitalist transition. On the basis of a semantic analysis of the ordinary and scholarly meanings mentioned above, this study identifies the aspectual values that make the transition from the locution ‘Transition Town’ (Hoskins 2008) to the phrase ‘ecological transition’ plausible.

Index

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Mots-clés : aspect, modalité, résilience, transition écologique, Transition Town

Keywords : aspect, ecological transition, modality, resilience, Transition Town

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Texte intégral

Cette étude entend mener une analyse sémantique de l’expression « transition écologique », en particulier de ses valeurs aspectuelles, en vue d’une réflexion plus générale sur le concept à laquelle elle renvoie. Je mènerai cette analyse principalement sur la base des usages lexicaux du mot transition, tels que ces usages sont répertoriés dans les dictionnaires de langue du xxe et xxie siècles (Larousse, Le Robert et Trésor de la langue française), mais je me pencherai aussi sur certains usages particuliers en discours, car les usages lexicaux, seuls, ne permettent pas, à mon avis, de rendre compte de tous les effets de sens à l’œuvre dans ladite expression.

1. Adéquation de l’expression aux acceptions lexicales

Note de bas de page 1 :

Quelques exemples récents : Grégory Derville, Réussir la transition écologique, Terre Vivante, 2019 ; Nathalie Lourdel, Réussir sa transition écologique, Afnor, 2020 ; Philippe Murer, Comment réaliser la transition écologique, Jean-Cyrille Godefroid éditeur, 2020 ; Camille Dorival, La transition écologique – Ici et maintenant !, Les petits matin, 2021. Tout en tirant la sonnette d’alarme, ces ouvrages se focalisent sur les actions concrètes à mener, prenant appui sur des exemples d’avancées positives dans la direction désirée.

Note de bas de page 2 :

Même si, dans ses emplois les plus usuels, celle-ci pointe surtout l’absence de transition : sans transition dénote une transformation brusque, voire brutale.

Par rapport aux sens ordinaires de transition, l’expression « transition écologique » paraît quelque peu étrange et prête, de prime abord, à équivoque. Les usages ordinaires du mot la donneraient en effet à interpréter suivant deux acceptions. Selon la première (1a), qui est la plus répandue d’un point de vue lexicologique, elle serait un intermède, un état provisoire entre deux situations ; cette acception est la seule qui convienne à l’adjectif transitoire ainsi que pour le nom transit issu du même étymon. Selon la seconde acception (1b), qui convient visiblement mieux à son emploi dans l’expression en question, elle dénoterait une transformation progressive, lente et graduelle. De fait, les livres — nombreux — dédiés à la transition écologique, dans lesquels se mêlent des savoirs pratiques, de la vulgarisation scientifique et des propos à visée morale et politique, insistent bien souvent sur le caractère « doux » de la transition écologique1. Cet adjectif, doux, ou cet autre, insensible, sont des indicateurs fiables que la seconde acception convient2. Cependant, la composition syntaxique tendrait à rapprocher notre expression de l’acception (1a), car l’adjectif écologique placé en épithète n’est pas qualificatif mais relationnel. Des tests peuvent en attester. Il est peu vraisemblable que l’épithète soit converti en attribut. Comparez ainsi :

(1) La transition écologique sera douce.

(2) ? La transition douce sera écologique.

De même, une modalisation n’est guère plausible. Comparez encore :

(3) Une transition écologique très douce.

(4) ? Une transition douce très écologique.

Cette fonction relationnelle attribuable à un adjectif dans un syntagme nominal ayant transition pour noyau est le fait de la première acception : « transition littéraire », « transition musicale », « transition scénaristique », « transition de ton » (dans un discours sur la peinture), etc.

À côté de ces usages ordinaires (en ce compris les usages techniques, propres à des domaines de spécialisation professionnelle : rhétorique, musical, plastique…), les dictionnaires, surtout les plus récents (TLFi, Wiktionnaire), et plus souvent ceux dédiés à la langue anglaise (Oxford Learner, Word Reference) que ceux pour le français, mentionnent également des usages savants, c’est-à-dire des usages en emploi dans le discours savant, selon diverses spécialisations disciplinaires, en particulier : philosophique, médicale et psychosociologique.

Note de bas de page 3 :

Sur le passage de la lexie au terme et au concept, voir Rastier (1995).

