Amir Biglari et Marion Colas Blaise (dir.), Les déictiques à l’épreuve des discours et des pratiques, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2021.

Pierre Halté

Université Paris Cité

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Plan
Texte intégral

Introduction

En linguistique « classique », le concept de deixis renvoie généralement, de façon un peu rapide, à la situation d’énonciation, c’est-à-dire aux coordonnées spatio-temporelles et personnelles accompagnant l’apparition d’un énoncé. Les déictiques sont alors les marques linguistiques qui réfèrent, sémantiquement et/ou pragmatiquement, à ces diverses coordonnées. Dans cette perspective, il y aurait, d’une part, les signes linguistiques, et d’autre part, une situation à laquelle ils renvoient. Cette conception référentielle a de nombreux avantages et est parfaitement défendable (voir notamment les travaux de Kleiber 1995, entre autres), mais elle a ses limites et ses points obscurs, comme en témoignent les nombreux débats : en sémiotique, les discussions tournent beaucoup autour de la notion d’indexicalité ; en linguistique, elles concernent par exemple le statut des lexèmes qui constituent la catégorie « déictiques ».

Cette façon traditionnelle de voir la deixis repose en tout cas sur une forme de dévoiement du sens originel du mot. L’évidence étymologique a parfois du bon : le grec ancien nous rappelle en effet que la deixis est avant tout une action, un processus :

« δεῖξις (deixis) 
I - I (δείκνυμι, montrer)
1 exposition publique (d’un objet), MACH. (ATH. 245 e) ; DL. 4, 38
2 exhibition (d'un texte), citation, ALCIPHR. 2, 4, 15
3 exhibition d’une œuvre littéraire, lecture, déclamation, ATH. 98 c, 270 d, 620 c
4 qualité d’un pronom démonstratif, PLUT. M. 1011 c ; DYSC. Pron. 273 a, 281 c, 299 b (Bailly, 2020).

Dans cette perspective, la deixis n’est donc ni un « dire », ni une « chose » à laquelle pourrait référer un lexème, mais elle est un « faire », une action, un processus ; et le déictique se transforme alors, d’une marque linguistique qui « réfère » à une coordonnée spatio-temporelle ou personnelle, en un geste énonciatif qui constitue l’acte de montrer lui-même, de la même façon que peut le faire un geste de la main ou un regard.

C’est le retour à ce sens très ancien, fondamental, qui semble sous-tendre cet ouvrage consacré aux déictiques : Les déictiques à l’épreuve des discours et des pratiques. En effet, cette définition originelle du mot permet de concevoir que la deixis ne concerne pas seulement le langage verbal, mais tout acte de monstration. C’est l’ambition première de ce recueil d’articles, affichée dans l’introduction, que de permettre d’entrouvrir la porte de la prison linguistique dans laquelle la deixis semble un peu enfermée, et ce depuis les considérations de Benveniste ou même de Greimas et Courtés à la fin des années 1970.

Pour autant, il ne s’agit évidemment pas d’exclure de la réflexion toutes les considérations linguistiques, mais plutôt d’élargir la notion, non seulement en questionnant les objets et les signes qu’elle est susceptible de contenir, mais aussi en précisant et modifiant sa structure théorique.

L’ouvrage est construit en quatre parties, constituées elles-mêmes de trois ou quatre articles. La première, passionnante, propose plusieurs perspectives permettant de sortir des considérations habituelles, linguistiques pour la plupart, concernant la notion de deixis. Viennent ensuite trois parties qui interrogent et illustrent les emplois possibles de la notion de deixis dans différents paradigmes : le « discours verbal », les « discours visuels », et les « pratiques ». Plutôt que de résumer les différents articles composant ces parties, voici un petit inventaire organisé des apports de l’ouvrage aux considérations concernant la deixis, les déictiques et le processus de déictisation.

1. Apports conceptuels

Dans une perspective qui rappelle celle de l’énaction de Varela (1994), ou les considérations plus anciennes de Merleau-Ponty (1964) sur la phénoménologie du sensible, le déictique est considéré par plusieurs auteurs de cet ouvrage non plus seulement comme référent à une coordonnée spatio-temporelle dont il serait indépendant, mais aussi comme la construisant. C’est ce vers quoi pointe, par exemple, l’article de Bordron concernant le mystère de la deixis : s’il est très difficile de définir ce que l’on montre, au juste, c’est qu’il s’agit moins de renvoyer à quelque chose que de fabriquer la chose que l’on montre, par le fait de la montrer.

L’autre apport majeur de cet ouvrage concerne le rapport entre les déictiques et la déictisation et des questions politiques, voire économiques. Ainsi, Maingueneau montre, en s’appuyant sur les allocutions du président Obama, à quel point la déictisation permet de construire, dans les discours politiques, de véritables situations, comme par exemple une campagne électorale. Pour Bertrand et Estay Stange, le propos est plutôt de relier la deixis à des questions de sensibilité et d’attention, qui sont des enjeux économiques importants pour nombre d’acteurs (notamment en contexte numérique). On pense d’ailleurs aux travaux de Citton concernant l’économie de l’attention.

