Gianfranco Marrone, Addio alla Natura, Torino, Einaudi, 2011

Carlo Andrea Tassinari

Université de Palerme

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

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Texte intégral

Rhétoriques de la nature

Pourquoi dire « Adieu à la nature »

Note de bas de page 1 :

Toutes les citations tirées de G. Marrone, Addio alla Natura, Turin, Einaudi, 2011, ont été traduites de l’italien par nous.

Addio alla natura, de Gianfranco Marrone, montre, à travers une écriture limpide, comment la sémiotique peut donner une nouvelle pertinence au concept de « nature » (dorénavant « Nature », pour souligner le rapport de déférence presque religieuse qu’on manifeste souvent vis-à-vis de cette notion). En Italie, ce livre a eu le mérite d’introduire une perspective socio-anthropologique peu connue et peu pratiquée, tout en lui donnant une tournure originale qui justifierait pleinement une traduction française1.

Note de bas de page 2 :

En ce sens, on pourrait soutenir que, dans Addio alla nature, Marrone prolonge la réflexion socio-sémiotique qu’il avait développée dans son ouvrage Corpi sociali (Turino, Einaudi, 2001).

En procédant par « étiquettes », on dira que l’ouvrage s’inspire de la tradition de l’anthropologie de la nature, qu’il hybride avec la socio-sémiotique. Du côté de l’anthropologie, les références sont, entre autres, Philippe Descola, Michel Callon, Isabelle Stengers et, surtout, Bruno Latour, premier auteur cité dans la bibliographie en fin de volume. Si les travaux de ces auteurs critiquent et historicisent l’idée occidentale de la Nature, Marrone propose d’utiliser les outils de la socio-sémiotique pour la démonter et reconstruire quelques segments du réseau discursif par lequel elle circule dans la société. Si, dans la bibliographie, l’auteur déclare vouloir « pour une fois » laisser « en arrière-plan » (p. 139) les références sémiotiques, elles restent néanmoins évidentes : il s’agit principalement des travaux d’Algirdas J. Greimas, d’Éric Landowski et de Jean-Marie Floch2. Nous les expliciterons au passage, dans le but de mettre en valeur la convergence entre sémiotique et anthropologie.

Addio alla Natura prend à bras le corps les retours à la nature des sociétés contemporaines par un constat : aujourd’hui, dans le langage courant, le terme « nature » désigne quelque chose qui « va de soi ». Ainsi, « c’est naturel » ou encore « naturellement » sont-ils des synonymes d’« évidemment ». En même temps, le terme « nature » semble être un mot-clé désignant quelque chose qui n’a rien de banal, que ni le droit, ni la science ni la politique ne pourraient méconnaître, mais que chacun utilise dans une acception différente. Sa portée sémantique n’a jamais été moins évidente que de nos jours. Dire « adieu à la Nature » signifie alors dire « l’impensé » (p. 12) de cette notion dont personne ne semble pouvoir se passer, mais sur laquelle beaucoup se passent de réfléchir. Ce n’est qu’à cette condition qu’il est finalement possible de comprendre ce qu’on entend, aujourd’hui, quand on parle de nature.

Or, cet « adieu » prend la forme du pamphlet engagé, bien en prise sur l’actualité. Après avoir exposé la problématique dans les chapitres 1 et 2, l’auteur montre, dans les chapitres 3, 4 et 5, comment la mode des neurosciences, celle des produits biologiques, tout comme les rhétoriques de l’écologisme militant, tirent parti du concept de nature. Grâce à ce détour analytique, le pamphlet révèle les constantes dans ces trois discours différents (chapitres 6 et 7, notamment).

Par souci de synthèse, nous nous autoriserons à commencer cette note de lecture par la fin de l’ouvrage, qui explicite justement les constantes du naturalisme. Ainsi, nous partirons des fonctions mythiques du concept de Nature afin d’aborder ses variantes « orphique » et « prométhéenne ». Nous montrerons ensuite comment chacune de ces variantes associe Nature et Vérité, d’abord dans les neurosciences, puis dans le packaging bio. Enfin, nous expliciterons la métaphysique sous-jacente aux rhétoriques de l’écologisme militant, associant Nature et Justice. En conclusion, nous reviendrons sur la manière dont la sémiotique peut accueillir ces préoccupations.

