Alain Perusset, Sémiotique des formes de vie. Mondes de sens, manières d’être, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2020, 298 p.

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

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Texte intégral

« Les transformations actuelles de nos sociétés ne manquent pas de remettre en question notre compréhension des modes d’organisation sociale, alors que les groupements territoriaux, les institutions établies et les classes sociales – critères selon lesquels les gens se reconnaissent et se posent les uns par rapport aux autres – s’effilochent et se diluent dans l’informe et l’uniforme. Les formes de vie – nous empruntons cette expression lourde de sens à Wittgenstein – paraissent alors comme des cadres susceptibles de rendre compte de la diversité des modes de sociabilité des hommes : on dirait que les individus, dispersés et solitaires, participent néanmoins à une certaine philosophie de la vie, à une manière de vivre, de répondre au monde qui les entoure et même parfois de dire autrement que dans leur monologue intérieur, que les personnes constituent des “communautés de l’esprit” qui les dépassent en les unissant. »

Note de bas de page 1 :

Cf. Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2018.

Note de bas de page 2 :

CADIR, Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique, Recueil d’hommages pour Jean Delorme, Louis Panier, dir., Paris, Cerf,1993.

Note de bas de page 3 :

La bulle de filtre désigne l’isolement intellectuel et relationnel que produisent les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Le filtrage limite le libre arbitre de l’utilisateur et l’enferme dans la confirmation de ses opinions et de ses préjugés. (Cf. J.-L. Missika et H. Verdier, Le business de la haine. Internet, la démocratie et les réseaux sociaux, Paris, Calmann-Lévy, 2022).

C’est à la fin d’un texte bref et visionnaire – une trentaine d’années avant les théories de l’archipélisation de la société1 – que Greimas évoque ainsi pour la première fois le concept de « forme de vie », son dernier objet de recherche sémiotique. Ce texte clôt le recueil d’hommage à Jean Delorme, Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique2, et a pour titre « La parabole : une forme de vie » (pp. 381-387). Notons le point de contact – et le contraste apparent – entre le titre de l’article et l’extrait que nous venons d’en citer. Le titre place le concept sous le signe du discours à travers l’une de ses formes génériques, la parabole, et non sous celui, inévitablement ontologique, d’une assomption de l’existence même ; le fragment qu’on vient de lire, au contraire, relève apparemment de considérations d’ordre sociologique, touchant le réel tel qu’il est effectivement appréhendé et « vécu ». Pour le premier, la forme de vie émane d’une forme de discours qui en condense la proposition ; pour le second, elle dessine une forme d’organisation de la sociabilité – telle que la concrétisera, bien des années plus tard, la fièvre de reconnaissance et d’appartenance sur les « réseaux sociaux », avec leur effervescence au sein des « bulles de filtre » que façonnent les algorithmes3. C’est en ce point qu’on peut considérer l’approche greimassienne des « formes de vie » comme visionnaire : on était loin, à l’époque, d’imaginer l’existence des réseaux sociaux. Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté qu’on vient de relever nous paraît centrale pour comprendre l’entreprise d’Alain Perusset, jeune sémioticien prometteur.

Note de bas de page 4 :

J. Fontanille, éd., « Les formes de vie / Forms of life », RS/SI - Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, vol. 13, N° 1-2, Association canadienne de sémiotique, 1993, pp. 5-138.

Note de bas de page 5 :

J. Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses universitaires, 2015.

