Le nudge : du faire discursif politique au comportement civil
L’exemple des élections 2019 d’Istanbul

Nedret ÖZTOKAT KILIÇERI

Université d’Istanbul, Groupe SemIstanbul

https://doi.org/10.25965/as.6757

Index

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Mots-clés : campagne électorale, discours politique, effet nudge, énonciation, incitation, manipulation, sémiotique

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Joseph COURTÉS, Emmanuelle Danblon, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Cass. R. Sustein, Richard H. THALER

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Les inventeurs et les théoriciens de l’« effet nudge », Richard H. Thaler et Cass R. Sustein (2018, p. 13), dessinent le cadre de l’incitation dans les termes d’un /faire faire/ qui consiste à planifier, à organiser et à conseiller pour choisir une solution ou prendre une décision qui rapporte un bénéfice au sujet et à son environnement (culturel, social, économique). Dans cette perspective, tout est soutenu par un acte de focalisation et de délimitation portant sur le « bon » choix à faire pour son bien. Nous avons ainsi affaire à un schéma communicationnel et comportemental se présentant comme un faire énonciatif puisqu’il s’agit d’un acte sémiotique relevant de la cognition et de la sensibilité perceptive. Dans ce schéma le nudge sollicite une activité cognitive et opérationnelle impliquant un sujet de l’énonciation qui incite l’énonciataire à sélectionner une voie parmi d’autres.

Comme l’affirme Jacques Fontanille (2019) :

Il faut bien comprendre qu’en mettant en place une stratégie reposant sur un nudge, les pouvoirs publics (ou privés) ne cherchent pas à convaincre, ni même souvent à persuader, mais seulement à infléchir et à faire changer les comportements, en jouant sur des fonctionnements psychologiques, sociaux et sémiotiques qui échappent le plus souvent à la conscience des citoyens et des usagers.

Si, comme le soulignent Thaler et Sunstein, le nudge, au lieu d’ordonner, « s’efforce de pousser doucement les hommes vers une meilleure qualité de vie » (op. cit., p. 17), un des champs où l’on pourrait examiner l’impact de ses effets et la façon dont ils se génèrent, serait le domaine politique, où les instances énonçantes impliquent le choix des citoyens dont les résultats affectent les jeux socio-politiques.

L’« effet nudge » constitue dans cette étude un nouvel élément des campagnes électorales susceptibles d’influer sur le comportement civil et politique. En Turquie, depuis l’ascension incontestable du parti du Pouvoir, nous assistons à la naissance d’une nouvelle classe dont l’identité est intimement liée à cette énergie politique renouvelée. Il en résulte qu'une classe sociale qui se considère comme détentrice de ce parti du pouvoir agit en bloc pour garantir la « conquête » du leadership. Par conséquent, les électeurs dans leur ensemble agissent de façon quasi mécanique : le réflexe d’admiration des uns ou de haine pour les autres envers le leader détermine leur vote. Dans un tel contexte, une grande partie des citoyens ne vote pas au terme d'une réflexion critique, mais par réaction. Sur le plan politique, un tel comportement débouche sur une polarisation qui fait que le résultat des élections ne change pas quelles que soient les circonstances. Rappelons également que du côté des électeurs de l’opposition, la forte réaction contre le pouvoir se termine souvent par une abstention aux urnes. Ce qui traduit une perte de confiance généralisée même à l’égard des partis de l’opposition.

Le corpus de notre étude est constitué par les discours des candidats aux élections municipales 2019. Pour examiner le rapport entre l’incitation (pôle énonçant) et l’instauration des comportements (pôle récepteur) nous nous référons au « discours en acte » étant donné que ce même rapport présuppose l’existence d’un champ de discours sollicitant lui-même l’énonciation avec une « prise de position qui détermine le partage entre expression et contenu » (Fontanille, 2003, p. 34). En rappelant que « la structure de l’énonciation, considérée comme le cadre implicite et logiquement présupposé par l’existence de l’énoncé, comporte deux instances : celles de l’énonciateur et l’énonciataire » (Greimas et Courtés, 1993, p. 125), notre perspective focalise la structure de l’énonciation (sémiotique) où il importe d’étudier l’infléchissement des décisions civiles au contact des motifs manipulateurs / incitateurs. L’interaction entre l’énonciateur et l’énonciataire se révèle décisive sur le plan comportemental des électeurs, et dans notre cas, les stratégies de campagne peuvent engendrer de nouvelles réactions.

