La peste de la citation. Quelques réflexions sur la peinture de Jasper Johns, à partir de Louis Marin The plague of the quotation. Some reflections on the painting of Jasper Johns, departing from Louis Marin

Tarcisio Lancioni

Université de Sienne

https://doi.org/10.25965/as.7735

Le sujet de cet article est la citation en peinture en tant que mode spécifique de la praxis énonciative. En particulier, partant d’un texte de Louis Marin de 1989, l’article se concentre sur certaines œuvres de Jasper Johns qui présentent, avec plus ou moins d’évidence, des références au Polyptyque d’Issenheim de Matthias Grünewald. L’analyse des œuvres nous permet d’avancer quelques hypothèses sur les stratégies énonciatives qui sous-tendent le travail de Jasper Johns.

The subject of the article is citation in painting as a specific mode of enunciative praxis. In particular, departing from a 1989 text by Louis Marin, the article focuses on a number of works by Jasper Johns that present, with varying degrees of evidence, references to Matthias Grünewald’s Issenheim Polyptych. The analysis of the works allows us to advance some hypotheses about the enunciational strategies underlying Jasper Johns’ work.

Index

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Mots-clés : citation, énonciation, praxis énonciative, secret/véridiction, sémiotique figurative

Keywords : citation, enunciation, enunciative praxis, figurative semiotics, secrecy/veridiction

Auteurs cités : Antoine COMPAGNON, Jacques FONTANILLE, Louis MARIN, Sylvie RAMOND

Plan
Texte intégral

1. Avant-propos

Note de bas de page 1 :

Lancioni 2015, 2020, 2021.

Le point de départ des réflexions qui suivent est une rencontre fortuite avec la peinture de Jasper Johns, provoquée par ses citations des figures du Polyptyque d’Issenheim de Matthias Grünewald, qui constituait l’objet principal de ma recherche1.

Note de bas de page 2 :

Sur ce sujet, voir notamment : Ramond 2012.

Note de bas de page 3 :

Sur le thème du secret en peinture voir Calabrese 1985.

Ces citations ne se caractérisent pas tant par leur contenu thématique, qui n’est pas particulièrement original (du moins jusqu’à un certain point, comme nous le verrons), puisque, surtout depuis le début du XXe siècle, de nombreux artistes ont repris des figures de l’œuvre principale de Grünewald2. Ce qui les rend uniques, c’est la façon dont elles sont présentées. Comme on le sait, en effet, cette présence est cachée, comme si elle s’offrait avec réticence au regard d’un observateur, qui est donc appelé à collaborer activement, comme dirait Umberto Eco, pour identifier et donner un sens à la présence de ce « secret »3, en contraste évident avec les autres citations manifestes, ostentatoires et débordantes qui parsèment ses œuvres, y compris celles dans lesquelles le Polyptyque d’Issenheim est dissimulé.

Un encombrement de citations qui rend explicite l’intense travail de construction discursive à travers la convocation et la réactualisation de figures et de configurations sédimentées par l’usage, issues de l’histoire de l’art et du catalogue personnel des œuvres elles-mêmes de Jasper Johns, dans lesquelles réapparaissent des citations de citations (images que Johns s’est déjà appropriées auparavant), ainsi que des objets quotidiens, mais qui ont aussi été peints jadis, et sont donc pareillement des citations de leurs représentations antérieures.

À cette inflation de citations dans l’univers artistique de Johns, et en particulier à la présence cachée du Polyptyque d’Issenheim, Louis Marin (1989) a également consacré un article, auquel je dois l’expression « peste de la citation », ici adoptée comme titre. Il s’agit d’un court essai dont je voudrais partir pour tenter de réfléchir à la spécificité de la pratique de la « citation » chez Johns.

2. Peinture et citation

Note de bas de page 4 :

Sur la pratique artistique du collage, notamment chez Picasso, voir Polacci 2012.

Je voudrais d’abord faire quelques remarques préliminaires sur la citation en général, et sur les effets de l’extension de ce concept de la sphère verbale originelle à celle de la production picturale. Une extension qui se fait généralement sans trop de problèmes, et qui est déjà suggérée, indirectement, par Antoine Compagnon (1979), qui ouvre son ouvrage sur la citation en en faisant un substitut pour adultes du jeu enfantin du collage, du copier/coller, que les artistes considèrent comme leur propre instrument, voire comme une métaphore générale du travail pictural4.

La première caractéristique de la citation est banalement celle de créer un lien entre deux textes, un texte citant et un texte cité. La citation se situe donc parmi les phénomènes d’intertextualité, que Michel Riffaterre définit comme suit :

Il s’agit d’un phénomène qui oriente la lecture du texte, qui en gouverne éventuellement l’interprétation, et qui est le contraire de la lecture linéaire. C’est le mode de perception du texte qui gouverne la production de la signifiance, alors que la lecture linéaire ne gouverne que la production du sens. C’est le mode de perception grâce auquel le lecteur prend conscience du fait que, dans l’œuvre littéraire, les mots ne signifient pas par référence à des choses ou à des concepts, ou plus généralement par référence à un univers non-verbal. Ils signifient par référence à des complexes de représentations déjà entièrement intégrés à l’univers langagier. Ces complexes peuvent être des textes connus, ou des fragments de textes qui survivent à la séparation de leur contexte, et dont on reconnaît, dans un nouveau contexte, qu’ils lui préexistaient (1981, 5-6).

