Photographier et questionner un nouvel appariement territorial Photograph and question a new territorial pairing

Sylvie Périneau-Lorenzo

CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques - UR 14922)

https://doi.org/10.25965/as.8569

À la différence de la transition écologique, une transition territoriale, au départ, met à égalité les espaces, les vivants et les choses par rapport à ce qui leur arrive et la situation nouvelle – la réalité administrative d’une région qui devient autre - est muette pour le langage ou stérile pour l’imaginaire. Au contraire, le projet Vu d’ici ce n’est pas si loin s’occupe par sa démarche globale et tout particulièrement par un ouvrage photographique, d’enquêter puis de traduire en vues l’existence de cette nouvelle dimension et la sensation d’être lié à la Nouvelle-Aquitaine d’une manière ou d’une autre. À travers la médiation d’isotopies spatio-temporelles sensibles, nous affirmons que les photographies collectées puis agencées instaurent une économie interprétative. En effet, elles font circuler ces vues comme traces, repères et symbolisations en s’adressant à trois types de participants : les enquêteurs eux-mêmes, par un effet de boucle ; les sujets enquêtés, qu’ils soient présents à l’image ou reliés aux espaces, vivants et choses présentés ; et les lecteurs de l’ouvrage, néo-aquitains ou simples curieux. Ainsi, l’appréhension de ce que peut être une transition territoriale s’enrichit : l’ouvrage nous engage à nous intéresser à l’appariement territorial que crée le régime de transition et aux différentes configurations objectives, subjectives, vécues et imaginatives qu’il déploie à partir d’un « paradigme moléculaire » (Hébert 1995 : 71).

Unlike the ecological transition, a territorial transition initially puts spaces, living beings and things on an equal footing in terms of what happens to them, and the new situation - the administrative reality of a region that is becoming something else - is mute for language or sterile for the imagination. On the contrary, the Vu d'ici ce n'est pas si loin project, through its overall approach and particularly through a photographic work, is concerned with investigating and then translating into views the existence of this new dimension and the feeling of being linked to New Aquitaine in one way or another. Through the mediation of sensitive spatio-temporal isotopes, we argue that the photographs collected and then arranged create an interpretative economy. In effect, they circulate these views as traces, markers and symbolisations, addressing three types of participant: the investigators themselves, through a loop effect; the subjects investigated, whether present in the image or linked to the spaces, lives and things presented; and the readers of the work, whether New Aquitaine residents or simply the curious. In this way, our understanding of what a territorial transition can be is enriched: the book encourages us to take an interest in the territorial pairing created by the transition regime, and in the different objective, subjective, lived and imaginative configurations that it deploys on the basis of a “molecular paradigm” (Hébert 1995: 71).

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : interprétation, médiation artistique, mission photographique, territoire, transition

Keywords : artistic mediation, interpretation, photographic mission, territory, transition

Plan
Texte intégral

A Sugarland
« Étreindre la distance. »
Eugène Guillevic 1977

Une réforme, engagée depuis 2009, s’impose aux Français et au territoire national : elle remodèle les frontières des Régions en Nouvelles Régions. Regroupés par décret du 28 septembre 2016 autour du chef-lieu de Bordeaux, l'Aquitaine, le Limousin et le Poitou-Charentes sont désormais reliés et intègrent un plus grand ensemble sous l’appellation de « Nouvelle-Aquitaine ».

Notre cas d’étude concerne la région Limousin et sa transition territoriale, observée par le projet Vu d’ici ce n’est pas si loin. Précisément, nous nous concentrons sur l’ensemble des photographies de l’ouvrage D’ici, ça ne paraît pas si loin ou médiatisées sur différents épitextes. Par la nature des médiums et la démarche même du projet, entre la déclaration d’enquête et l’action artistique, D’ici, ça ne paraît pas si loin et ses déclinaisons conjuguent l’objectivation et la subjectivation. C’est ainsi que l’ouvrage cherche à savoir, à mettre en forme et à traduire à quelle distance de l’ancrage territorial se trouvent désormais les endroits, les personnes et les choses alors qu’ils ont été, au sens propre, traversés par cette réforme. Selon Bourg et Papaux (2015), la transition est un processus subi ou choisi, conduisant d’un état (ou d’un système) vers un autre état (ou autre système). La notion tient du constat : « c’est le passage d’un état à un autre. Le mot ne dit rien de l’aspect positif ou négatif d’une transition, ni de ce qu’elle pourra être contrôlée ou subie par le système qui change d’état » (Mignerot 2017 : 4ème de couverture) ; de même, la connotation de nouveauté n’est pas avérée. D’ailleurs, pour le sujet qui nous occupe, ce qui compte c’est l’ampleur du redécoupage et le degré d’acceptation des populations. Nous proposons de montrer que ces endroits, personnes ou choses sont envisagés du point de vue de l’ancrage, ce qui est une manière de faire apparaître des formes d’action ou d’état et d’anticiper sur leur réactivité, et simultanément du point de vue de la projection en facilitant une perspective dynamique puisqu’il s’agit de s’interroger sur ce qui vient d’arriver et qui n’est ni stabilisé et ni nécessairement reconnu par ceux et celles que le changement d’appartenance implique. Mais à travers quels prismes iconiques, figuratifs et symboliques l’ouvrage reconstitue-t-il et nous fait-il appréhender la transition territoriale en tant qu’existant et devenir ? Que produit-il comme contenus en association avec la relation à un espace nouvellement localisé, superposant la proposition d’appartenir à un ensemble avec celle d’énoncer un lieu ? À quels vécus de la transition invite-t-il réellement, alors que la réforme ne s’assimile pas plus à un mouvement d’appropriation que d’attribution (Greimas 1973) vu que les programmes narratifs des Néo-Aquitains ne relèvent réellement ni de l’épreuve ni même du don ? Notre hypothèse est que l’ouvrage valorise non pas la représentation mais l’interprétation à travers un artefact déjà dense mais ductile, recomposable.