Ces usages savants emploient le mot dans des contextes contrôlés qui finissent par enrôler le mot, dans un sens plus précis que les acceptions ordinaires, avec une fonction terminologique et conceptuelle 3. Ces opérations discursives de particularisation sémantique étaient prévisibles dans la mesure où la notion de « passage d’un état à un autre » qui provient de l’étymon (transitum, supin du verbe transire) et qui sert de base définitoire aussi bien dans Larousse et Le Robert que dans le TLF est suffisamment vague et générale pour être adaptée selon le contexte.

Or les inflexions de sens qui se laissent entendre dans ces usages savants de transition peuvent être sollicitées dans l’interprétation de l’expression « transition écologique », quoique les contextes d’emploi soient complètement distincts. Passons-les en revue.

Acception marxiste (2a). — Le premier emploi traduit un concept allemand de Karl Marx, Übergang. Le choix du mot français est conforme à la décomposition étymologique : trans-ire comme Über-gang dénotent l’action de passer au-delà de quelque chose et, par esprit de suite, de l’autre côté (d’une chose). Le TLF cite à cette occasion une partie de la définition que donnent Georges Labica et Gérard Bensussan à l’incipit de la notice consacrée à ce concept dans le Dictionnaire critique du marxisme. Je la cite dans son intégralité :

Par transition, on désigne généralement dans les sciences historiques et anthropologiques une phase particulière de l’évolution d’une société, celle où elle rencontre de plus en plus de difficultés, internes ou externes, à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde et commence à se réorganiser, plus ou moins vite et plus ou moins violemment, sur la base d’un autre système qui, finalement, devient à son tour la forme générale des conditions nouvelles d’existence (Labica et Bensussan 1982 : 896).

Je reviendrai plus loin sur une particularité de la conception marxiste de la transition. Observons pour le moment que la définition ci-dessus suffit à lever l’équivoque que l’expression « transition écologique » pouvait susciter au regard des acceptions ordinaires : l’adjectif écologique y fonctionne à la manière d’un complément déterminatif ; c’est pour l’écologie qu’il y a transition, l’écologie constitue cet « autre côté » vers lequel un passage est conçu, de la même manière que la transition capitaliste désigne, dans Le Capital (chapitre VI), les phénomènes précapitalistes à l’œuvre dans la période féodale. En ce sens, l’expression « transition écologique » est la contraction d’un syntagme plus développé : transition sociale, économique et politique vers l’écologie — vers le mode de production écologique, si l’on maintient jusqu’au bout la terminologie et la conception marxiste.

Cet usage savant est compatible avec la seconde acception ordinaire, celle d’une transformation progressive, mais elle la précise et la particularise en assignant à cette transformation un but déterminé d’avance.

Note de bas de page 4 :

Les informations présentées dans ce paragraphe et le suivant sont redevables à l’article de Smith & Ezzati (2005).

Acceptions épidémiologique et environnementale (2b1 et 2b2). — Le second emploi qu’il faut alléguer s’est développé dans des recherches en épidémiologie à partir des années 19704. Ces recherches observent une élévation du taux de mortalité dans les régions en voie de développement économique, lorsque les maladies infectieuses et la malnutrition constituent encore des causes importantes de décès et que s’y ajoutent des maladies répandues dans les sociétés industrielles telles que le cancer, le diabète et les maladies cardio-vasculaires. Cette observation se fait dans une période appelée (en anglais) « epidemiological transition ».

Dans les années 1990, ce modèle a été repris en fonction d’une vision plus globale de la santé, tenant compte de facteurs environnementaux, telle la pollution urbaine et les émissions de gaz à effet de serre (responsables du réchauffement climatique). Cette application généraliste du modèle prend pour nom, dans la littérature savante, « environmental risk transition ». Elle est, par ses thèmes de recherche comme par sa visée des situations contemporaines, directement corrélable à la notion sous-jacente à l’expression « transition écologique ». On peut du reste observer qu’elle ne conduit pas exactement aux mêmes conclusions que le modèle épidémiologique dont elle s’inspire. Dans celui-ci, en effet, la transition a bien un caractère transitoire entre deux situations épidémiologiques plus stables (et moins « risquées »), conformément à la première des acceptions ordinaires de transition. En revanche, avec l’« environmental risk transition », les transformations que subissent les sociétés traditionnelles ne font qu’augmenter les risques environnementaux, en rendant ceux-ci plus globaux et en rendant leurs causes moins discernables. Bref, on passe alors à la seconde acception ordinaire, celle d’une transition lente et graduelle, même si certains risques « environnementaux » propres aux sociétés traditionnelles sont mieux maîtrisés, telle l’insalubrité des habitations domestiques. (J’entoure « environnementaux » de guillemets parce que la définition de l’environnement se modifie par et dans cette transition : de localisée, relative à un objet, elle devient globale et absolue : l’environnement dans l’expression « environmental risk transition » ne désigne pas autre chose que le monde).