Note de bas de page 5 :

Gérard Genette (1982) place également la citation parmi les cas d’intertextualité, dont il donne cependant une définition plus restreinte, désignant par ce terme le niveau le plus élémentaire, le moins abstrait, des cinq dans lesquels il se propose d’articuler l’ensemble des phénomènes de transtextualité, c’est-à-dire de relations entre différents textes (coïncidant à peu près avec l’intertextualité de Riffaterre). L’intertextualité se définit par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, et en particulier par la présence effective d’un texte à l’intérieur d’un autre, qui peut être plus ou moins explicite, allant de la citation (« avec guillemets, avec ou sans référence précise », p. 8), au plagiat, assomption non déclarée, et à l’allusion, c’est-à-dire un énoncé dont la pleine intelligibilité présuppose la perception d’une relation avec un texte extérieur qui n’est pas explicité.

Riffaterre distingue ainsi deux modes de lecture : un mode linéaire, que l’on pourrait dire guidé par la structure des isotopies textuelles, selon lequel même les éventuelles références à des textes externes ne deviennent pertinentes que dans la mesure où elles s’intègrent au texte de destination, et contribuent à définir ce que Riffaterre appelle son « sens » ; et une seconde voie qui privilégie au contraire la relation entre les énoncés incorporés et le texte « fantôme » dont ils proviennent, d’où découlerait un autre niveau, ou type, de signification, que Riffaterre appelle « signifiance », et qu’il fait coïncider avec une idée spécifiquement « littéraire » du sens5.

Note de bas de page 6 :

Parmi les nombreuses contributions sur le sujet, je me limite à citer Greimas-Fontanille 1991, Bertrand 1993 et Fontanille 1998 comme textes de référence.

En termes plus proprement sémiotiques, nous pouvons reconnaître dans la problématique intertextuelle une question de praxis énonciative6 parallèle à celle de l’énonciation : si l’énonciation consiste en la convocation, par une instance énonciatrice, de la compétence linguistique dans l’acte de production discursive, la praxis énonciative consiste en la convocation de formes discursives déjà sédimentées par la culture, d’énoncés déjà dits qui contribuent à façonner le discours lui-même. Ici aussi, nous avons l’intégration d’opérations de sélection et de combinaison, selon le lexique jakobsonien, cependant elles ne portent plus sur des unités de langue, mais sur des fragments de discours.

Les fragments discursifs du déjà dit sont conçus comme un répertoire dans lequel on peut puiser en vue d’une nouvelle production discursive. C’est-à-dire que le répertoire, la dimension paradigmatique, est constitué d’énoncés déjà potentialisés qui sont réactualisés et donc réalisés dans un nouveau discours, différent du discours original. Une opération qui, d’une part, prend son sens de la lisibilité, de la cohérence, du nouveau discours qui accueille le texte cité, tandis que, d’autre part, elle continue à convoquer le fantôme, virtualisé, du texte source, dont la citation est tirée, avec les effets de sens qui lui sont associés (la signifiance de Riffaterre).

Si nous essayons de comparer ces observations avec la sphère de la production picturale, il paraît évident qu’elles gardent intacte toute leur pertinence, et en effet nous pouvons observer qu’une discipline comme l’iconographie a pour objet de recherche précisément la reconnaissance et la classification des phénomènes d’intertextualité : la survivance, la récupération, la répétition et la variation de figures et de schémas pris dans les œuvres d’autres artistes, d’autres époques et d’autres cultures, qui contribuent à définir le sens de l’œuvre picturale, bien au-delà des effets, certainement moins pertinents, de la référence extrasémiotique.

Note de bas de page 7 :

Il en va de même pour le discours verbal, mais dans ce cas, parmi les formes disponibles pour la convocation, il en est une fondamentale, hiérarchiquement supérieure aux autres et incontournable, qui est la langue.

Il faudrait reconnaître que, puisqu’il n’y a pas de langue picturale à convoquer contextuellement pour la réalisation du discours, la praxis énonciative constitue l’opération sémiotique fondamentale de la production textuelle en peinture : la convocation d’éléments potentialisés7 et leur intégration, ou reformulation, en vue de la construction d’un discours toujours original.

Ce travail de convocation par la praxis énonciative peut concerner n’importe quel élément du texte pictural, qu’il soit plastique ou figuratif : les figures et les schémas déjà employés, qu’il s’agisse de modèles et de configurations générales, tirés de la tradition artistique, ou de configurations figuratives singulières, plus ou moins étendues, pouvant se référer à des textes spécifiques ; ou encore les styles qui renvoient à des organisations discursives et expressives caractérisant les œuvres de quelques autres auteurs, mais sans référence directe à des œuvres spécifiques (a la maniera di . ..) ; et même toute la sphère des survivances et des retours, plus ou moins explicites, déguisés, reformulés.

Ainsi, dans la praxis énonciative picturale, la convocation de configurations discursives déjà sédimentées semble constituer non seulement une pratique répandue mais une condition constitutive, qui garantit la continuité du champ artistique et compense l’absence de langue en fournissant non seulement des figures mais des modèles de signification.

Si cela est vrai de manière générale pour l’intertextualité, nous pouvons toutefois nous demander ce qui, dans son champ d’application, caractérise spécifiquement ce que l’on appelle, également en peinture, la citation, qui, intuitivement, semble constituer un phénomène spécifique.