Nous proposons donc de situer la photographie d’enquête du côté de la mise au jour de traces, l’appareil icono-textuel du côté de l’assertion esthético-narrative à travers des repères posés et le projet ici sous-jacent du côté de la proposition axiologique, sous la forme de traductions sensibles et de conversions symboliques.

1. Attester. À quelles conditions un projet photographique pourrait-il ambitionner documenter les traces d’une modification territoriale ?

À quelles conditions de pratique et d’énonciation, un projet photographique qui se réclame de l’enquête pourrait-il en rassembler les codes, en satisfaire les contraintes et ainsi protéger ses latitudes interprétatives ? La collecte photographique détermine une première configuration du sujet, il est donc essentiel de comprendre dans quel cadre elle se déroule et quelle posture énonciative et axiologique elle déclare.

1.1. Situation d’enquête et phase d’observation

Note de bas de page 1 :

http://expositions.bnf.fr/paysages-francais/missions.php.

La situation d’enquête permet d’enclencher un processus de saisie et fait attendre sa restitution. Dans cette perspective, nous rapportons les photographies à une pratique régulatrice, formant ainsi un modèle de production associé à des contraintes de l’univers de discours. Entre 2015 et 2019, les photographes « enquêteurs » du collectif (Alexandre Dupeyron, Élie Monferier, Olivier Panier des Touches, Joël Peyrou et Sébastien Sindeu) vont donc collecter le matériel documentaire sur le terrain puis le trier. L’antériorité de la démarche d’enquête par rapport à l’édiction administrative garantit que les photographies vont documenter une transition vers l’intégration et la recomposition en tant que Nouvelle Aquitaine et non pas partir de modifications avérées. Or, l’ouvrage icono-textuel D’ici, ça ne paraît pas si loin paru en 2020 chez Le Bec en l’air se réclame des missions photographiques françaises, débutées en 1984-1988, sous l’impulsion de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale. Ainsi, chaque « mission photographique se présente comme un modèle d’action culturelle ayant pour objet d’affirmer la dimension artistique de la photographie et de renouveler la représentation du territoire »1. À cette suite, D’ici, ça ne paraît pas si loin s’énonce lui-même comme une « enquête photographique » sur la Nouvelle Aquitaine, renchérissant sur les possibilités non pas tant de témoigner que ce territoire existe mais de faire émerger quelles relations s’établissent avec lui ou pourraient se préparer. Mais dans l’introduction, le collectif LesAssociés affiche un questionnement qui amorce déjà une première piste de réponse : « Habiter une région devenue aussi grande que l’Autriche, qu’est-ce que cela veut dire ? […] Si l’on se sent différent, est-il pour autant impossible d’être ensemble ? Et si nous étions tous étrangers ? ». Être rattaché à la Nouvelle-Aquitaine instaure quelque chose de commun entre des endroits, des personnes et des choses (Figures 1 à 3) alors même que ces communs ne vont pas nécessairement de soi.

Figure 1 : Site de l’éditeur ©Alexandre Dupeyron

Figure 1 : Site de l’éditeur ©Alexandre Dupeyron

Figure 2 : Facebook ©Sébastien Sindeu

Figure 2 : Facebook ©Sébastien Sindeu

Figure 3 : Site de l’éditeur ©Olivier Panier des Touches

Figure 3 : Site de l’éditeur ©Olivier Panier des Touches

Autant dire que cette interrogation promet de ne pas seulement se consacrer aux contrées du territoire et à ses occupants (animés comme inanimés) mais se retourner vers les enquêteurs, suivant en cela la forme réfléchie caractérisant l’appropriation selon Greimas (1973 : 28).

1.2. Duo de la pratique documentaire et de l’écriture artistique

Comment la double pratique documentaire et artistique peut-elle donner lieu à un dispositif de capture et de restitution conciliant ces deux finalités ? S’il est vrai qu’avec l’art et le document s’affirment deux univers de valeur et que ces « deux gestes de production supportent des habitudes perceptives et interprétatives différentes » (Dondero 2007 : 47), quel signe photographique d’enquête D’ici, ça ne paraît pas si loin serait-il susceptible de faire émerger ? D’un côté, la particularité de la « production photographique, à savoir la genèse à empreinte » (Dondero 2007 : 46) facilite l’appréhension mimétique des lieux mais le redoublement dénotatif ne sait pas poser le type de questions que permet un regard décalé, oblique ou tout simplement différent. Par ailleurs, l’introduction déclare exploiter réellement la prospection : « pendant quatre ans, nous sommes partis à la rencontre d’une carte dans l’hypothèse d’y trouver un territoire, le nôtre, celui d’un vécu, d’un temps passé à voir défiler des paysages et des visages ». Ainsi, démarche et contenus rejoignent la substance expressive puisque « les formes de l’empreinte photographique renvoient à l’histoire de sa production, donc à un événement corporel unique » (Dondero 2007 : 51). Qu’il s’agisse de la proximité prenant la mesure d’une texture (Figure 4), de la soudure déictique reliant la photo énoncée à instant atmosphérique et lumineux (Figure 5) ou de cette confiance crée avec le sujet (Figure 6), l’empreinte photographique est formée à même une énonciation incarnée ici et maintenant.