Note de bas de page 5 :

Wikipédia français, entrée « transition de genre » ; page créée le 13 janvier 2016 sur base de la version anglaise. Cette page a fait depuis, surtout en 2021 et 2023, l’objet de modifications répétées, je dirais même acharnées — un bandeau recommande d’ailleurs aux contributeurs de ne pas mener une « guerre d’édition ». Dans la version consultée ce jour (28 octobre 2023), le début de la définition se donne à lire comme suit : « ensemble de processus conduisant à modifier l’expression de genre ». Ces modifications, qu’il serait intéressant d’étudier pour elles-mêmes, n’ont pas de répercussions sur la présente étude.

Acception « gender » (2c). — Le troisième emploi savant relève des gender studies, mais se trouve aussi activé dans les discours militants inhérents aux questions de genre. Il est bien connu que le choix des mots fait l’objet, dans ce cadre, de soins attentifs, dès lors que les représentations que les mots véhiculent font intégralement partie de l’objet à étudier, à critiquer ou à défendre. Le choix du mot transition, employé absolument ou déterminé seulement par un adjectif possessif (ma ou sa transition), mériterait assurément une étude à part entière. Je ne pointe ici que deux éléments. Premièrement, la transition ou transidentité, en tant que « processus de changement du rôle de genre »5 n’est conforme à aucune des deux acceptions ordinaires du mot transition, car ce processus n’est ni provisoire ni graduel ; sa lenteur n’est pas nécessaire ni, si elle est avérée, mise en avant. Son sens convoque directement l’étymon : passage d’un état à un autre et, plus particulièrement, dans le contexte ordinairement polarisant des genres sexués, passage d’un état à l’autre. Secondement, ce processus est lié à deux facteurs qui lui donnent son sens plein : d’une part, il est mis en œuvre à partir d’une décision personnelle ; d’autre part, il est irréversible. Ces effets de sens éclairent aussi l’usage, en discours, de l’expression « transition écologique », en le chargeant d’intentions proprement conceptuelles. — J’y reviendrai.

Pour proposer un premier point de bilan : la polysémie de la transition n’est pas seulement liée aux contextes de son application, mais aussi à sa conception même. Une telle variété conceptuelle peut s’expliquer, d’un point de vue synchronique, par le caractère abstrait accordé à la définition de l’étymon. Définir le mot latin transire comme l’action de passage d’un état à un autre laisse en effet la porte ouverte à plusieurs conceptions du procès temporel impliqué. Mais cette variété s’explique aussi, d’un point de vue historique, par la désuétude d’usage du verbe français transir qui avait pour signification principale le fait de passer de la vie à la mort (« de vie à trépas », comme on disait jadis). Dès lors que le déverbal transition n’est plus soutenu par l’expérience d’un procès effectivement manifesté dans la langue, il est raccroché par les traditions savantes, au sens de l’étymon.

2. Analyse des procès de la transition : première approche différenciative

Repartons alors de la définition de l’étymon pour proposer une analyse sémantique du procès en question. D’évidence, cette définition met en rapport trois éléments sémantiques, à savoir deux états reliés par un procès temporel.

Les différences entre les six acceptions répertoriées (six, en distinguant l’acception épidémiologique de l’acception développée à sa suite par les spécialistes de l’environnement) montrent diversement les propriétés à attribuer à ces trois éléments.

Dans la première acception ordinaire, celle de la transition comme intermède, le procès, quoique contenu entre deux limites, n’est pas nécessairement borné.

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Cette représentation vaut aussi pour les expressions « epidemiological transition » et « transitional risk » en épidémiologie (acception 2b1).

La seconde acception ordinaire n’est pas non plus, à proprement parler, bornée, car rien ne donne à penser que la progression transitionnelle, lente et graduelle, cesse jamais ; et cependant elle est dirigée vers un but.

