Une utopie langagière : la glossolalie A language utopia: glossolalia

Ivan Darrault-Harris

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.8067

Notre article se présente comme un hommage conjoint à Michel de Certeau, l’auteur, à notre connaissance, de cette conception de la glossolalie comme utopie, et à Paolo Fabbri : leurs conversations à ce sujet ont été d’ailleurs publiées dans l’ouvrage Utopie vocali (Mimesis Edizioni, Milano-Udine, 2015). Le phénomène de la glossolalie, désignée à l’origine comme la « langue des anges », s’inscrit donc dans l’univers religieux, voire, plus précisément, néo-testamentaire et chrétien (la Pentecôte en est l’épisode culminant). Et l’on sait que le rite orthodoxe comprend toujours l’intervention glossolalisante d’un(e) fidèle, spontanément, le jour même de la Pentecôte, mimant la survenue de l’Esprit saint. Mais le phénomène glossolalique a glissé de l’univers religieux au profane, ainsi dans les manifestations en littérature, et du normal au pathologique. Et c’est bien au champ de la pathologie que nous voudrions nous attacher plus précisément, la glossolalie apparaissant chez certains sujets schizophrènes, relevant donc de la schizophasie. Des exemples montreront cette impressionnante manifestation d’une langue entièrement néologique, avec ses permanences (invariants phonologique et syntaxique) et ses règles de formation de véritables unités-phrases. Un exemple exceptionnel sera pris, celui d’un patient québécois disposant de cinq langages glossolaliques (ce cas nous a été communiqué par le célèbre aphasiologue André Roch Lecours). Le recours à la théorie des instances (J.-C. Coquet) permettra d’émettre une hypothèse sémiotique sur la survenue, chez le schizophrène, d’un tel phénomène, et cela à partir de ces ilôts limités dans le langage de ces patients que sont les mots néologiques et récurrents (appelés « predilection words ») au sein du langage normal préservé, y compris dans sa fonction métalinguistique. C’est le processus de reprise de l’expérience, le passage de la phusis au logos (selon les termes mêmes de Coquet) qui serait profondément atteint, engendrant la production inintelligible d’une pure expérience dans l’incapacité de se faire logos.

Our article is intended as a joint tribute to Michel de Certeau, the author, as far as we know, of this conception of glossolalia as utopia, and to Paolo Fabbri: their conversations on this subject were in fact published in the book Utopie vocali (Mimesis Edizioni, Milano-Udine, 2015). The phenomenon of glossolalia, originally referred to as the “language of angels”, is therefore part of the religious world, or more precisely, of New Testament and Christian world (Pentecost is the culminating episode). And we know that the Orthodox rite always includes the glossolalising intervention of a member of the faithful, spontaneously, on the very day of Pentecost, mimicking the coming of the Holy Spirit. But the phenomenon of glossolalia has moved from the religious to the secular, as in manifestations in literature, and from the normal to the pathological. And it is in the field of pathology that we would like to focus more specifically, since glossolalia appears in certain schizophrenic subjects, and is therefore a schizophrenia. Examples will show this impressive manifestation of an entirely neological language, with its permanent features (phonological and syntactic invariants) and its rules for forming genuine sentence units. An exceptional example will be given, that of a Quebec patient with five glossolalic languages (this case was communicated to us by the famous aphasiologist André Roch Lecours). Recourse to instance’s theory (J.-C. Coquet) will enable us to put forward a semiotic hypothesis on the occurrence of such a phenomenon in schizophrenia, based on the limited islands in the language of these patients that are neological and recurrent words (called “predilection words”) within preserved normal language, including its metalinguistic function. It is the process of recapitulating experience, the passage from phusis to logos (in Coquet’s own words) that is profoundly affected, giving rise to the unintelligible production of pure experience incapable of becoming logos.

Index

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Mots-clés : église presbytérienne, futurisme, glossolalie, schizophasie, sémiotique

Auteurs cités : Jean-Claude COQUET, Jean-Jacques COURTINE, Michel DE CERTEAU, Paolo FABBRI

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Notre contribution est la version très remaniée et complétée d’une communication au congrès d’Albi « Utopies et formes de vie », le 6 juillet 2016.

