Pour une sémiotique de la violence

Juan Alonso Aldama

Denis Bertrand

Tarcisio Lancioni

https://doi.org/10.25965/as.7191

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Denis Bertrand, Juan Alonso Aldama et Tarcisio Lancioni.

Plan
Texte intégral

1. Absence et présence sémiotiques de la violence

La violence est au foyer de la scène culturelle du sens. Dans les Métamorphoses, Ovide en raconte l’origine. Lorsque les Géants, cherchant à s’emparer du royaume céleste, eurent entassé des montagnes pour y accéder, le père des cieux les fracassa de sa foudre, elles écrasèrent les Géants et leur sang imbiba Gaïa, la Terre. Celle-ci

Note de bas de page 1 :

Ovide, Métamorphoses, Livre 1, 156-162, trad. fr. A. M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2005 [En ligne].

donna vie à des flots de sang encore chauds et, de peur que disparaisse toute trace de sa race, en forma des êtres à face humaine. Mais cette génération aussi méprisa les dieux et, particulièrement avide de carnage et de cruauté, elle se livra à la violence ; on reconnaissait qu’elle avait été créée avec du sang.1 

De ce sang, les arts se sont nourris ; ils ont élaboré d’innombrables représentations de la violence et des chercheurs comme Pierre Clastres ou René Girard l’ont identifiée comme l’un des moteurs fondamentaux de l’histoire culturelle. Force archaïque en ce qu’elle est à la fois originaire et toujours présente, la violence est chaque jour objet des discours médiatiques. Les sciences sociales bien entendu s’en occupent, mais toujours comme s’il s’agissait d’un phénomène en soi évident, que chacun est capable de reconnaître comme une « donnée de fait », sans que l’on interroge plus avant sa définition. Avec toutes les évidences intuitives que le mot suscite, son spectre sémantique est très large : il mêle les traits modaux du « pouvoir » et de la « force » (en allemand réunis, sous l’expression Gewalt) avec les figures actantielles du contrôle, de la domination et de la soumission, ainsi que la manifestation de phénomènes passionnels extrêmes – de la haine à l’épouvante – avec l’irruption soudaine et impérieuse de la Mort.

La sémiotique, pour sa part, a souvent analysé des situations et des scènes violentes, ou qui impliquent la violence, en traitant le sens de phénomènes aussi bien collectifs tels que le terrorisme, la guerre, les luttes sociales, que privés comme « la scène de ménage ». Elle a considéré la présence implicite de la violence dans les stratégies narratives qui caractérisent la dimension polémique de la circulation des valeurs : c’est ce que révèlent plusieurs entrées du dictionnaire de Greimas et Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, « agresseur », « appropriation », « punition »..., de même que la manifestation de cette violence appelée par certaines passions telles que la jalousie, la colère, la vengeance. Elle n’a cependant jamais, à notre connaissance, centré sur la violence en tant que telle ses réflexions, ses analyses, ses modélisations.

On peut se poser la question des raisons de cette absence : est-ce parce que la violence exprime une crise du sens, son point d’arrêt, et même un au-delà du sensé ? On sait qu’une des justifications traditionnelles de la rhétorique – technè diplomatique – est de pousser aussi loin que possible les chances du langage dont le seuil ultime, lorsqu’il est dépassé, débouche sur les inconnues de la violence. Est-ce parce que l’acte qui, littéralement, l’exprime est antérieur à toute opération énonciative ? Loin des subtilités du débrayage et de l’embrayage, elle place en effet le sujet dans l’inhérence des corps en contact, ceux du Moi-chair (Fontanille) et plus encore du Moi-sang, lorsqu’il ne reste plus du langage que le cri.

On peut pourtant considérer que la violence est une des branches de la sémiotique du corps – comme source et comme cible, au moins comme cible –, qu’elle est directement opératoire en tant qu’interaction et que, tout en imposant une crise aiguë du sens, elle est aussi, simultanément, une scène très articulée de signification, ici codifiée, là mise en scène, toujours étroitement associée à un horizon axiologique (éthique, juridique, esthétique, ontique). C’est pourquoi, en concevant ce dossier, nous souhaitions inviter la communauté sémiotique à aborder de façon frontale ce phénomène si complexe et à transformer les nombreuses « épithéories » plus ou moins implicites qui caractérisent la « scène de violence » en un objet d’étude explicite. Il s’agissait d’en interroger les dimensions signifiantes, même au bord ou au cœur du désastre, en espérant que soient suggérées quelques clés de lecture articulées du sens de la violence, en prise sur la contemporanéité d’une apparente « urgence sociale » à son sujet.

Cette orientation de la recherche suggère donc d’envisager la syntagmatique narrative et passionnelle de la violence, voire son inscription dans un schéma spécifique, à l’encontre de l’image dominante de son irruption soudaine et irréductible. Le débat contemporain sur la requalification judiciaire du supposé « crime passionnel » en « féminicide » porte ainsi, pour une part, sur son inscription dans un processus de séquences annonciatrices qu’il convient de mieux isoler et de mieux comprendre – autour, notamment, du schème narrativo-passionnel de l’« emprise ».

Si les modèles narratifs de la polémicité peuvent offrir une première clé pour l’articulation de la « violence » comme phénomène de sens, c’est certainement au niveau de l’organisation discursive de la scène violente qu’une série de « défis » est lancée au travail de description et de théorisation sémiotiques. La syntaxe actantielle de la conflictualité produit, du fait même de son niveau d’abstraction, de généralité et de mise en forme dans des « programmes narratifs », un effet d’asepsie sémantique, de neutralisation ou du moins d’« écrasement » qui occulte la dimension corporelle, charnelle, sanglante et douloureuse de la violence. Sa réhabilitation implique que ce terme soit précisément défini et doté d’un statut conceptuel à travers l’ensemble des relations qu’il induit et les caractéristiques propres à ses diverses configurations : violence et non-violence, violence légitime et illégitime, violence intentionnelle et violence des éléments naturels (le vent, la terre, la mer), rationalisation et impulsivité entre la violence programmée (cf. la torture) et la violence incontrôlée (cf. la fureur), entre ses manifestations aspectuelles et stratégiques permettant de distinguer les violences compulsives et occasionnelles d’un côté (cf. le « passage à l’acte »), durables et itératives de l’autre (cf. les violences conjugales), ou encore, pour une part, calculées et raisonnées (cf. la guerre, en amont de ses « dérapages » et autres « dégâts collatéraux »).