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La représentation vaut également pour la reprise du concept de « risk transition » appliquée à la vision globalisante de l’environnement (acception 2b2).

Par contre, dans les deux autres acceptions savantes, le procès de la transition est bel et bien borné par l’état à atteindre, lequel est inclus dans le procès.

Dans l’acception gender, la transition débute dès que l’on quitte le premier état et se termine lorsqu’est atteint le second état.

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Dans l’acception marxiste, la transition se dirige vers un état, qu’elle inclut dans le procès. On peut certes supposer qu’elle commence dès que l’on quitte le premier état, quoique, d’un point de vue rétrospectif, cet état contient déjà les germes du procès et peut se prolonger indéfiniment. Voici comment Labica et Bensussan le justifient :

Pour formaliser la théorie de Marx du mécanisme de développement d’un mode de production, on pourrait dire qu’il imagine une situation de départ au sein de laquelle une forme nouvelle de production apparaît plus favorable au développement de celle-ci que la forme ancienne. Cette forme nouvelle se développe à partir d’une base matérielle héritée du passé, créée par la forme ancienne. Mais cette base n'est pas favorable au développement de la nouvelle forme de production. Celle-ci doit donc abolir son point de départ et créer une base matérielle qui lui soit propre (Labica et Bensussan 1982 : 900).

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3. Analyse aspectuelle des procès

Les concepts de borne et de but qui ont servi dans cette analyse signalent des propriétés aspectuelles diversement applicable, suivant les acceptions du procès contenu dans la transition.

Ces concepts sont en effet employés pour l’analyse sémantique de l’aspect dans les verbes. Selon Laurent Gosselin (2020) qui synthétise, de façon originale, toute une tradition savante sur la question, l’aspect se manifeste en français par deux voies bien distinctes : lexicale ou grammaticale. L’aspect lexical s’analyse en fonction de traits sémantiques (la dynamicité, le bornage et la ponctualité), de sorte que le procès, en tant qu’il est lexicalisé, se distribue sur quatre grandes catégories : l’état, l’activité, l’accomplissement et l’achèvement.

Figure 1 : les types de procès

Figure 1 : les types de procès

Gosselin a mis en place une série de tests linguistiques décidant, pour chaque verbe en usage (dans le discours), la catégorie aspectuelle à laquelle appartient le procès qu’il dénote.

Figure 2 : procédure de classement des procès

Figure 2 : procédure de classement des procès

Ces tests ne sont pas directement applicables au procès dénoté par le mot transition, en raison de la nature de déverbal de ce dernier, bien qu’il évoque directement la notion de temps. Mais il est intéressant d’observer que, selon les syntagmes verbaux dans lesquels il peut s’insérer, le procès qu’il contient est diversement interprétable au regard de la catégorisation aspectuelle.

En prenant pour énoncé de base l’exemple forgé « La France est en transition écologique », la locution verbale être en transition se révèle compatible avec le premier test :

(5) La France a été en transition écologique pendant 20 ans.

Le test départageant les états des activités semble ainsi donner la transition pour une activité, conformément à la première acception ordinaire, et sans doute aussi à la seconde :

(6) La France est en train d’être en transition écologique.

On peut se demander toutefois s’il n’y a pas un glissement de sens atteignant la notion même de transition entre l’énoncé de base et l’énoncé (6). Prenons des énoncés dont le sens se livre plus directement à l’intuition pour s’en faire une meilleure idée : Luc est en train d’être malade est sans doute un énoncé recevable mais il manifeste un glissement de sens par rapport à Luc est malade ; nous dirions plus aisément, en effet que Luc est en train de tomber malade, ce que suffirait à montrer l’ajout d’un circonstanciel : Luc est malade depuis 2 jours / * Luc est en train d’être malade depuis 2 jours. Être malade est donc catégorisable, d’un point de vue aspectuel, comme un état. Instruit de la possibilité d’un glissement de sens, revenons à l’énoncé qui nous occupe. Si l’on ajoute un complément de temps à l’énoncé (6)

(7) La France est en train d’être en transition écologique depuis 20 ans.

l’énoncé reste interprétable, quoiqu’on aurait pu également interpréter (6) par la périphrase

(8) La France est en train d’amorcer une transition écologique.

De cette première batterie de tests, il ressort qu’une transition écologique est susceptible de dénoter une activité aussi bien qu’un état.