2. Le contexte socio-politique comme espace de l’énonciation

Avec l’ascension de l’islam politique, la Turquie a vu naître de nouveaux mécanismes de perceptions idéologiques et politiques favorisant le sentiment d’appartenance sociale. Ainsi depuis une vingtaine d’années toutes les élections concernent-elles la politique des identités : nationaliste, conservatrice, islamiste, laïque, alévite, kurde, pour ne citer que les plus prépondérantes ; ce sont les principales catégories sur lesquelles les partis et leurs leaders construisent leurs campagnes. Le phénomène remonte aux élections municipales de 1994 qui ont vu pour la première fois la montée d’un parti islamiste comme véritable acteur d’un pouvoir majoritaire. L’atmosphère d’inquiétude qui s'est répandue dans les couches sociales foncièrement laïques n’a pu que susciter une opposition conjoncturelle défendant les valeurs républicaines et essayant de vilipender une nouvelle classe politique dont l'expansion paraissait irréversible.

Il faut rappeler que la vie politique turque avait toujours connu comme acteurs au sein de coalitions démocratiques des partis conservateurs prônant les valeurs islamistes et nationales. Mais l’ascension du parti islamiste assumant les valeurs les plus rigoureusement conservatrices comme outil principal du pouvoir politique a bouleversé de fond en comble les classes moyennes et riches pour lesquelles l’enseignement laïque et les institutions détentrices des valeurs républicaines garantissaient l’avenir du pays tant aux niveaux social, religieux et culturel qu’au niveau économique.

Par conséquent, à partir de 2002 le nouveau parti a réussi à faire valoir, tout en la légalisant, une volonté de se faire accepter comme partie intégrante de la société, donnant ainsi une identité enfin reconnue à une population jusqu’alors restée à l’écart pour des raisons économiques et sociales. Pour les classes pauvres, les jeunes sans travail, les familles sans sécurité sociale, les adolescents sans éducation et sans argent dont le nombre augmentait de jour en jour sous la poussée migratoire rurale, il s’agissait de se réunir autour d’une utopie incarnée par le nouveau parti et par son leader venant lui aussi d’un milieu défavorisé. Un nouveau récit se donnait à lire et était apprécié par la foule : celui d’une transformation manifeste affectant les classes pauvres et défavorisées. Le nouveau sujet de l’énonciation faisait apparaître des enjeux inattendus en suscitant des émotions inédites à travers un discours politique fortement structuré autour d'arguments clairs et convaincants qui s’adressaient exclusivement à « un type d’imaginaire  et de disposition intérieure permettant d’accepter la promesse et d’adopter le régime de croyance  » (Fontanille, 2015, p. 147).

Vainqueur des élections municipales de 1994, le nouveau parti n’a pas seulement gagné la Mairie d’Istanbul, mais aussi le cœur et l’esprit de toutes les classes de la société qui se sentaient exclues ou sous-estimées ; de fait, les ressources des mairies créaient des emplois, fournissaient des bourses, donnaient des aides sociales aux démunis et aux nouveaux arrivants dans les grandes villes, notamment à Istanbul. Grâce à cet élan exclusivement social et économique, chaque élection a contribué au renforcement du pouvoir, si bien qu’à la suite du référendum de 2015 le système démocratique constitutionnel a été transformé en un régime Présidentiel dit « gouvernemental » compromettant de façon considérable le système politique établi sous la République.