Ces manifestations ne concernent pas seulement les différents modes d’aspectualisation du processus de la violence, mais aussi la diversité de ses formes passionnelles, avec leurs rôles thématiques et pathémiques spécifiques, ainsi que leurs façons d’impliquer le corps-chair. À ce propos, Gilles Deleuze avait déjà observé, sur le cinéma de Losey, comment la manifestation de la violence pouvait être vue à travers la façon dont elle mettait en vibration les corps de ceux qui la pratiquent et de ceux qui la subissent, l’inscrivant par la douleur dans leur propre chair. Qu’il s’agisse de corps singuliers ou de corps collectifs – également dotés d’une chair qui peut être blessée comme dans le cas de la violence appelée « symbolique » –, ou qu’il s’agisse de corps « énonciatifs » qu’implique l’existence même de la violence en tant que scène, également « mis en vibration » par les modes de présence et de présentation de la violence elle-même, dans tous les cas, son incarnation est pour la sémiotique une question centrale.

Au-delà de la « scène de la violence », sa phénoménalité s’inscrit enfin dans des formes de vie plus générales et englobantes. Celles-ci sont caractérisées, d’un côté, par la mise en congruence des éléments figuratifs, modaux, aspectuels et axiologiques qui définissent toute forme de vie d’un point de vue sémiotique, et, de l’autre, par la puissance même de leurs codifications culturelles. Codifications qui les figent, les « canonisent » et déterminent leur statut socio-sémiotique, entre stéréotypie, glorification ou scandale à conjurer : on peut penser à des configurations thématiques telles que le sadisme et le masochisme, à des rituels hybrides ludico-mythiques (tels que les combats de coq ou les corridas), à la complaisance envers la « cruauté » célébrée de telle ou telle « vie criminelle », à l’esthétisation de rôles pathémiques extrêmes (cf. la tragédie), à l’« éthisation » de la violence comme une nécessité morale (la convocation du « code d’honneur »), à la fascination de la catastrophe, à la jouissance, la fruition ou l’exaltation littéraire (« sublime, forcément sublime »), bref, à la confrontation plus générale de la violence avec le champ ouvert des axiologies.

2. États de violence à travers la conceptualisation sémiotique

Si nous assumons, comme nous l’avons reconnu préalablement, cet effet « réducteur » de la sémiotique dans le cadre d’une étude formelle fondée sur les catégories polémico-contractuelles, il est cependant utile de passer les configurations de la violence au filtre des différentes modélisations sémiotiques – aux différents niveaux du parcours génératif de la signification par exemple –, afin d’évaluer ainsi leur capacité d’éclairage et d’explication.

Une première articulation possible de la problématique de la violence peut être envisagée du point de vue narratif. Si la violence apparaît abstraitement comme une forme discursive particulière de la configuration polémique de la circulation des valeurs, celle-ci ne peut se faire que dans un processus narratif, au-delà même de sa fonction de « climax », point de crise ultime et moment crucial de la transformation – facteur de suspense.

Ainsi, les valeurs de chacune des configurations, des formes et des manifestations de la violence peuvent être distinguées entre elles par la place qu’elles sont susceptibles d’occuper au sein de chacune des phases du schéma narratif.

Phase 1 : la violence comme forme de « manipulation » ou de « persuasion », celle qui s’exerce comme démonstration et imposition du pouvoir dans la volonté de soumettre, de faire-croire et de faire-faire ou ne pas faire quelque chose à quelqu’un. On pourrait dire qu’il s’agit d’une violence plus « politique », dans le sens où elle a pour but d’établir des relations modales entre les sujets sociaux et dont les célèbres phrases de Clausewitz, « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » et « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », seraient de bonnes illustrations.

Phase 2 : par delà le moment « contractuel », il y a une violence de l’acquisition et de l’imposition de compétences (rituels initiatiques, rôles thématiques contraignants…) ; c’est ce qu’on pourrait nommer une violence « pédagogique », qui peut être hétéro-infligée dans les espaces scolaires ou familiaux, ou bien auto-infligée sur le mode réflexif du « se faire violence » dans les pratiques d’autodiscipline comme celles par exemple de l’accoutumance à la douleur afin de « s’endurcir » pour acquérir une capacité à réaliser un certain programme narratif.

Phase 3 : il existe également une violence comme « performance » pure, accomplissement d’un acte gratuit (cf. Gide), une violence sans « destination », sans but ; une sorte de violence démodalisée, acte d’un non-sujet dont un exemple pourrait être, si l’on accepte les extensions sémantiques de la notion, celle que l’on nomme « violence de la nature ». La violence pulsionnelle et irrépressible, que les psychiatres font sortir du champ de la sanction judiciaire au nom de l’irresponsabilité, n’existerait que dans cette phase du schéma narratif.