Dans sa forme canonique, iconique, comme l’appelle Compagnon, la citation se caractérise avant tout par le caractère singulier, et non générique, de l’énoncé cité, défini par trois propriétés : a) l’utilisation des guillemets, qui isolent et mettent en valeur l’énoncé cité dans l’espace discursif qui l’accueille ; b) la référence explicite à l’auteur et au texte source ; c) « l’intégrité » littérale de l’énoncé cité.

Bien que, évidemment, il soit facile de reconnaître, dans la peinture aussi, la convocation d’éléments singuliers et non génériques qui portent avec eux la mémoire du texte d’origine et de la voix de son auteur (c’est précisément ce à quoi nous avons affaire lorsque nous parlons d’une citation du Polyptyque de Grünewald dans Perilous Night de Jasper Johns), les trois propriétés énumérées ci-dessus semblent non seulement non respectées mais même interdites dans la pratique picturale (tout comme sont interdites la récupération totale de la contrefaçon et du plagiat).

En effet, le mode de citation picturale le plus répandu semble se caractériser, contrairement à la citation verbale : a) par l’absence de guillemets, et en général de signes conventionnels marquant l’attribution d’un espace discursif mis en évidence et valorisé ; b) par l’indifférence à l’égard de l’explication de l’auteur et du texte source (telle œuvre, telle manière) ; mais, surtout, c) par le fait qu’il tend à interdire l’intégrité littérale du texte cité, la coïncidence expressive complète... Même lorsque le texte source est clairement, iconiquement reconnaissable, la pratique normale prévoit sa transformation évidente, qui reconfigure la figuration en l’intégrant aux modes d’expression qui caractérisent le style de destination.

En maintenant un parallélisme avec les formes d’énonciation verbale, on pourrait dire que la forme récurrente de convocation dans la peinture est celle d’une sorte de discours indirect libre, où le dire originel est précisément reconfiguré dans la voix qui l’accueille et le redit, jusqu’à se couler dans l’allusion, où il est licite de soupçonner une référence sans toutefois en être certain.

Note de bas de page 8 :

Le tableau Perilous Nigth de Jasper Johns peut être regardé sur https://www.nga.gov/collection/art-object-page.86864.html

Note de bas de page 9 :

Voir par exemple Rosenthal 1988.

Ce sont précisément ces différences par rapport à la citation verbale, en particulier la non-identité de l’expression et l’absence de marqueurs, qui tendent à rendre les citations picturales facilement instables ou indécidables. À titre d’exemple, un mouchoir accroché à un clou apparaît dans Perilous Night8 : les critiques y reconnaissent, sans hésitation, la citation d’un détail d’une œuvre de Picasso, La Femme qui pleure. Bien sûr, le thème de la femme en pleurs peut être thématiquement pertinent, il peut même s’agir d’une allusion aux parties non mentionnées du Polyptyque d’Issenheim, mais si l’on examine les différentes versions de La Femme en pleurs de Picasso9, il apparaît clairement qu’aucun des mouchoirs n’est sans équivoque rattachable à celui représenté par Johns.

Note de bas de page 10 :

Comme le montrent par exemple les travaux de Warburg, Riegl et Baltrušaitis, les arts visuels de toutes les époques semblent en fait avoir puisé du matériau à convoquer, ou à citer, dans la sphère extra-artistique, mais c’est surtout à partir de la fin du XIXe siècle que cette absorption de formes et de configurations issues du champ extra-artistique devient de plus en plus fréquente et répandue.

Le résultat est un effet perturbateur sur le champ sémantique : des citations ? Des traductions ? De simples représentations comme des portraits d’images produites par d’autres auteurs ou, à la limite, par le même artiste dans des œuvres antérieures, comme c’est régulièrement le cas chez Johns ? La question se complique encore à partir du moment où ce ne sont plus seulement les figures et les configurations canonisées par la tradition artistique qui sont convoquées, mais l’espace entier de l’iconosphère. Un espace qui, depuis la fin du XIXe siècle10, a progressivement commencé à incorporer des estampes orientales, des sculptures africaines, des images de la culture de masse et, avec Duchamp, les objets mêmes de la vie quotidienne : mais si ceux-ci peuvent être considérés comme des œuvres d’art, chaque représentation risque de se confondre avec une citation : peut-on représenter une boîte de soupe Campbell sans citer Andy Warhol ?

En littérature aussi, il existe des formes de citation qui s’écartent de la légalité iconique (pas seulement par la suppression des guillemets dans le discours indirect libre) ; citations anormales auxquelles Compagnon consacre la dernière section de son livre (« L’écriture brouillée »).

Bien qu’elles aient des racines anciennes, écrit Compagnon, ces formes tératologiques trouvent un développement particulier dans la littérature que l’on peut définir génériquement comme post-moderne, qui semble en effet trouver son caractère constitutif précisément dans le jeu de la moquerie ou de l’ébranlement du modèle « iconique-juridique » de la citation.

L’exemple le plus frappant de cette transgression est sans doute Borges, avec des figures emblématiques comme Pierre Ménard ou César Paladion, et en général avec l’idée récurrente dans ses récits que tout dire a déjà été dit, que toute énonciation n’est que la répétition d’autres énoncés, ce qui produit un effet de « dévalorisation » de la citation elle-même, comme le dit encore Compagnon, en utilisant un terme emprunté à l’économie : si tout est citation, la citation elle-même devient insignifiante, sa pratique devient un exercice « critique », une profanation par rapport à un modèle « mythique » de citation, utilisé pour qualifier la connaissance du sujet citant.