Sa Sémiotique des formes de vie s’inscrit dans une histoire théorique qu’il est utile de rappeler. La « forme de vie », on l’a dit, est l’ultime objet conceptuel que Greimas a légué à ses héritiers. Alain Perusset le rappelle en reproduisant, à la page 25 de son livre, le fac simile de l’annonce du dernier « Séminaire de sémantique générale » présentée par le fondateur de la sémiotique française à l’École des Hautes Études en Sciences sociales en 1991-1992, sous le titre : « Esthétique de l’éthique : morale et sensibilité ». Le premier paragraphe de son court texte d’orientation évoque les « variations d’intensités donnant lieu à des morales de l’excès, de l’insuffisance et de la mesure » et se conclut sur l’hypothèse d’un éclatement de « la moralité générale en couches juxtaposées et superposées de formes de vie (Wittgenstein ; styles de vie sémiotiquement définis) », formant des « objets moralisables » dans lesquels s’intégreraient les sujets. Ce programme de recherche a donné lieu à une première publication importante, en 1993, dans la revue québécoise RS / SI (Recherches Sémiotiques / Semiotic Inquiry)4, sous le titre « Les formes de vie », avec les textes d’A. J. Greimas sur « Le beau geste », de D. Bertrand sur « La justesse », de T. Keane sur « The “Trap” », d’É. Landowski sur les « Formes de l’altérité », de J. Fontanille sur « L’absurde » et de L. R. Marks sur « Sensibility and Individuation ». Cette configuration sémiotique a connu ensuite une évolution inégale, tantôt s’effaçant tantôt réapparaissant (notamment dans les travaux de Landowski, qui a cependant tenu à reprendre la notion de « style de vie » dont la « forme de vie » précisément se démarquait) : configuration qui illustrait mieux que toute autre le tournant phénoménologique de la sémiotique structurale. Mais c’est avec la publication du livre de Jacques Fontanille, Formes de vie, en 20155, que le concept a connu sa dernière renaissance et une considérable extension.

Et c’est sur cet ouvrage qu’Alain Perusset prend surtout appui pour conduire son étude, comme pour en prolonger et en étendre encore la problématique. Il le fait avec précision et vigueur, pour tout dire avec passion. Explorant et discutant les concepts, les architectures, les parcours, trouvant ici tel ou tel élément « déroutant » ou même parfois « confondant », et restant là « circonspect » en s’interrogeant sur une éventuelle « négligence » de son auteur de référence (p. 114), il propose à son tour, confronte son propre édifice conceptuel, suggère des avancées. Il est évidemment impossible d’entrer dans le détail des discussions – où le lecteur parfois se perd – ni de présenter les concepts proposés – cela impliquerait d’ouvrir une nouvelle controverse –, mais il importe de souligner qu’une des caractéristiques centrales de son livre est la discussion. Alain Perusset renoue avec une tradition académique passablement oubliée, en tout cas négligée – et particulièrement chez les sémioticiens –, celle de la disputatio qui implique qu’on ait lu, et avec soin, les ouvrages de ses contemporains. Il discute donc avec Fontanille en premier lieu, qui reste de bout en bout son principal interlocuteur – jusqu’à la préface dont ce dernier gratifie l’ouvrage –, et ne se contente pas de ses Formes de vie, il investit aussi les Pratiques sémiotiques et bien d’autres textes ; il échange avec Zilberberg, dont il exploite les modèles pour affiner la dimension tensive des formes de vie ; il dialogue avec Landowski dont il reprend, entre autres, les actants de l’opération (operator, operans et operandum) et beaucoup d’autres propositions conceptuelles associant expérience du sens et forme de vie (par ex. p. 123-125) ; il rencontre des auteurs peu connus des sémioticiens comme le linguiste Pierre Frath aussi bien que les auteurs les plus fréquentés, comme Eco, Barthes ou Greimas ; il sollicite les philosophes de l’éthique, Aristote bien sûr, Nietzsche, Ricœur ; il converse plus ponctuellement avec des sémioticiens comme Coquet, Bordron, Bertrand, Colas-Blaise, Floch, Klinkenberg, et on en oublie. Et pour chacun, ce sont des citations, des arguments et des discussions. La fougue juvénile de l’auteur le conduit dans de multiples directions, provoquant de véritables amoncellements paradigmatiques et générant des typologies en chaînes, par exemple celles des « ontologies sémiotiques », celles des « formes de vie rythmiques », celles des « formes de vie scéniques », celles des « formes de vie sémiotiques », celles des « formes de vie stratégiques », celles enfin des « formes de vie au sein de la sémiosphère ». Les distinctions foisonnent au sein du concept lui-même, imposant une différence définitionnelle entre « formes de vie biologiques », « formes de vie sémiotiques » et « formes de vie générales ». On voit un tableau articulé en vingt-cinq cases « Les styles de vie et leurs formes de vie sociales ». Le livre s’organise en trois parties – » Le monde de la vie », « La vie en action », « Les formes de vie » – déployées en douze chapitres. Curieusement, cet ensemble est recouvert par deux grands intertitres : « Présences matérielles », pour la première partie, et « Représentations culturelles » pour les deuxième et troisième. Cette composition, avec ses enchâssements et ses chevauchements, est un peu étrange, mais elle est aussi une sorte d’indice. Le lecteur est souvent menacé d’étouffement, et soudain l’air revient, l’espace se clarifie, pour s’obscurcir à nouveau.