2.1. Présences énoncives dans le champ politique

Depuis les élections de 1994, qui ont donné au parti du Pouvoir la majorité de l’Assemblée nationale ouvrant à son leader la voie de la Présidence, l’instance énonciatrice du discours du pouvoir se rattache exclusivement aux points d’ancrage déterminés par le Président. Ainsi, dans toutes les campagnes électorales (référendum, élections municipales, partielles…), celui-ci construit une praxis énonciative centrée essentiellement sur le dénigrement du parti de l’opposition accusé d'être responsable de toutes les difficultés auxquelles doit faire face le pays. Dans ce cadre, le motif principal du discours vise le leader, les dirigeants et les adhérents de l’opposition dont les manœuvres perfides mineraient sa gouvernance.

Le discours du Président se caractérise également par la rhétorique de l’« exemple » conçue comme «  une catégorie universelle du raisonnement humain  » qui, grâce à la déduction, fait résonner «  une thèse abstraite qui représenterait, quant à elle, la part substantielle du raisonnement  » (Dablon et al., 2014, p. 7). Les crises économiques des années 1970 lui servent d’exempla autour de la figure des « pénuries », qui constitue également un pivot énoncif incontournable dans le discours des dirigeants et des adhérents du parti du Pouvoir. Cet exemple hautement typique est significatif pour expliquer le fonctionnement de l’idéologie dominante : il sert de preuve pour montrer que le parti de l’opposition ne réussira jamais à effacer l’image des « pénuries » collée à son nom. Il ne faudra donc aucunement voter pour eux.

Grâce à ce discours dominant fondé sur un récit généralement nationaliste, partiellement révisionniste, avec des arguments, comme dans l’exemple précédent, visant essentiellement à disqualifier son adversaire, le parti du Pouvoir a réussi à consolider son électorat. Face à ce type énonciatif, l’opposition a réagi pendant des années par des contre-arguments dans un but de rectification, d’ajustement et d’auto-justification ; en déployant une grande énergie pour se justifier, elle n’a pas su organiser un discours convaincant, si bien que chaque fois ses électeurs se sont rendus aux urnes, non pas par conviction, mais pour voter contre la force symbolique et pragmatique du pouvoir en place. Bref, au même titre que ses électeurs, l’opposition s’est laissé enfermer dans un comportement en réaction, portant uniquement sur l’obtention du vote. Elle n’a pas su mettre en place une politique basée sur le comportement civil-citoyen correspondant à de nouvelles manières d’«  être ensemble  ».

Dans ce contexte politique, la « contrainte » apparaît comme l’élément fondateur de la praxis politique civile devenue une habitude, voire un réflexe, pour la moitié de la population, à savoir  : «  voter par non-conviction / sous contrainte  ».

Les campagnes électorales sont devenues, surtout depuis une dizaine d’années, comme un champ de bataille où les énoncés politiques laissent entrevoir la disproportion des faire énonçant, celui du pouvoir lisible et visible à travers tous les médias et celui de l’opposition qui passe inaperçu, filtré, tronqué et réduit.

La démarche et la présence énonciatives des deux forces politiques du pays se différencient donc de façon schématique pendant les campagnes électorales où le pouvoir apparaît comme le garant d’un discours idéologique valorisant la force du pays, thèse qui sous-tend un programme narratif, discursif / énonciatif et pragmatique bien déterminé et énoncé avec insistance et détermination, tandis que l’opposition se trouve être un sujet de l’énonciation sans conviction qui saisit l’occasion de discourir devant les électeurs pour dénoncer les problèmes et toutes sortes de maux provenant de la gouvernance du pays. Contrairement à la présence accentuée du discours du pouvoir, le discours de l’opposition se montre évasif, mal construit et peu cohérent.

2.2. Le récit comme élément fondateur du discours politique

Pour pouvoir comparer les discours des deux partis politiques majeurs, nous avons dressé deux tableaux avec les aspects spécifiques de leur énonciation.

Dans le premier tableau, le parti du pouvoir (AKP + Président RTE) apparaît comme sujet de l’énonciation et sujet de faire dont le discours relève d’un récit bien encadré s’appuyant sur la grandeur du pays (prospérité, progrès, service). Le récit est centré sur un Programme narratif déterminé qui consiste à « s’engager dans la voie de la nation (servir la Nation) ». Par conséquent, les actants et acteurs sont également bien définis : Destinateur/Destinataire (« Président + Gouvernement » et « Nation ») ; Sujet / Objet : « Nation » et « Progrès » ; Adjuvant /Opposant : « Les alliés du Pouvoir) » et « l’Opposition et ses alliés ».