Note de bas de page 11 :

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À cet égard, nous pourrions reprendre le vieux modèle d’articulation des valeurs de consommation proposé par Jean Marie Floch, en opposant une citation pratique, possédant la fonction de support argumentatif, à une citation mythique, à travers laquelle le statut du sujet citant, son érudition, est auto-défini (savant) ; tandis que sur l’axe des sous-contraires se trouveraient une citation critique – la citation excessive qui banalise la citation elle-même (inflationniste) – et une citation ludique que nous pouvons identifier avec la citation parodique11.

Au moins à première vue, l’épaississement des citations et des auto-citations dans l’œuvre de Jasper Johns semble participer à cette valorisation critique de la citation elle-même, notamment lorsque celles-ci, plus que des citations d’œuvres d’art, semblent devenir des citations de clichés artistiques : la Joconde avec la légende : « Mona Lisa », une forme d’hyper-citationnisme qui peut être rattachée à ce que Compagnon appelle la Farcissure, caractérisée par le débordement et la perte du sens de la mesure, et qui précisément par cet excès ridiculise la règle.

Il en résulte un effet de « nivellement », comme l’écrit encore Compagnon, car l’épaississement des citations semble, toujours à première vue, éliminer toute stratification entre les registres discursifs : les voix, liées aux citations individuelles, se superposent et ne sont plus distinguables, avec un effet Babel.

3. Louis Marin, Jasper Johns et la peste des citations

Note de bas de page 12 :

Alors que dans la sphère littéraire, ou en général dans celle du discours verbal d’auteur, les guillemets protègent les idées d’un auteur et leur expression spécifique, dans la sphère artistique, du moins dans celle de la peinture (ce qui se passe avec la musique est encore différent), c’est seulement la singularité de l’œuvre complète qui est soumise à la protection, qui ne doit pas pouvoir être remplacée, et dont la reproduction est contrôlée. Mais il faut aussi noter que, contrairement à la citation essayistique, la citation artistique en général, y compris la citation littéraire, a souvent une fonction d’hommage, de reconnaissance, répondant ainsi à une logique de sanction envers un discours antécédent valorisé.

Note de bas de page 13 :

Ici aussi, bien qu’il n’y ait pas d’espace pour cela ici, il serait approprié de distinguer différents processus dans lesquels la pratique de la citation peut être articulée. À titre d’exemple seulement, le soulignement en cours de lecture, provoqué par la force du passage qui se fait remarquer, est différent de la citation recherchée spécifiquement à des fins argumentatives, et encore différente est la récupération de lieux communs, tels que ceux mis en place par les collections de citations, grâce auxquels on prétend paraître érudit. Dans tous ces cas, les stratégies d’ajustement entre le moment de la sélection et celui de la combinaison sont différentes.

Note de bas de page 14 :

La question de la « mise en réserve » est au cœur de toute la réflexion de Marin sur la « puissance » des images et le pouvoir comme force en réserve, exhibée à travers ses représentations. Encore une fois, la citation, telle qu’elle est décrite par Marin, est configurée comme la représentation d’une force.

L’article de Marin commence également par quelques considérations générales concernant la connotation juridique du terme (citation à comparaître), qui demeure même dans l’usage littéraire, puisque la citation est une forme réglementée de protection de la propriété intellectuelle12, ce qui n’exclut toutefois pas le fait qu’elle soit constamment soutenue par une force pathémique : qu’il s’agisse de plaisir, de surprise, d’enthousiasme ou de colère, il y a toujours une passion qui arrête le lecteur en cours de lecture, l’obligeant à revenir sur ses pas, à découper et à mettre de côté un détail qui se détache du reste et devient autonome, prêt à être réutilisé ultérieurement13, mis en réserve14.

Le deuxième acte dans la pratique de la citation, le « collage » comme l’appellent Marin et Compagnon, consiste à assigner une position spécifique aux séquences découpées, à les intégrer de manière plus ou moins complète aux isotopies qui parcourent le nouveau texte, en fonction des stratégies discursives que la citation est appelée à soutenir.

Il en résulte un jeu tendu entre, d’une part, la mise en évidence de la diversité (les guillemets, l’espacement), qui conduit à accentuer les valeurs de variété et de richesse du texte (la mise en évidence des voix individuelles convoquées), et, d’autre part, l’annulation de son extranéité, l’intégration complète, qui conduit au contraire à accentuer les valeurs de continuité et d’homogénéité. En tout cas, écrit Marin, qui tout au long du texte file la métaphore chirurgicale de l’amputation et du démembrement, il s’agit d’une opération de chirurgie esthétique.

La chirurgie de la citation est toujours plus ou moins une chirurgie esthétique. Toutefois c’est ici le curieux paradoxe de la belle et bonne citation : elle doit s’apercevoir comme telle (valeurs juridiques de loyauté et d’authenticité), mais le comble de l’art de la citation serait de la rendre indiscernable du texte où elle s’insère (valeurs esthétiques de l’homogène et du continu). Faire une belle cicatrice, faire disparaitre la cicatrice ; montrer, exhiber, voire de façon ostentatoire, l’habileté de la découpe et la maitrise de la greffe, dissimuler la double opération, cacher l’étrangeté de l’organe approprié par une surface sans couture, par une peau sans coupure. On devra s’interroger là encore sur ce double et contradictoire désir de l’écrivain : ou souligner l’importation et avec elle, les valeurs de la variété d’un savoir, de l’ampleur d’une culture, de la diversité d’un goût, de la richesse du sens, ou affirmer, sans autre forme de procès, sans signaux ni marques, les puissances de la maitrise singulière d’un style ou d’une manière capable d’ingérer, d’absorber, de digérer en un corps unique tout élément étranger (Marin 1989, p. 127).

