La sémiotique tensive de Claude Zilberberg dans Mundo mezquino

Oscar Quezada MACCHIAVELLO

Université de Lima

https://doi.org/10.25965/as.6461

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : concession, extensité / intensité, implication, matrice tensive, saisie, survenir, tensivité, visée

Auteurs cités : Henri BERGSON, Ernst CASSIRER, Eric LANDOWSKI, Jean-François LYOTARD, Maurice MERLEAU-PONTY, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Ó. Quezada Macchiavello, Mundo Mezquino. Arte semiótico filosófico, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2017, 574 p.

L’influence de l’hypothèse tensive développée par Claude Zilberberg a été fondamentale aussi bien pour la conception que pour la mise en pratique de l’art « sémiotico-philosophique » présenté dans notre livre, Mundo Mezquino, pour analyser la mise en images et l’interprétation de la condition humaine dans l’œuvre graphique du célèbre dessinateur argentin, Quino1. Cette influence est disséminée dans pratiquement toutes les descriptions, explications et interprétations contenues dans ce livre. Ici, je me limiterai toutefois à présenter quelques libres commentaires relatifs à l’impact de la sémiotique tensive sur Mundo Mezquino. Ces remarques seront inévitablement incomplètes car de toute évidence l’effervescent devenir du métalangage complexe de Claude Zilberberg ne saurait tenir en quelques pages. Je devrai donc me borner à quelques généralités, et en même temps compter, de la part du lecteur, sur une connaissance minimale des postulats et des modèles élaborés par notre auteur.

Afin de rendre la lecture plus aisée, ce texte dialogue avec les images que nous avons analysées dans Mundo Mezquino. Invitant le lecteur à partager cette aventure, j’indiquerai les pages où se trouvent les dessins mentionnés.

1. Le champ des présences sensibles

Note de bas de page 2 :

Claude Zilberberg disait souvent que « la sémiotique dite tensive (…) s’inquiète d’abord de la relation existentielle, immédiate, impérative entre le moi et le non-moi » (Éléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006, p. 32). Ce que Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, appelle « une première couche de signification » (p. 32).

Claude Zilberberg confronte la sémiotique à ses conditions sensibles, c’est-à-dire à une analytique du sensible. L’affectivité, intégrée à la théorie en tant que tensivité, réunit les valences et définit un espace tensif d’accueil des valeurs2. Qu’en est-il au juste ? Succinctement, Zilberberg comprend la tensivité comme la déhiscence intensité / extensité. Le vecteur vertical de l’intensité va du moins vers le plus ou du plus vers le moins. Vecteur régent, il est représenté à angle droit avec le vecteur horizontal de l’extensité, quant à lui régi, et qui va aussi du moins vers le plus ou du plus vers le moins. Le tempo-tonique est mesurable alors que l’espace-temporel est dénombrable. Les valeurs, ou intersections de pairs de valences, se figent en une position, ou bien bougent en suivant des directions, plus ou moins impulsées sur cet espace tensif. Il s’agit de points tendus entre des vecteurs, marqués comme des présences sensibles qui augmentent ou diminuent sur un champ de directions inverses et converses. Vecteurs, intersections, courbes, arcs, parmi quatre valeurs typiques. Le sens, plongé dans ce qui bouge, ce qui est instable et imprévisible, c’est-à-dire dans la phorie, fluctue entre les valeurs d’absolu, d’univers, d’apogée (seuil de présence pleine) et d’abîme (seuil de vide, d’absence). Dans l’esthésis de la saveur liquide, par exemple, nous pourrions comparer du rhum servi dans un verre (présence tonique-rapide et brève-concentrée, valeur d’absolu) avec une suite de bières servies dans de grandes chopes (présence atone-lente et longue-diffusée, valeur d’univers). Dans l’esthésis de l’odeur, on pourrait analyser, en termes inverses, des parfums présentés dans de petits emballages et des eaux de Cologne dans de grands flacons.

2. Les modes sémiotiques

Note de bas de page 3 :

Nous paraphrasons un fragment de Cassirer que Claude Zilberberg n’avait de cesse de brandir comme emblème théorique fondant son hypothèse sur les modes d’efficience (recteurs des modes d’existence et des modes de jonction) (La structure tensive, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2012, p. 37). À ce propos, Desiderio Blanco regrette que dans la traduction de la Philosophie des formes symboliques du Fondo de Cultura Economica (Mexico,1998), on ait utilisé le mot « activité » au lieu d’« efficience ». Il est stupéfiant de constater comme un seul mot erroné peut fausser le sens d’une grande théorie.

