Hommages à Jean-Claude Coquet (1928-2023)

Texte intégral

Hélène Cixous
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Très cher Jean-Claude,

Voilà une lettre qui me donne, se donne, bien du mal à partir. Elle ressemble à ce jeune animal dont parle une lettrede Kafka, qui veut quitter le toit familial mais qui reste accroché au seuil par les pattes arrière. Quant aux pattes avant elles ne parviennent pas à trouver la porte du destinataire. Je me pousse à te l’envoyer. Mais malheureusement tu n’es plus à ton adresse, j’ajoute que je ne t'ai jamais écrit ce genre de lettre ; il m'est impossible de l’écrire ; il m’est, semble-t-il, impossible de ne pas te l’écrire, il m’est difficile d'écrire une lettre qui ne t’arrivera pas ; je suis triste d’avoir à t'écrire une lettre impossible. C’est ma faute. Il y a huit ou dix jours je voulais t’appeler. Comme cela m’arrive de temps à autre. Pour rien et pour tout et fondamentalement pour te dire chaque fois que tu m’es précieux, que tu es présent dans ma pensée, intemporellement, et naturellement, depuis « le début », au moins cinquante ans, sans commencement – et donc mystérieusement sans fin. Te dire peut-être, mais tu le sais, et j’ai dû te le dire plusieurs fois et diversement, avec des mots ou avec un sourire, que tu es unique, que dans mon immense territoire intérieur habité d’une foule de plus ou moins familiers, tu es là, personnage plus chéri et plus rassurant que la plupart, ami indissociable de mon existence, et si différent de tous. Tu es archiprécieux pour moi – et pour mon idée de l’humanité. Un être, un homme, sans défaut, « bien » – comme on dit tant bien que mal –, bien fait, bienfaisant. Nous le savons, nous traversons l’Histoire, à partir des turbulentes années engendrées par 68. Parmi les voyageurs sans nombre, et masculins, que j’ai croisés (ça en fait beaucoup) et toi aussi, tu es, je le sens, le seul à n’avoir pas été atteint ou contaminé, comme ça avait l’air inévitable, par la misogynie, ce fléau qui a tant flétri ces décennies. Tu le sais ? Tu le sais. Tu es taillé dans une belle et solide étoffe.

Si je devais dire un mot pour toi ? Élégant ? Mais il s’agit de ton élégance d’âme. Merveilleusement sans ces prétentions, ces pulsions défensives tournées en agressivité, ces armures, ces impolitesses. Quelle chance tu es ! Et sans exagération aucune. Discret ? Tu es mieux que les mots. Rien de souligné, rien de joué. Juste ? Oui, mais pas exprès. Juste également.

Je ne t'ai pas appelé. J’allais t’appeler. J’y pensais. Jean-Claude ? C'est Hélène. Et on aurait continué. C’est ma faute. J’ai différé. Un trop tard s’est insinué. J’ai attendu un jour confortable sans chaos et précipitations. Or ne sais-je pas qu’il faut se garder des contretemps comme de la peste ?

Mais peut-être que cette immense déception, ce chagrin, cette colère, cette culpabilité sont toujours écrites ? Ça fait tragédie. On ne l’éprouve que pour ceux qu’on aime.

Voilà pourquoi je t’écris. Je veux te dire « tu » et « nous » et « tu sais ».

Je ne peux pas écrire sur toi, mettre trois mille mots sur toi comme si tu étais un quelqu'un dont on parle. Pas la force. Je veux encore te dire Jean-Claude, tu m’es cher. On ne se quitte pas

Hélène

Denis Bertrand
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Comment dire le sensible ?

À travers cette question qui est centrale dans son œuvre, Jean-Claude nous lance un ultime défi : comment dire aujourd’hui le sensible, dans la douloureuse circonstance de sa disparition ?

Esprit figuratif, je me représente la construction progressive de l’édifice théorique coquetien comme un composé d’arborescence et de rhizome. On se souvient de son analyse des « Colchiques » d’Apollinaire, « mères filles de leurs filles », dans Sémiotique littéraire (Larousse, 1972). « C’est la figure du cercle » notait-il (p. 127). Figure du cercle concentrique, en quête obstinée du centre vivant, du foyer sensible du sens. On était alors frappés par l’exigence théorique, par la constance et l’obstination même du chercheur qui donnait à son projet sémiotique une forme radicale et épurée. Cette insistance étonnante sur les instances sujet et non-sujet, qu’un fil modal si tendu relie, faisait rayonner et croître autour d’elles les autres instances (objet, tiers-actant immanent et transcendant, quasi-objet, prédicat somatique...). Celles-ci, s’affinant au cours des années, venaient donner une forme plus achevée à la maison Coquet où s’abritait le sens.

Parmi les nombreux moments partagés depuis le temps où je suivais, comme beaucoup, ses enseignements boulevard Raspail, j’aimerais ici en retenir un, le plus intense sans doute de nos expériences communes. C’est celui de notre étroite collaboration pour la préparation d’un numéro de Littérature dont il avait pris l’initiative, sous le titre « Comment dire le sensible ? Recherches sémiotiques » (N° 163, sept. 2011).

Nos discussions ne furent pas nombreuses. On se comprenait à demi-mot. Il permettait au silence de faire son œuvre. Il me demanda d’écrire l’introduction. Il ouvrait toutes grandes les portes à la liberté de chacun. Et la réalisation de cette entreprise me laisse le souvenir d’une légèreté aérienne.

Un débat pourtant nous occupa. Je lui suggérai d’intégrer à la question initiale – « comment dire le sensible ? » – une autre question, que je comprenais comme son complément réflexif : « comment se dit le sensible ? » Il s’agissait pour moi d’associer à l’expérience de diction du sensible ce qui vient de notre lecture des textes, de notre culture de mots et d’images, et qui par là refaçonne cette expérience, la « refigure » pour employer le terme de Ricœur. Un sourire alors, ce sourire d’une variété rare par sa combinaison d’ironie et de bienveillance, me faisait comprendre que je n’y étais pas. Que nous n’étions pas sur le même « plan de pertinence » dirais-je, en greimassien. Et de fait, je n’ai vraiment compris que plus tard ce que Jean-Claude mettait d’épaisseur théorique dans les « prédicats somatiques ». Car il assurait par là l’appartenance commune de la phusis et du logos à la théorie du sens. Il imposait la place de la phusis, part du corps implanté dans le monde signifiant par le sensible, dans la structure même du langage. Il dégageait une nouvelle aire à la linguistique et à la sémiotique.

Et pourtant, dans son petit texte superbe de ce numéro de Littérature, portant sur les prédicats somatiques justement, se disait aussi le sensible. Car son écriture même, sa phrase courte, sa syntaxe syncopée, son style paratactique et elliptique, en disaient long sur l’expression du sensible. Préservant le silence, et même respectant l’indicible ; connotant la discrétion et générant l’élégance. Je lui ai dit à ce propos : » Mais Jean-Claude, tu donnes dans le semi-symbolisme ! » Il me gratifia d’un sourire pour toute réponse.

Jean-François Bordron
Université de Limoges

La disparition de Jean-Claude Coquet induit dans l’univers sémiotique un certain type de silence, le sentiment que certaines discussions ne seront sans doute plus possibles, en un mot un désir d’entendre ce qui s’est déjà tu. Mais nous pouvons lire son œuvre et, comme modeste hommage, je me permettrai de commenter brièvement un curieux passage tiré de Phusis et Logos, Une phénoménologie du langage.

Il s’agit d’un commentaire de la formule proposée par Emmanuel Levinas pour dire l’être ou, plus exactement, pour se substituer à la terminologie classique de l’ontologie et en particulier à celle de Heidegger. Levinas nous dit : Il y a.

Jean-Claude Coquet analyse cette formule en insistant tout d’abord sur le il. Il écrit : « Le il est un « neutre ». Personne d’univers, disent des linguistes, comme dans « il pleut », « pluit », « ... », « it rains ».

Il en vient ensuite à citer cette qualification de G. Moignet : « La personne neutre de ce que la pensée ne sait pas nommer. »

Dans la phusis il y aurait donc quelque chose d’innommable. Le Il y a pourrait faire taire le logos, le méduser.