Note de bas de page 2 :

Historien et philosophe jésuite, passionné d’anthropologie, de linguistique et de psychanalyse, il participe à la fondation avec Jacques Lacan de l’École freudienne de Paris. Il adhère très tôt au Cercle sémiotique de Greimas hébergé au Collège de France et fréquente le séminaire de Greimas, où nous nous sommes rencontrés au début des années 1970.

Cet article1 est d’abord un hommage réunissant Paolo Fabbri et un ami, très proche de nos réflexions et travaux, Michel de Certeau2, disparu bien trop tôt, en 1986, peu après avoir été élu Directeur d’Études à l’EHESS de Paris. Je citerai, parmi ses œuvres nombreuses, l’Invention du quotidien et la Fable mystique. Et c’est à lui que nous devons, entre autres, cette idée fulgurante de considérer la glossolalie comme une utopie.

Note de bas de page 3 :

Utopie vocali, a cura di Lucia Amara, Mimesis Edizioni, Milano, 2015.

Note de bas de page 4 :

Certeau, M. de, « Utopies vocales : glossolalies », Traverses, 20, pp. 26-37. On consultera aussi une interview de Michel de Certeau par Laura Willett. Paroles gelées, 1(1), 1983, UCLA French Studies et G. Petitdemange, « Michel de Certeau et le langage des mystiques », Études, vol. 365 (1986), pp. 379-383.

Je m’appuierai donc beaucoup sur une publication italienne, Utopie vocali3, qui contient des dialogues entre Michel de Certeau, Paolo Fabbri et le linguiste africaniste William J. Samarin, de l’Université de Toronto. Ces échanges ont eu lieu en 1977, à Rome, lors de la préparation, pour l’année suivante, d’un séminaire au Centre International de Sémiotique d’Urbino. Michel de Certeau a publié quelques années après son propre apport dans la revue Traverses, sous le titre Utopies vocales. Glossolalies.4

Le phénomène de la glossolalie a une longue histoire et, de plus, s’inscrit dans des dimensions très diverses qui vont du profane au religieux, de l’utopie littéraire à la prière, du normal au pathologique (ainsi la schizophrénie), partageant à chaque fois une certaine identité formelle et le fait hypothétique de constituer une utopie vocale, hypothèse qu’il convient présentement de confirmer sémiotiquement en envisageant les projets littéraires de langage idéal.

1. La glossolalie religieuse

C’est à la glossolalie religieuse que s’est principalement intéressé Michel de Certeau. Elle faisait l’objet des dialogues avec Paolo Fabbri et Samarin, lequel partage les mêmes intérêts (voir son ouvrage fondamental Tongues of men and angels, Mac Millan, New-York, 1972).

Un mot bref d’histoire : il est admis généralement que la première manifestation de glossolalie religieuse soit attestée dans le Nouveau Testament, Actes 2 :1-4 :

Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu. Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer.

Qui ne voit que nous avons affaire ici à un « anti-mythe » (ou contre-mythe) de celui de la Tour de Babel, mythe d’origine de la pluralité des langues naturelles, accomplie par Dieu pour interrompre la construction de la tour en rendant l’inter-communication humaine impossible (Genèse, 11, 1-9). Or les disciples s’expriment bien dans toutes les langues, sans les avoir apprises tout en étant compris de tous. Il ne s’agit pas véritablement de glossolalie mais de xénoglossie (Samarin, dans le dernier dialogue, nous dit n’avoir jamais rencontré un cas authentique de xénoglossie, ce qui nous ramène vers le cas de médiums parlant une langue jamais apprise).

Note de bas de page 5 :

T. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, Paris, Alcan, 1900, rééd. Le Seuil, Paris, 1983.

Notons au passage que la glossolalie, au XIXe siècle, a connu une grande période de succès médiumnique et spirite. On se souvient du médium Hélène Smith, suivie durant des années par le linguiste Flournoy5, et qui fut même présentée à F. de Saussure, car elle prétendait parler le sanskrit.