Selon Zilberberg, trois couples de fonctions de base rendent compte de l’entrée des grandeurs dans le champ des présences sensibles. Le mode d’efficience, le mode d’existence et le mode de jonction. Nous ne captons pas un monde précis de choses déjà érigées face à nous, nous expérimentons plutôt la certitude d’une efficience vivante3. De cette manière, l’entrée dans le champ de présence peut être réalisée selon une alternance entre le « survenir » (marqué), qui pénètre dans le champ en le fracturant, et le « en arriver à » (non marqué) qui s’y installe progressivement. Dans un cas, nous avons affaire à un tempo soudain, rapide ; dans l’autre, à un tempo pausé, ralenti. En termes énonciatifs, le coup, l’exclamation, l’explosion, l’éclat sont du côté du « survenir » alors que la déclaration, le cours, ce qui est opaque, se trouve du côté du « en arriver à ». Le mode d’existence formule les corrélats subjectifs du mode d’efficience. Il se réfère à la tension entre la saisie (marquée) et la visée (non marquée). La première est un subir, une passivité tandis que la seconde est en ligne avec « en arriver à ». En termes de processus, la visée est solidaire des activités programmées et la saisie l’est des « processus » impersonnels. Lorsque la valence de l’intensité prévaut, nous sommes captés par un événement qui ensuite peut ou non rester dans la visée. Lorsque c’est la valence de l’extensité qui prime, tout simplement nous captons ou non quelque chose qui est dans la ligne de visée. Les modes d’existence retombent sur les modes de présence traditionnels. La saisie, rétrospective et conservatrice, est associée à la potentialisation, tandis que la visée, anticipatrice et projectrice, s’associe à l’actualisation. Enfin, en ce qui concerne le mode de jonction, il existe la possibilité d’une grandeur entrante, en concordance ou pas avec celles qui y sont déjà installées. Si c’est le premier cas qui se présente, le protocole syllogistique s’exerce de plein droit et le mode de jonction correspond alors à l’implication (non marquée) : « si… alors… ». S’il s’agit du deuxième cas et donc si la discordance prime, la nouvelle grandeur, qui ne porte pas sur ce qui existe, peut être rejetée ou bien maintenir son unicité ; en ce cas, nous aurons la concession (marquée) : « bien que… », qui permet immédiatement au fait de prévaloir sur le droit. Si nous nous arrêtons sur les termes marqués, nous trouvons la raison de la centralité de l’affect en sémiotique tensive ; les événements captent les sujets et les poussent à concéder quelque chose d’apparemment aporétique : « bien que homme, immortel », en opposition à « comme d’habitude » : « si homme, alors mortel ».

Note de bas de page 4 :

Des exemples paradigmatiques de ce type d’humour se trouvent dans des programmes comme ceux de Benny Hill ou de Mr. Bean.

Sans ce préambule, il serait difficile de comprendre comment les termes marqués, à savoir le survenir, la saisie, la concession, caractérisent le type d’humour de Quino. Mais ces termes sont marqués sur un fond non marqué : le « en arriver à », la visée, l’implication. L’économie de cette sur-imposition définit le jeu comique du genre des bandes dessinées, et d’autres genres. L’« ontologie » thématique de l’humoriste de génie que nous analysons est en relation avec la vieillesse, la mort, la dévalorisation de la vie et du temps, l’injustice sociale, la guerre, l’autoritarisme patriarcal, les caprices de l’opulent, la destruction de la planète, entre autres. Pour comprendre cette alchimie à la fois originale et humoristique, proche des goûts amers, aigres, acides et qui de cette manière combine à des doses diverses le tragique et le comique, le mode de jonction est décisif. L’antithèse de ce type d’humour, le modèle hégémonique imposé par les médias à la solde du pouvoir (dont le délégué, dans Mundo Mezquino, est un « policier humoristique » qui arrête Quino, p. 553), incline en faveur d’un goût doucereux qui renvoie au côté léger, « amusant » et inoffensif, qui s’appuie sur le gag régi par une implication « naturalisée » : « on rit du risible »4, on se déleste presque instinctivement de la pesanteur des obligations propres à l’existence, on fuit la réalité. Ou bien « on rit pour oublier ce qui est mauvais, monstrueux, triste ». D’ailleurs Quino revendique son droit à se détendre, à se tranquilliser, à adopter une attitude légère, éventuellement à des fins légitimement thérapeutiques. En construisant notre corpus, nous n’avons pas tenu compte de la structure implicative des rares planches où Quino s’« aligne » (si risible, alors rire), mais seulement de la concession caractéristique des planches « contestataires » ou simplement critiques (bien que non risible, rire). Que signifie concéder le rire lorsque le référent est, par exemple, la destruction de la planète ? (Mundo Mezquino, pp. 529, 532, 537, 564). Certes, il y a bien un jeu politique du rire : il fait groupe. Il assimile et admet. Il ségrègue et exclut. Quino crée le groupe qui inclut ceux qui se moquent de la mort, de ce qui est mal, de la dégradation. Il enjolive les menaces. Peut-être il y a-t-il dans cette habitude une volonté d’exorcisme qui opère comme une catharsis, comme une thérapie. Quoi qu’il en soit, une ambivalence originaire nous constitue, et l’humour de Quino est traversé par la concession signifiante de cette ambivalence. C’est là qu’on trouve la colonne vertébrale de son mode d’efficience, d’existence et de jonction. Il s’ensuit que tout au long de ce livre, il trace des profils d’intensité affective ascendante, qui culminent en éclats de rire.