Phase 4 : voici enfin, la violence « sanction », une violence qui vient clore le parcours narratif, violence attendue, programmée, résolutive, assurant la bonne clôture de la série criminelle ou autres enchaînements de violence, comme dans le cas de la punition ou dans celui de la vengeance. Elle se gratifie volontiers, supplément de « glorification » (comme en sémiotique narrative, lorsqu’on parlait d’« épreuve glorifiante » finale du conte), d’une mise en scène appelée à susciter une sorte de fascination, la « splendeur des tortures » dont parlait Michel Foucault. Cette violence-sanction se confond alors parfois avec sa fonction de manipulation car il arrive, et c’est presque une loi d’Histoire, qu’une violence comme point final narratif devienne, en tant qu’acte fondateur cette fois, la phase initiale d’un nouveau parcours. Un bon exemple en serait celui des exécutions publiques dont on a longtemps supposé, ou souvent prétendu, qu’elles devaient, au delà de leur statut de sanction, valoir également – ou surtout – comme réactivation du contrat, c’est-à-dire comme avertissement public.

De plus, cette diversification narrative implique la prise en compte des modes d’existence possibles de la violence, qui n’est pas donnée exclusivement telle qu’elle est effectuée, qui ne s’épuise pas dans sa réalisation, mais qui peut aussi se présenter comme virtuelle et actualisable, ou actualisée et menaçante, ou potentialisée c’est-à-dire mise en réserve, latente, en état de veille, comme le montrent bien les réflexions de Louis Marin sur le pouvoir. De telles modulations des modes d’existence peuvent sans doute être comprises comme le principal vecteur de l’intériorisation de la violence.

Ce premier axe de la recherche suggère donc d’envisager la syntagmatique narrative, telle que les modèles sémiotiques classiques de la narrativité peuvent en accueillir les manifestations – et du même coup en esquisser une typologie. Mais on peut également considérer la violence sous l’angle paradigmatique des valeurs et des contenus sémantiques profonds, ouvrant sur une autre forme possible de typologisation. Car si on se pose la question des significations dont la violence est investie ou porteuse, on peut penser à une forme de catégorisation d’ordre axiologique.

On identifierait alors une violence marquée par sa fonctionnalité, comprise comme moyen d’obtenir des résultats précis, répondant à des objectifs définis. Dans sa relation par exemple avec l’univers politique, on aurait ici la violence, arme de l’État, que celui-ci mobilise pour sa préservation. Il en use, en effet, en l’adossant à un discours de justification existentiel : le « Salut public », la « raison d’État ».

Opposée à cette violence fonctionnelle, il en existerait une autre forme, qu’on pourrait dire fondatrice et qui, loin d’être une émanation pratique du politique, consisterait au contraire en une violence essentielle, « sacrée » dirait René Girard, fondatrice d’un ordre politique à venir, et même condition de sa naissance et de sa pérennisation. On peut ici évoquer, exemple parmi beaucoup d’autres, le rôle que la violence a joué pour la fondation du fascisme italien : l’expérience de la violence de la première guerre mondiale, en particulier celle du « corps à corps » exercée sur le front par les commandos spéciaux – les arditi – de l’armée italienne, a été déterminante comme acte de naissance et comme manière de concevoir la politique par le fascisme en germe, dans la chaleur organique du sang échangé, de plaie à plaie. Deux relations entre violence et politique sont dès lors opposables : d’un côté, une politique qui se sert de la violence pour son maintien institutionnel ; de l’autre côté, une violence qui est la raison d’être du politique et du social.

Opposables à ces deux positions sémantiques sur le mode privatif de la contradiction, deux autres classes prévisibles se dégagent, à savoir, d’un côté, une violence « gratuite », négation absolue d’un quelconque caractère pratique ou utilitaire, une violence sans autre finalité qu’elle-même, « ludique », voire esthétique : la mise à mort du taureau dans l’arène ? Et de l’autre côté, en paraphrasant Jean-Marie Floch dont le modèle ici suggéré globalement s’inspire, une violence que nous serions tentés de nommer « critique », violence de contestation, à la fois négation de la violence sacrée et mythique et de la violence ludique, tout en se distinguant de la violence « pratique » et de droit de l’État ; se trouverait ici la violence de « résistance » et de « révolution », ainsi que celle de la « machine de guerre nomade » de Gilles Deleuze et Felix Guattari (1980 : 434), productrice de « déterritorialisation », génératrice de lignes de fuite et non de visée téléologique figée.

3. Nouvelle problématisation de la violence

Le modèle narratif actantiel et le modèle catégoriel de type carré sémiotique, comme nous les voyons ici, permettent de saisir et de décrire les formes violentes de l’interaction, qu’il s’agisse de stratégies de persuasion ou de dé-subjectivations de l’antagoniste, à partir de l’émergence de traits différentiels, donc de discontinuités qualitatives, sur la base desquelles les « variétés » de violence peuvent être classées.

3.1. Apports de la perspective tensive

L’intégration de ces modèles dans une perspective tensive, à laquelle plusieurs articles de ce dossier font référence, permet d’étendre l’analyse à la dimension quantitative, qui apparaît aussi importante que la dimension qualitative, tant dans la perception que dans la « gestion » de la violence, en référence aux trois « points de vue » à partir desquels celle-ci peut être considérée : celui de la victime, celui de l’auteur et, non moins important, celui de l’observateur / juge.

C’est en effet à partir de cette dernière position que sont générés la plupart des discours sur la violence, et c’est toujours à partir de cette position que sont projetés les paramètres de jugement individuels et collectifs sur un phénomène perçu comme tel, dans ce que nous pourrions appeler, parallèlement à d’autres concepts développés par la recherche sémiotique, une praxis perceptive. Nous entendons par là une praxis dans laquelle le phénomène observé, en présence, est ramené ou intégré à l’ensemble des schémas, codes et valeurs « culturelles » sédimentés, qui lui donnent sens et selon lesquels il peut y avoir une violence plus ou moins légitime, plus ou moins motivée, plus ou moins légère ou plus ou moins excessive.