Un troisième apport consiste à intégrer la notion de déixis à des modèles psychologiques ou philosophiques. Ainsi, Brandt propose un modèle cognitif intégrant pleinement la deixis, en soulignant la proximité des déictiques linguistiques et des gestes (suivant par là un mouvement amorcé de longue date par McNeill 1992, par exemple). Parret, de son côté, propose une approche philosophique faisant de la deixis la condition même de l’expérience esthétique.

Toutes ces approches, condensées dans la première partie, conduisent à un élargissement et un renouvellement de la notion de deixis, ce qui permet d’ouvrir les champs d’investigation, les méthodologies et les corpus étudiés.

2. Apports en termes de champs disciplinaires

Cette sensation d’ouverture foisonnante accompagnera le lecteur dans tout le reste de l’ouvrage. Il s’agit de comprendre ce que peut être un déictique dans divers contextes : littéraire et théâtral, en premier lieu, mais aussi dans les énoncés visuels ou même dans des pratiques diverses.

D’abord, dans le champ littéraire, l’accent est mis sur le rôle fondamentalement structurant des déictiques dans l’expérience de la fiction. Biglari et Colas Blaise montrent tous deux, par leurs contributions respectives, à quel point la deixis est le point central de l’expérience de la fiction, parce que, d’une part, elle structure la possibilité d’une relation entre un locuteur et un interlocuteur, mais aussi que, d’autre part, c’est la condition même d’un ordre du discours permettant d’inscrire le lecteur dans un univers fictionnel. En ce qui concerne le théâtre, les déictiques jouent là aussi un rôle de structuration de l’espace-temps fictionnel dans lequel se déroule l’action d’une pièce. C’est ce que montre Petitjean en analysant finement deux déictiques, « ici » et « là (-bas) »

Dans le champ des études visuelles, l’accent est mis sur la connexion qu’opèrent nécessairement les déictiques. C’est une évidence dans le travail de Klinkenberg, qui dresse un inventaire quasi exhaustif des différentes possibilités de liaisons déictiques entre le texte et l’image, et ce, que ce soit du texte vers l’image ou de l’image vers le texte. Soulages, lui, souligne à quel point la deixis visuelle permet de transformer une perception individuelle en un espace imaginaire collectif, et, par là même, crée des connexions entre les différents sujets-observateurs. Le Guern et Périneau-Lorenzo proposent quant à elles, dans leurs travaux respectifs, une vision énonciative de la deixis appliquée au champ de l’art pictural et des médias audio-visuels. La première explique en quoi l’image d’art conditionne, par ses aspects déictiques, l’implication du spectateur ; et la seconde propose un modèle formel visant à analyser les aspects déictiques des pratiques de l’audio-visuel fictionnel.

Enfin, la notion de deixis est interrogée dans diverses pratiques et sous l’angle de la multimodalité : en psychothérapie, nous montre Darrault-Harris, elle joue un rôle fondamental en ce qu’elle permet des phénomènes de débrayage et d’embrayage qui permettent de mettre à distance, ou au contraire de rapprocher, le patient et son histoire. De Luca évoque la déicticité fondamentale du geste dansé et son impact sur la notion même de deixis. Enfin, Thiburce, proposant une analyse interactionnelle des déictiques autour de la pratique du skateboard, insiste sur les liens multimodaux qui existent entre une indexicalité verbale et non verbale, ce qui permet de relier là encore la perception et l’énonciation.

Conclusion

Ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage, c’est l’ambition qu’il porte. Tous les articles, sans exception, sont audacieux en ce qu’ils questionnent profondément la notion de deixis et en fournissent une vision renouvelée. On ne s’attarde pas, ici, sur les traitements classiques de la deixis, bien connus : la première partie permet directement de poser les questions les plus profondes, et les plus à mêmes de provoquer de nouveaux questionnements. L’introduction de l’ouvrage expose de façon claire et précise les problèmes que posent les notions de déictiques, de déictisation, de deixis, et affirme les objectifs de l’ouvrage.

Comme souvent lors de la lecture d’un ouvrage de recherche collectif, le lecteur qui parcourt la table des matières peut être intimidé par l’apparent éclatement des thèmes, des champs disciplinaires, et des corpus abordés. Mais les directeurs de l’ouvrage sont clairs : il ne s’agit pas ici de faire une somme, ou un manuel, dont l’objectif serait de clarifier une notion aux contours flous ; au contraire, il s’agit d’explorer des nouvelles contrées à partir d’un sentier que l’on croit généralement bien balisé, notamment grâce aux (ou à cause des ?) nombreuses pages, en linguistique surtout, qui lui ont été consacrées.

Le plus grand mérite de ce recueil d’articles est d’ouvrir des nouveaux champs d’investigation autour de cette question, pourtant ancestrale, de la deixis.