Figure 4 : Site de l’éditeur ©Sébastien Sindeu

Figure 4 : Site de l’éditeur ©Sébastien Sindeu

Figure 5 : Site de l’éditeur ©Alexandre Dupeyron

Figure 5 : Site de l’éditeur ©Alexandre Dupeyron

Figure 6 : Site de l’éditeur ©Sébastien Sindeu

Figure 6 : Site de l’éditeur ©Sébastien Sindeu

Pourtant, la conception éditoriale fait émerger une différence radicale entre l’énonciation photographique et textuelle : si tous les auteurs sont présentés par le paratexte, seuls les textes d’auteurs sont signés tandis que les photographies apparaissent anonymes. À la fin de l’ouvrage trois doubles planches photographiques contiennent les numéros de pages, les noms d’auteurs, l’identification des personnes, lieux et départements. Les photographies ainsi exploitées justifient « la distinction entre photo à statut artistique et photo à statut documentaire » (Dondero 2007 : 53) : uniques, ce sont des énoncés d’art ; inventoriés, ce sont des échantillons. D’un côté donc les planches attribuent, localisent et objectivent ce que sont les lieux choisis en Nouvelle-Aquitaine selon une pertinence info-documentaire ; de l’autre, la photographie place cet endroit en énoncé absolu et propose aux yeux et aux mains des lecteurs de s’en emparer à fond perdu, sans autre cadre d’interaction que celui d’un jeu de regards. De la sorte, l’ouvrage permet que les lecteurs transitent dans les temps de l’enquête et qu’ils puissent eux-mêmes accommoder leurs regards et interprétations d’un territoire en se confrontant tantôt à des fragments émancipés par la sensibilité, tantôt à des coordonnées portées à leur connaissance.

Cette première strate de l’enquête artistique, cette première configuration d’une transition territoriale tend les appareils photographiques et place les enquêteurs face à un terrain qui se remodèle, sans nécessité d’une volonté ou d’une conscience de la transition. Pour autant, en 2015-2016, la transition s’affirme et s’accélère, en parallèle du travail documentaire. Mais même lorsque l’enquête livre des espaces physiques, même lorsque les traces attestent que tel détail, tel hameau est désormais en Nouvelle-Aquitaine, elle ne réduit pas à être exclusivement « policière ». Pour en faire émerger le bruissement, les voix, elle joue avec la diversité des échelles comme avec la variété des vues.

2. Qu’est-il possible de questionner ou d’asserter ?

Ce que D’ici, ça ne paraît pas si loin permettrait de questionner – peut-être de dire ou de montrer – de l’ancrage territorial n’est pas simplement le fait d’une conjugaison des pratiques, d’une finalité globale ni même d’une puissance interprétative des auteurs. Il s’agit plus largement de s’ouvrir à une réflexion sur une économie symbolique et des répertoires de textualisation. Cela signifie que le premier terrain de la collecte photographique entre dans une seconde configuration, qui commence par une sélection du matériau, avant même toute valorisation ultérieure (Figure 7).

Figure 7 : Couverture – Site de l’éditeur Le Bec en l’air ©Élie Monferier

Figure 7 : Couverture – Site de l’éditeur Le Bec en l’air ©Élie Monferier

2.1. Tour photographique de Nouvelle-Aquitaine : relevés d’un réel esthétisé

Pour Bordron (2010 : 37),

L’économie désigne en premier lieu l’ordonnancement qui fonde la possibilité des valeurs et leur éventuelle circulation […] Interroger l’économie d’une image revient ainsi à se demander dans quel ordre global elle s’inscrit, quelle articulation fondamentale est présupposée pour qu’on puisse (la) comprendre.

Quelles seraient les valeurs de ces images de transition territoriale ? Quelles formes de transaction instaurent-elles ? À notre avis, les valeurs et attitudes escomptées sont doubles au stade de la seconde configuration : une acceptation comme effectives et une valorisation comme désirables. L’enquête se sert de la photographie par opportunité, parce que la photographie « est une pratique et une technique qui a besoin du réel » (Pataut et Roussin 2011 : 61). Si les photographies peuvent nous mettre en contact avec ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne sentons pas, ce que nous ne savons pas ou pas ainsi, c’est qu’elles s’offrent comme délégations d’une perception réunissant toutes les conditions du discours d’enquête et simultanément toutes les exigences d’une esthétique. Ces photographies indiquent que tel paysage, telle partie d’architecture, telle activité ont été détectées en Nouvelle-Aquitaine et qu’ainsi leurs différents « Ça-a-été […] là » (Barthes 1980 : 120) sont répertoriés. L’enquête contribue à rendre cette détection a priori désirable car sans elle, la vue ne serait pas advenue, soit qu’elle résulte d’une exploration des lieux reculés soit que la scène s’est probablement produite une seule fois ainsi. Selon une logique de véridiction et de généralisation, elle porte à la connaissance des lecteurs des faits, événements et états qui, sans elle et la médiation photographique, seraient tenus à la confidentialité, voire au secret.