L’origine de la Nature

Note de bas de page 3 :

B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999. Cf. surtout chap. 1.

Le concept moderne de nature est illustré par le mythe platonicien de la Caverne tel qu’il a été revisité par Bruno Latour dans Politiques de la nature3. L’histoire est connue, mais ses conséquences épistémologiques et politiques n’ont pas été suffisamment prises en compte.

On sait qu’à l’intérieur de la grotte, il y a les hommes enchaînés. L’ignorance et la mauvaise foi leur interdisent de joindre leurs forces pour se libérer de l’esclavage. À l’extérieur, il y a la nature, dont la maîtrise permettrait aux hommes de s’émanciper ; sauf que, malheureusement, elle est complètement indifférente à l’avenir humain. Reprenant la lecture latourienne, Marrone met l’accent sur la spatialité du mythe platonicien : « Tout trouve sa source […] dans la fracture essentielle entre deux espaces différents [...] : une discontinuité topique forte, [...] une disjonction parmi des lieux équivalents qui engendre une distinction irréversible entre sujets, objets et valeurs » (p. 107).

D’une part, la multiplicité des forces de l’être humain qui, faute d’une connaissance de la Vérité extérieure, n’arrive pas à réaliser l’objectif politique de la Liberté ; d’autre part, l’unité de la Nature, dépositaire de la valeur épistémologique de la Vérité et de la Nécessité des règles. Entre ces espaces, aucune communication possible : ils s’opposent complètement.

D’où la figure proprement mythique du philosophe, régulateur du conflit : sa médiation permet de franchir deux fois la frontière, dans un double mouvement de socialisation de la Nature, enfin connaissable, et de naturalisation de la société, enfin dotée d’un principe de rationalité qui la rend gouvernable.

À la médiation philosophique s’ajoute celle de la politique. Le savant, « en tant que porteur de vérité, [...] se présentera comme le meilleur gouvernant possible ou, du moins, comme le conseiller idéal du Souverain » (p. 108). Souverain qui, comme le voudra Hobbes, sera le détenteur du monopole de la moralité (et de la violence) sociale.

Or, la relation que l’homme entretient avec la nature dans ce mythe est marquée par une double asymétrie. D’une part, l’homme dépend des lois naturelles qui, garanties par la nature elle-même, subsistent indépendamment de lui. D’autre part, la collectivité dépend de l’élite des politiciens et des savants-scientifiques. Bien que ces derniers ne répondent qu’à la Nature de ce qu’ils doivent faire, ils sont les seuls à pouvoir en définir l’essence ! Ce double dispositif, politique et épistémologique, permet de donner à l’espace social une gouvernance, autrement impossible pour les hommes ignorants ; mais cette gouvernance, à son tour, rend impossible la démocratie, car elle permet à quelques individus exceptionnels de se situer sur un terrain inaccessible à tous les autres.

La fonction mythique des neurosciences. L’opposition « mono-naturalisme vs multi-culturalisme » et ses tares conceptuelles

Héraclite résumait le mythe platonicien par la formule : « la nature aime se cacher ». Cette phrase suggère deux interprétations du rapport Homme/Nature : une interprétation « prométhéenne » et une interprétation « orphique ». Selon l’interprétation prométhéenne, l’homme est en compétition avec la Nature. Il doit s’en défaire, ou bien lui arracher son secret. Il doit, comme Prométhée, voler (à) la Nature. D’après l’interprétation orphique, l’homme partage les secrets de la Nature : une communion profonde qui le distingue ainsi du reste du règne animal. On pense au poète qui enchante aux sons de sa lyre les habitants de la forêt, plantes comprises.

Note de bas de page 4 :

É. Landowski, « Le discours du pouvoir » dans J.-Cl. Coquet, Sémiotique. L’École de Paris, Paris, Hachette, 1982, pp. 151-198, 154-155.

Note de bas de page 5 :

B. Latour et P. Fabbri, « La rhétorique de la science. Pouvoir et devoir dans un article de science exacte » dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, 13, pp. 81-95. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_13_1_3496, consulté le 2 avril 2020.