Campagnes électorales du Pouvoir qui dressent un récit canonique :

Récit

majeur

La logique du récit 

cause ~ conséquence

Le contenu du récit

La Turquie est devenue une grande force grâce à nous ; nous avons bâti les ponts, les aéroports, les autoroutes, les stades, les universités ; nous avons créé la prospérité dans le pays. Or, le parti de la République est incompétent pour diriger le pays il suffit de se rappeler des « pénuries » durant leur gouvernement ; donc ne votez pas pour eux. La Turquie est la grande force du Proche et Moyen-Orient, donc elle est enviée par le monde et par conséquent elle est menacée ; et le traître est parmi nous, c’est l’Opposition qui collabore avec les forces extérieures.

Actants/acteurs

Destinateur (Pouvoir) ; Destinataire + Sujet (AKP) ; Opposant (Traître/ l’Opposition et ses électeurs) ; Adjuvant (Citoyen 1+2)

Citoyen 1 : les adhérents du Parti de l’Opposition ; Citoyen 2 : les indécis (avec potentialité de voter pour)

Stratégie(s) discursive(s)

(énonciation) 

Argumentation + persuasion

Enoncés : accuser, condamner, dénoncer, blâmer, attaquer

Valeur

Manipulation : « il faut sauvegarder la Turquie »

Modalité : /devoir faire/

Le citoyen /doit/+ voter pour le Pouvoir pour la survie du pays.

Du côté de l’Opposition, les campagnes électorales se caractérisent par l’absence de récit, donc d’un Programme narratif précis ; il s’agit des discours (occasionnels) adressés aux électeurs comme un acte d’énonciation saisi et réalisé seulement en présence des électeurs : le discours comprend les sujets énonciatifs (« nous », « notre parti ») et énoncifs comme (« Le Président », « Le Pouvoir », responsable de tout) et finalement « le Peuple ».

Campagnes électorales de l’Opposition

Récit

Ø

Contenu

Variable, fondé sur les arguments du Pouvoir

Enonciation 

Enoncés argumentatifs :

démentir, réfuter, prouver, vérifier,

(se) justifier, s’expliquer, se défendre,

accuser

Actants/Acteurs de l’énoncé

Le Pouvoir et L’Opposition sans statut actantiel précis situé dans un schéma conflictuel

Stratégie(s) discursive(s)

Contre argumentation : « c’est le Pouvoir qui nuit au pays »

Justification : « C’est le gouvernement qui est le responsable de la crise » 

Explication : « ils disent que…. or… »

Valeur

Auto-défense

Aucun message pertinent aux électeurs.

Comme le montrent les schémas énonciatifs des deux camps politiques, il est plutôt question d’un déséquilibre de l’ordre stratégique de l’énonciation de part et autre ; la stratégie de vote construite dans ces conditions discursives se construit inévitablement sur une forte conflictualité animée par une force illocutoire accusant, dénonçant, voire criminalisant l’autre. D’où la valeur manipulatoire des discours pour motiver leurs adhérents à voter.

3. De la manipulation à l’incitation : une stratégie électorale

Habitués aux schémas stratégiques, discursifs et narratifs résumés ci-dessus, les électeurs des deux camps ont vu pour la première fois un changement de stratégie de la part de l’opposition à la veille des élections municipales de 2019. Sous un aspect général, la nouvelle énonciation de l’opposition se caractérisait par une stratégie précise, contrairement aux discours argumentatifs ou de justification contre le discours du pouvoir. Pour la première fois, le parti de l’opposition s’est montré comme un vrai sujet de l’énonciation politique et a monté une scénographie de campagne électorale animée essentiellement par un effort incitatif déployé sur plusieurs niveaux : inciter ses propres adhérents à voter massivement ; assurer le contrôle des urnes ; inciter les indécis à voter pour eux. Une série d’opérations que nous pouvons regrouper sous le nom de « nudge politique ».