Après quelques observations sur la pratique de la citation dans l’œuvre de Johns et sur la présence « poétiquement transfigurée » des outils de travail de l’artiste (de la boîte à café Savarin transformée en porte-pinceau, au bras droit d’un artiste amputé dégoulinant de couleur), son attention se porte sur ce qui était l’objet principal de notre intérêt, présenté par Marin lui-même comme un exemple éminent de la pratique de la citation dans l’œuvre de Jasper Johns, l’œuvre picturale (encaustique sur toile avec objets) Perilous Night, de 1982.

4. Perilous Night

L’œuvre se présente comme un diptyque dont la moitié gauche est occupée par une composition en noir et blanc traversée de lignes rouges et dans laquelle aucun thème figuratif ne peut être ancré au premier abord. La moitié droite s’articule en une composition de rectangles qui, en revanche, renvoient tous à un thème figuratif : la moitié inférieure est occupée par une configuration qui peut être lue de manière ambiguë à la fois comme un sol, grâce à la trame du parquet, et, en même temps, comme un mur vertical grâce à la figure d’un mouchoir accroché à un clou (la citation présumée de La Femme qui pleure de Picasso mentionnée plus haut). On pourrait donc dire qu’il condense deux espaces contraires, vertical et horizontal. La moitié supérieure de l’œuvre, en partant de la gauche, présente successivement un rectangle vertical vert (un mur) auquel est suspendu, à l’aide d’un clou, le premier des trois bras droits de l’artiste, dégoulinant de couleurs (rouge, jaune et bleu) sur l’espace inférieur ; puis un rectangle horizontal représentant (citant ?) un crosshatch painting, autre motif récurrent de Johns, accroché au mur avec deux clous, sur lequel se superpose le second bras ; sous le crosshatch painting se trouve un second rectangle horizontal, dans lequel on peut reconnaître une réplique (citation ?) inversée et réduite du panneau gauche du diptyque – avec des variations d’intensité chromatique et sans lignes rouges, ce rectangle est présenté comme un tableau autonome reposant sur le sol – ; enfin, à droite, en haut, on trouve la partition de Perilous Night de Cage, sérigraphiée directement sur la toile, avec le titre et le nom de l’auteur, à laquelle se superpose le troisième bras.

Perilous Night apparaît ainsi comme un véritable collage, écrit Marin, composé d’images de « seconde main », des reproductions d’images antérieures réalisées par l’artiste lui-même. Mais cela a-t-il un sens de parler de reproduction d’images à propos des hachures (crosshatch), que Johns produit en série ? En quel sens peut-on dire qu’il s’agit d’une reproduction d’un tableau ancien plutôt que d’un nouveau tableau ? Peut-être seulement en termes d’incorporation (encadrée) dans une image qui semble contenir d’autres images. Il ne s’agit pas d’identité ou de similitude de représentation, dirait Marin, mais de la manière dont la représentation est présentée, suggérant que nous avons affaire à des œuvres déjà encadrées, donc déjà produites, et qui ne sont ici que re-présentées, même si en fait, inévitablement, ce sont des originaux, représentés pour la première fois. Pourtant, aucun collectionneur ne prétendra posséder un Crosshatch de Johns dans le cas présent, et dans les nombreux autres où le motif n’apparaît que mentionné.

Dans l’ensemble, l’assemblage de ces éléments dans la partie droite du diptyque semble mettre en scène, ou du moins thématiser, l’atelier de l’artiste (In the Studio, dans lequel sont mis en scène certains des éléments ici présents, comme les bras coupés et crosshatch, est de la même année 1982), comme le reconnaissent généralement ses critiques :

Perillous Night possède une complexité iconographique nouvelle dans l’œuvre de Johns. Il annonce le début d’une phase où des images symboliques sont affichées sur les surfaces des peintures et des dessins, ressemblant souvent à des objets séparés qui ont été scotchés, collés ou épinglés au support. En tant qu’ensemble d’œuvres, leur sujet commun est l’atelier de l’artiste en tant qu’espace hermétique dans lequel les images, les instruments et les accessoires sont chargés d’une signification inattendue (Weiss 2000).

Note de bas de page 15 :

Suivant en cela d’autres critiques, comme Rosenthal 1988.

Marin s’attarde d’abord sur le titre de l’ouvrage. Une citation évidente, dit Marin, d’un verset de l’hymne américain, The Star-Spangled Banner15, qui convoque le drapeau américain, le Flag, lui-même une citation du travail pictural précédent de Johns (le drapeau étant l’un des motifs picturaux les plus célèbres de ses premières années), mais il s’agit, en même temps, d’une citation de la composition de John Cage dont la partition est reproduite sur la toile. Le titre à lui seul révèle donc une manière complexe de jouer avec la convocation de formes potentialisées : citation d’un texte (l’hymne) qui fait allusion à des œuvres du passé ; citation d’un titre et de son objet (la composition et la partition, l’objet sonore et l’objet graphique) comme hommage, solidarité, partage esthétique envers un autre artiste et son œuvre... Mais peut-être y a-t-il aussi quelque chose d’autre, déjà dans le titre.