Cette opposition thématique aux résonances bachelardiennes réactualise à propos du naturalisme l’opposition narrative entre relations polémiques (prométhéennes) et relations contractuelles (orphiques). Éric Landowski considère ces modes de relation comme fondateurs de l’imaginaire politique, en envisageant le rapport entre les membres de la société sur des bases tantôt conflictuelles, tantôt iréniques4. Appliquer la même démarche analytique à la relation homme/nature signifie, en quelque sorte, politiser le discours soi-disant a-politique de la science. C’est précisément sur cette approche que repose la collaboration entre Paolo Fabbri et Bruno Latour pour la publication de l’article pionnier « La rhétorique de la science »5.

Sur cette base, Marrone étudie la dialectique entre émancipation (prométhéenne et polémique) et communion (orphique et contractuelle) dans le rapport entre les sciences humaines et les neurosciences. Les sciences humaines ont vu la diversité des cultures comme autant de tentatives d’émancipation de la Nature (plus ou moins abouties, selon la proximité avec l’Occident). Cette vision multi-culturaliste présuppose un fond naturel commun que les neurosciences auraient la tâche de reconstruire. Elles doivent donner du corps au mono-naturalisme que le multi-culturalisme présuppose. Mais comment ?

Principalement, en employant des techniques d’imagerie cérébrale pour démontrer la thèse de la « modularité de l’esprit ». Selon celle-ci, « dans les mêmes situations nous avons tous les mêmes réactions physiologiques, et donc nous pouvons tous faire valoir les mêmes justifications pour nos actes. La nature humaine est une et une seule, dit-on, puisque à des comportements égaux correspondent des cerveaux égaux » (p. 34).

Ainsi, l’ancrage biologique des comportements permettrait-il de trouver un principe d’unification face à la diversité socio-culturelle. Sans nier cette diversité, les cultures acquièrent alors le statut secondaire de variantes d’une unité supérieure (en confirmant encore une fois la séparation fondamentale entre nature et culture).

Or, la question posée par Marrone est la suivante : par quel travail de « découverte » obtient-on cette « unité » ? Et il répond : par une réduction, souvent arbitraire, de la multiplicité à la singularité. Réduction donc de la multiplicité de la population à la singularité des sujets des expériences, dont les réactions sont ensuite généralisées ; réduction également de la multiplicité des stimuli (considérés comme des interférences ou des murmures) à la singularité du stimulus particulier dont on veut mesurer les effets ; mais, surtout, réduction de la multiplicité des zones cérébrales activées en même temps à la singularité de celle où la fonction recherchée est localisée. Le problème est que les critères de cette réduction sont pour la plupart implicites, naïfs, et très souvent ils présupposent ce qu’ils devraient démontrer, à savoir la modularité de l’esprit.

La Nature, par ce biais, est le résultat construit d’une mauvaise attitude épistémologique. [...] D’une part, on monte une machine complexe soi-disant expérimentale qui construit des entités manifestement hybrides [entre nature et culture] qui, mettant entre parenthèses la diversité des attitudes et des cognitions sociales, ainsi que les modèles anthropologiques sous-jacents, établissent des corrélations directes entre état mentaux et zones cérébrales. L’hybridation et le réductionnisme apparaissent comme les deux côtés de la même médaille. D’autre part, on fait en sorte de cacher tout cela, en présentant comme évident ce qui est finement fabriqué, en le naturalisant. (pp. 39-40)

Il aurait suffi peut-être de reconnaître lhybridité naturelle/culturelle de la pratique scientifique, en impliquant dans la recherche des spécialistes des sciences humaines (cf. p. 55-56) – mais surtout pas ceux qui s’occupent du multi-culturalisme !

La mauvaise foi des produits biologiques

Note de bas de page 6 :

Cf. J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies, Paris, PUF, 1990. Pour un approfondissement du packaging bio cf. Ilaria Ventura, « Nature in vendita. Il packaging nei prodotti biologici » dans E/C [en ligne]. Disponible sur: http://www.ec-aiss.it/index_d.php?recordID=630, consulté le 02/04/2020. Aujourd’hui republié dans G. Marrone (éd.), Semiotica della natura (natura della semiotica), Milan, Mimesis, 2012, pp. 277-306.