La perspective tensive peut également suggérer une manière différente, pour la sémiotique, de prendre en charge deux questions constamment convoquées par les discours sur la violence : celle de la force et de ses degrés (de nombreux dictionnaires définissent la violence en termes d’excès de force, même si cela n’apparaît pas suffisant, car il s’ensuivrait que tout effort devrait être jugé comme une violence). Degré de la force, qui apparaît directement corrélé à l’ordonnée de l’intensité, et degré de la puissance qui, outre l’évidente caractérisation modale, paraît susceptible d’une description comme sphère d’extension de l’exercice d’une force, et donc corrélé à l’abscisse, précisément, de l’extension sur un modèle et dans un espace tensifs. Ce modèle permettrait donc de distribuer, sous une forme converse, la violence ponctuelle, brutale et lacérante d’un côté, et la violence subtilement étendue, diffuse, exercée par le contrôle social de l’autre ; il permettrait aussi de rendre compte, sous une forme directe, de la petite violence quotidienne et occasionnelle et de la violence totalisante et permanente de la « terreur ».

Ce qui vient d’être dit suggère également que le modèle tensif peut être assumé comme un modèle de contrôle des valences aspectuelles de la violence, qui peuvent tendre, par exemple, vers une polarité ponctuelle (limitée, locale, momentanée) comme celle, par exemple, des explosions de colère, ou vers une polarité extensive (généralisée, totalisante, persistante), comme celle, par exemple, de la torture, si elle est de haute intensité, ou celle, plus subtile, de la pression psychologique et du « harcèlement moral » qui oblige les individus à s’identifier totalement (et donc de manière excessive) à des rôles sociaux et thématiques préétablis.

La définition des formes de pouvoir comme un champ d’extension de l’exercice de la force peut aussi permettre d’articuler des « modulations » de la violence, en distinguant, par exemple, une violence orientée vers la conquête du pouvoir, donc en expansion, et une violence corrélée à l’exercice d’un pouvoir absolu, destiné à une domination totale et écrasante sur l’autre, comme elle se configure, encore, dans les cas de la torture ou de la terreur. Cette dernière appelle une violence défensive, conservatrice de vie et, politiquement, de survie : la violence légitime et illégale de la « résistance » (Greimas 2017).

3.2. Violence, seuils, limites, figuration

C’est précisément en raison de cette variabilité tensive, dans laquelle force et pouvoir sont entremêlés, que la violence se trouve continuellement soumise, comme on l’a déjà suggéré, à la question de sa « reconnaissance » : à quel moment, et dans quelles conditions, un phénomène d’interaction se configure-t-il comme « violent » ? C’est pourquoi, une fois de plus, se pose la question des « seuils », qui ne peuvent toutefois pas être ramenés à des différences qualitatives, discrètes, mais qui sont plutôt délimitables comme des quotients quantitatifs provisoires, continuellement révisables et variables selon des paramètres liés aux changements de situations et aux habitudes culturelles.

La question de la relation entre la violence et la limite, cette fois-ci bien comprise comme un seuil, revient également lorsque nous essayons de saisir la violence au niveau de l’ordre figural. Dans ce cas, elle peut être décrite comme une action exercée précisément par rapport au seuil qui définit son espace « propre ». Dans Lancioni 2020, il a été proposé que cette action puisse être configurée, alternativement, soit comme une rupture, une traversée, un franchissement, soit comme une réduction, une compression, un écrasement de l’espace propre, et cela qu’il s’agisse de violence physique ou de violence psychique et morale. Cet espace « propre », et le seuil qui s’y rattache pour en dessiner les contours, peut être à la fois d’ordre individuel et d’ordre collectif ; il peut être relié à la dimension de la « peau », à travers laquelle se définit l’identité sociale des individus comme des collectivités, et à la dimension de la « chair » qui concerne le lieu d’inscription des effets de la violence physique. Les affections de l’espace propre engendrent ce que la psychanalyse appelle le trauma.

La prise en charge récurrente par un Sujet générique de l’une de ces deux modalités (lacération ou compression), ainsi que certaines formes aspectuelles dont nous avons parlé, peuvent donc nous aider à définir également des « styles » spécifiques de violence.

Outre ceux qui sont pratiqués du côté de l’agent (le sadique, l’irascible, le compulsif, le vindicatif) ou subis du côté du patient (réaction violente, résistance, acceptation et « syndrome de Stockholm ») parmi lesquels nous comptons également les formes de violence énonciative, il est important que la sémiotique sache prendre en charge les questions liées à la violence énoncée, c’est-à-dire à la représentation de la violence qui occupe, comme on l’a signalé en ouverture, un espace considérable dans tous les domaines et sous toutes les formes d’expression de la culture. Bien que la violence physique ne soit pas la seule forme de violence, il ne fait aucun doute que son accentuation « spectaculaire » par l’utilisation de l’hypotypose et d’autres figures rhétoriques comme l’hyperbole constitue l’un des moyens les plus fréquemment utilisés par notre culture, au fil du temps et sous différentes manifestations (écrites, plastiques, gestuelles...), pour la mise en scène de cette « splendeur de la torture » qu’évoquait Foucault, qui est aussi « splendeur » fascinante du crime, de l’accident, de la catastrophe : de la littérature mythologique et des chansons de Geste à la représentation picturale classique (pensons aux tableaux des martyrs, aux thèmes tels que Judith et Holopherne, à la décapitation de Jean Baptiste ou aux scènes de Goya), jusqu’à la littérature Pulp et au cinéma gore et splatter, en passant par les fureurs shakespeariennes, les Soirées de Médan, ou les rages céliniennes, autant de sémioses où la représentation fine et fouillée de la perpétration de la violence remplace tout thème narratif.