Premièrement, « Perilous Night » n’est pas un syntagme qui apparaît dans l’hymne américain. Dans The Star-Spangled Banner, on trouve en effet « Perilous Fight » et non « Perilous Night », même si la différence réduite à un seul phonème peut favoriser un jeu de rappel ; mais il ne s’agit pas d’une citation littérale et directe, la référence extratextuelle ne peut donc que rester allusive.

D’autre part, on peut noter que « Perilous fight » apparaît dans une scène de nuit, dans laquelle le drapeau clignote sur les remparts à travers les éclats des explosions et des roquettes. Ainsi, on pourrait dire que l’expression « Perilous night » décrit bien la présence rassurante du drapeau dans la nuit de la bataille (nuit périlleuse), bien qu’à moitié caché par la nuit elle-même et éclairé seulement momentanément par les éclairs de la guerre. Une scène que l’on pourrait comprendre comme une métaphore générale de la présence intermittente, vacillante, de certains éléments convoqués dans l’œuvre, depuis les drapeaux, présence allusive indirectement rappelée par le titre, jusqu’à la figure cachée du Polyptyque d’Issenheim, immergée dans la nuit et attendant d’être éclairée. Ces considérations amènent à constater combien le thème de la vision, ou plutôt de l’aperception, de la vision floue, des difficultés d’ajustement modal entre l’objet de la vision et le sujet observateur, est récurrent dans les deux premières strophes de l’hymne américain, où l’objet de la vision est toujours le drapeau.

Après la première strophe nocturne, dans la seconde, le drapeau n’est à nouveau qu’entrevu, cette fois dans les brumes de l’abîme, et, une fois encore, il n’est révélé que par instants par la brise qui cache et révèle à moitié. Ce qui est thématisé est donc la constance d’une présence dans les difficultés ou les intermittences de sa manifestation, de son apparition.

On pourrait certes dire qu’il ne s’agit que d’un cas, mais il serait curieux que l’auteur des Flags, répétitions sérielles du drapeau américain – un auteur qui semble aussi porter une attention particulière aux manières de voir –, n’ait pas prêté attention aux modes d’apparition de celui-ci dans le texte qui l’établit dans sa valeur symbolique.

Note de bas de page 16 :

Encore une fois, il faut noter qu’il ne s’agit pas d’une citation parfaite, même si les titres des deux œuvres semblent coïncider, car le titre de la composition de Cage comporte l’article déterminatif, il identifie une nuit spécifique, la nuit dangereuse, alors que celui de Johns ne le fait pas, il est simplement thématique : « nuit dangereuse ».

Note de bas de page 17 :

Voir Crooks et le site web johncage.org https://johncage.org/pp/John-Cage-Work-Detail.cfm?work_ID=200.

Mais il y a aussi autre chose, qui concerne la référence, la citation (ou reproduction ? ou portrait ?) de la partition de Perilous Night de John Cage16. Les textes critiques relatifs à cette composition pour piano préparé n’associent en aucun cas le titre à l’hymne américain, qui n’est jamais mentionné (ce qui ne signifie évidemment pas que la référence est exclue). Ils indiquent plutôt une source très précise dans les romans du cycle arthurien, connue et appréciée par Cage grâce à son amitié avec le mythologue Joseph Campbell17.

Le titre fait notamment référence à la nuit de la tentation de Sir Gawain dans un jardin magique, au cours de laquelle le héros tente de s’approcher d’un lit sur lequel de belles jeunes filles lui sont offertes, mais qu’il ne peut atteindre en raison du caractère glissant du sol en jaspe sur lequel repose le lit. Selon l’interprétation de certains critiques, ce sujet chevaleresque aurait fourni à Cage une métaphore de ses propres troubles et souffrances intérieures.

Évidemment, si le titre de l’œuvre de Johns cite peut-être l’hymne américain, il cite certainement la composition de Cage, étant donné la présence de la partition signée dans l’œuvre ; mais cela signifie-t-il qu’il mentionne aussi la possible référence chevaleresque, ou le trouble intérieur de Cage ? Nous pourrions alors également spéculer sur le fait qu’un seul détail de l’aventure de Sir Gawain dans la nuit périlleuse est repris : le sol en jaspe, qui en anglais est Jasper (jasper floor). Et peut-être est-ce aussi une coïncidence, mais le sol de Perilous Night, comme nous l’avons vu, est lui aussi infranchissable, puisqu’il s’agit à la fois d’un parquet horizontal et d’un mur vertical, comme le révèle le mouchoir accroché au clou, qui pourrait alors, narrativement, être l’objet de valeur inaccessible, ou le résultat douloureux d’une entreprise impossible.

Un titre, donc, qui semble citer plusieurs choses à la fois : l’hymne américain et ses manières de faire apparaître le drapeau, objet répété de l’œuvre de Jasper Johns; le sol de jaspe d’un roman de chevalerie, qui est le nom de l’auteur et sur lequel il est impossible de marcher ; l’œuvre musicale d’un ami et peut-être ses tourments dans la nuit périlleuse... une série de possibilités qui restent toutes actives, sans s’exclure les unes les autres.

Enfin, nous arrivons à la présence secrète de Grünewald, cachée deux fois dans l’œuvre, dans le panneau gauche du diptyque et dans sa citation inversée à droite. Dans les deux cas, cependant, Johns nous offre une clé pour l’identifier. Dans le panneau de gauche, il est révélé par les lignes rouges, qui ne constituent pas un motif décoratif mais dessinent le contour du soldat couché sur le sol, ébloui par la transfiguration du Christ, situé dans le panneau de droite de la deuxième vue du Polyptyque d’Issenheim. Cependant, les lignes de contour ne sont pas un guide suffisant. Pour localiser la figure, il faut en fait effectuer deux opérations : tourner le tableau de 90°, vers la gauche, puis le retourner en miroir [Fig. 1, 2, 3]. Ce n’est qu’à ce stade, avec une bonne connaissance de l’image citée, que nous pouvons la reconnaître.