À travers une analyse concrète, Marrone montre justement que la vision « multi-culturaliste » du monde est mieux saisie par les objets quotidiens que par les grandes théories académiques. Cette analyse, dédiée au packaging bio, tire la plupart de ses outils des travaux de Jean-Marie Floch sur l’univers de la consommation6.

Selon Marrone, le marketing bio s’inscrit dans le cadre narratif du « conflit des cultures », entre le mensonge de la société de consommation et la Vérité du retour à la Nature. Ici, le packaging bio doit tout faire pour prouver son appartenance à la seconde, tout en prenant ancrage dans la première.

Aussi le produit bio s’oppose-t-il terme à terme aux autres, en renversant la hiérarchie des valeurs. Il affiche sans honte son prix exorbitant : prix du travail équitablement rétribué, mais aussi celui de l’émancipation offerte au consommateur. Ce type de produit se caractérise par une esthétique de la laideur, implicitement associée à la poétique du locus amœnus. Sur le plan figuratif et chromatique, il déploie un imaginaire exotique, voire colonial – car la Nature est ailleurs, où qu’Elle soit. De même, il substitue à l’hyper-personnalisation des produits, auxquels le marketing avait attribué des noms propres, les noms communs faisant référence à leur catégorie marchande : le biologique, justement. Comme nous l’avons dit, la référence méthodologique sous-jacente à cette réflexion est la typologie de Floch concernant les stratégies de valorisation. Globalement, la relation polémique que le packaging construit entre son contenu et les autres produits du supermarché le situe dans le cadre de la valorisation utopique, qui permet au destinataire du message de renforcer son identité de consommateur critique.

Tout en se distinguant des produits « normaux », les « bio » se distinguent aussi les uns des autres. Quelques-uns ont recours à la confection transparente qui montre bien le contenu, soigneusement négligé ; d’autres font appel au topos du « bon sauvage », lié aux produits « ethniques » ; d’autres encore évoquent la « nature zen » des produits de wellness ou bien la « nature scientifique » de l’homéopathie ; d’autres enfin se réfèrent à la « nature sociale » du commerce équitable et solidaire (cf. p. 75). Dans tous ces cas, « le consommateur doit croire à tout ce qu’il voit, retrouver d’un coup tout ce qui est juste, matérialiser ses rêves de liberté et de spontanéité, ses passions écologiques » (p. 76).

Or, pour être vrai, il faut paraître sincère ; et, pour paraître sincère, il faut parler de soi. C’est ainsi que fait le packaging bio, au lieu de parler de la consommation ou de la production, parle de la conservation du produit, dont il est le protagoniste. Peu importe que le paquet soit austère et opaque, comme l’agriculteur qui en a pris soin, ou bien d’une légère transparence. « La confection – instrument pervers de branding – est intentionnellement peu résistante, mal faite, débraillée, comme pour exhiber le peu d’importance qu’on lui attribue, la valeur négative dont elle est le support » (p. 78). Le problème posé ici est celui du style de communication, de la particulière « philosophie du langage » du packaging biologique qui, dans les termes de Floch, oscillerait entre une position référentialiste et une position substantialiste.

Prenons un sachet de biscuits complets comme exemple de cet exercice d’auto-dévalorisation (et de mauvaise foi). Ce sachet présente une photo des biscuits entourés par un dessin « effet crayon » d’un pot en verre (simulacre d’un consommateur idéal, qui rajoute, toujours au crayon, le commentaire « j’aime les choses simples ») ; pot dans lequel, une fois achetés, ils seront conservés. Ce pack manifeste ainsi, par l’intervention fictive du consommateur, sa volonté de disparaître.

La paralysie de l’écologisme militant

Qu’on valorise le moment prométhéen ou le moment orphique, le mythe de la Caverne définit la nature en tant qu’altérité, car il présuppose l’existence de l’Homme et de la Nature, abstraction faite de la relation réciproque qu’ils entretiennent. Dans la Caverne, les contraires subsistent indépendamment les uns des autres. Cela pose problème quand on revendique des droits pour l’un ou pour l’autre, puisqu’il est difficile, en les traitant séparément, de dire au nom de quoi et par rapport à quoi ils devraient avoir plus ou moins de droits.