L’opinion médiatique généralisée tend à moraliser aujourd’hui une telle spectacularisation en la dénonçant comme « gratuite ». Du point de vue de la génération des effets de sens cependant, une telle « gratuité » ne peut être reconnue que dans la mesure où la représentation peut pousser ses destinataires à un « émoussement » des sens, à une usure de l’émotion, à une acceptation indifférente, alors qu’elle viserait plutôt une augmentation hyperbolique des effets pathémiques. En définitive, ce sont précisément ces effets et leur mesure qui semblent constituer la dimension sémiotique la plus pertinente de toute hypotypose de la violence : qu’il s’agisse de générer la peur et la terreur comme le souligne l’essai de Solís Zepeda ici même, la pitié et l’identification comme dans les images de dévotion, l’indignation et la rage comme dans les discours de dénonciation, l’enthousiasme et l’émulation comme dans l’essai de Miguel Martín (ici aussi), ou simplement la satisfaction sadique, dans tous les cas, ce sont les différentes thématisations de l’hypotypose qui sont en jeu. On le constate notamment dans le cadre des discussions sur le cinéma où la représentation emphatique de la violence est soumise à un processus générique de moralisation négative bien que, même dans le cinéma de masse, l’hypotypose de la violence puisse viser la production de passions « positives », non complaisantes.

Considérons, par exemple, l’explosion de la violence exhibée qui a caractérisé le Western au début des années 1970. Alors que dans ses états antérieurs, les « Indiens » ou les « cow-boys » tombaient simplement de leur cheval lorsqu’ils étaient frappés, et que les seules formes de cruauté étaient éventuellement attribuées aux « Indiens » eux-mêmes, dans des films comme Soldier Blue et Little Big Man, de 1970, ou Jeremiah Johnson, de 1972, la violence n’est plus seulement racontée, mais montrée dans sa pratique et dans ses effets, tandis que les cruautés sont imputées aux Blancs, avec pour objectif évident la dénonciation d’une série de stéréotypes culturels dans lesquels le cinéma antérieur se complaisait. La même violence des « Indiens » est reconsidérée en termes quasi-anthropologiques dans des films tels que la saga A Man Called Horse, qui date également du début des années 1970.

Les formes de violence psychologique et sociale trouvent elles aussi dans le corps (surtout dans les représentations visuelles, mais pas seulement) un support d’expression privilégié, comme cela arrive par exemple dans le cinéma de Joseph Losey qu’il a lui-même opposé, à cet égard, à celui de Sam Peckinpah. Alors que dans les films de Peckinpah la violence est essentiellement physique et spectaculaire, elle est, dans ceux de Losey, souvent contournée par des ellipses. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de violence, au contraire, mais ce qui émerge est la violence subtile des contraintes sociales, dont les effets apparaissent à travers le « rétrécissement » des corps des victimes, tandis que les corps des auteurs, comme le relevait déjà Deleuze (1983), semblent au contraire vibrer d’une force irrépressible, débordante.

Pour conclure ces observations, nous pouvons retenir deux grandes orientations théoriques : la représentation de la violence, quelle qu’elle soit, semble trouver dans le corps et ses transformations (lacération, compression) son élément central, et dans la modulation rhétorique entre l’emphase de l’hypotypose et de l’hyperbole d’une part et son évocation elliptique d’autre part, les moyens par lesquels on tente de moduler l’efficacité pathémique, quelle qu’elle soit, de la représentation elle-même. Il n’est cependant pas possible de définir une corrélation directe entre la stratégie rhétorique et l’effet, puisqu’aussi bien l’emphase que l’ellipse peuvent conduire à des effets d’intensification ou d’atténuation (accoutumance) pathémique, même s’il semble admissible (à vérifier par des recherches ultérieures) que la représentation elliptique, et c’est peut-être pour cette raison qu’elle est souvent plus appréciée, semble capable de générer des effets pathémiques « positifs », comme l’indignation, sans courir le risque d’une complaisance sadique de la part de l’énonciateur.

4. Contributions à la crise sémiotique de la violence

Quoi qu’il en soit, ces observations liminaires nous amènent à une question centrale : comment interroger le sens de la violence sans entrer directement dans sa matière ? Comment concevoir ce concept sans la chair qu’il affecte ? Cela implique de pénétrer, hors de tout préambule, dans les univers particuliers de ces actes dont l’irruption brutale appelle, de façon à la fois impérieuse et inquiète, le mot « violence ». C’est ce trait commun qu’attestent les onze textes qui constituent le présent dossier. Aucun ne parle abstraitement de la violence, car du mot lui-même surgit non seulement l’action – qu’elle relève de la criminalité politique, du terrorisme, de la guerre, du sport, des réseaux sociaux, des relations de genre ou de la mystique – mais aussi toute la chaîne intensément pathique et inéluctablement traumatique, du côté du corps et du côté de l’âme, que cette action entraîne dans son sillage.

C’est ainsi que, plutôt que de structurer l’ensemble des textes selon le paradigme des domaines concernés par la violence, il nous a paru qu’ils pouvaient s’organiser, de manière plus pertinente du point de vue qui est le nôtre, en suivant un ordre syntagmatique. C’est en effet à travers une schématisation que se dessine l’ordre sémiotique de la violence : on commence par le choc perceptif de son irruption forcément spectaculaire, on poursuit par l’affection du corps qui en est l’indépassable objet, et on termine par l’interrogation sur le sens et les finalités en posant le problème des relations entre violence et valeurs, entre violence et politique. Dans la plupart des textes, ces trois dimensions coexistent et s’entrecroisent, mais nous avons constaté que dans chacun d’eux une isotopie dominait, régissant les autres : ici perceptive, là somatique, et en troisième lieu enfin, politique.

4.1. Violence et perception

Le mot « violence » est coextensif à l’expérience sensible : pas de violence sans l’épreuve sensorielle de son vécu. Un vécu si tumultueux que l’ordre canonique du sens en est ébranlé, et parfois dévasté. Il a fallu le tournant phénoménologique pour que cette dimension, ignorée de l’approche structurale stricto sensu, entre de plein droit dans la sphère sémiotique. Or, qu’on en soit l’agent, la victime ou le témoin, cet « éprouvé » où s’immerge le sujet – dans la rage, dans la douleur ou dans l’effroi – est aussi, on l’a vu, un spectacle. Car l’acte violent contient l’essence et du narratif et du spectaculaire. Avec lui, le monde pivote, sans retour ; il est le climax de la crise et il incorpore la transformation. Événement par excellence, il se donne à voir même s’il n’est pas montrable ; et il se donne à raconter même si, dans ses formes extrêmes, il n’est pas narrable. Ces deux dimensions corrélées de la violence, le vécu de l’intérieur et l’exhibé à l’extérieur, expliquent peut-être la puissance de fascination de cet acte.