Fig. 1 - J. Johns, Silhouette du soldat dans The Perilous Night. Panneau de gauche

Fig. 1 - J. Johns, Silhouette du soldat dans The Perilous Night. Panneau de gauche

Fig. 2 - J. Johns, Silhouette du soldat dans The Perilous Night. Après rotation et inversion spéculaire

Fig. 2 - J. Johns, Silhouette du soldat dans The Perilous Night. Après rotation et inversion spéculaire

Fig. 3 - M. Grünewald, Retable d’Issenheim. Détail (Soldat au pied du tombeau)

Fig. 3 - M. Grünewald, Retable d’Issenheim. Détail (Soldat au pied du tombeau)

Note de bas de page 18 :

Cela implique-t-il que ce mode de réception est prévu par l’œuvre elle-même ?

Note de bas de page 19 :

La relation entre les deux images n’est donc pas seulement celle d’une reproduction figurative (incomplète) mais aussi celle de la mise en œuvre d’opérations pratiques, que l’observateur est idéalement appelé à accomplir. Il s’agit d’une question ouverte : qu’est-ce qui nous amène à dire, avec l’ensemble des critiques, que le panneau de droite cite le panneau de gauche, le réduisant et le réorientant, et non pas, au contraire, que c’est le panneau de gauche qui agrandit et met en valeur le panneau de droite ? Selon quel critère peut-on établir l’orientation de l’opération de réplication ? L’orientation habituelle de lecture projetée sur un espace plan ? La taille différente ? La mise en cadre du deuxième panneau ?

En réalité, ces opérations, d’inversion et de retournement, ne peuvent être réalisées empiriquement, sauf avec des reproductions de l’œuvre18. Elles sont cependant simulées dans l’œuvre elle-même, avec la présentation inversée de la réplique dans le panneau de droite, qui révélerait directement la figure si les lignes rouges n’en avaient pas été retirées. Plutôt qu’une simulation, l’inversion suggère un mode d’emploi19.

À ce stade, nous pouvons reconnaître sans équivoque le prélèvement de l’œuvre de Grünewald, son découpage ; mais comment interpréter sa présence ? Que signifie son inclusion parmi les monuments de l’activité de l’artiste, au sein de son propre atelier ? C’est une citation de quoi ? D’une passion secrète de Johns (telle, grosso modo, l’interprétation à tendance psychanalytique de Jill Johnston), une citation générique de Grünewald donc, de son auteur, une façon de le nommer silencieusement, à la manière des anagrammes étudiés par Saussure ? S’agit-il d’une citation métonymique de l’ensemble du Polyptyque d’Issenheim, qui est ainsi monumentalisé ? Est-ce le choix spécifique de cette figure ? Ou de la scène dont elle est tirée, qui reste fantasmagoriquement présente, une scène de nuit dans laquelle quelque chose d’incroyable se produit, une nuit dangereuse ? En revanche, si le dessin est sans équivoque, sa mise en œuvre, son placement à l’intérieur de Perilous Night, en transforme toutes les caractéristiques plastiques : il est confié à une voix totalement différente de celle de Grünewald, et de plus, chacune des deux versions, gauche et droite du diptyque, apparaît sensiblement différente, et pourtant la même, soumise à deux critères différents de dissimulation. Tout se passe comme si ce qui était mis en avant, plus que la figure elle-même, était précisément sa dimension secrète, un secret explicitement thématisé, avec la révélation des clés pour le découvrir.

Note de bas de page 20 :

Voir : Rosenthal 1988, Lancioni 2021.

La même figure, le soldat ébloui et inconscient, réapparaît également plus tard dans d’autres œuvres de Johns20, devenant l’un de ses motifs récurrents, comme les drapeaux, le bras, la hachure ; tout aussi caractéristique reste la façon dont elle est présentée, toujours cachée ou à moitié cachée, en contraste flagrant avec les citations évidentes et intrusives de Picasso et de Léonard disséminées dans l’ensemble de son œuvre. Des citations qui apparaissent banalisées justement par l’ostentation et l’excès, générant l’effet de bourrage, « farcissure », dont parlait Compagnon.

Au contraire, le secret, la mise en évidence paradoxale du secret qui concerne le soldat de Grünewald semble attribuer une valeur à cette présence, selon un régime discursif que l’on pourrait définir avec Greimas comme un masquage subjectivant, dans lequel c’est précisément l’allusion à une dimension secrète qui donne à l’énoncé la force de la vérité, comme cela se passe avec le mythe et la religion, ou avec le complot.

Ce régime du secret que Johns réserve à Grünewald concerne non seulement le soldat ébloui mais aussi une autre figure également tirée du Polyptyque d’Issenheim. Une figure si secrète que sa découverte a été présentée comme une sorte de triomphe par la critique d’art Jill Johnston, qui l’a dévoilée au terme d’une longue et ardue recherche (Johnston, 1996), centrée notamment sur l’œuvre The Seasons, de 1985-86. Une œuvre dans laquelle Johnston reconnaît avant tout une reprise de motifs de Picasso, notamment du Minotaure en mouvement, 1936 :

Johns a piraté tous les éléments de l’œuvre de Picasso, à l’exception du Minotaure, qu’il a remplacé par une idée tirée d’un autre tableau de Picasso – l’ombre autoportrait de Picasso en avant-plan, regardant le contenu de son atelier ou de sa chambre à coucher dans un grand tableau de 1953 intitulé L’Ombre (J. Johnston, 1996, p. 29).