Pour ce faire :

  1. Le parti de l’opposition a diffusé les bulletins dans tous les quartiers potentiellement favorables à l'opposition, permettant à l’entrée des immeubles d’afficher le taux d’abstention dans chaque quartier.

  2. Les responsables du parti ont réalisé une deuxième tentative décisive contre tout risque de fraude au niveau des listes établies par les commissions formées par le Haut Comité Electoral en créant pour chaque urne des témoins civils volontaires chargés de surveiller le recensement et l’enregistrement des bulletins de votes. Il s’agissait d’une initiative civile (L’organisation « Vote et son au-delà ») indépendante et ouverte à tous les partis.

  3. Au niveau des acteurs figuratifs, la campagne s’est déroulée de façon inhabituelle : le Président du parti s’est absenté de l’espace public pour laisser sa place au deuxième acteur : le Candidat. Celui-ci est ainsi promu au rang d’acteur principal, adoptant une campagne foncièrement différente. S’abstenant de s’adresser au public, comme le faisait alors le Président et son Candidat, il a choisi de rencontrer les classes moyennes et pauvres dans les marchés des quartiers surtout défavorisés. Aussi il a décliné toutes sortes de visites dans les quartiers aisés, visant essentiellement ceux qui votaient depuis des années pour le parti du pouvoir incarné par la personne du Président.

Les réactions n’ont pas tardé à se faire jour du côté des électeurs fervents du pouvoir : des jeunes fanatiques lancés dans des discussions acharnées face au Candidat aux femmes au foyer admiratrices du Président, ils ont tous eu du mal à masquer leur étonnement voire leur exaspération. La nouvelle campagne électorale a opéré un changement dans la manière de percevoir les messages des campagnes politiques.

3.1. Douceur comme modalité du discours

Note de bas de page 1 :

https://www.youtube.com/watch ?v =bVztzGUON78

Dans un film de campagne1, le candidat de l’opposition à la mairie d’Istanbul visite le marché populaire d’un quartier fortement imprégné de l’idéologie du pouvoir. Une dame confrontée au Candidat ne comprend pas d’abord à qui elle a affaire. Elle prend le candidat de l’opposition pour un simple militant politique demandant sa voix ; et elle se plaint des prix élevés au marché. Une fois que l’identité du Candidat et son appartenance à l’opposition sont dévoilées, elle change d’attitude : pour elle le prix des épinards dont elle se plaignait à l’instant même est alors dû au gel. Le parti que celui-ci représente est le responsable d’une période des « pénuries » dont elle a beaucoup souffert…

Bref, elle ne votera pas pour lui, car le Président « est tout pour elle ». Néanmoins, prise de sympathie pour le jeune candidat, en toute innocence, elle lui demande pourquoi il ne prend pas sa place auprès du Président, car elle déteste le parti qu’il représente. Devant ses plaintes, le Candidat se contente de répéter sans cesse qu’il s’appelle Ekrem Imamoglu, pour laisser dans l’ombre le nom du parti qui irrite la dame, et qu’il est candidat pour résoudre les problèmes qui touchent les habitants de la ville.

Pendant cet entretien qui se déroule avec un entrain naturel et spontané, devant la résistance de la dame, le Candidat lui adresse une demande d’une sincérité inattendue, car il sait qu’il n’arrivera à infléchir ni sa détermination ni sa croyance : « Je ne demande pas ton vote, mais ta prière, prieras-tu pour moi ? ». Elle accepte sans hésitation. Il réussit à établir un contrat (communicationnel) sur la croyance et la tradition partagées. Il faut savoir que le Candidat après sa victoire lui a rendu visite en signe d’amitié. Malgré l’écart idéologique, le fait de demander la prière à un électeur, a été un moyen de mettre de côté les modalités discriminantes qui habitent la plupart des électeurs du pouvoir. Il est clair que l’attitude du Candidat provoque un changement dans le comportement de la dame ; à la place du comportement « politique » marqué par l’appartenance au parti du pouvoir, par son amabilité voulue, il réussit à activer des valeurs qui solidarisent la société civile, et son dialogue se lit comme une sollicitation à faire agir son interlocutrice comme « civil-citoyen ».

