Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp / Duchamp’s trans/formers, sous la direction de Herman Parret, Louvain, Leuven University Press, 2010, 255 pages

Stefania Caliandro

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Mots-clés : apparence, apparition, incongruence, intelligible, métadiscours, perception, sensible

Auteurs cités : Dalia Judovitz, Jean-François LYOTARD, Herman PARRET

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Ce texte a été crucial pour développer notre contribution au numéro thématique « Sémiotique. Comment dire le sensible ? » de la revue Littérature, édité par Denis Bertrand et Jean-Claude Coquet (Paris, à paraître à l’automne 2011).

La série “Jean-François Lyotard. Écrits sur l’art et les artistes”, publiée par Leuven University Press, sous la direction de Herman Parret, délivre une excellente réédition bilingue, en français avec traduction anglaise, des investigations de Lyotard dans l’art. Avec une jolie reliure en carton rigide, la série réunit des textes, difficiles à trouver depuis longtemps, et les accompagne avec une ample illustration des œuvres analysées par l’auteur ou mentionnées par ses commentateurs. Les cinq volumes, chacun avec une introduction d’Herman Parret et la postface d’autres spécialistes, se composent de : Karel Appel. Un geste de couleur (2009), Sam Francis. Leçon de Ténèbres « like the painting of a blind man » (2010), Les Transformateurs Duchamp (2010), Textes dispersés sur l’art contemporain et les artistes (à paraître) et Que peindre ? Adami. Arakawa, Buren (à paraître), la parution des deux derniers étant prévue dans l’année. Nous abordons ici uniquement le troisième volume consacré à Marcel Duchamp, qui ne cesse pas de solliciter la réflexion vis-à-vis de l’appréhension sensorielle et intelligible des œuvres1.

Ressemblant plusieurs essais et conférences élaborés de 1974 à 1977, Les Transformateurs Duchamp n’est pas d’un livre au sens classique, ou il l’est plutôt dans la forme de penser et d’argumenter de Lyotard, qui y pose en exergue la citation de Duchamp : « Je pensais à un livre, mais je n’aimais pas cette idée ». L’écriture se vaut dévouement asystématique, restituant le style d’une méditation en cours, bâtie de manière fragmentaire, incluse par le jeu de voix et contre-voix et ses oscillations et mouvements contrastants. Il s’interroge à la fois sur les œuvres, sur l’analyse que l’on peut en faire et sur la valeur de ce travail d’analyse, prétendant à la description scientifique. Les rapports que le texte tresse avec l’image sont traités à plusieurs niveaux, tant en amont de la création, par la relecture attentive des annotations de Duchamp, tant en aval dans l’exégèse. Ils remettent en question le faire figure de l’œuvre en relation avec le patrimoine non visualisable de son infigurabilité.

Note de bas de page 2 :

 Herman Parret, « Préface », dans Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp / Duchamp’s trans/formers, Louvain, Leuven University Press, 2010, pp. 1-23, spéc. 1.

Note de bas de page 3 :

 Herman Parret, « Préface », idem, p. 15.

Herman Parret donne une bonne introduction, à la fois ponctuelle et éclairante des enjeux esthétiques touchés par l’auteur, et encourage le lecteur à se faire emporter par la séduction de l’art de Duchamp, à laquelle lui, pas plus que Jean-François Lyotard, ne semble pouvoir résister. C’est en fait le corps disséqué et esthétiquement imprédicable d’un Duchamp « iconoclaste » et « fourvoyeur », un corps dont l’attrait sexuel est déformé par sa conceptualisation, qui donne l’incipit au commentaire de Parret2. Puis, l’attention se porte sur comment Lyotard est arrivé à faire de Duchamp le modèle d’une pensée politique et, donc, à définir l’occurrence d’un discours nécessairement incertain, dont l’inconsistance lime la contingence. La constatation de la futilité de l’interprétation amène Lyotard à déceler, dans celle-ci, un espace de métamorphoses où se jouent l’incommensurabilité et la dissimilitude qui ne cessent pas de transformer l’art. Le déplacement topologique qui en résulte prolonge, selon Parret, la guerre à la « stupidité rétinienne », contre laquelle Duchamp avait prôné une « certaine inopicité »3. Sur la profonde différence entre les concepts d’apparition et d’apparence se développe alors l’analyse lyotardienne des œuvres de Duchamp, notamment La Mariée mise à nu par ses célibataire, même (dite le Grand Verre) et Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage.