Note de bas de page 6 :

Il convient de garder à l’esprit que la validité du test repose sur le non-glissement de sens entre l’énoncé de base (« La France est en transition écologique ») et l’énoncé transformé. L’énoncé (9) demeure évidemment interprétable.

Poursuivons. « Être en transition écologique » et « faire sa transition écologique » semblent deux expressions équivalentes. Pourtant la seconde ne réussit pas le premier test6.

(9) * La France a fait sa transition écologique pendant 20 ans.

Les accomplissements et les achèvements se démarquent des activités à partir de la différenciation sémantique que suscite l’emploi des prépositions pendant et en. « Faire sa transition écologique » se construit uniquement avec en :

(10) La France a fait sa transition écologique en 20 ans.

Reste alors à déterminer si cette expression dénote un accomplissement ou plutôt un achèvement, selon le test prévu à cet effet. Les sens des énoncés (11) et (12) sont-ils équivalents ?

(11) La France a mis 20 ans à faire sa transition écologique.

(12) La France a mis 20 ans avant de faire sa transition écologique.

Si l’on estime que oui, la transition marque un achèvement. Dans ce cas, l’énoncé (12) peut être paraphrasé par l’énoncé (13).

(13) La France a mis 20 ans avant d’achever sa transition écologique.

Si l’on estime que non, la transition marque un accomplissement. L’énoncé (12) se paraphrasera alors suivant l'énoncé (14).

(14) La France a mis 20 ans avant de commencer sa transition écologique.

Autrement dit, « mettre 20 ans », en (14), désigne un procès préparatoire, externe au procès de la transition, tandis qu’en (13) il désigne le procès même de la transition, dont la limite interne finale (l’achèvement) est évaluée par un nombre ordinal (la vingtième année).

4. Analyse des procès de la transition : seconde approche différenciative

Gosselin (2020), à la suite d’autres linguistes, distingue cinq phases dans un procès. Ce sont ces phases qui permettent la distinction de diverses catégories aspectuelles ainsi que l’établissent les tests.

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Figure 3 : les phases d’un procès

Le mode de présentation graphique que j’ai employé pour marquer les traits sémantiques différenciant les acceptions de transition (cf. section 2) est en partie compatible avec le graphisme employé par Gosselin pour représenter les phases d’un procès.

La représentation de la première acception ordinaire indique que les états A et B sont externes au procès.

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L’acception gender, quant à elle, internalise B.

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Mais les autres acceptions, si l’on cherche à les différencier, rendent ce mode de représentation pas tout à fait adéquat. La seconde acception ordinaire, par exemple, fait une différence entre le bornage de A et celui de B : A reste externe, alors que B est internalisé tout en étant appelé à se poursuivre même à l’extérieur du procès proprement dit de la transition, de sorte que le bornage n’est plus efficient, bien que le procès soit télique (B représente le but de la transition). On pourrait, afin de rendre compte de la nuance entre bornage final et but, mettre la borne entre parenthèses :

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Ce cas est tout fait étonnant dans le cadre des procès téliques, lesquels sont normalement abandonnés après leur phase finale. Manger une pomme, qui est un accomplissement, ou trouver la solution, qui est un achèvement, supposent des phases post-processuelles nettement différenciées (au minimum, ce serait : digérer une pomme, employer la solution), alors qu’une transition douce vers l’écologie, entendue comme processus lent et graduel, même une fois accomplie, ne suppose rien d’autre que la poursuite de son activité. En fait, il n'est pas tout à fait sûr qu’un tel procès puisse jamais être accompli.

L’acception marxiste permet de montrer que l’effacement de la borne finale ne rend pas nécessairement assimilable la phase finale avec la phase post-processuelle. La transition vers le mode de production capitaliste est parachevée dans sa phase finale (elle constitue de ce fait un accomplissement), bien que le mode de production capitaliste soit la résultante de ce procès, ce qu’on pourrait figurer de la manière suivante :

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Enfin, on a vu qu’une telle transition pouvait, rétrospectivement, avoir été annoncée dans sa phase préparatoire, comme si l’état féodal se dédoublait par le seul fait de la lecture rétrospective du capitalisme.

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Ces difficultés d’application des phases processuelles au mot transition n’ont pas la force de remettre en cause le modèle théorique puisque ce dernier a pour application des verbes, non un déverbal abstrayant le procès du temps. Tout au plus questionnent-elles la définition de certains traits sémantiques retenus dans le modèle.