Quelques pages plus loin on peut lire cette citation de Michel Deguy : « Le il y a n’est pas tout l’être ». Dans la manifestation phénoménale il y a quelque chose d’à jamais non paraissant.

En faisant un pas de plus, en allant du il au y peut-être trouverons-nous ce qui justement se présente comme un manque de l’être.

Que veut dire ce y au moins aussi étrange que le il qui le précède ? Les linguistes, toujours eux, y voient tantôt un adverbe invoquant un lieu, une situation, tantôt un pronom, un déictique. On peut dire que y serait le lieu de l’être, ou plutôt le lieu qui advient avec l’être, mais aussi le geste qui montre comme dans une expression du type « j’y crois » équivalant à « je crois à cela ».

On dira sans doute qu’il serait difficile d’entendre en même temps le y comme lieu et le y comme déictique. Pourtant, si le lieu indique la manifestation de l’être n’est-il pas tout aussi manifeste que le déictique appartient au logos ? Ainsi, dans cette étrange formule, il y a, se croiseraient, juste en son milieu, la phusis et le logos, ce dernier venant combler le manque du premier.

Bruno Clément
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Jean-Claude était une personne très affectueuse. Très aimante. L’intelligence, l’inventivité généreuse dont témoigne toute son œuvre, impressionnait beaucoup de gens, je le sais ; et je ne lui ai jamais caché quant à moi que j’admirais de tout mon cœur, de tout mon esprit, et ce qu’il écrivait et la manière qu’il avait d’en parler, si souriante, si subtile, si nuancée, si attentive à déjouer les malentendus, à se garder des réductions au connu. Mais je ne peux séparer cette admiration de l’affection très tendre qui me portait vers lui.

Les textes qu’il a écrits sur Claudel, sur Giono, ou sur Valéry sont de ceux qui m’ont durablement marqué, qui m’ont aidé à trouver pour parler des écrivains un ton qui leur convienne en même temps qu’à moi. Certaines de mes pages lui doivent cette aspiration à l’exactitude, à la minceur, à la justesse, à l’économie tacite auxquelles ma manière naturelle fait souvent obstacle. J’ai parfois voulu l’imiter. Je ne peux pas croire qu’il ne s’en soit jamais aperçu. J’espère seulement qu’il aura vu dans cette maladresse la marque de mon affection.

Il lisait attentivement ce que je lui faisais lire de moi, et je pensais quelquefois à lui en l’écrivant. Cela ne changera pas de sitôt. À la minute où j’écris ces lignes, je sais qu’il lit par-dessus mon épaule. Je sais qu’il sourit.

Jean-Claude aimait les gens. Il les aimait pour eux-mêmes, il ne souhaitait pas qu’ils devinssent, sous son emprise, ou même à son contact, autre chose que ce qu’ils étaient. C’est pour cela je crois, que j’étais avec lui dans une telle confiance. Quand je parlais devant une assemblée où il était – c’est arrivé souvent – je sais que je parlais pour lui. Cela me rassurait.

Quand je lui ai demandé de faire partie de mon jury d’HDR, il accepté sans hésiter. Il a accepté en riant, j’entends encore son rire, au téléphone.

Phusis et logos a été publié en 2007 dans la collection que je dirige aux Presses universitaires de Vincennes, « La philosophie hors de soi » – ce titre lui va comme un gant. Je ne sais s’il en aura été aussi heureux que j’en reste fier. Notre amitié a toujours été au travail.

Pendant des années il est venu m’écouter régulièrement, et même assidument, au séminaire que je tenais au Collège International de philosophie. Il y était actif. Il est arrivé que quelques questions écrites prolongent le dialogue engagé lors de ces séances. De cette présence vive, il a voulu témoigner dans la note qu’il a confiée, pour qu’ils la publient, à Florence de Chalonge et François Noudelmann.

Je lui ai écrit quelques mots pour le remercier – hélas ! c’était il y a moins d’un an :

Cher Jean-Claude, j’adore votre note ! Merci d’avoir pris cette peine. Le recueil n’eût certes pas été aussi amical sans votre contribution.

Vous avez toujours été avec moi si indulgent et si attentif. J’aime beaucoup votre manière de vous faire passer dans cette note pour un simple étudiant, alors que vos interventions et nos discussions m’ont toujours donné l'impression que j’étais et resterais toujours devant vous un étudiant…

Vous me lisez lisant – et vous impliquez dans notre affaire Merleau-Ponty que vous aimez tant. Cela me plaît plus que tout. Il n’y a pour moi de lecture qui vaille qu’amicale et impliquée.

La vôtre est l'une et l'autre exemplairement

Merci de tout cœur, cher Jean-Claude, je vous embrasse très affectueusement.

Marion Colas-Blaise
Université du Luxembourg

Pour Jean-Claude Coquet

Mon émotion est vive. Jean-Claude Coquet n’est plus.

Jean-Claude Coquet, dont les travaux en linguistique et en sémiotique, d’une extraordinaire richesse, m’ont accompagnée pendant des décennies et ont largement contribué à forger ma propre pensée.

Jean-Claude Coquet, dont j’ai pu apprécier les grandes qualités humaines au Séminaire de sémiotique de Paris, mais aussi au Luxembourg, quand, dans le cadre d’un séminaire de recherche sur l’énonciation, il a donné une conférence dont est issu l’article si stimulant intitulé « L’énonciation, fondement de la phénoménologie du langage » (2016). Je retiendrai avant tout l’élégance de Jean-Claude : élégance de l’esprit, « élégance d’âme », comme l’a écrit Hélène Cixous.

Jean-Claude Coquet, avec qui j’ai correspondu régulièrement ; mon dernier message, datant du début du mois de janvier 2023, est resté sans réponse…

Jean-Claude Coquet a contribué de manière décisive à la constitution de la sémiotique de l’énonciation. Loin de moi l’idée de proposer, ici, une analyse approfondie. Ce n’est ni le lieu ni le moment. Il s’agit d’un témoignage, plutôt, rédigé d’une traite. Avant tout pour dire mon émotion et ma gratitude…, en séparant le dire du dit, comme Jean-Claude Coquet l’a lui-même préconisé. À rebours de la sémiotique de l’énonciation voulue par Greimas et Courtés, quand, dans le Dictionnaire (1979), ils ont pris le parti de l’énonciation énoncée. « Du côté de la phénoménologie du langage : trace, énonciation, le dire » et « du côté de la philosophie du langage : signe, énoncé, dit » (2016) : l’essentiel est là, l’opposition entre le résultat, l’instance revêtant le statut de présupposé logique, et l’énonciation comme acte, comme processus et comme geste, dans la tradition benvenistienne, entre la prédication cognitive et la prédication somatique. C’est au juron que Jean-Claude Coquet a consacré quelques-unes des plus belles pages de Phusis et logos. Pour une phénoménologie du langage (2007) : entretissé de logos et de phusis, la phusis l’emportant sur le logos, le juron est cette parole qu’on « laisse échapper », comme l’a écrit Benveniste, cette « impulsion, pulsion », renchérit Jean-Claude Coquet, qui fait affleurer une instance énonçante différente du sujet judicatif.

Nous touchons par ce biais une des facettes les plus originales de la phénoménologie de l’énonciation développée par Jean-Claude Coquet : sa théorie des instances énonçantes. Le lecteur assidu connaît la triade : sujet, quasi-sujet et non-sujet. Ou encore, toujours dans Phusis et Logos : « “s’énoncer” — instance judicative (sujet/quasi-sujet) », « “énoncer” — instance corporelle (non-sujet) ». Il est significatif que, dans un article de 2016, repris dans Phénoménologie du langage (2022), le on – on parle à travers moi – soit argumenté à partir de Merleau-Ponty :

Merleau-Ponty vise juste. Les « personnes grammaticales » ne sont que les indicateurs formels des instances énonçantes. Le « je » de « je vois le bleu du ciel » n’est pas le même que le « je » de « je comprends ce que vous dites ». Le premier renvoie à l’instance corporelle « On perçoit en moi », dit Merleau-Ponty ; le second, à l’instance judicative. Opération somatique enclenchée par l’instance corporelle, d’un côté ; opération cognitive spécifiant l’instance judicative, de l’autre.