Figure 8 : Blog de S. Sindeu ©Sébastien Sindeu

Figure 8 : Blog de S. Sindeu ©Sébastien Sindeu

Figure 9 : Facebook LesAssociés ©Olivier Panier des Touches

Figure 9 : Facebook LesAssociés ©Olivier Panier des Touches

Figure10 : Site LesAssociés ©Joël Peyrou

Figure10 : Site LesAssociés ©Joël Peyrou

Tour à tour et chacun à leur manière, les photographes inscrivent les fragments dans une esthétique qui, quoique normée par des genres visuels classiques (le portrait, le paysage, etc.), travaille également le rapport spécifique à la netteté au flou vs net (Figure 10), comme les formats, les lumières (Figure 9), les matières (Figure 8), etc. C’est ainsi que le réel esthétisé est donné comme acceptable et désirable.

Pourtant, la démarche d’enquête territoriale et sa restitution photographique ne sont ni l’une ni l’autre une fin ou une réponse. Elles proposent plutôt une stratégie et une posture qui fonctionnent comme des syllepses connotatives : par le biais de leurs photographies préalablement collectées, LesAssociés captent au sens propre des espaces qui deviennent alors eux-mêmes des supports d’inscription plastiques et des concrétisations de l’imaginaire territorial.

2.2. Compositions et recompositions narratives

Note de bas de page 2 :

https://www.passiloin.com/_files/ugd/61c766_b1115f857f464ae28763f2c15991f6ac.pdf?index=true.

Les photographies entrent donc dans différents répertoires qui vont servir à asserter, c’est-à-dire à conforter telle norme discursivo-générique. D’après l’épitexte disponible, c’est le genre narratif qui est censé fournir la puissance d’assertion des manières d’être nouvel-aquitain2 :

Le livre, de manière complémentaire au film, retrace le cheminement de l’habitant-photographe en quête de sens et d’un récit fédérateur dans un territoire censé être le sien. Construit selon le fil narratif classique d’un récit initiatique, il synthétise, par notre rapport à l’image, la construction d’une géographie affective en Nouvelle-Aquitaine.

Note de bas de page 3 :

Ibid.

L’orientation du projet artistique fixe donc des lignes directrices à l’enquête et la collecte photographique peut s’effectuer selon des paramètres et parti-pris d’appréhension explicités par l’épitexte auctorial des Associés3 :

Le Périmètre a pour questionnement le rapport ruralité/métropole. Chaque photographe est parti, seul, arpenter sous la forme de relais photographiques les 1900 kilomètres de frontières terrestres […]. Le Voyage aquitain prend comme unité de mesure le temps commercial du TGV Bordeaux-Paris, soit 2h04. Ce temps a été reporté sur le réseau ferré régional pour déterminer quatre destinations : La Coquille (Dordogne), Fumel (Lot-et-Garonne), Pau-Mourenx (Pyrénées-Atlantiques) et La Rochelle (Charente-Maritime). […] Le Conte perdu a pour objet le rapport entre récit et territoire. […] Cinq milieux géographiques ont été choisis : le fleuve Dordogne […], la forêt en Creuse, le littoral landais à Contis, le massif pyrénéen en Haute-Soule et le marais poitevin dans les Deux-Sèvres.

Note de bas de page 4 :

https://prologue-alca.fr/fr/actualites/d-ici-ca-ne-parait-pas-si-loin-un-projet-polymorphe-sur-le-sentiment-d-appartenance. Consulté le 2 avril 2023.

Note de bas de page 5 :

Son feuilletage est offert en teaser https://www.passiloin.com/d-ici-ca-ne-parait-pas-si-loin-le-l.

Dès lors, chaque paramètre qui sert d’instruction pour sentir quand déclencher, pour prendre la mesure d’une bonne collecte et pour façonner son propre questionnement se retrouve ensuite étroitement attaché aux photographies mises en forme telles des cartes postales ou des bribes de conte. L’ouvrage est composé avec cette matière. Qu’il s’agisse d’exhiber d’étonnantes zones de territoire, de se frotter aux horizons des uns et des autres ou d’être attentifs aux germes de récit, nous pressentons que la transition territoriale est saisie comme un moment propice pour être à l’écoute d’autres transformations. L’épitexte éditorial questionne : « Que signifie désormais être Néo-Aquitain ? Comment cette géographie territoriale peut-elle devenir une géographie sensible et affective ? ». L’épitexte auctorial lui répond, sous la plume de Joël Peyrou : « c'est toute la possibilité du vivre-ensemble dans un monde qui s'élargit à mesure que les distances se raccourcissent et où la société ne cesse de se fragmenter entre centre et confins, métropole et territoires ruraux que nous avons voulu interroger »4. D’ici, ça ne paraît pas si loin condense clairement ce double registre de l’espace-temps vécu avec un « d’ici » qui remplit sa vocation d’être un déictique. Mais le titre porte plus loin que l’enquête. Les trois axes du parcours (périmètre, voyage, conte) n’affleurent pas spécifiquement dans le dispositif de présentation des photographies, qui apparaissent sans aucun texte, avec des référents absents. Par contre, l’énonciation éditoriale procède à une recomposition, si bien que chaque série de photographies est présentée pour une raison précise. Ainsi, il se produit en seconde textualisation une dé-lisibilité des modèles de l’enquête puisqu’ils sont brassés par un autre « récit », déjà écrit. Le livre5 fait apparaître cinq chapitres et trois subdivisions par chapitre (Figures 11 et 12) : 1. L’appel (Fumel. La forêt. Le périmètre) ; 2. L’autre (La Rochelle. La forêt. Le massif) ; 3. L’empreinte (Pau. Le massif. Le périmètre) ; 4. L’œuvre (Fumel. La Coquille. La Rochelle) ; 5. Le rêve (Le fleuve. Le littoral. Le marais). Sur fond noir et sans aucune photographie, des lignes dont les couleurs correspondent aux subdivisions tracent une carte du parcours accompli.