Note de bas de page 5 :

Cf. Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997, chap. 1 et 2.

Note de bas de page 6 :

Cf. H. Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique (1900), Paris, PUF, 1964.

Note de bas de page 7 :

Cf. Ó. Quezada, « Un encuentro no esperado », Actes Sémiotiques, 116, 2013.

Nous observons un ethos de personnages tantôt irresponsables, extravagants, tantôt incohérents, déconcertés ; presque toujours obsessifs, anxieux, souffrants, qui s’érigent en sujets, c’est-à-dire qui se mettent à exister et à peupler un monde possible, un théâtre citoyen d’acteurs anonymes, sujets à une socialité machinale floue d’où émerge l’exceptionnel. Le personnage central est généralement Monsieur Untel ou peut-être ce Monsieur Tout-le-Monde de Landowski, quand bien même les ours, les caméléons, les dandys et les snobs y abondent aussi5. Les dessins de Quino retracent un contexte d’exercice typique de la « vie sociale normale » sur le fond duquel se détache un événement tonique, au tempo rapide, qui capte l’énonciataire. L’exercice, le « en arriver à », horizontal, routinier, monotone, monothématique, est subitement interrompu. Scindé, divisé, coupé, en rupture, par l’événement comique, vertical, catastrophique, qui survient avec une force inhabituelle et s’articule sur la concession : bien qu’incroyable, croyable (Bergson avait déjà trouvé le ressort du comique dans un mécanisme interrompu abruptement6). Cet événement, une fois survenu, ridiculise le désir sexuel (p. 161), la régression infantile d’un vieil impotent (p. 54), la malchance (p. 58), la foi en l’avenir (p. 65), les faux espoirs (p. 89), le suicide (p. 79 et 82). L’événement peut apparaître dans l’ellipse entre les bulles, comme dans le cas d’un fragile karatéka qui laisse ses doigts sur le sol, résultat d’un essai raté de casser une pile de briques à main nue (p. 460). Il peut même fait rire de la peur de la mort (Mundo Mezquino, p. 45)7, de la peur de soi, à tel point qu’un homme peut soudain se transformer en une tortue qui rentre la tête dans sa carapace (p. 93).

Note de bas de page 8 :

Cf. Ó. Quezada, « Mundo Mezquino : ¿remedio al miedo? », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

Nous voudrions attirer l’attention sur la cadence tensive de ce dernier dessin articulé en quatre temps, iconique de la théorie tensive. Il commence un jour où, concessivement, ce qui en termes de spatialité est déjà ouvert s’ouvre davantage encore : le personnage s’aventure dans un espace étranger. Après quoi, implicativement, ce qui est ouvert se ferme : le personnage traverse un espace public qui le remplit d’inquiétude. Ensuite, implicativement, ce qui est ouvert se ferme encore plus : le personnage, tout à son appréhension, se barricade chez lui, dans un espace privé. Et maintenant, concessivement, c’est ce qui est fermé qui se referme encore davantage, en une sorte de paroxysme de peur, de frayeur, de terreur : enfonçant la tête dans son thorax, le personnage s’enfouit dans sa propre chair, dans son espace le plus intime. Le récit décrit de la sorte un grand embrayage qui parcourt toute la matrice tensive8.