Paul, dans le 14e chapitre du premier épitre aux Corinthiens, fait une distinction forte entre le parler en langues (entendons ici la glossolalie religieuse) et la prophétie, dont il fait un éloge appuyé :

14-2 : En effet, celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu, car personne ne le comprend, et c’est en esprit qu’il dit des mystères.
3 : Celui qui prophétise, au contraire, parle aux hommes, les édifie, les exhorte, les console.
4 : Celui qui parle en langues s’édifie lui-même ; celui qui prophétise édifie l’Église. 
5 : Je désire que vous parliez tous en langues, mais encore plus que vous prophétisiez. Celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n’interprète, pour que l’Église en reçoive de l’édification. »

Si le programme de prophétie est un programme de communication, mais aussi de manipulation du destinataire, de modification de sa compétence modale pour l’action (exhortation : vouloir, édification : savoir), mais aussi de son état passionnel (consolation vs affliction), le programme du parler en langues est tout autre : le destinataire est Dieu et non les hommes, incapables de comprendre. Programme d’auto-édification, boucle narrative fermée sur elle-même, de consolidation du moi, à moins qu’une interprétation, traduisant le parler en langues en prophétie, ne permette aussi une édification de l’Église.

Paul place donc d’emblée au centre la question du sens de l’acte glossolalique : 14-13 : « …que celui qui parle en langue prie pour avoir le don d’interpréter. »

Isolement redoutable, voire égoïste de l’acte d’énonciation glossolalique, contraire au programme principal du chapitre des Corinthiens : la recherche de la charité qui permet, entre autres, d’édifier l’autre, de l’instruire au sein de la collectivité de l’Église.

Mais comment se présente donc cet acte d’énonciation si singulier ?

1. kupóy shandré filé sundrukuma shandré lása hoya taki
2. fozhon shetireloso kumó shandré palasó shantré kamóyendri

Note de bas de page 6 :

Dans le premier dialogue des Utopie vocali, Michel de Certeau note que, au début des années 1960, 10000 pasteurs pratiquent la glossolalie, phénomène qui touche plus de 600.000 fidèles, néo-pentecôtistes, mais aussi catholiques. Mais la glossolalie est repérable en dehors du christianisme (Umbanda afro-brésilienne, pratiques chamaniques indiennes).

Note de bas de page 7 :

Cette prière fait l’objet d’une analyse linguistique approfondie par J.-J. Courtine, dans le n° 91 de la revue Langages, pp. 7-26, consacré à la glossolalie.

On a là le début d’un exemple de glossolalie religieuse, la plus répandue, prière prononcée par un pasteur presbytérien (de langue anglaise)6, que cite W. Samarin, appartenant au mouvement néo-pentecôtiste nord-américain.7

Avant que d’examiner la tentative d’analyse linguistique de ce type de corpus, que peut-on dire de la situation d’énonciation elle-même et, tout particulièrement, de l’éprouvé du locuteur au moment même de cette énonciation.

Note de bas de page 8 :

J.-J. Courtine, « Les silences de la voix », Langages, 91, p. 25.

J.-J. Courtine parle, pour définir l’énonciation glossolalique, d’un « instantané de langage […] ne valant que par son émission et destiné à disparaître avec elle. »8

Le sujet de l’énonciation glossolalique, le glossolale, s’il ne peut répéter son énonciation, perdue dès qu’émise, peut toutefois revenir sur l’éprouvé de cette situation d’énonciation, qui est le sentiment d’être parlé, traversé par la parole d’un Autre.

Samarin cite le témoignage éloquent de ce débordement éprouvé engloutissant les structures de la langue et fracturant même les limites du corps :

Note de bas de page 9 :

W. Samarin, Tongues of men and angels, Collier-Mac Millan, New York, 1972, p. 95, cité par J.-J. Courtine, op. cit., p. 19.

Note de bas de page 10 :

Maximilien Misson, Le théâtre sacré des Cévennes, Londres, 1707, p.68.

Quelque chose à l’intérieur de moi-même, comme un geyser, se mit à bouillonner, à jaillir puis à faire irruption en un flot irrépressible de louange et d’adoration, presque l’expérience d’une agonie ; cela semblait être une langue spéciale…9
Je n’entreprendrai pas d’examiner quelle fut mon admiration et ma joie, lorsque je sentis et que j’entendis couler par ma bouche un ruisseau de paroles saintes, dont mon esprit n’était point l’auteur.10

Note de bas de page 11 :

M. de Certeau, Utopie vocali, a cura di Lucia Amara (Mimesis Edizioni, Milano, 2015), p. 60.

Note de bas de page 12 :

Ibidem.