Dimensions qui nous placent en tout cas au cœur des problématiques que soulèvent, chacune dans son domaine propre et selon des perspectives analytiques particulières, les contributions de Luca Acquarelli, de Miguel Martín, et de Patricia Moreira, Jean Christtus Portela et Flavia Karla Ribeiro Santos. Dans chacun de ces textes la violence infligée est associée à un média qui en offre le spectacle. Et cette spectacularisation est aussi, à chaque fois mais sous des formes diverses, partie prenante de l’acte.

Luca Acquarelli pose le problème des limites de la représentation de l’image violente, ces limites étant d’ordre éthique : « Jusqu’à quel point est-il juste [...] de montrer des images en même temps esthétiques et insoutenables ? » Mais cette question classique – qui rappelle celle qu’on pose à l’humour : peut-on rire de tout ? – est ici dépassée, par la grâce du corpus étudié et du support filmique qui en est la substance d’expression. Car la figuration narrative de l’histoire, celle des corps atrocement brûlés, passe par la torture du matériau qui est supposé la transmettre : cette substance devenue forme de l’expression – la pellicule, altérée, fendue, brûlée, – est elle-même intégrée à la défiguration, c’est-à-dire à un contenu qui ne peut plus être vraiment montré. L’étude nous fait découvrir alors un semi-symbolisme radical, où le support matériel du discours subit, au delà de sa propre résistance, ce qu’il est – ou était – supposé véhiculer comme contenu. Préservant alors la dignité des victimes.

La crise de la représentation de la violence se heurte à un obstacle d’un autre ordre dans l’étude de Miguel Martín. Abordant une des formes les plus extrêmes de la violence politique – la diffusion vidéo de l’égorgement de ses otages par Daech –, il interroge la stratégie induite par cette mise en scène. Et celle-ci passe par l’image elle-même, en ce qu’elle construit la participation complice du spectateur à la violence qu’il regarde, sidéré ou hypnotisé. Comment ? Par un renversement de référence entre la fiction et la réalité : ce n’est plus la fiction qui s’inspire des faits réels, comme dans le cinéma ordinaire, mais bien au contraire la réalité qui s’inspire de la fiction et qui en emprunte les codes. L’enjeu est alors de transformer l’horreur d’une violence extrême en une attraction spectaculaire – cette publicité faisant partie de la peine – par l’adoption des codes visuels et narratifs de la fiction hollywoodienne : ni peur ni rejet horrifié, mais produit de consommation de masse, attractif et fascinant. La violence-divertissement a quitté la sphère originelle de la fiction pour entrer de plain-pied dans la sphère du réel. Comme le montre Martín « les horreurs deviennent des spots », et les médias de communication sont à appréhender pour ce qu’ils sont : « des médias d’apparition ».

Médias encore, dans leur rapport constitutif avec la violence, que ceux qu’étudient Patricia Moreira, Jean Christtus Portela et Flavia Karla Ribeiro Santos. La mise en spectacle est ici l’instrument même de la destruction des personnes. Il s’agit du lynchage en ligne et des pratiques de la cancel culture aux fins d’élimination d’autrui. L’étude montre d’abord l’ébranlement actantiel qu’implique cette pratique cruelle : fragilisation du Destinateur-judicateur, qui quitte la sphère institutionnelle fondatrice du droit de juger que lui confère la société, et qui vient qualifier le tout- venant internaute, Destinateur auto-proclamé doté d’une sorte de « légitimité sauvage ». En s’éloignant peut-être un peu trop du côté des formes de vie, la violence semble s’estomper. Mais elle revient en force, avec sa puissance d’élimination symbolique, psychique et, indirectement au moins, physique : car les victimes sont soumises à des interdits de présence, sur les réseaux sociaux d’abord, puis dans leur espace professionnel, et même enfin parfois, chez elles. Le « lynchage » dans le monde numérique interpelle le sémioticien : le mot doit-il être compris selon la visée référentielle charnelle de son origine dans le Western ? Doit-il être saisi comme métaphore ? Doit-il être reconnu comme une catachrèse ? L’enjeu n’est pas que rhétorique : selon les réponses adoptées, c’est à chaque fois une variante de la violence-en-spectacle (comme on dit viol-en-réunion) qui apparaît.

4.2. Du corps

Les trois essais de cette deuxième section, ceux de Jenny Ponzo, d’Angela Mengoni et de María Luisa Solís Zepeda, placent au centre de leur analyse ce que nous avons déjà défini comme le lieu décisif de la représentation de la violence, le corps, que les auteurs convoquent cependant dans des perspectives très différentes. Dans l’un des cas, en effet, il s’agit de pratiques violentes qui font du corps la cible d’un « travail » systématique de destruction, tandis que dans les deux autres essais sont présentés deux cas, et deux stratégies opposées, de représentation visuelle, photographique, de la violence corporelle.