Dans les tests mis en œuvre, la différenciation des analyses, avec les « complications » qu’elles apportent au modèle, ne se justifie pas uniquement en raison des différences acceptions de transition mais aussi en fonction des différences sémiotiques entre être (en) et faire. Il a été convenu qu’il n’y a pas de différence sémantique notable entre « être en transition écologique » et « faire sa transition écologique ». On peut à présent observer que cette absence de différence est significative pour l’usage de l’expression « transition écologique ». D’une part, en effet, les tests n’offriraient pas d’ambiguïté quant à l’assignation aspectuelle ordinaire de être (en), lequel marque ou bien un état (par exemple, être en congé) ou bien une activité (être en réunion), et de faire, qui marque, de son côté, soit un accomplissement (faire bon voyage) soit un achèvement (faire acte de contrition, faire sa confession). D’autre part, les acceptions standard de transition n’admettent pas, du moins pas si nettement, l’équivalence de leurs constructions avec être (en) et faire, mais privilégient au contraire l’un ou l’autre procès (1a : faire une transition entre deux arguments, faire une transition musicale ; 1b : faire insensiblement la transition vers la vieillesse ; 2a : être dans la transition vers le mode de production capitaliste ; 2b : être en transition de risques épidémiologiques, être en transition de risques environnementaux ; 2c : faire sa transition de genre). En revanche, la polysémie aspectuelle est bel et bien entretenue dans les usages de l’expression « transition écologique », laquelle, tour à tour, peut donc servir, comme les tests l’indiquent, à marquer un état, une activité, un accomplissement ou un achèvement. Je dis « tour à tour », c’est-à-dire selon les intentions que l’on cherche à lui conférer, selon les effets de sens qu’elle est susceptible de faire entendre, selon le contexte argumentatif dans lequel elle est insérée, bref selon n’importe quel facteur de variation qui modalise le discours.

5. Deux éléments d’analyse discursive

Note de bas de page 7 :

Une communication d’Émilie Kohlmann et Marie Cambone, présentée à l’occasion du congrès de l’Association française de sémiotique sur le thème « Transitions : écologiques, numériques, sociales, anthropique » (Limoges, 4-7 avril 2022), a fait entendre la différence d’usages de l’expression entre le discours institutionnel et le discours militant.

L’analyse sémantique des diverses acceptions du mot transition, avec les ambivalences aspectuelles que cette diversité soulève pour l’expression « transition écologique », prépare à mon sens l’interprétation que l’on peut faire des emplois de cette expression en discours. Il serait intéressant, en particulier, de considérer comment les discours politiques et les discours militants entrent en désaccord les uns avec les autres sur la base des particularités sémantiques mises au jour dans la présente étude7.

Note de bas de page 8 :

Cette assignation est présente sur la page dès sa création, le 14 mars 2013, en dépit de l’amplification et des nombreuses modifications qu’elle a connue entretemps. Dernière consultation : 28 octobre 2023.

Je me bornerai, en guise d’entrée en matière, à commenter deux phénomènes discursifs orientés vers des choix lexicaux effectués par Rob Hoskins, à qui Wikipédia (français) décerne l’invention du « concept » de transition écologique8, quoique l’expression ne se trouve pas sous sa plume, ni dans la version originale du livre qui l’a fait connaître du public (paru en 2008), intitulée « Transition Handbook. From oil dependency to local resilience », ni dans la version française (Manuel de transition, 2010).

Note de bas de page 9 :

Pour qui cela importerait, l’histoire (à allure légendaire) rapportée sur Wikipedia (anglais) est que ce sont deux de ses étudiantes qui en auraient développé le « concept » et l’auraient présenté en 2005 devant le conseil communal d’une petite ville en Irlande. Le livre de Hoskins, où n’est pas mentionné ce détail, quoiqu’un chapitre soit dévolu à l’expérience de Kinsale, est cependant la première manifestation publique de l’expression.