Michel de Certeau note aussi, dans la glossolalie, la présence d’une voix possédante, présence de l’Autre : « … une voix m’habite, plus vraie que moi-même, et qui crée en même temps la possibilité de la communion et du bonheur individuel. »11 De Certeau ajoute que ce balbutiement (balbettio) consiste à « …redevenir enfant, s’abandonner au groupe, soit mourir, mourir à soi pour être appelé par la voix. »12

On retiendra ici le phénomène de la disparition du sujet, et la position actantielle du glossolale, entièrement soumis au destinateur, ici suprême et divin. Position très semblable, on le verra, à celle du sujet schizophrène, ce qui nous permettra tout à l’heure une transition vers le champ de la pathologie, où la glossolalie est d’ailleurs une manifestation symptomatique centrale de la schizophrénie, à haute valeur diagnostique.

Note de bas de page 13 :

W. Samarin reproduit cette prière dans l’ouvrage référencé dans la note 5, prière citée par J.-J. Courtine, op. cit., pp. 19-20.

Cela dit, J.-J. Courtine a le mérite de tenter une analyse linguistique approfondie de la prière déjà citée13, dont nous reproduisons ici intégralement la transcription :

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Malgré les apparences (présence d’« énoncés-phrases », de groupes de souffle séparés par des pauses et d’« unités-mots » que distinguent des pauses plus courtes, des ruptures intonatives), il ne s’agit pas là d’une langue naturelle existante, mais bien de la transcription d’un acte d’énonciation des plus fascinants et énigmatiques, soit l’émission d’une chaîne phonique, certes formée de phonèmes identifiables et pouvant être transcrits, mais qui met le linguiste en grande difficulté :

Note de bas de page 14 :

M. de Certeau, op. cit., p. 63.

  • Certes, le matériel phonétique est aisément identifiable comme une sélection des phonèmes de la langue maternelle du locuteur, stock cependant restreint : quelquefois on ne compte que 6 consonnes et 3 voyelles. La répétition consonantique et vocalique est donc très forte : de par cette redondance phonique on constate un effet d’homophonie caractéristique. Notons au passage cette remarque de De Certeau qui distingue « …une phonologie diabolique d’une phonologie céleste ».14 D’où :

  • l’impossibilité d’une segmentation univoque : le découpage de la séquence est aléatoire ;

  • l’hétérotopie généralisée qui entraîne l’impossibilité de constituer des paradigmes étanches ;

  • l’annulation de la distinction entre syntagme et paradigme : un peu à la manière de l’énoncé poétique analysé par Jakobson, l’énoncé glossolalique est le lieu d’une projection de l’axe paradigmatique sur la linéarité de la chaîne ;

  • l’absence d’un signifié lié à ce pseudo-signifiant : le sens semble manquer totalement ;

  • la disparition de la distinction entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé : ajoutons, une fois encore, que l’énonciateur glossolale ne peut ni traduire son « énoncé » ni même le répéter.

Bref, l’approche linguistique de l’énoncé glossolalique conduit à un échec, ou plutôt à cette constatation que la glossolalie, tout en ayant l’apparence d’une forme linguistique, d’une langue naturelle (reconnue quelquefois comme telle lors de tests) abolit principes et constituants du langage. J.-J. Courtine conclut :

Note de bas de page 15 :

J.-J. Courtine, op.cit., p. 25.

… la segmentation se révèle vite impossible dans le flux du signifiant ; toute structure morphologique se dissout dans l’hétérotopie, s’effrite en une poussière de langage ; la chaîne se constitue alors dans l’équivocité phonique, elle n’est plus qu’une collection de lieux irréductiblement singuliers…15

Note de bas de page 16 :

M. de Certeau, op. cit., p. 54.

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 55.

Note de bas de page 18 :

Ibid., p. 56.

À l’évidence, la question du sens reste essentielle, récurrente, lancinante. Michel de Certeau, dans le premier dialogue, s’oppose, de manière surprenante, à cette affirmation que cette langue ne veuille rien dire16. Il émet l’hypothèse, certes prudente et énigmatique, que « […] la glossolalie se réfère toujours à une réserve silencieuse de sens. Cette réserve silencieuse est l’Église elle-même, en substance une Église ; dans ce cas le capital peut proliférer esthétiquement dans le bel canto ou une pluralité d’expériences ; mais cela ne saurait suffire pour nier l’absence de ce capital de sens qui gît là, dans les grottes du corps et du lieu. »17 Il ajoute plus loin : « Dans le cas de la glossolalie, on a affaire à une expérience ou à une sorte de mystique de l’énonciation et de l’acte de langage qui a pour caractéristique essentielle celle d’être « ce qui est maintenant »18.