Dans l’article de Jenny Ponzo, le corps en question est celui de l’Acteur, femme, qui se soumet à une flagellation et à une humiliation volontaires dans le cadre de pratiques mystiques de dévotion, dans lesquelles la dimension physique est radicalement séparée du Sujet lui-même en tant que sa composante négative, dans la mesure où cette corporéité est responsable des racines terrestres de ce sujet et une limite à son potentiel spirituel. Ponzo, avec son analyse de la documentation de certains cas spécifiques, met bien en évidence comment l’auto-destination qui semble sous-tendre cette violence auto-infligée représente en réalité une question complexe puisque la légitimité de telles pratiques est remise en question par la même religion officielle qui tente d’étendre son contrôle sur le corps du pénitent. Cette dernière, en revanche, peut faire appel à un Destinateur supérieur, divin, avec lequel elle peut entretenir une communication sans médiation. Ainsi se dessine une confrontation polémique entre deux instances de destination, toutes deux extérieures au flagellant, qui précisément à travers le contrôle de son corps mettent en tension deux visions de la dévotion et de ses pratiques. L’essai ouvre également des perspectives pour une réflexion non seulement sur la perpétration de la violence et ses motivations, mais aussi sur les formes possibles de son acceptation.

L’explication de la dimension « politique » qui émerge dans la relation entre le corps et la violence est également l’un des thèmes centraux de l’analyse que fait Angela Mengoni de certaines photographies de l’artiste hispano-américain Andres Serrano. Il s’agit d’images représentant des cadavres de suicidés, déposés à la morgue. Leur mode d’exposition soigné, le traitement de la lumière et du support révèlent des références à l’iconographie du Christ couché, et notamment aux tableaux de Philippe de Champaigne étudiés par Louis Marin. C’est précisément le contraste entre les similitudes et les variations iconographiques, d’une part, et d’autre part le passage thématique radical de la figure divine, objet de contemplation dont les blessures exposées témoignent de sa nature humaine en devenant vecteur de sa transcendance, au corps anonyme, à l’état brut, classé en fonction de la cause du décès et exposé à la morgue, c’est ce contraste entre les deux figurations de la plaie qui témoigne, pour la seconde, d’un contrôle social sur le corps dans lequel la blessure n’est plus un objet de contemplation mais seulement une lacération qui fait ressortir la chair et l’expose publiquement, permettant au regard, par un ultime acte de violence extrême, de pénétrer, publiquement, dans les recoins les plus intimes de l’autre.

L’essai de María Luisa Solís Zepeda propose également une analyse d’un corpus photographique. Mais il s’agit dans ce cas de photos de propagande, reprises par la presse, qui montrent les corps longuement torturés par les narcotrafiquants mexicains. Des images qui, plutôt que la violence elle-même, mettent en scène une « mémoire » de la violence en exposant des corps dévastés par la torture. Ce qui apparaît comme fondamental dans la stratégie représentative de ces images, outre la mise en évidence de la torture à laquelle les corps ont été soumis, ce sont précisément les choix dans la construction de la scène où ces corps sont présentés : ils sont en effet composés dans un tableau vivant macabre, exposés dans des espaces publics, accessibles à tous, et non dans le lieu de la violence réellement subie, le tout dénonçant un véritable « projet de mise en scène ». C’est précisément sur le style de représentation que Solís Zepeda concentre son analyse, et en particulier sur la figure de l’hypotypose mobilisée pour rendre ces images vivantes et immédiates, afin de leur donner la force persuasive / dissuasive d’une violence « exemplaire », horrible et reproductible à l’infini. Le choix d’installer la « scène violente » dans un espace public et anonyme met à nouveau en avant la question du contrôle « politique » des corps, qui se traduit ici par la monstration d’un hyper-pouvoir capable d’exercer un contrôle total, indiquant qu’il peut se concentrer sur des corps individuels, soumis à de longues et atroces tortures, pour s’étendre ensuite partout, et sur tous.

C’est précisément dans le contraste entre les images artistiques analysées par Mengoni et les images de propagande étudiées par Solís Zepeda que nous pouvons observer comment l’efficacité pathétique que les deux types visuels poursuivent est liée au travail implicite de l’inscription charnelle de la violence, qui fait ressortir le caractère pulsatif de la « chair propre » : la violence prolongée, itérative et durable endurée par les corps meurtris s’oppose à la violence concentrée et ponctuelle de la blessure et de la plaie, ouvrant un champ de pathémisation qui va de la répulsion générée par des cadavres-types, présentés comme parangons, dont la souffrance prolongée est utilisée comme une menace pour tous, à l’attrait esthétique de la blessure singulière, proposée comme objet de méditation et de contemplation, ou bien comme site d’émergence politique de la « vie nue ».

4.3. Stratégies politiques et finalités

Les textes qui figurent dans cette troisième section du numéro sont plus nombreux : ce sont ceux de Mario Panico et Patrizia Violi, de Marion Colas-Blaise, d’Anicet Bassilua, de Taís De Oliveira et Gizelia Mendes Saliby, et enfin de Carlo Andrea Tassinari. Ils ont en commun de déplacer la perspective en abordant la question socio-politique de la violence. S’il en existe bien une que n’habite aucune visée, violence « gratuite » sans autre but que sa propre fièvre et son propre excès, la plus grande partie des actes violents s’inscrivent au contraire à l’intérieur d’un projet narratif bien défini où cet acte n’est souvent qu’un programme d’usage. Ainsi les articles de cette section cherchent à comprendre le sens et la finalité socio-politique de la violence, la justification ou le but ultime de celle-ci. Au-delà des dimensions perceptive et somatique, la violence est l’expression d’une forme de domination brutale qui s’intègre dans une interaction sociale et dans un projet de soumission des autres acteurs. C’est l’exercice même du pouvoir qui est en jeu dans cette forme de violence.

Mario Panico et Patrizia Violi observent d’emblée, dans leur contribution, le contraste entre la grande présence des analyses sur le discours des victimes dans les études sur les crimes de masse et le peu de place que l’analyse réserve dans ces mêmes études à celui des bourreaux. Leur texte entend justement combler ce vide à travers l’exploration des différentes formes rhétoriques de « déresponsabilisation » et de justification de la violence fondées sur l’examen des stratégies du discours des criminels de guerre. Ces stratégies auraient pour objectif principal de brouiller les différentes positions et rôles actantiels des sujets, objets, destinateurs impliqués, avec comme conséquence la disparition de la responsabilité par l’effacement du sujet et par l’indétermination de l’objet de la violence. Corrélativement, le texte analyse une autre stratégie de justification, celle la resémantisation de la violence à travers une opération de minimisation fondée sur le « frame » interprétatif de contextualisation : « c’était la guerre ».