Le on et le ça – dernière étape, sans doute, quand, pour paraphraser Deleuze et Guattari (1980), la question du je ne se pose plus, quand l’instance est happée par le devenir.

Jean-Claude Coquet n’est plus. Il n’est que trop banal de dire que son œuvre lui survivra. Et il n’est que trop convenu d’ajouter qu’il a été un des plus grands sémioticiens. Et pourtant, c’est la réalité. Nul doute que cette pensée combien exigeante et stimulante fécondera la réflexion de lignées de chercheurs, jeunes et moins jeunes.

Michel Costantini
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Combien de fois n’avons-nous pas remarqué, avec un sourire, que le natif de Sens relevait par ce simple fait, cette simple coïncidence, d’une sorte de prédestination, lui qui, depuis ses études supérieures – ah ! l’agrégation de grammaire dont il se plaisait avec malice à soutenir que c’était « la meilleure » – jusqu’aux temps les plus récents de sa réflexion, poursuivit avec persévérance sa « quête du sens » ? Encore il y a peu, plusieurs mois après la parution de son dernier ouvrage, il m’écrivait réfléchir à des prolongements de sa pensée, en prenant « des notes pour [s]on plaisir » : il n’avait jamais quitté la saine curiosité, jamais abandonné l’ardeur au travail qui exige l’abnégation et le lent souci de l’approfondissement, ce studium quærendi, « zèle de la recherche », que Bernard de Chartres avait par ailleurs posé au début du onzième siècle comme une des conditions du savoir, exaltant implicitement ce désir de l’autre (ou curiositas), qui fait reculer les frontières du connaissable, et cet accueil de l’autre (capacitas) qui fait reculer la tentation de la certitude présomptueuse. C’est ainsi que Jean-Claude est entré, depuis longtemps, dans la lignée de ce qu’un jour je nommais les chevaliers de l’Opus Verbi, en compagnie et à la suite d’Apollonios Dyskolos et d’Augustin d’Hippone, d’Aristote et de Saussure, de Roman Jakobson comme de Denys le Thrace, comme aussi, ça va de soi, de notre Bernard, Bernardus Carnotensis, Bernard le Carnute – l’homme de la formule « nains juchés sur les épaules des géants »–, et de quelques autres encore, dont son cher Benveniste.

Néanmoins, ce n’est pas ce qu’il me paraît nécessaire et urgent d’évoquer aujourd’hui, en ce moment d’émotion et de tristesse, qui ouvre aussi un temps de mémoire et de souvenirs. Un seul mot, pour ma part, me vient à l’esprit, ou plutôt mille mots affectueux qui viennent se condenser en un seul. Ce mot, dont on connaît l’importance en toutes ses acceptions, ce mot qui joue un rôle décisif depuis Aristote jusqu’à Ricœur, pour nous en tenir aux auteurs dont le récemment paru Phénoménologie du langage fait état, ce mot est « reconnaissance ». Cinquante ans au moins que j’ai éprouvé mon premier mouvement de reconnaissance pour Jean-Claude. Et régulièrement depuis, aussi bien à titre personnel quand je prenais conscience de ce que je lui devais pour les progrès dans l’enseignement et la recherche – dès mes charges de cours à Vincennes, espèce de satellite que j’étais de ses propres cours de sémiotique, puis pour la pertinence acérée et la parcimonie judicieuse de ses conseils lors de la préparation de la thèse d’Etat –, qu’au titre plus strictement professionnel quand, derechef, je prenais conscience de ce que je lui devais, aides non pas secrètes mais plus simplement tues, appuis discrets et efficaces, approbations et encouragements rarement exempts d’une certaine ironie voire de piques superficielles, mais jamais dépourvus d’une vraie, d’une profonde générosité. D’avoir accompagné, en compagnie d’Ahmed Kharbouch, la fabrication de son dernier livre, en un échange serré de missives durant deux grandes années où éclatèrent toute son exigence, toute sa rigueur et toute sa compréhension, a été un honneur, une joie, et comme un paiement bien modeste que je lui faisais de cette longue et grande dette.

Reconnaissance ancienne, présente et future, infinie.

Ivan Darrault-Harris
Université de Limoges

In memoriam

Sous le coup de sa disparition, dont l’impact n’est guère atténué par sa prévisibilité, surgit la rencontre avec lui en 1965, à l’Université de Poitiers, que Greimas venait de quitter, élu avec l’aide de Lévi-Strauss à l’E.P.H.E., VIe section, lui confiant les étudiants intéressés par son enseignement, dont François Rastier qui m’avait montré le tapuscrit de Sémantique structurale.

Je revois donc, avec une grande intensité, un jeune enseignant rayonnant de séduction et d’humour, au physique de tennisman, source d’une approche pour nous tous totalement inédite, celle de la sémiotique qui ne disait pas encore son nom, sous le masque provisoire de la sémantique. Il avait immédiatement conquis les étudiants lassés par des cours d’obédience lansonienne. Et provoqué chez ces enseignants attardés une forte jalousie. Des menaces d’échec aux examens étaient même formulées contre les étudiants qui s’adonnaient, comme moi, disaient-ils ironiquement, à des « coquetteries ».

J’ai donc pu, grâce à lui, participer à l’avènement de ce qui devint L’École sémiotique de Paris. À partir de là, nous nous sommes continûment fréquentés, lus, confortés dans les périodes difficiles que sa sémiotique subjectale a pu connaître.

Jean-Claude Coquet est donc resté un repère solide, source d’inspiration et d’innovation : défendre si courageusement, en plein structuralisme destructeur du sujet, l’importance d’Émile Benveniste et le fil rouge qu’il allait tisser tout au long de son œuvre, soit la reconnaissance de l’hétérogénéité du langage fait de phusis et de logos, contre les théories dominantes, y compris la philosophie du langage de Ricœur, maintenait un socle épistémologique si nécessaire.

Sa grammaire modale puis sa théorie des instances se sont donc patiemment édifiées, permettant à tout un chacun d’atteindre, dans ses analyses, le bonheur de la saisie de la réalité de notre expérience corporelle du monde, parvenant à se faire logos de par les prédicats somatiques.

Son goût marqué pour la pluridisciplinarité, accompagnant tout son parcours, mérite aussi d’être salué, d’abord dans la sélection si diversifiée de ses objets d’analyse : la littérature, de Virgile à Marguerite Duras, certes, mais aussi les œuvres plastiques et les déclarations de ses créateurs, celles des hommes politiques érigées en exemples si convaincants ; et ensuite par sa connaissance approfondie de la philosophie, de la psychanalyse, de l’histoire des sciences du langage, de l’anthropologie. Son ultime ouvrage, Phénoménologie du langage, publié à l’automne 2022, en manifeste la trace exemplaire.

Et l’héritage qu’il nous laisse, de cette exigence épistémologique et méthodologique réaffirmée, est bien la condition précieuse de l’avenir assuré d’une sémiotique ouverte sur le champ des sciences humaines que se sont appropriés, d’ores et déjà, bien des chercheurs de par le monde.

Béatrice Didier
Ecole Normale Supérieure

Jean-Claude, c’est la lumière d’une aurore.

A la suite de mai 68, Jean-Pierre Richard et Jean Levaillant avaient été chargés de constituer une équipe de jeunes enseignants prêts à innover : nouveauté des matières enseignées, nouveauté des méthodes – Jean-Claude fut parmi les plus innovants de ce premier noyau de Paris VIII.

Un monde nouveau, plein d’espoir s’ouvrait devant nous. Cet élan, cet enthousiasme des commencements, cette flamme, Jean-Claude a su les conserver. Homme de lumière, il l’est resté.

Les portes s’ouvraient largement : étudiants de tous âges, de toutes nationalités, de toutes langues et de toutes cultures. Paris VIII fut la première université française à organiser des échanges continus avec la Chine. Jean-Claude a dirigé des thèses particulièrement brillantes de jeunes chercheurs chinois. Découverte réciproque d’autres mondes, goût des cimes. Du sommet de la Grande muraille, s’ouvre un horizon immense.