Note de bas de page 4 :

 Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif. Essai de mythanalyse du grand verre, Paris, Galilée, 1975.

Note de bas de page 5 :

 Herman Parret, « Préface », dans Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, pp. 19-20.

Note de bas de page 6 :

 Herman Parret, « Préface », dans Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, p. 18.

En rappelant la variété des interprétations que l’art de Duchamp a suscitées, Parret reconstruit la bibliographie et les matériaux dont Lyotard s’est inspiré, notamment l’influence de l’essai de Jean Clair4, en plus de la lecture méticuleuse de tous les écrits de l’artiste jusqu’alors publiés. Il évoque également une « stratégie d’indexicalisation » dans l’œuvre de Duchamp et montre comment ses « indices, empreintes, moulages », d’ordre sémiotique, se voient transformés par des « parois, charnières, perspectives », marquant le dépassement de la sémiotique par la topologie dans le travail de Lyotard5. Si cette « tendance au dépassement du sémiotique dans la topologie lyotardienne »6 nous paraît quelque peu discutable, puisqu’elle paraît exclure une conception sémiotique de la topologie, la préface de Parret encadre bien, au reste, les principales questions soulevées par le croisement de l’art de Duchamp avec la réflexion de Lyotard.

Note de bas de page 7 :

 Dalia Judovitz, « Postface », dans Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, pp. 222-238, spéc. 227.

Note de bas de page 8 :

 Dalia Judovitz, « Postface », dans Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem.

La postface de Dalia Judovitz s’attache à démontrer, pour sa part, que la critique a injustement attribué un rejet général de la question philosophique dans ces écrits, alors que Lyotard récuse a contrario de reléguer l’art à l’esthétique et de le séparer ainsi de la réflexion philosophique. Elle met par ailleurs en relief l’idée d’« une incongruence fondamentale entre l’œuvre et son interprétation », qui, pour reprendre les termes de Lyotard, fait « sentir l’inconsistance du commentaire et du commenté »7. Cette notion d’incongruence, inspirée au philosophe par Kant, comporte, d’après Judovitz, la réévaluation du style rhétorique des dissoi logoi présocratiques – « discours doubles », parallèles mais parvenant à des conclusions contraires – qui perturbent la signification et la soustraient aux cadres rigides de l’entendement8. Or, il nous semble que dans cette impossible superposition de l’interprétation à l’œuvre, dans cet enchâssement différé de l’art par rapport à sa discursivisation, réside la valeur sémiotique des transformations topologiques indiquées par Lyotard.

Note de bas de page 9 :

 Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, p. 56.

Note de bas de page 10 :

 Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, p. 116.

Note de bas de page 11 :

 Marcel Duchamp cité par Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, idem, p. 180.

La prise de conscience de l’inconsistance du discours par rapport à l’œuvre qu’il commente est une conquête qu’il faut garder à l’esprit dans une attitude scientifique, tout comme le « non-sens » que l’on doit apprendre à cultiver « comme le trésor le plus précieux »9. À cet égard, Lyotard fait sienne, d’une part, l’idée duchampienne du « miroirique » – l’aspect de formes projetées en dissimilitude, suivant à la fois la fidélité et l’infidélité du miroir – qui donne lieu aux transformations topologiques et qui crée donc un écart, une transposition en éléments non superposables, à la différence du spéculaire10. De l’autre, Lyotard reprend l’opposition entre apparence et apparition, définies par Duchamp respectivement comme « l’ensemble des données sensorielles usuelles permettant d’avoir une perception ordinaire [d’un] objet » et, pour l’apparition, le « moule (formel) » de l’apparence11. En laissant au lecteur le plaisir de (ré)découvrir la riche lecture que Jean-François Lyotard donne des deux œuvres duchampiennes mentionnées, il nous paraît que, dans cette réflexion entre l’apparence et l’apparition, entre le sensible et l’intelligible, entre la perception et le métadiscours présentifiant l’infigurable dans l’art, se repèrent certains points d’actualité de l’étude lyotardienne. La reprise de cette réflexion peut alors contribuer à enrichir les récents débats sémiotiques et leur éviter, peut-être, des positions trop tranchantes.