Note de bas de page 6 :

Bruno Leclercq, « Le tournant linguistique et son contre-virage phénoménologique », Les études philosophiques, 2012/1 n° 100, Paris, PUF, 7-26, p. 23-24.

Car un problème domine l’ensemble, et il mériterait une discussion préliminaire qui, hélas et sauf erreur de notre lecture, n’a pas eu lieu : c’est celui de l’ontologie. Le mot revient souvent, il apparaît comme un impératif, il est revendiqué : les formes de vie ont, chez Alain Perusset, les deux pieds dans le réel – physique, biologique, psychologique, comportemental. Et on perd alors de vue ce qui distingue la vie effective et le langage, la donation sensible dans l’expérience vive et la donation de sens dans le discours, bref le physique et le sémantique. La sémiotique deviendrait-elle un projet philosophique général ? Entendrait-elle même se substituer à la philosophie ? Vise-t-elle une gnoséologie ? Il y a là un véritable risque disciplinaire, où ce qui fait la spécificité et la richesse productive de la sémiotique risque de se perdre si ses bords s’estompent : elle pourrait ne pas gagner l’estime de la discipline dont elle vient occuper l’espace sans véritable discussion. Or il y a là, à l’évidence, un problème central, qui exige explicitation. C’est ce que rappelle par exemple Bruno Leclercq, autour de la notion de « langage phénoménologique ». Il écrit, à propos de Wittgenstein et d’Austin : c’est « lorsqu’ils montrent l’ancrage plus large des jeux de langage dans les “pratiques” et les “formes de vie” que ces philosophes déjouent l’apparent arbitraire des règles de ces jeux et laissent voir, sous chacun d’eux, des aspects du monde et des formes d’objectivité qui ne sont pas de purs produits du langage, puisque ce dernier tient lui-même certaines de ses contraintes de rapports au monde plus primitifs. Du monde ou du langage, lequel impose-t-il ses structures à l’autre ? Le thème et le langage, répond Wittgenstein, “interagissent” (Das ema ist in Wechselwirkung mit der Sprache) ».6

Si l’on tient à montrer, comme le demande Alain Perusset, que la sémiotique « n’est pas une science confinée dans l’éther théorique » (p. 286), il convient qu’elle pose en préalable, et peut-être tout le long du chemin, avec modestie et fermeté, la question du (ou des) plan(s) de pertinence sur le(s)quel(s) elle entend exercer son savoir faire pour s’assurer de la clarté de ses catégorisations, de la cohérence de ses procédures et de l’homogénéité de ses analyses. L’enthousiasme fertile d’Alain Perusset, avec son talent d’écriture, trouvera alors l’« actant interne de contrôle » qui lui permettra de construire plus posément des modèles partageables et d’assurer, pour la sémiotique, une bonne prise sur le réel.