Figures 11 et12 : Site de l’ouvrage ©LesAssociés

Figures 11 et12 : Site de l’ouvrage ©LesAssociés

Note de bas de page 6 :

https://www.escourbiac.com/dici-ca-ne-parait-pas-si-loin-par-les-associes/.

D’après l’épitexte de l’imprimeur de l’ouvrage, le récit serait stéréotypé : il se « construit selon le fil narratif classique d’un récit initiatique, en 5 temps librement inspirés par les travaux du mythologue américain Joseph Campbell sur l’archétype du héros »6. Or, cette référence intertextuelle fonctionne effectivement selon une libre inspiration, sans décalque des différentes phases d’un voyage héroïque. D’ailleurs, c’est surtout le titre du premier chapitre, « L’appel », qui renvoie aux thèses de Campbell ([1949] 2004) : « Cette première étape du voyage mythologique, que nous avons désignée sous l’intitulé "appel à l'aventure", signifie que le destin a convoqué le héros et qu’il transféré son centre de gravité spirituel en le déplaçant du cœur social vers une zone inconnue » (nous traduisons).

Figure 13 : ©Olivier Panier des Touches

Figure 13 : ©Olivier Panier des Touches

L’intérêt de cette ouverture est qu’elle peut s’appliquer au monde des photographies ou à ce qu’elles activeront chez les lecteurs comme exploration de ce qui entre dans le territoire néo-aquitain. Le cinquième chapitre intitulé « Le rêve » redoublerait potentiellement la 3ème strate de l’enquête, le Conte perdu ; en revanche, il est difficile de dire si la référence à Campbell est poussée jusqu’à correspondre à un épisode défini. Dans l’affirmative, il se situerait au stade de l’ouverture de l’aventure, au moment où « un monde insoupçonné » (Ibid. : 46, nous traduisons) émerge, ce qui ferait des photographies des traces dans l’enquête mais également des balises interprétables comme repères face à l’appariement territorial.

En dépit de la recomposition des photographies qui superpose une 2ème strate à celle de l’enquête, la difficulté interprétative demeure : assigner aux photographies la place de signes dans un processus de transition territoriale ne revient pas à livrer les clés de leurs sens. C’est aux lecteurs d’investir chapitres, subdivisions, photographies isolées ou en séries, selon une pratique d’arpentage, pour déterminer quels paradigmes se construisent et, à partir de là, quel parcours effectuer. Ainsi, la photographie (Figure 13) qui ouvre le livre avec une page blanche en vis-à-vis active un « incitant narratif » (Marion 1997 : 135) d’ordre générique : un incipit. La recomposition narrative détermine pourtant moins un cadre général qu’elle ne facilite des corrélations avec le péritexte textuel et des rapprochements de granularités variables avec les autres photographies. En vertu de la pertinence paradigmatique, la figure 13 est rattachable sémantiquement à la 2ème subdivision du chapitre de L’Appel, La forêt : le signifié des animaux empaillés correspond à la classe sémantique des animaux de la forêt. Mais elle est également associable à la 3ème subdivision (Le périmètre) : le sème générique « pour délimiter » est appartient au cadre de la vitrine et au contour géographique ; leur signifiant eidétique est commun puisque chacun d’eux est défini comme forme optimale de son objet dès lors qu’un tracé continu les matérialise. Ainsi, la recomposition, loin d’être utilisée pour arranger un imagier, permet surtout de composer des groupements paradigmatiques à divers niveaux de grain sémique. En effet, la difficulté à appréhender la transition territoriale et à penser ses sens vient de ce que des signifiants et des signifiés – identiques ou différents – subissent une même requalification. Tel détail, tel hameau n’est plus seulement en Nouvelle-Aquitaine mais de Nouvelle-Aquitaine. Dans cette seconde configuration, la transition territoriale se produit mais elle ne dit rien, ne montre rien tant qu’elle ne passe pas par une série de cadrages, à l’instar de ce que Bonaccorsi pratique elle-même comme chercheuse en faisant émerger une « deuxième territorialité du terrain (niveau 2) » durant laquelle l’« enquête traverse des textes, des gestes et des situations » (2019 : 12). Cette confrontation et ce filtrage ne doivent pas masquer que l’enquête n’a pas toute la maîtrise des situations mais qu’elle en est également traversée. D’ailleurs, si l’ambition de l’enquête est d’atteindre à une hyper-précision de l’espace, elle ne s’embarrasse ni d’inclure des toponymes (Figures 1, 3, 6, 10) ni de favoriser des repères (Figures 4, 5, 8, 9). Au contraire, le territoire néo-aquitain est embrassé dans une perspective passionnelle-temporelle qui réfléchit la réceptivité, la sensibilité et l’imaginaire des arpenteurs photographes autant qu’elle retranscrit ce que ces enquêteurs ont trouvé et rencontré. Ainsi, chaque vue est reliée à plusieurs expériences du concept de temporalité qui nourrissent leur charge passionnelle : l’immédiateté motivant la prise (Figures 5 ou 8), la scansion des écarts et coexistences de moments (Figures 18), de saisons (Figures 2 et 3) ou même de temps sociaux différents (Figures 1 et 13), sans négliger une sédimentation d’affects temporels, qui activent aussi bien le dépaysement (Figure 17) que la nostalgie (Figure 14) ou le recours à un répertoire mythique (Figure 2).