3.2. L’argumentation dans le discours visuel et verbal

Le fait de se prononcer individuellement a été mis en évidence non seulement dans le discours verbal mais aussi sur tout le matériel visuel de la campagne. Le Candidat était sur les affiches avec son nom et sa photo. Vouloir se détacher de l’image de son parti a été sans doute un moyen efficace pour se faire entendre et écouter par les adhérents du pouvoir.

Lors de la campagne électorale, à côté des visites dans les quartiers acquis au parti du pouvoir, le Candidat a réalisé un certain nombre de meetings pour saisir l’occasion de s’adresser au public conservateur. Et c’est ainsi que non seulement les électeurs du parti de l’opposition mais aussi ceux du pouvoir ont entendu pour la première fois un récit : le Candidat leur a proposé de s’approprier les problèmes de la ville ensemble, de la diriger ensemble, de la rendre meilleure ensemble. Il est clair qu’au lieu d’« être avec », la nouvelle campagne a su mettre en scène un discours de l’« être ensemble ».

Son discours a repris chaque fois le récit de la paix : « À Istanbul c’est l’amour qui gagnera » ; il a souligné les procédés destructeurs du gouvernement en place : « nous sommes fatigués des discours ségrégationnistes », « Istanbul nous appartient à nous », « J’invite tous les citadins à poser une question simple : pourquoi le gouvernement s’acharne sur Istanbul ? Qu’est-ce que la ville leur a fait, que nous ne connaissons pas ? » ; il a mis l’accent sur la pluralité : « Je viens diriger la ville avec les 16 millions d’habitants », « Je sais que la ville se compose de jeunes, de femmes, de professeurs, d'instituteurs, d'étudiants, nous dirigerons ensemble la ville », « Je travaillerai pour l’avenir et les jeunes de la ville, les femmes de la ville, pour la justice et vous verrez nous réussirons » ; et ce faisant il a évité d’être manipulateur, et choisi d’être incitateur : « Je sais que demain (le 23 juin) vous ferez la garde aux urnes, je sais que vous y serez », « Sommes-nous prêts à voter pour une meilleure vie à Istanbul ? Vous et moi, nous ferons d’Istanbul la ville de la tolérance, de l’amitié, de la justice, de la bienveillance » (22 Juin 2019, Meeting d’Üsküdar).

Il faut souligner que le récit de la paix doit être distingué comme résultat de la pratique énonciative du candidat de l’opposition qui voulait rendre manifeste un discours électoral évitant le conflit. En tant que candidat politique, on note facilement que tout son discours politique dynamisait un « récit de méthode » pour indiquer comment il allait diriger la ville, un « récit du programme » pour définir ses projets et un « récit de l’énonciation » où l’électeur déchiffrait son style de parole (Bertrand et al., 2007, pp. 64-89). Comme nous l’avons souligné dès le début, dans aucune élection les candidats de l’opposition n’avaient su jusqu’alors construire leur énonciation politique sur ces trois types de récits.

Le Programme narratif étant défini en termes de grand changement politique et civil, ce nouveau discours a assigné pour la première fois aux stambouliotes (énonciataire) le rôle thématique de « citoyen », invité à être « conscient » et « avéré » face aux clichés et aux leurres du pouvoir. Contrairement au discours du candidat de l’opposition, le Président en place, qui a entrepris de mener personnellement la campagne électorale de son candidat, a fait des meetings pour dénoncer les traîtres qui menaçaient la prospérité du pays, et a saisi l’occasion de rappeler que le pays risquait d’être assiégé par les forces obscures, que nous menons une guerre d’indépendance et qu’ensemble nous devons y faire face.

Quand la trame organisatrice du discours du Président est la survie du pays, le sujet « électeur » se trouve doté du rôle d’assurer la sauvegarde du pays en danger, tandis que le candidat de l’opposition lui reconnaissait sans cesse le statut de « citoyen ». Ces deux rôles thématiques et figuratifs assignés par l’énonciateur aux sujets censés être ses alliés montrent l’écart des valeurs idéologiques investies dans leur discours.