L’expression que l’on doit à Rob Hoskins est celle de « Transition Town »9. Or cette expression apporte un tout autre éclairage à la notion de transition que les autres syntagmes nominaux dans lesquels le mot, en anglais, se trouve. Dans risk transition comme dans gender transition (parfois, gender transitioning), il est le noyau, et le nom antéposé (apposite noun ou noun premodifier, selon la terminologie des grammaires anglaises) sert d’épithète à fonction relationnelle. Par contre, dans Transition Town, la transition est ce dont on parle, le domaine de référence à partir duquel quelque chose — ici, une ville, — est mis en rapport. Cette structure se trouve répétée avec constance dans les nombreux syntagmes où le mot apparaît dans le livre, à commencer par le titre, Transition Handbook, mais aussi, Transition Initiative, Transition model, Transition approach, Transition culture, Transition Network, Transition design, ‘Transition Times’, et ainsi de suite jusqu’à Transition concept.

La transition a une portée conceptuelle dans ce livre. Elle est la cible du discours. Le mot concept qui la qualifie doit toutefois être interprété sous la plume de Hoskins dans un sens managérial, tel qu’il s’emploie, par exemple, dans les bureaux d’architecture et d’urbanisme : comme une idée à mettre en œuvre grâce à un projet qui n’est pas lui-même conceptuel (ni discursif).

Dans la perspective de l’efficace militant, en effet, un tel concept demande, plutôt qu’une définition, à se réaliser. En tant que concept, la transition n’est encore que possible, quelque chose de non réel ; mais elle est appelée, pour cela même, à devenir réalité. La plupart des autres mots qui la qualifient (initiative, model, approach, culture, design) relèvent également de cette zone propre aux choses intelligibles, au statut seulement hypothétique. Town, il est vrai, se démarque de ces mots, mais il faut être attentif à la construction du syntagme. Transition Town Totnes, selon le nom de la première ville (en Angleterre, dans le Devon) où le projet a été mis en œuvre, ne signifie pas que Totnes soit en transition (on aurait pu dire alors « Transition Totnes town ») mais seulement que Totnes est vue comme une ville en transition, c’est-à-dire selon le projet de la transition à lui appliquer.

Gosselin (2004) attribue au temps une caractéristique modale s’exprimant sous la forme d’une coupure. Il observe, de façon perspicace à mon avis, que deux points de vue contraires peuvent s’exercer sur cette coupure. Si ces points de vue ne sont pas soigneusement distingués, ils dégénèrent en contradictoires :

  • le point de vue ontologique convertit le possible en irrévocable, un procès possible étant antérieur, logiquement mais aussi temporellement, par rapport à un procès réalisé ;

  • le point de vue phénoménologique observe que ce qui n’est pas encore advenu est simplement possible.

Or la transition, à travers ses usages lexicaux et discursifs, joue des deux points de vue, mais non à partir de la même catégorisation aspectuelle. Ainsi, faire de la transition un accomplissement est une façon d’adopter le point de vue phénoménologique, ce que l’on représentera, en se conformant aux conventions adoptées par Gosselin (ligne pleine : réel ; ligne en pointillé : possible), de la manière suivante :

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ou bien comme ceci :

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Où l’on voit bien que la transition, « imperfective », efface la borne sanctionnant sa réalisation. C’est ce que Hoskins (2008, p. 112) thématise en énumérant douze étapes en vue de la Transition, puis en avertissant ses lecteurs et lectrices que ces douze étapes ne constituent pas la fin du procès : « On the contrary, it is with the completion of Step 12 that your Transition Initiative really begins ».

Mais la transition écologique est aussi, d’un point de vue ontologique, un achèvement, comme résultante (selon la première acception ordinaire, soit 1a) ou comme phase finale de son procès (selon la seconde, 1b).

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ou

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Autrement dit, la transition est ce qui permet à l’événement d’advenir, ce qui, par sa possibilité, le rendra finalement irrévocable.

La transition, en tant que « concept » ou idée à mettre en œuvre dans un projet concret, joue sur deux tableaux. Elle est doublement, voire triplement modalisée : elle est assomptive, montrant ce qui peut advenir, selon un mode d’existence objectivé (« ontologique », dans les termes de Gosselin) ; mais elle est également prospective, en actualisant ce qu’on souhaite qu’il arrive et ce qui doit arriver, selon un mode d’existence subjectivé (« phénoménologique »).

Note de bas de page 10 :

La citation provient d’un article de Brian Walker, Stephen R. Carpenter, C.S. Holling & Ann Kinzig, “Resilience, Adaptability and Transformability in Social-Ecological Systems”, paru en 2003 dans la revue Ecology and Society, 9(2): 5 [en ligne : www.ecologyandsociety.org/vol9/iss2/art5]. La citation est, à quelques virgules près, conforme à l’original.