3. Faire s’énoncer, traduire, (s’)approprier peut-être

Le projet du collectif LesAssociés rejoint la finalité de missions comme la datar : « recréer une culture du paysage ». C’est d’ailleurs ce qu’annonce le rabat de jaquette : l’ouvrage « nous entraine dans un ensemble géographique abstrait qui devient prétexte à questionner les idées de faire culture et de faire société ». Dès lors, nous comprenons mieux que les cartes en trames des chapitres (Figures 11 et 12) sont elles-mêmes destinées à passer de supports de mémorisation par les photographes à supports de discours, de rêverie, de projection peut-être pour tout un lecteur de l’ouvrage, c’est-à-dire qu’elles entrent dans une chaine de traductions plastiques, iconiques, graphiques, icono-textuelles ou même rythmiques. Nous sommes dans la dernière configuration de l’ouvrage. Dès l’introduction, l’ouvrage n’ambitionne plus seulement de dire ce qui est en Nouvelle Aquitaine ou ce qui est de Nouvelle Aquitaine mais, – potentiellement –, au nom de quoi, en tant que quoi et comment se sentir être néo-aquitain : « Photographes du collectif, nous nous sommes rassemblés dans cette figure fantasmée de l’habitant devenu étranger à la carte de son propre territoire ». La troisième configuration du terrain nous sert à analyser des processus ou états en réaction à la transformation territoriale, particulièrement présents dans L’empreinte et Le rêve. À la différence de la précédente configuration qui équilibre l’objectif de la narration et le subjectif de l’esthétisation narrative, celle-ci valorise surtout le rapport aux lecteurs, sensible, immersif, et propose des traductions visuelles à différentes distances de l’ancrage territorial. Cette configuration fait intervenir la mise en relation des énoncés avec le sujet global mais la rhématisation photographique s’enrichit également de sèmes, de symboles et de valeurs afférents.

Pour les paramètres qui permettent de saisir une position relative à l’appropriation, nous suivons la théorie de Ricoeur (1986) – condensée et formalisée par Basso (2017) –, qui prévoit que ce mouvement s’accomplisse en réduisant ou en contrant différentes distances : « la distance culturelle » en cherchant à « rendre propre ce qui d’abord était étranger » (Ricoeur 1986 : 153) [et] la distance spatiotemporelle afin de « rattraper l’événement de la parole » (ibid. : 152), précondition de la contemporanéité de la constitution du soi et de celle du sens » (Basso 2017 : 205). À ces deux distances, il s’en ajoute selon nous une 3ème, celle de la distance à soi et à ce que l’on accepte de (se) dire. Dans la mesure où Basso indique bien que l’appropriation « fait partie des vécus de signification » (2017 : 204), la tâche assignée aux photographies est d’entrer dans cette économie des « vécus de signification ». Nous nous intéressons aux photographies i) pour ce qu’elles font émerger de propre, c’est-à-dire de singulier, presque élémentaire ; ii) pour les boucles qu’elles enclenchent dans un mouvement auto- (auto-réflexif, auto-saisi, etc.) et iii) pour le diapason spatio-topique et chrono-topique qu’elles proposent.

3.1. Référents flottants et surénonciation

Tout d’abord, une forme de distance est soumise à l’interprétation, sans instruction particulière. Ainsi, les cinq subdivisions se présentent une seule fois de manière tabulaire mais aucune couleur des titres n’est reprise pour les photos. Dans ces conditions, l’association icono-textuelle est flottante, potentiellement multiple, variable d’une lecture à l’autre et œuvre plus comme une suggestion que comme une injonction interprétative. De même, dans l’ouvrage, les photographies ne sont pas s’emblée présentées comme des assertions de tel ou tel regard. Au contraire, elles se donnent dans une démédiation de tout cotexte. L’intérêt de cet ajustement interprétatif d’un point de vue de la théorie sémiotique tient à ce que les énoncés photographiques vont s’engager dans deux processus de sens. Le premier contraint les lecteurs à considérer chaque photo comme un bloc autosuffisant, immanent, sous anonymat et même sous toponymat, sans interaction textuelle. L’immédiateté de la présentation des vues sans désignation ni identification, la large corporéité de l’objet-page nous prédisposent à un arrêt contemplatif propre à la participation esthétique (Figure 14). Un second processus s’enclenche lorsque les photos sont présentées à nouveau, en version réduite, côte à côte, sans la scansion des chapitres mais indexées par un péritexte documentaire (Figure 15) : chacune des miniatures répertoriées débloque son propre ancrage contextuel en se répétant.

Figure 14 : Blog de S. Sindeu ©Sébastien Sindeu

Figure 14 : Blog de S. Sindeu ©Sébastien Sindeu

Figure 15 : ©LesAssociés.

Figure 15 : ©LesAssociés.