Jean-Claude accueillait toujours avec la même générosité, la même compréhension, tous ceux qui s’adressaient à lui, venus du monde entier.

Accueil lumineux de son sourire que l’on n’oublie pas

Accueil lumineux de son œuvre qui demeure.

Verónica Estay Stange
SciencesPo-Paris, NCEP-Paris Lumières,
Université Paris-Cité

J’ai un peu hésité à écrire ce texte pour Jean-Claude Coquet. Non par manque de désir, mais par réserve. Car suis-je légitime ? Nous nous sommes connus au XXIe siècle, les années heureuses du projet sémiotique s’étaient déjà éloignées et l’honneur de suivre ses cours m’avait, par le temps, été ôté. De plus, dans mon travail de recherche tel que je l’ai mené jusqu’ici, la théorie qu’il a apportée à notre discipline, si elle est bien présente à ma réflexion, n’y apparaît que de manière indirecte.

Et pourtant, je peux dire que les échanges que j’ai pu avoir avec lui m’ont donné, dès le premier jour, une image entière et intense de sa personne. J’en retiens l’élégance, bien sûr, la discrétion, l’affection retenue qui, au fil du temps, s’est développée entre nous. À vrai dire, je le connaissais bien avant ma première rencontre avec lui : sémioticienne initialement formée au Mexique, j’avais suivi les enseignements de Raúl Dorra et de Luisa Ruiz Moreno ; son nom souvent, très souvent, était cité. Et déjà, une image s’était formée.

Et puis, je peux le dire, la théorie des instances énonçantes m’a accompagnée en sous-œuvre tout au long de la recherche que je mène depuis longtemps sur ce que j’appelle les « zones paradoxales » de la mémoire et de l’histoire. Suivant les considérations de Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés, où il parle des « zones grises », j’ai proposé ce concept de « zones paradoxales » pour désigner « ces espaces mal bornés de conflit éthique, moral, passionnel et identitaire que génèrent les injonctions contradictoires (les double binds) imposées par les régimes totalitaires aux personnes qui s’y trouvent soumises ».

J’ai été amenée à réfléchir à ces questions pour des raisons très personnelles : fille de survivants de la dictature chilienne, et en même temps nièce d’un tortionnaire tristement célèbre au Chili, j’ai côtoyé des descendants – filles et fils, nièces et neveux, petits-enfants et petites-filles – de tortionnaires qui, comme moi, condamnaient publiquement les atrocités commises par leurs parents, tout en étant liés à eux par le sang ou par les affects. Nous avons fondé un collectif : Histoires désobéissantes. Descendants de tortionnaires pour la mémoire, la vérité et la justice. Or, lorsque j’ai accompagné et commenté les textes (témoignages, contes, nouvelles, poèmes) des membres de ce collectif provenant de sept pays différents, les travaux de Jean-Claude Coquet me sont devenus infiniment précieux. L’hypothèse des instances énonçantes en tant que voix, parfois contradictoires, implantées au cœur d’un même sujet, m’a permis de cerner au plus près l’intime déchirement de ces acteurs de la mémoire – de ces acteurs, et de moi-même. « Clivage », l’appelle-t-on en psychanalyse. Mais ce terme ne rend pas compte des implications proprement énonciatives, discursives, de ce phénomène que seul un sémioticien pouvait déceler.

Il m’a fallu considérer que les « instances énonçantes » ne sont pas successives, mais qu’elles cohabitent simultanément au sein d’un même sujet, mettant à mal son identité. Il m’a fallu supposer que ces instances ne se réduisent pas à la distinction entre « sujet » et « non sujet » (sujet maître de ses passions / sujet hors-de lui-même), entre phusis et logos. Il m’a fallu, en somme, introduire des nuances, affronter des complexités, résoudre des ambiguïtés, pour espérer rendre compte de l’objet sur lequel je travaillais et dans lequel je me trouvais impliquée.

Dans ce travail, désormais de longue haleine, je reconnais les apports décisifs de Jean-Claude. Tout cela, à quoi s’ajoutent l’attention bienveillante et continue, le soutien exceptionnel qu’il m’a prodigué dans mon parcours professionnel, si difficile, en France, m’amène aujourd’hui à lui rendre ce modeste hommage.

Pour tout cela et pour bien d’autres choses, je te dis : merci, Jean-Claude.

Jacques Fontanille
CeRes, Limoges

Jean-Claude Coquet, le subjectal et l’objectal

Ce qui caractérise un chercheur qui lègue une œuvre durable, c’est, pour partie, sa capacité à offrir une vision immédiatement reconnaissable, et qui pourtant évolue, se consolide et se transforme. Jean-Claude Coquet est de ceux-là, pour qui la reprise, l’approfondissement et la réactualisation périodiques sont le ressort d’une carrière intellectuelle en mouvement. Tout en cultivant la reprise, dans le cours de son œuvre, Jean-Claude Coquet ne se répétait pas, il avançait, il cherchait le meilleur équilibre possible entre sa conception de la sémiotique du discours et la sémiotique structurale en général. Nous retraçons ici plus particulièrement les métamorphoses de la distinction entre sémiotique objectale et sémiotique subjectale.

Dans Le discours et son sujet (1984 et 1985) le principe de la subjectalité se met en place : la distinction entre sujet et non-sujet, entre instance autonome et hétéronome, et la distribution des rôles entre Ego (et JE-Tu), Il (la non-personne), On (la communauté d’appartenance) et Ça (l’absence de personne, la transcendance et l’imaginaire). En arrière-plan des analyses modales, on voit poindre déjà le principe d’une topologie centrée, autour du « centre de l’énonciation » (le centre subjectal), avec un début de gradation, par exemple entre le « réalisme proche » et le « réalisme lointain » (p. 181). La conclusion de l’ouvrage confirme l’objectif d’une sémiotique du discours (qui ne s’appelle pas encore « sémiotique subjectale ») : elle doit « explorer le champ de la signification dans toute son étendue, du Il au ON, du On au JE » (p. 207).

L’orientation subjectale se radicalise dans La quête du sens (1997). En cette phase de son parcours, Coquet creuse la différence entre la sémiotique objectale (celle de Greimas) et la sémiotique subjectale (la sienne). Cette différence touche toutes les catégories majeures de la sémiotique : principe d’immanence VS principe de réalité ; approche logico-formelle VS approche phénoménologique ; dynamisme des instabilités et des fluctuations du continu VS statisme d’une modélisation discontinue et stable, énoncé VS discours et énonciation, etc... Toutefois, au-delà de la controverse, qui encourageait à forcer les oppositions, on observe déjà quelques ébauches d’articulation : la sémiotique subjectale s’efforce de définir la place de la sémiotique objectale (du côté du non-sujet) à l’intérieur d’une conception générale des instances énonçantes, et se propose, peut-être un peu hardiment, d’« englober » la sémiotique objectale. L’objectif stratégique de La quête du sens apparaît très explicitement dans la section dédiée à la confrontation entre les deux sémiotiques (219-230) et cet objectif sera vigoureusement salué, en 2000, dans un article de Michel Arrivé, paru dans Le Monde et intitulé « La sémiotique sort de l’ombre » (la lumière étant, pour Arrivé, de nature subjectale). Mais l’enjeu était aussi plus général : il s’agissait de savoir si la sémiotique structurale était capable de se renouveler en profondeur.

La perspective change entièrement dans Physis et Logos (2007), d’abord parce que Jean-Claude Coquet décide d’élever le regard, en remplaçant l’opposition de principe entre immanence et réalité par un déploiement systématique des différents types de réalités, dont la relation entre physis et logos est en quelque sorte la matrice dynamique, ce qui permet notamment de rendre compte de la réalité qui est à l’œuvre dans l’expérience et le monde sensible (du côté physis) et de celle propre au discours et au monde intelligible (du côté logos). Mais surtout, la topologie centrée, déjà invoquée dans La quête du sens, prend dans Physis et Logos un caractère explicite et détaillé. Ce sont alors les différentes instances (Instance d’Origine, Instances Projetées, Instance de Réception) qui marquent les seuils internes de cette topologie. En outre, les mouvements entre ces instances constituent un processus d’objectivation, processus réversible, ce qui permet à l’Instance de Réception de faire retour vers le centre subjectal : ce processus réversible rend compte de manière explicite de l’articulation entre la perspective objectale (le mouvement d’objectivation) et la perspective subjectale (le mouvement de subjectivation. La sémiotique de Coquet devient alors la sémiotique des instances, et son caractère « subjectal » passe à l’arrière-plan, au profit d’une éventuelle réunification de la sémiotique structurale.