La résilience est le second choix lexical que je me propose d’interroger. Son usage chez Hoskins est celui d’un concept, cette fois pris dans l’acception savante ordinaire — et, ordinaire, cette acception l’est aussi pour Hoskins, qui a obtenu un diplôme de master en sociologie en 2007 (à trente-huit ans) et, quatre ans plus tard (2011), un doctorat à l’université Plymouth, avec une thèse intitulée « Localisation and resilience at the local level : the case of Transition Town Totnes ». La différence entre les deux acceptions est lexicalement marquée en discours : « Transition concept » (p. 87), d’une part, « the concept of resilience » (p. 37), d’autre part, cette dernière expression étant suivie d’une définition présentée comme une citation d’un article scientifique (un procédé argumentatif que l’on trouve rarement dans le Transition Handbook)10. Enfin, le domaine de référence du concept est mentionné comme celui de l’écologie (« In ecology, the term resilience refers to… », p. 37), unique fois où ce mot apparaît dans le livre.

Aussi l’argumentaire du congrès n’a-t-il pas tort de rejoindre les propos de Hoskins, selon lequel « la transition est synonyme de possibilité de résilience » (p. 4). Ils trouvent en cela un soutien dans le Dictionnaire de la pensée écologique dirigé par Dominique Bourg et Alain Papaux où transition connaît deux acceptions, l’une renvoyant à celle dont nous avons analysé la caractérisation aspectuelle avec les expressions demographic / epidemiological / environmental risk transition, l’autre, à la caractérisation modale propre au Transition Handbook.

Note de bas de page 11 :

Sur la modalité propre à l’action collective, voir Badir 2018.

Il me reste à préciser, à partir du concept de résilience, en quoi consiste cette caractérisation modale. En apparence, considérées dans leur usage ordinaire, la transition et la résilience n’ont pas grand-chose en commun. Comment l’« aptitude d’un système à maintenir son intégrité et à continuer de fonctionner sous l’impact de changements et de chocs provenant de l’extérieur » (Hoskins 2010, p. 12), définition de la résilience en phase avec son acception ordinaire, peut-elle être interprétée en vue d’une adaptation à la transition écologique ? Cette transition ne suppose-t-elle pas justement des changements (certes, non « imposés » de l’extérieur, quoiqu’en relation avec des changements extérieurs), plutôt que le maintien d’une structure interne ? Il me semble que pour rendre les deux notions compatibles il est nécessaire d’activer l’acception marxiste de la transition : un système peut finir par se développer et devenir le mode de production dominant parce que les conditions de sa productivité ont toujours déjà été là, même lorsqu’un autre système dominait. Tel est le cas du système écologique, qui n’a jamais cessé, virtuellement, d’être en place, même au cœur des sociétés capitalistes (d’où le thème écologiste du « retour » à la terre, au local, etc.). La résilience consiste alors à ne pas rompre la continuité immémoriale de la vérité écologique, c’est-à-dire la possibilité à ne pas produire une coupure dans le temps, ainsi qu’y obligent au contraire les révolutions, les cataclysmes et autres procès violents, mais bien à instaurer une phase critique, assomptive, actualisante et prospective, à partir de laquelle le système écologique entre dans sa phase d’expansion. Il se confirme ainsi que la transition, chez Hoskins, conjoint les deux irrévocabilités du temps : l’écologie est immémoriale parce que sa possibilité même est assumée ; mais l’écologie est également à venir, ce qui suppose le maintien d’un lien temporel par une action collective, laquelle valorise la volonté d’un devoir d’action11.

Note de bas de page 12 :

Appellation officielle depuis un décret daté du 1er juin 2022. Pour une première information, voir l’entrée « Ministère de l’Écologie » sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia (dernière consultation : 28 octobre 2023).

Reste que l’expression « transition écologique » est absente du livre de Hoskins. De fait, cette expression active d’autres effets de sens encore, bien mis en lumière par la dénomination, dans le discours gouvernemental français, d’un « Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires »12. De ce point de vue, le discours politique n’emploie pas seulement le mot de transition dans un usage disponible, mais il institue un usage, celui-là même que consacre l’expression « transition écologique », en dépit de paradoxes aspectuels et modaux.