Cette même stratégie de modification du rôle actantiel et des modalisations de chacune des instances du discours est au cœur de la proposition de Marion Colas-Blaise qui montre que l’enjeu de la violence se joue sur la possibilité d’existence ou non ce que l’auteure appelle « l’égogenèse » et dont la reconstitution est la condition pour échapper à la domination et à l’oppression avec la réinstauration du sujet et la reconstruction de sa puissance, parfois même à travers une « violence légitime ». A partir de l’analyse d’une vidéo critique de la violence policière, le texte s’interroge sur la question centrale, dans toute étude de la violence, de ses limites – ici morales voire pragmatiques – dans le sens où la critique de la violence peut être elle-même être accusée d’être violente, voire de la provoquer. Colas-Blaise montre dans son texte que la différence entre une violence « antipolitique » et une violence « politique » se trouverait dans l’aspectualité qui les définit : la violence légitime et politique serait celle, inchoative, qui ouvre des nouveaux mondes possibles.

La légitimité de la violence est également analysée dans le texte d’Anicet Bassilua. Les limites et l’acceptation d’une certaine violence dans le sport sont, selon l’auteur, déterminées par des règles et par des normes soumises à une interprétation « en cours d’action » dont le sens est « co-construit » précisément au sein de l’interaction, produisant alors des régimes d’acceptabilité ou de rejet négociés à chaque instant de l’action. A partir du modèle de la sémiotique tensive et de celui des interactions d’Éric Landowski, Bassilua propose une étude des limites intensives et extensives de la violence dans les échanges sportifs au football ainsi qu’un modèle des différentes formes de réactions possibles face à la violence comme acte interprétatif à l’intérieur du cadre normatif et pragmatique fondé les modalités du pouvoir-faire, qui placent le sujet atteint par la violence dans ses rapports avec le monde entre l’autonomie et l’hétéronomie.

Le texte de Taís De Oliveira et de Gizelia Mendes Saliby porte sur la violence de genre dans l’œuvre de Virginia Woolf et dans un film, Les heures, tiré d’un de ses romans, Mrs. Dalloway et du roman The hours de Michael Cunningham ; c’est aussi à l’analyse de la violence de genre que s’attache Carlo Andrea Tassinari, dans son article sur le discours sexiste dans le Festival italien de San Remo : ces deux études montrent les processus de normalisation de la discrimination sexiste à travers des phénomènes de démodalisation du sujet opprimé.

Taís De Oliveira et Gizelia Mendes Saliby analysent la « naturalisation » sémiotique de la féminité par un contrôle bio-médical du corps des femmes comme assise du pouvoir masculin. Les femmes présentes dans le roman et dans le film appartiennent à un « corps collectif », puisque c’est sur les femmes – et non sur une femme en particulier – que repose le rôle thématique de mère et/ou d’épouse. Cette « désindivisualisation » des femmes se fonde sur une permanente hétérodestination de chacun de leurs programmes narratifs, où le sujet est en toute occasion dépourvu de la possibilité de construire sa propre compétence, car elle est inscrite depuis toujours dans les normes externes qui leur sont imposées.

Le texte de Carlo Andrea Tassinari, à partir d’une analyse des formes de construction de l’asymétrie modale entre le sujet (masculin) du pouvoir et sa victime (féminine) dans l’univers puissamment stéréotypé d’un Festival des plus populaires, étudie les mécanismes typiques du sexisme qui font cohabiter « bienveillance » et « discrimination ». Il montre comment ces mécanismes s’articulent à des niveaux différents, selon des modes d’existence qui en séparent la manifestation, produisant alors un discours paradoxal dans lequel la dénonciation de la culture du viol n’empêche pas l’existence en même temps d’un discours sexiste persistant, convaincu d’une légitimité ancrée dans les profondeurs de l’usage. Tassinari analyse de manière très claire les différentes stratégies du discours mises en œuvre pour « désactiver » toute critique. Il souligne les liens de continuité et de contiguïté entre sexisme et violence sexuelle consistant à faire passer la relation d’implication reliant ces deux termes à une relation de contradiction voire de contrariété, stratégie qui n’a d’autre but que celui de désarmer tout discours féministe possible.

Ouverture

Le tableau des différentes contributions rapidement esquissé ici montre à nos yeux la pertinence d’une approche frontale de la violence par les sémioticiens. Nous avons cru pouvoir en dégager une cohérence, schématisée de manière narrative, entre (i) son émergence dans le sensible, de la perception de l’éprouvé au spectacle qu’il porte en puissance, (ii) son inscription corporelle avec les enjeux culturels contrastés de l’hypotypose, (iii) ses significations sociales et politiques dans le passé comme au sein de notre contemporanéité. La position finale des violences de genre dans ce parcours atteste leur enjeu aujourd’hui, qui est de première importance. Il révèle que perception, souffrance et jugement sont soumis à la catégorisation de l’espace signifiant de la violence elle-même – exigeant, dans le champ particulier du genre – une indispensable et urgente évolution. Or, ce cas « particulier » – si on peut dire – montre aussi le continuum de la violence, qui est plus que sémantique, entre la violence physique, la violence psychique, la violence morale, la violence mémorielle. Il nous apprend que les conditions sémiotiques d’extension des champs d’application du mot « violence » ne relèvent pas de la catachrèse. Elles installent toujours, comme les diverses études ici le montrent, la symbolique de la violence au cœur du sensible, qui est un réel partagé, corporellement éprouvé.