Matériellement, substantiellement rien ne change pour chaque photographie en tant qu’élément unitaire. En effet, à moins que les lecteurs ne reprennent l’ouvrage à rebours, la vision des photos au sein des planches ne réactive pas l’absorption précédente. Par ailleurs, l’énonciation éditoriale produit des effets dépassant les enjeux co-textuels et crée une véritable « sur-énonciation », c’est-à-dire une « coproduction d’un PDV surplombant de L1/E1 qui reformule le PDV en paraissant dire la même chose » (Rabatel 2012 : 1). En effet, la sur-énonciation produit une « recontextualisation des points de vue » (Rabatel 2004 : 24) dans un dispositif photographique panoramique. Ce kaléidoscope ouvre vers une diversité foisonnante, indiquant qu’il existe au moins 108 points d’ancrage pour (se) situer (dans) ce nouvel horizon territorial. L’ensemble des doubles planches et des photographies mises en page ne questionnent donc pas simplement la « bonne » mesure d’un visible mais proposent des angles d’observation pour sonder l’existant tel qu’il se relie ou qu’il est reliable à la Nouvelle-Aquitaine. Ce dispositif suggère que le territoire n’existe pas comme espace totalisé mais qu’il peut exister comme réel propre et comme affect relatif. Si quelque chose doit survenir, l’ouvrage affirme que l’appropriation territoriale ne peut pas se voir en globalité et que la lecture esthétique est plus à même d’y mener.

3.2. Homochronie, spatio-topie et formes culturelles spatio-temporelles

Par le style à travers les genres (le paysage, le portrait, la chronique, la nature morte, etc.), les photographes du collectif LesAssociés se rattachent à une mouvance humaniste, plus largement sensible, qui ne compte pas simplement enregistrer un monde mais qui participe à la conscience de son existence et qui contribue à lui donner une forme langagière. Ainsi, les objets, les animaux, les phénomènes climatiques, les bâtiments, les personnes, etc. n’apparaissent pas dans l’ouvrage selon une quelconque hiérarchie. De même, les photographies s’affichent tantôt en pleine page (Figures 1, 5, 8, 10) tantôt en vis-à-vis verticaux et dans des formats variables, égaux ou inégaux (Figures 16-18), si bien qu’elles imposent leurs rythmes spatio-topiques propres aux parcours du regard.

Figure16 : Site LesAssociés ©Sébastien Sindeu (gauche) © Joël Peyrou (droite)

Figure16 : Site LesAssociés ©Sébastien Sindeu (gauche) © Joël Peyrou (droite)

Figure17 : Site LesAssociés ©Sébastien Sindeu

Figure17 : Site LesAssociés ©Sébastien Sindeu

Au dispositif de spatialisation des photographies s’ajoute la construction spatio-temporelle des énoncés. Par le médium du livre, leur consultation est constitutivement « hétérochrone » (Marion 1997 : 82) et laisse libre cours à l’usage de lecture. Pourtant, à partir des vis-à-vis photographiques naissent des complexes spatio-temporels d’ajustements inter-énonciatifs qui implantent l’expérience de formes temporelles au cœur de la durée d’usage. Ainsi, pour la figure 16, si nous interprétons les deux vis-à-vis photographiques, le registre de droite (« Etrangers / 1930-1936 sept. ») pousse à présumer que l’ouvrier est d’origine étrangère, ce que conforterait l’indexation de la planche : « Sergio, Usine Métal-Aquitaine, Fumel, Lot et Garonne ». L’ajustement est réciproque : la présence de l’ouvrier actualise la validité du « Registre des travailleurs immigrés de l’usine de Fumel » et rattache le passé au présent, créant la forme d’une tradition à partir de la mise en relation spatiale. Avec la figure 17, les symboles d’une Amérique touristique s’invitent en Nouvelle-Aquitaine : à gauche le soft power culturel de la franchise Disney en Charente-Maritime, à droite la réplique d’une statue de la Liberté, sans flamme, échouée dans une friche des Deux-Sèvres ; dans les deux cas, la transition vers un nouveau territoire devient ambigu puisqu’un autre imaginaire a déjà tissé des liens vers ailleurs, même si c’est sur un mode nostalgique ou décadent. La sensibilité spatiale et la sensibilité temporelle entrent alors en dialogue à partir du terreau imaginaire état-unien, renforçant l’idée que le territoire fait également partie d’une économie interprétative. Plus intéressante encore est la forme créée par le vis-à-vis dans la figure 18. Il élargit en effet l’appréhension topique et fait spontanément présumer une identité du lieu à partir de la similarité du milieu rural. Même si la photo de droite est en noir et blanc et que la date de 1965 orne la porte, ce n’est pas celle d’une ruralité plus ancienne. Or la moindre échelle du portrait en pied place le jeune éleveur dans le cadre englobant d’un bâtiment de ferme à même le rocher, peu fonctionnel voire dégradé. Ainsi émerge la forme d’une ruralité vétuste quelle que soit la jeunesse qui y travaille.

Figure 18 : Site Escourbiac ©Sébastien Sindeu (gauche) ©Alexandre Dupeyron et Élie Monferier (droite)

Figure 18 : Site Escourbiac ©Sébastien Sindeu (gauche) ©Alexandre Dupeyron et Élie Monferier (droite)

Les photographies sont des énoncés et en cela elles traduisent des postures énonciatives relatives à l’appropriation territoriale. Mais la spatio-topie installe également entre deux énoncés ce que nous pouvons appeler de l’énonçable puisque son signifié n’est totalement contenu ni dans l’une ni dans l’autre.