Laissons pour finir la parole à Jean-Claude Coquet, quand il exprime ce nouvel objectif stratégique :

« Dès lors, le problème crucial de l’Ecole de Paris ne me semble pas aujourd’hui de cerner des oppositions, flagrantes sur le plan épistémologique, mais de chercher dans un souci d’unité à articuler les deux paradigmes de référence : le paradigme formaliste de l’énoncé et le paradigme phénoménologique des instances énonçantes. » (183)

C’est, je crois, et grâce à son impulsion et au cadre de réflexion qu’il a proposé, ce à quoi beaucoup de sémioticiens des générations suivantes se sont employés et vont désormais se consacrer. Longue vie à ton œuvre, Jean-Claude !

Ahmed Kharbouch
Université Mohamed Premier - Oujda (Maroc)

Hommage à un maître et à un ami

Le long des presque quarante ans de rapports amicaux et souvent complices qui m’ont liés à Jean-Claude Coquet, je me suis toujours adressé à lui comme « Monsieur Coquet » car je n’avais jamais oublié qu’Algirdas Julien Greimas, lors d’une séance de son séminaire de l’EHESS à la Faculté de théologie protestante, le dernier, celui sur l’expérience esthétique, a enjoint vivement à l’auditoire d’utiliser, en s’adressant à celui qu’il installait toujours à sa droite, cette particule appellative qui, en principe, lui était réservée - les autres participants avaient tendance à se tutoyer et s’appeler par leurs prénoms respectifs. C’était peut-être un écho du conte Deux amis de Maupassant, ces deux fanatiques de la pêche qui, au moment d’être exécutés, se dirent adieu en se désignant l’un l’autre avec cette formule appellative de nature mondaine mais qui traduisait, dans l’échange intersubjectif, ce qu’il a, dans sa remarquable analyse du conte, désigné comme reconnaissance réciproque. Le maître lithuanien tenait en grande estime son « compagnon de route » et celui-ci n’avait aucun mal à saluer le génie de Greimas.

Dans un de ses textes les plus personnels (« Cinq leçons de sémiotique », Quête du sens, p. 21-29), Jean Claude Coquet se disait « non seulement linguiste mais aussi sémioticien » et il ajoutait que « si l’Etat était libéral », il serait au chômage ! Echo lointain peut-être de cette boutade d’Antoine Meillet qui, à la question : « à quoi sert la linguistique ? », avait répondu abruptement : » à rien ! » Refus d’introduire le mercantilisme myope et à court terme dans ce qu’il considérait comme son domaine de prédilection et son programme de base : « s’occuper du langage en général, de son fonctionnement, de sa signification », dans la mesure où, pour lui, « le sémioticien est une espèce nouvelle de linguistes » qui « ne s’intéresse pas simplement aux mots, aux expressions » mais à ce qui les « englobe, à ce qui les met en forme, bref au discours, au langage en action ». Cependant, il ne se prétendait jamais chef de file que les autres doivent suivre aveuglément. Il n’avait pas de « bonnes réponses » à offrir car, comme tout bon « savant », selon le mot de Lévi-Strauss, il préférait poser les « bonnes questions » en faisant répercuter ainsi l’écho de l’affirmation de Rimbaud, un de ses poètes préférés : « Tout notre embrassement n’est qu’une question ». En effet, comme son maître Benveniste, qui avait jugé bon d’intituler son livre le plus connu Problèmes de linguistique générale, il préférait poser correctement des « problèmes » que d’apporter des « solutions » qui vite, nous le savons tous, ont tendance à devenir dogmatiques avant d’être dépassées et oubliées. Une question pertinente par contre garde toujours « la fraîcheur du toujours neuf », pour reprendre une expression qu’il affectionnait de Benveniste à propos de l’éternité chez les indo-européens. Seules les « bonnes questions » sont éternelles !

Partager et échanger étaient ses « prédicats » favoris et c’est ainsi que, durant l’horrible période du Covid 19, j’ai eu l’immense plaisir de participer avec lui et avec mon ami Michel Costantini, son collègue à Paris 8 et aussi son ancien élève, à l’édition de son dernier livre, son livre-testament en quelque sorte, où avec son habituelle intelligence analytique et loin de tout dogmatisme, il continuait d’investir le « champ » de la Phénoménologie du langage que, pendant presque trente ans, il a exploré sans concessions vis-à-vis des modes intellectuelles éphémères.

Je peux dire que si la sémiotique francophone vient de perdre un maître irremplaçable, ma modeste personne, elle, regrette la perte irréparable d’un ami dont la présence toujours bienveillante réconfortait devant les difficultés que présente souvent la vie aussi bien parmi les hommes que parmi les idées. Qu’il repose en paix.

Luisa Ruiz Moreno
BUAP. Puebla (Mexique)

L’ultime au revoir à Jean-Claude Coquet

Depuis le Programme de Sémiotique et des Études de la Signification (SeS/BUAP, Puebla) qui comprend le Séminaire et la revue Tópicos del Seminario, nous nous unissons aux autres sémioticiens pour l’ultime adieu à Jean-Claude Coquet. Sa longue vie et sa trajectoire dans le monde de la sémiotique l’ont converti en un témoin et un acteur de quasiment toute l’histoire de l’École de Paris, comme il avait lui-même nommé ce courant de la théorie sémiotique fondé par A. J. Greimas dans les années 60.

Collaborateur de notre revue, Topicos del Seminario, sa pensée innovatrice, si riche et si fine qu’elle est parfois difficile à comprendre et à enseigner, n’a cessé d’être présente dans nos réflexions. Fondateur de la sémiotique subjectale, Coquet a créé une ligne théorique qui s’opposait à la sémiotique classique qu’il qualifiait parfois d’objectale. À partir de là, il a œuvré à ce que l’attention soit portée sur la figure du sujet et il a élaboré tout un dispositif pour faire du sujet le centre de ses recherches. Cela a provoqué une crise interne au sein de la sémiotique de Paris qui, dans le débat toujours, s’est enrichie au fil des ajustements et des discussions passionnées, renfermant de fait une grande richesse que les acteurs de la pensée contemporaine ne conservent pas toujours.

Finalement, la sémiotique étant une problématique du langage toujours en devenir car centrée sur les processus, elle l’a reçue, tout comme d’autres perspectives internes, qui, ne se contredisant pas entre elles, élargissent son horizon épistémologique. Jean-Claude Coquet est resté fidèle à ses postulats et à son regard vif, critique et pointu. Son énorme contribution à l’univers phénoménologique du sujet, avec toutes ses instances internes, exige beaucoup des sémioticiens contemporains et les pousse à travailler formellement cet abîme ontologique non substantialiste.

La tâche est immense et complexe, et nous ne pouvons que remercier de Jean-Claude Coquet qui, par sa présence, a animé jusqu’à la fin toutes les rencontres académiques, soutenant le débat aussi longtemps que ses forces le lui ont permis.

Martin Mégevand
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis
Revue Littérature

Deux anecdotes

Image

Pour notre joie, Jean-Claude est resté, jusqu’à la fin, membre du bureau de Littérature. Pourtant, voici quatre ou cinq ans, il annonçait sa décision d’arrêter, par un message électronique qui a suscité une vive émotion. Réaction de l’un de nos collègues : « c’était un seigneur parmi nous ». Ce message qui lui était indirectement adressé, l’a-t-il jamais reçu ? Si un tel compliment l’a atteint, sans doute l’a-t-il accueilli avec reconnaissance, mais surtout je l’imagine, dans un réflexe de pudeur, brièvement pouffer en plissant ironiquement les yeux. Indissociable de ce rire, cette image d’un visage aux traits soudain baignés dans des reflets d’enfance est celle de lui qui reste aujourd’hui la plus fortement gravée dans ma mémoire.