On retrouve ici la définition benvenistienne de l’énonciation, s’originant d’abord dans le corps, et dans le lieu, et créatrice d’un maintenant, d’un présent. On reprendra cette analyse dans l’approche de la glossolalie des schizophrènes.

2. La glossolalie des schizophrènes

Quittant la glossolalie religieuse, nous voudrions examiner spécifiquement la glossolalie des sujets diagnostiqués schizophrènes, à partir d’un corpus fourni par l’aphasiologue québécois André Roch-Lecours, faisant autorité dans sa discipline et rencontré lors de sa visite à la Faculté de Médecine de Tours, alors que j’y co-dirigeais un séminaire de clinique de l’autisme infantile.

André Roch-Lecours m’a alors fait connaître un patient schizophrène exceptionnel, disposant de pas moins de cinq systèmes glossolaliques bien distincts auxquels il donnait des noms, tantôt en anglais tantôt en français, passant de l’un à l’autre avec une extrême facilité, mais toujours sur une injonction d’un invisible destinateur (québécois, ce patient disposait de deux langues, le français et l’anglais).

Note de bas de page 19 :

André Roch Lecours, Emmanuel Stip et Noël Tremblay, « La schizophasie et le discours des schizophrènes », Sémiotiques, 3 (oct. 1992), p. 17.

Voici un extrait de ce qu’il nommait son « second tempérament »19 :

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À l’évidence, ce qui frappe immédiatement, c’est l’identité formelle avec la glossolalie religieuse examinée précédemment :

  • Grâce à la présence de pauses et des contours intonatifs, une segmentation en « unités-mots », voire en « phrases » (les tirets) est possible.

  • L’utilisation d’un ensemble restreint de phonèmes issus des deux langues maternelles du patient (français, anglais) : élimination totale des diphtongues, des interdentales si fréquentes en anglais.

  • La répétition importante des phonèmes et des pseudo-mots : bRubjeR, mneRges, bRazja, et leurs variations mineures : mineRges, bRazja ; kerokoRo, kerakoRo, keRœKoro.

  • Outre la capacité à dénommer le système glossolalique et à le distinguer, ici, des autres, aucun commentaire possible sur le sens, aucune interprétation. La question du sens reste donc entière, tout comme dans le cas de la glossolalie religieuse.

  • Pour ce qui est de l’éprouvé de la situation d’énonciation, on retrouve la sensation d’être soumis à une voix impétueuse, dominante, injonctive, sommant le sujet d’abandonner l’usage de la langue naturelle pour l’énonciation glossolalique. Notons que, tout comme dans le cas du glossolale religieux, le schizophrène peut parler tout à fait normalement et qu’il ne considère pas ses énoncés glossolaliques comme des déviations de sa langue naturelle, mais comme des segments légitimes d’un autre langage qu’il peut parler (et quelquefois écrire) sans toutefois le comprendre :

Note de bas de page 20 :

André Roch Lecours et Marie Vanier-Clément, op. cit., p. 534. Cet extrait de conversation appartient à un patient du Pr. G.Pinard de l’hôpital Louis-Hipollyte Lafontaine, Montréal.

Il y a quelqu’un qui me contrôle… Un gars qui m’a parlé dans la tête ‘Tu vas travailler pour moi’… Ça sort tout seul… Je suis poussé à parler…
La conviction générale de [bRazom paReteRe bRakal] de [RœkõmpteRjanis~etRabeRegal bRakal Rjanik] et […] de […]. La […] etc.20

Fort heureusement, le cas de la glossolalie schizophrénique présente un avantage remarquable et une radicale originalité dans sa comparaison avec la glossolalie religieuse :

  • soit la présence d’étapes intermédiaires entre l’usage normal de la langue naturelle et la glossolalie constituée : nous faisons référence ici à l’irruption de néologismes.

  • la préservation, lors de ces étapes intermédiaires, de la fonction métalinguistique : le sujet schizophrène peut commenter ses néologismes allant même jusqu’à l’interprétation sémantique.