3.3. Les isotopies comme traductions d’expériences

L’ouvrage s’empare de la traduction comme moyen d’approcher ce que fait la transition au sentiment de localisation, de relation et d’appropriation territoriale. Nous pouvons observer les isotopies spécifiques (Rastier 2009 :101) du sème /sensitivité/ joint aux sèmes /durativité/ et /intensité/. Face aux différentes classes sémantiques en rapport avec l’espace néo-aquitain, ces isotopies ne sont pas de simples appuis pour la lisibilité mais servent de traductions poétiques de l’ancrage territorial. Elles confirment que « toute sémiose part d’une expérience sensible et débouche sur une expérience sensible » (Klinkenberg 2010). Pour chacune, nous devons envisager une forme transitive, pour l’attribution de caractéristiques, et une forme réfléchie, pour l’appropriation. En voici le résultat synthétique :

être à, se sentir ~

• Situer

• Se situer

Forme iconique

être de, se sentir ~

• Montrer

• Se montrer

Forme indexicale

être pour, se sentir ~

• Relier

• Se relier

Forme symbolique

Chez les trois sujets dans leur environnement familier, nous pouvons déceler une homologation entre l’absence d’interlocution par le regard et l’absorption sensible. Entre l’habitant qui situe son chien à la place du maître et substitue le décalage à l’attendu, le pharmacien préoccupé dans l’arrière-boutique d’une officine mais qui préfère interposer ses mains devant lui et la femme dont les yeux clos ouvrent sur un monde que l’on devine habité, les isotopies du sentir convertissent en formes « climatologique[s] » (La Rocca 2011 : 96) ce que les uns et les autres éprouvent en ces moments de modification territoriale.

Figure 19 : Site Alca © Joël Peyrou

Figure 19 : Site Alca © Joël Peyrou

Figure 20 : Site Le Bec en l’air © Joël Peyrou

Figure 20 : Site Le Bec en l’air © Joël Peyrou

Figure 21 : ©Sébastien Sindeu

Figure 21 : ©Sébastien Sindeu

Ainsi, n’est-il plus seulement question de ramener au jour un grand imagier ni de cartographier les gens et les choses mais de prendre le pouls de ce qui est passé en Nouvelle-Aquitaine. Les isotopies climatologiques traduisent une « sensibilité phénoménologique où l’image met notre conscience en relation avec les choses en associant l’individu avec le monde » (Ibid.). Comme cette conscience ne cesse de se construire.

Conclusion

Quelles photographies pour tracer un territoire émergent, s’y repérer et traduire le lien ou l’absence de lien que l’on peut y avoir ? De notre analyse il résulte assez clairement que LesAssociés ne traitent pas cet appariement effectif comme une question identitaire ordinaire. Ils demandent plutôt où en sont les endroits, personnes et choses au long de cette période. Nous proposons un tableau synthétisant le « paradigme moléculaire » (Hébert 1995 : 71) de l’appariement territorial selon les différentes configurations objectives, subjectives, vécues et imaginatives :

Construction d’un « paradigme moléculaire »

Attester

– une trace

Asserter

– un repère de

Traduire en

– une symbolisation

Expérience

Apparence sensible

Présence et relation

Suggestions

Espace

Kaléidoscope

Pays vs ailleurs

Conversions

Temps

Voyage

Bornage

Flux et reflux

Incarnation

Vue choisie

Vue familière

Vue engageante

Action

Émergence

Valence minimale

Syntaxe actantielle et passionnelle

Nomenclature

Traits

Types / Ensembles

Corrélations et énonçables

Pratique et genre

Enquête : collecte

Restitution : structuration narrative

Ritualisation : immersion rythmique

Note de bas de page 7 :

La fluence sémantique des photographies correspond à leur disponibilité immédiate et évidente pour évoquer des traits, sèmes ou catégories en rapport avec le territoire en général (lieux, personnes, usages, etc.) ou typiques de celui-ci en particulier.

La transition territoriale effective s’est produite en parallèle de l’enquête et de l’ouvrage ; l’ouvrage lui-même est une des formes de manifestation de la transition. Mais elle ne vaut rien, ne traduit rien si elle n’est pas à son tour une médiation, reformulant tantôt en passions simples, tantôt en réactions, parfois en indifférence ou en nouvelles questions ce qu’entraîne d’être devenu, de devenir encore néo-aquitain. Cette médiation se décline donc en différents ancrages : être à… lorsque l’endroit est remarqué avant d’être un lieu, être de… lorsque l’espace s’assimile à des coordonnées, être pour… lorsque le lieu devient le ferment de futurs territoires, autres que spatiaux. Ainsi médiée, la situation de transition territoriale peut être productive et participer d’une économie interprétative. Dès lors, l’analyse sémiotique ajoute aux signifiés de l’image comme expérience différentes traductions et transformations de valeurs au long de la chaîne des pratiques. Si les photographes mènent leur enquête et cherchent à préserver chaque trace, l’ouvrage structure nos regards et les enrichit, tandis que les traductions de la question territoriale nous renvoient rituellement à notre propre capacité introspective et ancrent la question à d’autres. L’ouvrage prend place dans l’enquête sur l’appartenance à la Nouvelle-Aquitaine en retenant des vues collectées, les organisant organiquement, leur posant la question de leur rapport littéral et symbolique à ce territoire. Parmi les quatre médiums du projet (scénographie, exposition, film et livre), l’ouvrage, favorable à l’ancrage et à la fluence7 a su saisir avec souplesse la fugacité et la simultanéité d’états différents que crée toute transition. Les voyageurs de l’enquête incitent donc À travers les formes suggestives, les photographies ont su s’en remettre « à la seule puissance capable de les compléter en allant au-delà de ce qu’elles font voir » (Rancière 2020 : 68-69).