POUVOIR

Le Président + Le Candidat (énonciateurs)

Grand récit canonique

PN de base : « Survie du pays »

Actant : Sujet de faire : /voter/

Acteur : « électeur délégué par le Pouvoir »

OPPOSITION

Le Candidat (énonciateur)

Récit de la méthode + récit du programme + récit de l’énonciation

PN de base : « Résoudre les problèmes d’Istanbul » (crise économique ; migration, chômage)

Actant : Sujet de faire : /voter/

Acteur : « citoyen »

Pendant les confrontations politico-discursives des élections de 2019, l’argumentation devenue canonique de la praxis énonciative du pouvoir – depuis vingt ans déjà –, a perdu de sa valeur d’éclat aux dépens de la véridiction du discours de l’opposition. Le discours du Candidat a fait apparaître un style véridictoire (Bertrand et al., ibid., p. 25) où l’électeur a été présenté comme un allié pour la direction de la ville, à qui le maire ne cacherait rien (promesse de transparence tenue) ; or, le Président a affirmé sans cesse dans son style énonciatif fondé sur le conflit, qu’il s’agissait avant tout de la survie du pays, et que l’échec des élections municipales ne serait qu’une étape pour céder le pas aux traîtres.

Dans les deux discours, le rôle attribué aux électeurs se différencie nettement. Pour le pouvoir il s’agit de déléguer les électeurs comme actants consolidant la force de la gouvernance qui appartient depuis une vingtaine d’années au parti de la majorité ; pour l’opposition les électeurs sont invités à agir comme citoyens qui veulent changer l’ordre établi de la gouvernance de la ville, en tant qu’actants d’une nouvelle praxis. Face à la force pour « maintenir l’ordre établi », l’opposition a su mettre pour la première fois en œuvre une politique réelle basée sur la volonté et la croyance pour le changement, éveillées chez les électeurs. Pour ce faire, elle n’a pas agi en manipulateur explicite, mais a opté pour une manipulation douce.

Maintenir à son service le corps politique implique une action constante et un effort soutenu pour lutter contre l’ennemi / le rival / le traître, dont les traits caractéristiques sont abstraits, schématiques et surtout symboliques. C’est le même actant maléfique qui, depuis presque vingt ans, cherche à faire du mal au pays, mais dont les acteurs sont changeants : parfois c’est un pays européen, parfois c’est une alliance perfide, parfois les actants économiques soutenus par les forces intérieures, un amalgame de rôles thématiques dont l’union est susceptible de dérégler le fonctionnement du gouvernement. La logique de la survie nécessite un rival, or dans l’énonciation politique, le rival peut être thématisé sans être figuré manifestement de manière constante. Il est un acteur flou, ambigu et multiforme. Faire fonctionner la logique de la survie implique une manipulation effective chez les électeurs qui ne connaissent le rival que sous sa forme symbolique.

Or, la démarche de la campagne de l’opposition a su pour la première fois attribuer à l’électeur une responsabilité et une légitimité pour changer la donne des cartes grâce à la manipulation douce. Le discours de l’opposition ne s’est pas référé aux rivaux abstraits mais bien aux conditions concrètes de la politique réelle en évitant ainsi les détours d’un mécanisme engendrant l’hostilité ou la haine de l’adversaire.

Dans notre corpus, « inciter » l’électeur (de l’opposition) apparaît comme synonyme de le stimuler pour voter, de l’amener à prendre des responsabilités civiles, de favoriser sa participation et de le pousser civilement à s’engager dans la politique. L’« effet nudge » semble ainsi s’inscrire dans les décisions politiques comme un élément susceptible de changer et d’engager les attitudes civiles.