Une étape intéressante est donc celle de l’irruption, dans un énoncé normalement constitué, de formes néologiques. Roch-Lecours note cette même apparition chez les aphasiques porteurs de lésions cérébrales, mais avec cette différence capitale que chez les aphasiques (cf. la jargonaphasie) la conscience de l’apparition des néologismes est nulle et les possibilités de commentaires métalinguistiques absents.

Deux exemples de cette apparition d’îlots que nous considérerons comme proto ou pré-glossolaliques, autorisant peut-être des hypothèses sur le sens de l’énoncé glossolalique stricto sensu, se faisant utopie langagière totale.

Note de bas de page 21 :

A. Roch Lecours et M. Vanier-Clément, op. cit., p. 536 et sq.

… ou en perdant la maîtrise de… de sa… classification, en allant… euh… en allant dire des grossièretés… Puis il se met à engueuler la loi, n’est-ce pas ? je sais pas. C’est une espèce de maladie, de [gRosjomi3] [….] Oui, c’est une espèce de bête. Voilà ! C’est un terme que j’ai créé, que j’ai fait, comme ça, pour… pour donner une petite base personnelle, privée. Voilà ! »21

Voici même une tentative d’éclairer la genèse du néologisme, collusion de [sud] et de [dyʃe] :

Note de bas de page 22 :

Ibid.

Alors je rentre. Je me place dans le lieu adéquat. Je… je me… Je fais mon classement des [sudoʃRi] d’où je viens, avec tout le travail accompli… C’était une fabrique de soude. Et puis avec de… C’est… euh… C’est pestilentiel, vous savez, cette… cette soude. C’est… Ça brûle… Donc les [swanRi] : ou de duché, du duché ou de la communale ou de [sudoʃRi] de district.22

Note de bas de page 23 :

Cf. la note 18.

Ces îlots utopiques peuvent donc s’agglomérer en un continent utopique, ainsi dans notre exemple initial23, monologue prosodiquement original, se distinguant de l’intonation et de l’accentuation de la langue maternelle :

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On relèvera des enclencheurs et des clôtureurs, des suites phonétiquement homophones, et des contrastes phonologiques hypothétiquement porteurs de contrastes sémantiques :

1. Enclencheurs de « phrases » :

azumba (x2) ; azaRa, azaRœ.

2. Clôtureurs :

misi, mesi (x2) 

3. Suites homophones :

  • bεRgεs, mnεrgεs (x7), minεrgεs (x3) ;

  • koro (x3), kerokoro, RœkaRœ, kerakoro (x3), keRœkoro, keRokuRu,

  • keRœkuRu, kaRœkuRu , kεRokoRu ;

  • aRakaska (x6), RakaRa (x2)

  • bRazja (x4), bRazjê (x2), bRasja (x5) ;

  • bRubjεR (x6) ; bRobjεR (x3).

4. Enclencheurs de suites homophones :

mizœ/miza priz.

La théorie des instances de Jean-Claude Coquet nous permet d’envisager à nouveaux frais ces productions glossolaliques du schizophrène et d’en décrire hypothétiquement l’engendrement arrêté sur la voie de l’atteinte du logos.

L’instance de base de la production du discours reste le corps et ses expériences perceptives, ce que Coquet nomme la phusis. Lors de sa reprise et conversion en logos, on peut repérer des prédicats somatiques qui font perdurer la conversion de traces corporelles de l’expérience première. Il peut évidemment arriver, ainsi dans le discours poétique, que la phusis, en difficulté de se faire logos, bouscule la syntaxe et produise même des néologismes. Et l’on verra, dans notre dernière partie, que des tentatives littéraires de dire la phusis se font glossolalies.

Si l’on admet la pertinence de la théorie des instances, on peut tenter de saisir dans les énoncés glossolaliques des traces d’expériences qui ne peuvent être converties en logos.

Le sujet schizophrène s’efforce pourtant de parvenir à une expression juste, ainsi dans les suites homophones (keRœkuRu, kaRœkuRu , kεRokoRu) où s’accumulent des « mots » phonétiquement proches, à la manière de l’écrivain qui cherche le mot juste, en accumulant les parasynonymes jusqu’à l’obtention de l’unité lexicale recherchée.

