Antony Mathé, Le corps à sa façon. Regards sémiologiques sur la mode ordinaire, Louvain La Neuve, Academia/L’Harmattan, 2019

Nanta Novello Paglianti

Université de Besançon

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Texte intégral

Le ton de cet ouvrage est donné dès son introduction : la mode ordinaire est à l’honneur. Les lectrices et les lecteurs ne doivent pas s’attendre à des analyses sémiotiques centrées sur les grandes marques mondialement connues et sur leur industrie mais, comme le souligne l’auteur, sur la mode portée par le quidam. Ce positionnement est ancré dans une perspective plus profonde, suivant la volonté de poser un nouveau regard sémiotique sur la mode. Le sémiologue ouvre ce fameux « système de la mode » pour voir ce qu’il contient et en particulier pour expliciter le rôle qu’il joue lui-même : « jeter un pont entre individu et société, réalité et fiction » (p. 14) et comprendre la médiation dont la mode est porteuse. Cette prémisse étant posée, nous pouvons comprendre la raison de l’absence de l’étude des représentations visuelles et des couvertures de la presse féminine ou masculine qui ne sont pas à l’ordre du jour. Ce qui devient central est l’ordinaire de la mode, la « mode vestimentaire » (p. 16), comme la définit A. Mathé ; le processus qui amène les acteurs sociaux à faire un achat, à composer avec des vêtements, à ouvrir les placards tous les jours pour s’habiller. Derrière cette préoccupation sémiotique en dialogue avec l’anthropologie, nous retrouvons un questionnement lié à l’habit porté (et re-porté, ajoutons-nous) et plus globalement au corps vécu, incarné, agi, support signifiant théorisé par J. Fontanille (2004, 2008 et 2017).

Nous l’avons compris : la mode est conçue en tant que « pratique culturelle ouverte, toujours en devenir et qui participe d’énonciations individuelles multiples et d’interactions collectives quotidiennes » (p. 18). L’usager entre ainsi en scène pour s’épanouir dans des contextes divers et variés qui constituent le point essentiel des analyses de l’auteur. L’habit et son emploi social constituent le substrat des pratiques vestimentaires : du ressenti corporel à la sensation, en passant par les énonciations, les croyances, les projections symboliques et les objets (les tissus eux-mêmes).

Cette perspective permet aussi de prendre en compte un aspect essentiel de la mode vestimentaire : la temporalité. C’est dans la complexité sociale et dans le flux temporel que les habits (en tant que signes) et les looks (en tant que silhouettes) sont étudiés comme des performances qui s’énoncent et se jouent dans le temps du quotidien.

Le livre est structuré en deux parties intitulées respectivement » Contingences » et « Horizons immatériels ». Il s’agit d’abord d’approcher le vêtement dans sa matérialité et à travers des expériences réelles, et ensuite de se focaliser sur cette immersion sociale et symbolique dont la mode est investie : le désir et sa retombée visible la plus directe, l’éclat. Ces deux concepts occupent les deux derniers chapitres du livre dans le but d’expliciter le rôle joué par le tissu dans la construction de la profondeur d’un look et dans la volonté d’analyser le désir en tant que processus vital marqué par une visée précise.

Dans ce couplage permanent entre les pratiques de la mode et ses modèles, nous côtoyons des exemples représentatifs empruntés à des marques prestigieuses comme Paco Rabanne, Hermès, Burberry, Calvin Klein ou Zadig et Voltaire, pour n’en citer que quelques-unes, qui dialoguent avec le confort des leggings d’Etam et permettent de penser le rôle social joué par des pièces emblématiques comme la marinière ou la basket blanche.

À travers les exemples choisis, le sémiologue ne prétend pas à l’exhaustivité ; il ne cherche pas à dresser un état de l’art des marques contemporaines, mais plutôt à déployer la mode. Les exemples sont analysés selon leurs spécificités, dans une volonté générale d’étudier le sens généré par la rencontre avec le corps sensible. Puisque le corps habillé s’exprime dans et par le social, l’auteur s’amuse à interroger aussi bien le look ordinaire, la tenue de travail, que le look incarné par des personnalités politiques (d’Angela Merkel à Brigitte Macron) et médiatiques (de Charlotte Casiraghi à Lady Gaga), toujours avec le souci de mettre en évidence la construction du désir manifesté par le choix vestimentaire.

Pour conclure, le livre offre une méthodologie d’analyse de l’habit déployée en deux temps : d’abord du « vêtement en soi (la structure) et ensuite du vêtement porté (le contexte) » (p. 44). Dans la tradition sémiotique d’A. J. Greimas et de J.-M. Floch, l’auteur conceptualise les composantes essentielles du vêtement (la forme, la surface et la fonction), en y associant un élément souvent oublié par les analystes de la mode : l’usager et ses interactions sociales. L’originalité de l’ouvrage réside dans la proximité qu’il entretient avec le terrain ; proximité qui repose sur la réalisation d’entretiens avec des professionnels du secteur, sur le recueil de la parole d’usagers rencontrés chez-eux devant leur dressing, et sur l’observation des différents looks incarnés par des corps réels.