Prenons l’expression « droits de l’homme ». Elle définit « l’homme en tant qu’homme », c’est-à-dire l’homme comme « valeur en soi », abstraction faite des relations que les hommes entretiennent entre eux et que l’Homme entretient avec la Nature.

Lorsque l’écologisme revendique des droits pour la nature, elle conserve cette position « substantialiste ».

Cela est vrai pour la light ecology comme pour la deep ecology. La light ecology n’est finalement que la version plus rusée de l’idéologie du progrès. L’idéologie du progrès définissait une fois pour toutes l’essence de la nature seulement pour mieux consolider la suprématie morale de l’homme : elle gagnait pour lui un supplément de droit. Si la light ecology revendique des droits pour la nature, ce n’est que pour éviter que celle-ci se venge de l’homme, toujours au centre de l’univers.

De son côté, la deep ecology est moins anthropocentrique, mais également « substantialiste ». En effet, si elle revendique des droits pour la nature, c’est parce que cette dernière est considérée, à son tour, comme valeur en soi. D’où l’impasse logique qui affecte aussi le concept de « droits de l’homme ». Si les droits de l’homme sont fondés sur les lois de la nature mais la nature est indifférente aux hommes, pourquoi le droit devrait-il les concerner spécialement ? Inversement, si les choses existent indépendamment des actions humaines, pourquoi les hommes devraient-ils fixer des règles qui en commandent le respect ?

Pour conclure

Pour conserver la nature, il faudrait, selon Marrone, qu’il y ait un supplément de réciprocité. C’est-à-dire, les termes « humain » et « naturel » devraient finalement être compris, comme en sémiotique, comme une catégorie structurée autour d’un axe sémantique, où la valeur des termes est déterminée par leur relation et non pas par leur essence supposée. Il s’agit simplement de reconnaître que les peuples s’identifient par le pouvoir de définition réciproque de ce qui est « naturel » et de ce qui est « humain ». Il faut, en somme, redevenir relativiste, sachant que, prévient Marrone, « le relativiste n’est pas celui qui est à la recherche de relativité, mais de relations » (p. 133). Ce faisant, il ne décryptera pas un monde écrit en caractères mathématiques, mais bien sémiotiques (cf. p. 138). Pour le dire clairement : l’écologie a besoin d’une sémiotique de la nature pour rétablir la symétrie nécessaire au respect de l’environnement.

Or, par amour de la symétrie, on ne peut éviter de retourner la question en se demandant ce que peut faire la sémiotique pour mieux s’engager dans ce dialogue interdisciplinaire. Pour notre part, nous persons qu’une sémiotique de la nature aurait peut-être besoin de se salir les mains avec des corpus moins habituels. Les domaines touchés par les analyses pénétrantes de Marrone – l’épistémologie, l’écologie, l’imaginaire politique, l’alimentation – ont tous, il est vrai, un rôle essentiel à jouer dans la configuration et la reconfiguration des rapports entre humains et non humains. Cependant, ces domaines ne sont abordés que du point de vue du consommateur final. En effet, les pratiques et les discours qui inscrivent l’article scientifique, le pamphlet d’écologie, le packaging bio dans le réseau de sens qui les met en circulation demeurent essentiellement invisibles au point de vue adopté.

Peut-on vraiment donner pour acquis que la pratique de l’écologisme militant correspond parfaitement au discours de ses livres de chevet ? que la filière alimentaire sémantise l’environnement conformément aux indications du packaging ? que le dispositif sémiotique de l’article publié nous dispense d’étudier les pratiques du laboratoire ? que nos mythes politiques épuisent l’imaginaire sous-jacent à nos manières de construire des sujets collectifs ?

Diversifier ainsi les terrains d’enquête ne diminuerait point la valeur des analyses jusqu’ici conduites mais permettrait, au contraire, de les plonger dans un réseau de connaissances voué à l’interdisciplinarité. C’est sans doute grâce à cette capacité d’enquête que l’anthropologie de la nature continuer à avancer en prenant aujourd’hui le statut d’avant-garde que la sémiotique semblait pouvoir réclamer pour elle dans la seconde moitié du XXe siècle.