Nous pouvons schématiser le parcours stratégique et narratif de l’opposition pour les élections 2019 de la façon suivante :

  1. Inciter l’électeur à voter : /vouloir/ + /devoir/ + « voter »

  2. Inciter l’électeur à valider son bulletin de vote : /vouloir/ + /pouvoir/ + /savoir/ + « surveiller les urnes »

  3. Inciter le citoyen à accomplir sa tâche : /vouloir/ + /pouvoir/ + /devoir/ + /savoir/ + « voter » comme « citoyen »

Par conséquent, l’« effet nudge » semble fonctionner sur trois axes :

  1. /vouloir/ + /devoir/ + « voter » (Participation élevée)

  2. /vouloir/ + /pouvoir/ + /savoir/ + « surveiller les urnes » (Sûreté des résultats)

  3. /vouloir/ + /pouvoir/ + /devoir/ + /savoir/ + « voter comme citoyen (Devoir civil)

Comme le montre le schéma des modalités, « voter » est devenu, pour les électeurs de l’opposition, un faire décisif animé par la volonté de participer au changement, au lieu de voter pour réagir contre des schémas négatifs et des rôles abstraits. La campagne électorale a su animer chez l’électeur la détermination pour voter comme citoyen d’une ville et non comme un sujet délégué d’un parti.

4. Conclusion. Le « nudge » entre le politique et le civil

Comme l’affirment Denis Bertrand et ses collègues (op. cit., p. 27), « quand il s’agit de parler pour gagner, les discours font surgir dans chaque citoyen une identité démultipliée en facettes, s’adressant à chacune d’elles dans une composition dont la cohérence peut devenir problématique ». La cohérence du discours manipulateur du Président (« survie du pays ») perdant de sa force persuasive, et celle du candidat de l’opposition incitant les électeurs (surtout indécis) à adopter une attitude civile depuis le début jusqu’aux dernières manœuvres du parti du pouvoir, ont divergé de façon à donner à l’électeur de l’opposition la parole qu’il n’avait jamais prise sauf sous contrainte.

Les élections d’Istanbul de 2019 resteront un exemple incontestable pour témoigner d’un changement important dans le comportement des politiciens et des électeurs. Elles montrent comment les habitudes et les comportements deviennent imprévisibles, mêlés de méfiance et de scepticisme, une fois qu’ils sont saturés par les valeurs liées au /devoir/ faire. L’« effet nudge », observé dans les démarches du parti et du candidat de l’opposition qui voulaient : 1. assurer la plus grande participation aux élections ; 2. surveiller les urnes contre la fraude ; 3. convaincre les citoyens de leur force civile, a su effectuer le plus grand changement que la ville d’Istanbul ait connu depuis vingt ans sur le plan politique.

A l’aube des politiques confuses de ceux qui brûlent du désir impérieux d’éterniser leur pouvoir et leur gouvernance, les manipulations douces pourraient apporter du quoi interroger les habitudes et engendrer de nouveaux comportements civiques. Comme pour les questions sociétales, écologiques et économiques, il serait bénéfique d’influer sur les instances politiques pour faire adopter des comportements civiques veillant au bien de la société et du monde.

En incitant les citoyens d’Istanbul à participer activement à la reconstruction de leur avenir collectif, le Candidat a déplacé et réécrit le récit de l’alternance politique : au lieu du choix classique entre les orientations idéologiques des partis concurrents, il a proposé un choix inédit entre « adhérer » à un discours de conflit et à un projet stéréotypé, et « construire » ensemble un projet et un avenir nouveaux. En l’occurrence, le « nudge » ne consiste pas ici à s’appuyer sur une « architecture des choix » déjà établie, mais, au contraire, à reconfigurer « en douceur » cette architecture même.

La distinction entre « comportement politique » et « comportement civil-citoyen » trouve maintenant son entière pertinence : restant enfermé dans la sphère des comportements politiques, l’opposition était réduite à des interactions manipulatoires polémiques (attaque / défense) ; en se déplaçant dans la sphère des comportements civils et de la concitoyenneté, elle a pu s’engager dans des interactions non polémiques : partager des valeurs, inciter à participer, infléchir les modalités de concitoyenneté, faisant ainsi apparaître que le pouvoir restait toujours enfermé dans des interactions polémiques répétitives et figées.