À la recherche du signifié dont, tout comme Michel de Certeau, nous postulons l’existence, on peut commencer par relever des oppositions de gestes phonatoires bien distincts : labialité, labio-dentalité (b, m, p, z) vs palatalité (k, R) ; corrélation avec l’opposition sonorité vs sourdité et les structures contrastées de syllabes : ouvertes, majoritaires vs fermées. Ce faisceau d’oppositions phonétiques peut être considéré comme la forme susceptible d’être reliée à du contenu sémantique, hypothétiquement passionnel, en rapport avec ce que nous savons des passions qui agitent les schizophrènes, passions suscitées par le conflit des voix : l’angoisse hélas ! dominante (manifestée par les palatales, les explosives et sourdes) et son contraire, l’apaisement et la réassurance (exprimée par les labiales et labio-dentales sonores).

Si le schizophrène ne peut atteindre le logos, au moins peut-il inventer un plan d’expression qui parvient à communiquer son ressenti passionnel.

Essayons de reprendre autrement la question du sens, qui est posée, paradoxalement, par ces deux formes apparemment si distinctes dans leur genèse, dans la situation d’énonciation, de la glossolalie, malgré les identités formelles que nous avons pu repérer.

Les hypothèses lancées par Michel de Certeau et Paolo Fabbri dans leurs dialogues avec William Samarin :

Note de bas de page 24 :

M. de Certeau, op. cit., p. 64.

  • L’hypothèse, émise par De Certeau, que la glossolalie questionne fondamentalement la relation du langage à la réalité, ce qui nous ramène à Benveniste et à la phénoménologie.

  • De là l’hypothèse de l’ancrage corporel, spatial (l’Église) et temporel de la glossolalie. Michel de Certeau ajoute l’idée que la glossolalie fait mentir le corps, expérience donc, non du corps, mais de la langue : « C’est comme si s’expérimentait la capacité même qu’a la langue de recréer le corps, d’être le corps. »24

  • En référence avec la théorie saussurienne des anagrammes, l’hypothèse que la production glossolalique est l’expansion d’un nom propre (celui de Jésus dans la glossolalie religieuse ; quel(s) nom(s) dans la glossolalie schizophrénique ?).

  • Enfin, l’hypothèse que la glossolalie est la pure expression de passions (un fidèle déclare, dans le cas de la glossolalie religieuse, qu’il n’a accès qu’aux sentiments du glossolale). Hypothèse qui rejoint la nôtre émise précédemment.

Cette utopie langagière, non préméditée, non réfléchie, qu’est la glossolalie, de la part de sujets normaux ou pathologiques

Note de bas de page 25 :

Sur les notions de phusis et de logos, on consultera Jean-Claude Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2007. Ou, plus récemment, son dernier ouvrage Phénoménologie du langage, Lambert-Lucas, Limoges, 2022.

  • suppose la disparition du sujet devenu simple transmetteur, à son corps et son esprit défendant, d’une parole inintelligible et pour lui et pour autrui ;

  • dans les termes de la théorie des instances de Coquet, elle implique l’impossibilité que la phusis, l’expérience perceptive, corporelle, se fasse logos.25

  • La glossolalie, hypothétique manifestation de la pure phusis : les phonèmes, bien loin d’être liés à des unités de signifié, de constituer, donc, des signes, restent des gestes phonatoires auto-suffisants, des mouvements du corps phonétisant, expressions directes de pulsions passionnelles. On rejoindrait là, d’une manière extrême et exclusive, les tentatives du discours poétique d’affirmer la possibilité, pour le langage, de faire coexister des éléments de la réalité de l’expérience, les fameux prédicats somatiques avec les éléments transmués en logos.

3. Vers la glossolalie poétique : l’utopie réfléchie

On pourrait ici citer, en ouverture conclusive, pour illustrer les métamorphoses de la glossolalie comme utopie préméditée, ce que connaît bien Paolo Fabbri, soit le futurisme italien, également glossolalisant, de Marinetti ou, bien davantage, les innovations de Khlebnikov, le créateur d’un nouveau langage, le « Zaoum ». Ce fondateur du futurisme russe est d’ailleurs dans l’ignorance du futurisme italien, et réciproquement.