« Je pense à toi »

Le 13 avril 2020, apprenant la mort de sa femme, au temps où un strict confinement nous coupait du monde et de la présence des plus proches, j’écris à Jean-Claude quelques pauvres mots auxquels il répond ceci :

Cher Martin,
Merci.

57 ans de vie commune se sont achevés dans le silence. Seule consolation : le médecin ma dit qu’il avait vu ma femme dans son lit avec le visage souriant.
Demain, crémation en mon absence.
JC
J
espère que tu nas pas trop de soucis avec ta femme et tes enfants. Je pense à toi.

« En mon absence » : sans aucun doute, c’est le fait d’être moi-même séparé des miens, alors confinés à New-York où la pandémie fauchait des centaines de vies par jour, qui m’a conduit à inventer un rite minuscule, en riposte à la violence de cette coupure causée par la pandémie, une compensation dérisoire à cette séparation imposée à Jean-Claude.

Je lui demande de me communiquer l’heure de la crémation. « À 15h » répond-il par un message qu’il m’envoie rapidement et, craignant sans doute que je ne l’aie pas lu, qu’il me renvoie dix minutes avant l’heure annoncée de la crémation.

À 15h, je coupe l’écran d’ordinateur qui me relie à ce même moment à une réunion de département, après avoir énoncé à mes collègues – car certains le connaissaient – la raison de la pause que je m’octroyais. Comme promis à Jean-Claude, je fais jouer dans le lecteur de CD, légère et grave, réparatrice et réconfortante, la passacaille de Stefano Landi intitulée Homo fugit velut umbra où s’harmonisent deux voix disant :

Morire bisogna
I Giovani, i putti
E gl'Huomini tutti
S'hann'a incenerire,
Bisogna morire.
I sani, gl'infermi,
I bravi, gl'inermi
Tutt'hann'a finire,
Bisogna morire
E quando che meno
Ti pensi, nel seno
Ti vien a finire,
Bisogna morire
Se tu non vi pensi
Hai persi li sensi,
Sei morto e puoi dire :
Bisogna morire

Ce qui avait rendu imaginable ce petit rite transférentiel, c’est ce « je pense à toi » qui signe la délicatesse d’une pensée, un « je pense à toi » peu attendu dans ce si douloureux moment qu’il vivait. Et l’on peut entrevoir une parenté avec ce conte persan que chérissait Jean-Claude, au moins en ceci que le lien coupé s’y trouve symboliquement rétabli par la vertu de l’usage inattendu, saisissant, du « toi », de ce toi sésame qui a la puissance d’ouvrir les portes.

Claude Mouchard
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Poète

La présence

La présence intellectuelle et humaine de Jean-Claude, son ironie précise et contenue, jamais destructrice, toujours généreuse – c’est là ce qui aura contribué à rendre la vie et le travail à Paris 8 plus libres, plus inventifs, et – au meilleur sens – plus exigeants.

A plusieurs reprises, il m’a été donné de collaborer très librement avec lui. 

Comme j’aimerais retrouver les traces de ces conversations !

Jacques Neefs
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis
et Johns Hopkins University

« Jean-Claude Coquet »

Jean-Claude Coquet, maintenant dans ma mémoire, est d’abord une silhouette, d’élégance, de présence attentive, dès qu’apparaissant, créant aussitôt de l’espace commun à partager. J’ai le souvenir de ces réunions de la revue Littérature, où l’arrivée de Jean-Claude est une chaleur et un sourire qui donnent confiance, et la certitude que nous allons travailler avec liberté, respect, vivacité et parfaite intelligence en commun.

Dans la longue durée, depuis les débuts de Vincennes, Jean-Claude est dans ma mémoire la confiance solide, amicale, que donnaient immédiatement la très singulière mobilité de son visage, et son regard combinant comme personne chaleur, sérieux, aimable ironie, et liberté. Avoir travaillé avec Jean-Claude, au « Département », à l’U.F.R, à la Recherche, est un privilège, tant il a donné une force d’engagement, de liberté et de respect, avec le souci que le mieux possible soit précisément possible, et engagé. Sa participation aux rencontres et séminaires de l’École doctorale « Pratiques et théories du sens » – dont une très mémorable longue matinée avec Paul Ricœur que Jean-Claude avait convaincu de venir à Saint-Denis – a été constante, chaleureuse, toujours encourageante et lumineuse. Oui, cela est intense dans la mémoire : la présence de Jean-Claude apporte pour tous respect, liberté et intelligence.

Sa ténacité à rejoindre, dans nos pratiques communes, le sens profond des choses, est assurément la même que celle qu’il a eue dans l’élaboration, cours après cours, livre après livre, d’une « phénoménologie du langage » qui soit la compréhension en actes de ce qu’il y a de plus profond dans l’expérience que nous donne la parole.

Magdlena Nowotna
INALCO, Paris

Théorie des instances :
le fondement, la mesure et le rythme du processus traductif

La traduction est encore trop souvent considérée comme « subjective », ce terme étant compris dans un sens quasi anarchique : chacun comprend ce qu’il veut. Or, la théorie des instances de l’énonciation s’avère être un guide, un instrument de mesure et un garant de justification dans le processus traductif.

Note de bas de page 1 :

Jean-Claude Coquet, Phusis et Logos ; une phénoménologie du langage, Paris, PUV, 2007, p. 7.

Note de bas de page 2 :

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976, p. 337.

Se situant dans le paradigme de la sémiotique d’inspiration phénoménologique de Jean-Claude Coquet, la saisie de la forme des phénomènes du monde viendrait du sujet percevant c’est-à-dire de son corps1. Ce choc de la perception entre les forces prégnantes2 du monde et l’instance corporelle sera ensuite traité par l’instance judicative qui transformera la perception en écriture (ou en tout autre type d’expression). Les saillances du monde sont repérées et assimilées par le sujet. La re-production de cette morphologie sensible procède par la discursivisation, la métaphorisation, la figurativisation. La traduction qui vient par la suite doit respecter cette cartographie initiale.

Les êtres textuels que sont les instances énonçantes soutiennent et communiquent la cartographie du texte. La première de ces instances, l’auteur, met en place l’énonciateur et ensuite les autres qui font vivre l’univers projeté, littéraire ou relevant d’un autre langage artistique ou d’autres genres discursifs. Les instances sont construites selon une idée, selon telle ou telle intention. Leur caractère modal, leur autonomie, leur hétéronomie, la faculté de jugement qu’elles induisent ou l’absence de cette faculté, la présence ou non de prédicats somatique, esthétique ou éthique constituent l’identité de l’œuvre. Ces phénomènes devraient être transmis en priorité dans la version traduite.

Note de bas de page 3 :

Dante Alighieri, L’Enfer, chant 1, Arles, Actes Sud, 2016, p. 30.

Ouvrant l’un des poèmes les plus connus de l’humanité, Inferno de Dante3, l’énonciateur présente le destin responsable de ses difficultés existentielles :

Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura
Ché la dirita via era smarrita

Voici ma traduction :

Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai dans une forêt obscure
Car la voie droite était perdue

Note de bas de page 4 :

Jacques-André Mesnard, Dante, traduction en prose, Paris, 1857 ; cité par Magdalena Nowotna, La perception et la forme ; comment traduit-on ?, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 12.

Dans plusieurs traductions françaises, je cite l’une d’elles ci-dessous, c’est le sujet qui s’égare sur son chemin4 :

J’étais au milieu de ma course et j’avais déjà perdu la bonne voie,

La voie était perdue ou j’ai perdu la bonne voie ? Il est évident que dans l’original de Dante le chemin a été « égaré » par le destin (tiers actant transcendant) et non par le sujet agissant, conscient de son acte. Il ne s’agit donc pas d’un simple détail de grammaire ou d’histoire littéraire, mais bien d’une conception philosophique de l’énonciateur. Selon la définition du discours fondée sur la primordialité des instances, « l’activité de langage (l’activité signifiante par excellence) est rapportée à une ou plusieurs instances énonçantes » (Coquet, Phusis et logos, p. 40).