Dans la trame d’un Crosshatch que le Minotaure-Johns apporte avec lui, Johnston croit identifier un motif formel qui rappelle quelque chose de Grünewald, mais qui ne correspond pas au soldat vu pour la première fois dans Perilous Night. Le même schéma est reconnu par Jill Johnston dans d’autres tableaux Crosshatch, jusqu’à ce que, en manipulant des reproductions d’un Untitled de 1983, elle parvienne enfin à percer le mystère de la figure cachée : il s’agit de la figure fantastique et terrible de l’homme accroupi en bas à gauche du panneau du châtiment de saint Antoine par les démons. Une figure monstrueuse, mi-clerc, avec son sac de livres en lambeaux, mi-monstre aux pieds palmés et couvert de pustules. Une figure que Marin appelle le « démon de la peste », mais qui est plus probablement la figure d’un malade qui perd la foi [Fig. 4].

Fig. 4 - M. Grünewald. Retable d’Issenheim, la tentation de St Antoine. Détail (Le « démon de la peste »)

Fig. 4 - M. Grünewald. Retable d’Issenheim, la tentation de St Antoine.
Détail (Le « démon de la peste »)

Dans ce cas également, la reconnaissance, qui devient simple une fois identifiée, est conditionnée par l’hypothèse d’un point de vue anormal, puisque, dans les différentes occurrences du motif, il est nécessaire d’inverser ou de faire pivoter la toile [Fig. 5], et même dans ce cas, le secret de la citation semble lui conférer une valeur d’exception, en contraste, par exemple, avec la banalité de la Joconde qui apparaît dans les mêmes œuvres.

Fig. 5 - J. Johns. Untitled 1984 dettaglio (Le « démon de la peste ». Après rotation et inversion spéculaire)

Fig. 5 - J. Johns. Untitled 1984 dettaglio (Le « démon de la peste ». Après rotation et inversion spéculaire)

Une fois de plus, naît le soupçon que c’est précisément le contraste entre le caractère manifeste et le caractère caché de la citation qui est significatif, et que le caractère caché constitue un élément central de la signification de ces présences, un caractère caché auquel les œuvres font allusion, invitant l’observateur, par le biais d’indices, à regarder de plus près, à chercher, à découvrir que tout n’est pas comme il apparaît, que l’exploration de l’œuvre ne peut s’arrêter à l’écran d’apparence.

Dans Perilous Night, ce jeu était suggéré par l’instabilité des espaces (le sol/mur), les invitations au retournement et au renversement impliquées par les modes de présentation de la réplication/citation ; dans les œuvres ultérieures, celles avec le démon de la peste ou avec les retours du soldat, des indices différents apparaissent qui ne cessent cependant de thématiser la vision et sa complexité : les yeux placés dans des positions particulières, en tant que suggestions pour varier le point de vue, les lettres retournées, qui invitent à reconsidérer l’orientation spatiale, et surtout, fréquents, le canard-lapin de Joseph Jastrow et le vase de Rubin : des thématisations très explicites de la vision et de la manière de regarder, en guise de défi lancé à l’observateur. Par ailleurs, même la citation manifeste, banale, galvaudée pourrait être prise comme une suggestion pour chercher des citations.

À la fin de ce jeu de défi énonciatif, qu’est-ce qui est offert comme enjeu, que trouve l’observateur ?

À y regarder de plus près, il y a un élément qui unit les deux figures grünewaldiennes choisies par Johns, voire deux éléments, l’un plastique-topologique, l’autre thématique.

Tous deux occupent la même position sur leurs toiles respectives, ils sont en bas à gauche [Fig. 6, 7], suggérant presque un choix désinvolte, automatique, mais d’autre part, tous deux représentent une figure étrangère aux scènes, terribles et dramatiques, qui se déroulent devant eux, par rapport auxquelles ils sont totalement impuissants : spectateurs passifs et ébahis, éblouis, littéralement submergés par le spectacle surnaturel qui les enveloppe : la transfiguration du Christ dans un halo de lumière pure, l’invasion fantastique de la terre par les démons.

Fig. 6 - M. Grünewald, Retable d’Issenheim, la résurrection du Christ

Fig. 6 - M. Grünewald, Retable d’Issenheim, la résurrection du Christ

Fig. 7 M. Grünewald, Retable d’Issenheim, la tentation de St Antoine

Fig. 7 M. Grünewald, Retable d’Issenheim, la tentation de St Antoine

On pourrait peut-être dire qu’au terme du parcours, après avoir recueilli les indices et les suggestions, accepté la manipulation cognitive qui l’invitait à aiguiser son regard, à changer de point de vue et à se méfier des apparences, l’observateur ne trouve rien d’autre que lui-même, un autre observateur, un simulacre de lui-même surgi des profondeurs de l’histoire de l’art, confus, ébloui, incapable de voir, qui ne peut jamais épuiser l’émerveillement de ce qui se passe sous ses yeux.

Comme l’écrit Jasper Johns :

Le gardien tombe dans le piège de l’acte de regarder. L’espion est une personne différente. Regarder est et n’est pas manger et être mangé (Jasper Johns, Sketchbook notes, p. 185).