Marinetti a tenté de forger un langage à son image : naturel, expressif, violent et sans nuance, construit sur l’accumulation d’onomatopées et de substantifs, pour rendre de la manière la plus « vraie » l’expérience psychique et mentale d’un homme à qui l’on aurait demandé de narrer un événement violent 

« En contrebas esclaffements de marécages rires buffles chariots aiguillons piaffe de chevaux caissons flic flac zang zang chaak cabrements pirouettes patatraak éclaboussements crinières hennissements i i i i i i i tohubohu… » [Manifeste de Russolo, L’Art des bruits, 1913].

Khlebnikov, brillant théoricien et poète, créa le « Zaoum », langue « trans-mentale », cherchant les « radicaux » du langage qu’il situe plutôt dans les consonnes. Il en vient à créer des mots et des syntagmes nouveaux : « véo-véa », couleur verte de l’arbre ; « nijéoti », sombre tronc ; « mam et émo » : nuage. Ces créations peuvent aller jusqu’à provoquer chez l’auditeur de hallucinations. Il voulait arracher au silence « les couches sourdes et muettes du langage, c’est-à-dire les mots purs par opposition aux mots usuels ».

ÉROS : Mara-roma,
             Biba-boul !
             Puks, kouks, el !
             Rédédidi, dididi !
             Piri-pépi, pa-pa-pi !
             Tchogui, gouna, guéni-gan !
             […]
             [Dialogue des dieux]

Hugo Ball, le dadaïste allemand, auteur, au sein du mouvement, d’une poésie tournée vers les seules valeurs phonétiques :

Poème Karawane, 1917

Poème Karawane, 1917

Racontant la soirée où il lut ce poème, il s’aperçut que sa voix prenait une cadence qui lui échappait, de lamentation sacerdotale. Il rejoignait là, malgré lui, la glossolalie religieuse.

Pour conclure

Fascinante convergence, au-delà des divergences, de ces tentatives a priori si hétérogènes de fonder l’utopie langagière par l’énonciation glossolalique.

Le prix à payer pour cette édification utopique est, on l’a compris, considérable :

  • la disparition quasi suicidaire du sujet se livrant pieds et poings liés à une parole injonctive transcendante qui le traverse et le nie ;

  • l’anéantissement du lien Sa/Sé producteur de signification, condition de communication, d’inter-intelligibilité.

Mais le profit inestimable de l’entreprise réside :

  • dans l’expérimentation audacieuse et risquée des confins de l’énonciation en érigeant les strates méprisées, faites de pure substance phonétique et d’éléments infra-linguistiques, comme signifiant lié à un signifié certes réduit au pulsionnel, au passionnel.

Note de bas de page 26 :

On pourra toutefois se reporter à notre étude de la formation des 1111 néologismes littéraires produits par Valère Novarina à la fin du Discours aux animaux et désignant des oiseaux : « Comme partout des doubles s’étaient glissés. A propos de l’engendrement du néologisme littéraire », Sémiotiques, 3, pp. 137-148.

On aura remarqué que, mise à part la glossolalie schizophrénique au statut si particulier, dont la pérennité est liée à celle de la maladie, seule la glossolalie religieuse bénéficie d’un succès qui ne se dément pas, alors que la glossolalie poétique est historiquement très marquée et aujourd’hui quasi oubliée26.

C’est peut-être parce que cette dernière repose sur un redoutable cumul actantiel Destinateur/Sujet, et que le poids de cette responsabilité fragilise d’emblée l’entreprise. Et nous frappe tout particulièrement, dans le cas du futurisme russe, la sanction négative et démotivante concernant les tentatives échouées d’attaque du mot : Khlebnikov voulait créer de nouveaux mots pour obtenir de nouveaux contenus. Or ceux-ci ne conservent pas ce pouvoir initial d’évocation, coupés qu’ils sont d’un usage dans l’univers de la communication. Ces mots-intensités perdent la vie qui les animait et ils redeviennent purs « signes », happés par le quotidien. Pas d’avenir pour « le mot lové sur lui-même, en dehors du quotidien et des intérêts vitaux », se lamentait Khlebnikov.

Mais laissons pour finir la parole à Paolo Fabbri : à la fin du dialogue III des Utopie vocali, répondant à l’idée, émise par de Certeau, que la langue, dans la glossolalie, parle d’elle-même, développant sa propre capacité à chanter, et à être, au fond, l’articulation entre un système langagier et le corps, Paolo Fabbri propose de donner à l’émission glossolalique un titre : « La lingua che canta e s’incanta. » (La langue qui chante et qui s’enchante).