Et puisque le but de la traduction est de garantir dans la mesure du possible la corrélation et la concordance de l’identité du texte source avec celle de la version traduite, et puisque les instances sont porteuses de cette identité comme « êtres » responsables de la fondation et de l’organisation du discours, traduisons donc en priorité l’identité des instances énonçantes pour s’assurer la bonne cohérence et le caractère optimal de l’œuvre traduite.

Sündüz Öztürk Kasar
Université Galatasaray (Istanbul)

Étant une des premières doctorantes du Professeur Jean-Claude Coquet, je suis profondément attristée d’apprendre sa disparition. Après mon doctorat de sémiotique littéraire soutenu sous sa direction à l’EHESS de Paris, j’ai commencé à enseigner au Département de Traduction à l’Université technique de Yıldız à Istanbul. J’entamais en même temps une carrière de traductrice, commencée par l’Espace littéraire de Maurice Blanchot, puis S/Z de Roland Barthes, et poursuivie ensuite jusqu’à la Route des Flandres de Claude Simon, Sarrasine d’Honoré de Balzac et Sur la traduction de Paul Ricœur entre autres. Toutes ces traductions posaient des problèmes que je résolvais grâce à mes connaissances en sémiotique. Ainsi, j’ai pu établir une interdisciplinarité entre la sémiotique et la traductologie en m’inspirant des travaux de mon Maître. Dès le début des années 2000, j’ai commencé à travailler dans ce domaine interdisciplinaire appelé aujourd’hui « sémiotique de la traduction » ; mes travaux progressent dans la lignée de la théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet. Entre 2000 et 2022, outre des cours de sémiotique de la traduction à l’Université technique de Yıldız et, depuis 2013, de sémiotique littéraire à l’Université Galatasaray, je dirige dans ces deux établissements des mémoires et des thèses qui se nourrissent de l’approche de Jean-Claude Coquet.

Je l’ai invité deux fois à Istanbul. En 2002 d’abord, pour commémorer le centième anniversaire de Benveniste, avec un séminaire de deux jours, réalisé ensemble, sur Discours, Sémiotique et Traduction, prolongé ensuite par la publication d’un livre aux Presses de l’Université technique de Yıldız. La seconde fois était en 2014 : après la publication des Dernières leçons de Benveniste qu’il a co-dirigée, Jean-Claude Coquet est venu animer un séminaire intitulé « Dernières leçons d’Émile Benveniste : sémiologie, langue et écriture ».

Depuis 2020, j’ai entamé la traduction en turc d’une série de ses articles : six textes pour l’instant, publiés dans chaque numéro de Journal of Academic Studies in World Languages, Literatures and Translation (WOLLT) : 1. « Instances d'énonciation et modalités. Le loup et l'agneau, de La Fontaine (1,10) » (juin 2020) ; 2. « Problématique du non-sujet » (décembre 2020) ; 3. « Les prédicats somatiques » (juin 2021) ; 4. « Quelques repères historiques pour une analyse de l’énonciation (d’Aristote à Benveniste) » (décembre 2021) ; 5. « Le logos, une aporie linguistique ? » (juin 2022) ; 6. « Approches théoriques de texte littéraire » (décembre 2022). La terminologie de la sémiotique étant très restreinte en langue turque, j’ai dû faire un travail terminologique avant d’entamer la traduction de chaque article. J’ai relevé quelque 700 termes dont une partie n’avait pas de correspondant turc ; j’ai donc forgé des néologismes pour ces termes et j’ai établi des lexiques que j’ai ajoutés aux articles traduits. Coquet a connu ces traductions et ces terminologies ; il en a été satisfait. J’envisage de poursuivre cette tâche. 

Éminent linguiste et sémioticien, Jean-Claude Coquet a influencé beaucoup de chercheurs. Il a montré qu’il faut articuler le monde de la phusis au monde du logos pour saisir la signification non seulement des textes mais aussi celle de la vie elle-même. Tout ce que j'ai appris de lui a éclairé mon parcours académique. Je lui en serai à jamais reconnaissante.

Herman Parret
Université de Louvain (KU Leuven, Belgique)

Jean-Claude Coquet

Quelle tristesse de constater que l’École de Paris – c’est bien Jean-Claude qui a inventé et promulgué ce syntagme – a été durement décapitée en si peu de temps : Zilberberg, Brandt, Fabbri et maintenant Coquet ont disparu, quatre têtes parmi les plus créatrices, les plus fulminantes du symposium sémiotique. Ils ont quitté la scène post/méta-greimassienne, mais la tonalité de leur intelligence résonnera encore longtemps dans l’âme. L’impact de ce quatuor a été incontournable. Leur présence restera dans le souvenir des amitiés, des accords et désaccords, de l’être-ensemble de nos facultés d’intellectuels, de chercheurs et de convives. On pleure la disparition de Coquet.

En ce moment dysphorique, je n’ai que trois ou quatre vifs souvenirs de Jean-Claude à vous soumettre.

1967. J’arrive en septembre 67 (donc, pré-mai 68) à Paris comme jeune assistant-doctorant pour me renseigner sur place sur le structuralisme sémiolinguistique et son épistémologie. Quelques cours de Martinet et deux entretiens avec cette célébrité ne me satisfont pas du tout, et heureusement que je vois par hasard dans la rue une affiche de l’École des Hautes Études avec la mention : « A. J. Greimas, cours de sémantique structurale, etc. ». Greimas animait depuis 1966, dans une minuscule salle intimiste du Collège de France, un séminaire de sémiolinguistique, et j’y assiste à partir de novembre 67, avec autour de la table : Coquet, Ducrot, Genette, Kristeva, Metz, Rastier, Todorov, Cohen et Clément, et sans doute encore quelques autres (l’ombre de Barthes aussi est présente). C’est ma première rencontre avec Jean-Claude, primus inter pares dans ce cénacle, le plus digne et le plus respecté de l’éminente assemblée, et confident de Greimas. On devient vite des amis. Jean-Claude, tout comme moi-même, est fasciné par Julia Kristeva, amitié pour la vie. Lui et moi ont dû consoler Julia après une séance où le Maître avait lancé une attaque machiste contre cette jeune émigrée d’une grande beauté slave et d’une douce intelligence vulnérable. Voici l’histoire de mes premières rencontres avec Jean-Claude.

1983. Indépendance et autonomie, fidélité aristocratique, douce ironie et sain relativisme, c’est ainsi que Coquet se comportait dans sa relation avec Greimas. Et pourtant il s’engage à fond dans l’homme et sa science. Ainsi, il rassemble avec Michel Arrivé une centaine de chercheurs en août 1983 à Cerisy – lieu qu’il a souvent fréquenté et qui devient l’emblème de sa mondanité – pour un colloque de sémiotique, inoubliable pour ceux qui étaient présents. C’est lui qui publie cet événement en 1987 sous le titre de Sémiotique en jeu. A partir et autour de l’œuvre d’A. J. Greimas. Jean-Claude est coresponsable, avec Arrivé et Landowski, de l’organisation tout en respectant l’autorité doctrinale de Greimas qui clôt les travaux en répondant brillamment aux questions de l’audience. En guise de conclusion de cette Fête de la Sémiotique, Coquet formule une conviction qui sera injectée dans ses œuvres ultérieures dont la récente Phénoménologie du langage : « Le sémioticien a perdu sa confiance en une raison omniprésente capable de proposer un système globalisant », adage à la Coquet attaquant l’immanentisme d’un structuralisme fixiste. Voilà pourquoi je me suis toujours senti si proche de la philosophie de Jean-Claude.

1985. Coquet n’a jamais prêché la trahison du Maître, même après le tournant « phénoménologique » à partir de Benveniste, Merleau-Ponty et Ricœur qui l’ont guidé à travers les brouillards de la phusis. Jean-Claude se présente plutôt en disciple docile de Greimas mais il reste vigilant quand-même. Il rédige une très minutieuse biobibliographie raisonnée de Greimas (jusque septembre 1984) pour le gros Recueil d’hommages pour A.J. Greimas en deux volumes que j’ai publiés avec Hans-George Ruprecht en 1985. Quelle minutie, quelle objectivité, quelle perspicacité que les quatre-vingt-deux auteurs des deux volumes ont certainement appréciées.

2013. Journée d’hommages à la mémoire de Greimas, à la Faculté de Médecine, organisée par Anne Hénault, avec une Table Ronde où Jean-Claude fait une intervention sur le « parcours fondateur de Greimas ». Je me souviens bien des lignes de force de cet exposé ne témoignant d’aucun reniement, bien au contraire, plutôt d’un respect pour la continuité doctrinale mais en même temps pour l’historicité créatrice de la pensée sémiotique. Dans cet exposé Coquet s’intéresse de façon malicieuse aux lectures (et non-lectures) de Greimas, qu’il accuse (poliment) de n’avoir pas lu ni intégré la phénoménologie de Merleau-Ponty (de n’avoir même pas lu Signes par exemple), certainement pas Husserl – le modèle de lecture de Greimas est une « lecture à éclipses », ironise Jean-Claude. On a pu sentir en 2013 le « tournant » phénoménologique que je n’interprète pas comme une abnégation mais comme un projet de complétude, d’une plus parfaite adéquation.

Jean-Claude nous a quitté, fin de la factualité d’une amitié mais pas de sa vivance mémoriale, disparition d’un homme aux nuances, promoteur du mariage de l’épistémologie sévère d’un structuralisme squelettique (structure, immanence) avec un supplément essentiel, le soubassement somatique énonçant.

La réalité de la mort ne vaincra pas l’Idée de la Vie.

Jean Petitot
E.H.E.S.S., Paris

En hommage à Jean-Claude Coquet (18 janvier 2023)

La perte d’un ami est irréparable et Jean-Claude Coquet était un grand ami. Nous nous sommes rencontrés au début des années 1970 au « Séminaire Greimas » et pendant ce demi-siècle de compagnonnage nos échanges scientifiques furent innombrables. À tel point que j’ai demandé en 1990 à Jean-Claude s’il voulait bien codiriger mon séminaire de sémiotique à l'EHESS, ce qu'il a fait jusqu'en 1996.

Que de souvenirs communs ! Il est impossible d’en faire le tour.

Évidemment nos travaux sur Greimas, Lévi-Strauss, Ricœur, Eco ont été extrêmement intenses (et convergents). Mais c’est sur la phénoménologie du langage que notre dialogue a été particulièrement fécond comme le montre notre débat à propos de son opus Phusis et Logos organisé par Ivan Darrault-Harris dans le n° 114 des Nouveaux Actes Sémiotiques. D'ailleurs, les principaux thèmes en sont repris dans le triple compte-rendu de son dernier ouvrage Phénoménologie du langage dans le présent numéro.

L’approche du langage très phénoménologique centrée sur la dimension subjective de l’instance de l’énonciation (la « sémiotique subjectale ») veut articuler le langage avec le monde sensible tel qu’il apparaît dans la perception, la spatialité, la temporalité, et tel qu’il se trouve ressenti dans le comportement et l’affectivité.

Elle fait intervenir de façon essentielle des références techniques à la phénoménologie de la perception et au concept de « Leibkörper » chez Husserl. Chez Merleau-Ponty, que Jean-Claude mobilise énormément, s’opère progressivement un passage de la phénoménologie à une « philosophie de la nature » dans les derniers cours du Collège de France. L’originalité profonde de Jean-Claude est de faire converger cette phénoménologie « naturalisée » avec la linguistique de Benveniste de façon à réarticuler entre eux phusis et logos. La phusis n’est pas la physique mais la structuration morphologique qualitative du monde naturel sensible, sa puissance d’apparaître, Kant dirait sa « bildende Kraft ».

De mon côté, la convergence se fait entre cette même phénoménologie naturalisée et l’approche morphologique et qualitative, hylémorphiste, du monde naturel développée par René Thom. Cela permet de réarticuler la phusis et le logos non seulement entre eux mais avec les sciences naturelles au sens moderne.

Il y a le savant, linguiste et sémioticien hors pair au cœur de tous les enjeux et débats des méthodes structurales et phénoménologiques. Il y a l’érudit et l’humaniste classique digne des cercles de la Renaissance ou des Lumières. Il y a le philosophe pétri d’Aristote et des multiples reprises de l’hylémorphisme. Il y a l’intellectuel pouvant intervenir dans des colloques sur la culture, la littérature d’avant garde, la psychanalyse et tant d’autres thèmes d’actualité. Il y a le professeur doté d'un admirable talent pédagogique. Il y a le structuraliste analysant en profondeur des auteurs comme Valéry ou Claudel. Il y a l’homme délicat, courtois, élégant, affable, plein d’humour. Mais il y avait quelque chose de plus chez Jean-Claude, quelque chose qui nous dit qu’habiter toutes les maisons du langage c’est incarner une civilisation. Il y a un côté du Bellay, un engagement pour la « Défense et Illustration » du langage.

Oui, Jean-Claude faisait bien partie de la « Pléiade » de l’esprit phénoménologique et structural au service du langage.

Wang Dongliang
Université de Pékin

Jean-Claude Coquet et la Chine

Jean-Claude Coquet appréciait la culture chinoise et aidait avec générosité les étudiants chinois dans leur recherche comme dans la vie intellectuelle en général. Parmi les thèses qu’il a dirigées, citons : Entre le sujet et le non-sujet dans Celui qui ne m’accompagnait pas de Maurice Blanchot,thèse présentée et soutenue par Frédéric Wang en 1993 ; Analyse sémiotique d'une figure mythique : le dragon chinois, thèse présentée et soutenue par Hongmiao Wu en 1993 ; Les signes et les mutations : pour une étude sémiotique du grand commentaire du Yijing, thèse présentée et soutenue par Dongliang Wang en 1994.

Invité par l’Université de Pékin, il a donné une série de conférences en Chine en automne 1996 sur la sémiotique et la phénoménologie. Enregistrées et traduites en chinois par Wang Dongliang, ces conférences ont été publiées par les Presses de l’Université de Pékin en 1997 sous le titre de La sémiotique du discours, Conférences du Professeur Jean-Claude Coquet à l'Université de Pékin. Ces conférences et le livre ont inspiré toute une génération de chercheurs et d’étudiants chinois qui s’intéressent à la sémiotique et à la quête du sens.

Nous avons actuellement, à l’Université de Pékin, le projet de rédiger une entrée » Jean-Claude Coquet » dans la version chinoise de Wikipédia et une autre dans l’encyclopédie en ligne chinoise, Baidu Baike, pour témoigner de notre reconnaissance et de notre affection à l’égard d’un très cher professeur et ami, et pour qu’il demeure toujours parmi nous, en chinois et en Chine, comme un éclaireur lucide et critique de nos recherches sur le sens.

Pour moi, Jean-Claude Coquet est plus qu'un professeur et ami, c’est un père spirituel, c’est un maître, un maître en art de former et de guider les disciples, un maître qui sait quand corriger et critiquer, ou quand encourager et soutenir. Je me souviens que, lorsque je lui présentais la première version de l’introduction de ma thèse, il a fait une remarque avec une aimable ironie : « tout cela est très bien, mais où est la sémiotique ? » Je me souviens aussi que, après un cours où l’on travaillait sur le célèbre article de Benveniste « Le langage et l’expérience humaine », notamment de sa tripartition « temps physique, temps chronique et temps linguistique », je lui ai posé une question sur l'exception chinoise du « temps chronique », celui du calendrier. Il m’a encouragé à exposer mes idées dans un texte, a corrigé ensuite minutieusement le manuscrit et l’a fait publier dans la revue Sémiotiques sous le titre de « Note sur le devenir dans l’expérience chinoise » (N° 5, 1993). Ce fut une de mes premières publications académiques, et c’est à partir de là que je me suis rendu compte combien j’étais chanceux de l’avoir comme directeur de recherches à l’époque et comme guide pour toute une vie.