Exercice et événement, avec des intervalles d’agencements pratiques divers, tissent la vie comme une expérience signifiante. Vivre consiste à faire la sémiose que nous sommes déjà et que nous ne sommes pas encore, c’est-à-dire à raccorder sans cesse des contenus existentiels à cette expérience d’expression. Quino se contente de peindre des exercices de vie interrompus par des événements concessifs qui captent l’énonciataire « en le faisant virer sur le rire » ; telle la tendre histoire de l’opérateur d’une maison-tricycle (p. 108), invisible sur les premières vignettes et qui — oh ! surprise — pédale avec difficulté pour fuir la pollution urbaine en emportant sa maison au grand complet ! Ou encore celle du conducteur qui donne un coup de pied à un autobus-jouet en une sorte d’exorcisme préalable à l’affrontement de la circulation (p. 111). Ou celle de l’employé qui, après une mauvaise journée, détruit un tableau de la Joconde sur le trottoir, avec tout ce que cela renferme de symbolisme (p. 114). Ou bien les planches de la patiente agonie quotidienne de deux artistes bruyants (un percussionniste et un sculpteur) et de leurs voisins (p. 118 et 121) ; ou celles de l’employée stressée qui se défoule en secret pour faire ensuite bonne figure en public (p. 125). Ou encore celles des personnages frustrés de leurs fantaisies sexuelles irréalisables (p. 157 et 161) ou dont les illusions d’originalité sont déçues alors qu’ils croient avoir réalisé une valeur d’absolu (p. 166, 171) ; ou les dessins qui montrent la simple impossibilité de satisfaire ses désirs ou ses besoins (p. 178, 180). Il y a même là une « métaphysique » : un dieu qui rit aux éclats des lois du monde physique (p. 141) ou qui est déconcerté face à « l’échec » de sa créature préférée, rien de moins que celle à son image et ressemblance (p. 144), ou qui, dieu vieillard, fuyant le régime light que veulent lui imposer les anges du ciel, descend clandestinement aux enfers pour se gaver d’un barbecue servi par des diables attentionnés (p. 151). Dans un autre ordre d’idée, mais également « métaphysique » : un voleur évolue et involue en accéléré, à peine sorti de l’utérus il devient adulte, vole le temps, redevient « pas à pas » un bébé et retourne, transformé en fœtus, dans le ventre maternel (p. 516).

Note de bas de page 9 :

Sur l’articulation entre « régularité » (programmation, risques minimisés, insignifiance) et « intentionnalité » (vouloir, impulsions, désir), cf. E. Landowski, « De la programmation à la stratégie », Interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, pp. 16-24.

Dans ce surprenant éventail thématique, nous trouvons, en général, un certain type d’exercice régulier, répétitif, un faire advenir horizontal, linéaire, au ton modéré, régi par la programmation, par l’efficience du « en arriver à ». Des exercices routiniers mis en forme, pratiques où tout est garanti : les risques minimisés, le fonctionnement normal de tout ce qui est prévu, exprimé par l’insignifiance du citoyen anonyme, simple engrenage automatique, uni-modalisé : investi par le /pouvoir/ minimum pour passer sans problème, pour se dérouler tel que prévu. D’ailleurs, cette régularité de Monsieur-Tout-le-Monde Untel présuppose une intentionnalité qui non seulement distribue du /pouvoir/, mais encore modalise d’autres actants spécifiques de son écosystème social : ce qui donne davantage de pouvoir à son pouvoir (empowerment) : gouverneurs, agents de l’ordre ; ou renforce ce pouvoir par le couple cognitif /croire-savoir/ (assomption-adhésion de mythologies, disciplines, méthodes, doctrines), ou l’enrichit avec un /vouloir/ et plus de /vouloir/, avec de nouvelles impulsions vitales et existentielles. Cette intentionnalité d’un pouvoir augmenté par plus de pouvoir, en connaissance de cause et couplée au désir, est représentée sur les bandes dessinées par des personnages opulents et anonymes dont les représentants (le millionnaire, le général, le gérant, le diplomate, la divinité), oscillant entre autonomie et hétéronomie, qui possèdent une identité modale complète. Nous sommes ainsi passés de cet éventail thématique initial à un ordre de compétences modales régies par des intentionnalités diverses qui donnent de la signification aux mondes représentés sur les planches qui /font vouloir/ et limitent les risques, surtout s’agissant des médecins…9

Cette atmosphère de fonctionnement normal de ce qui est prévu, ce climat d’exercice tempéré déployé sur l’énoncé, va brusquement être bouleversé par l’événement comique qui impacte l’énonciation. Cette intervention se concrétise en concomitance, comme sur certains portraits (pp. 79, 82, 193, 207, 217, 253, 279, 296, 298, 300, 315, 324, 382, 403), ou en relation d’antécédence / conséquence, comme sur les planches citées plus haut. Quoi qu’il en soit, c’est sur l’arrière-plan d’un vide de sens, ou d’un non-sens lié au risque pur auquel nous sommes tous exposés, que le rire éclate.

Note de bas de page 10 :

En sus du modèle binaire et contrastif du carré sémiotique, Zilberberg, dans La structure tensive (Liège, Presses Universitaires de Liège, 2012), propose un autre modèle, à la fois complexe et neutre, pour les structures élémentaires de la signification dont la substance du contenu est un continuum comportant des gradations, des seuils et des limites plausibles. Les limites [S1] et [S4], contraires forts, sont des interruptions symétriques et inverses l’une de l’autre : en [S1], quelque chose commence ; en [S4], quelque chose finit. Dans la mesure où ils peuvent être dépassés, ils peuvent devenir des degrés. Les degrés [S2] et [S3] désignent des pauses, des sous-contraires faibles. Cette hypothèse donne lieu à des continua ascendants ou descendants ; à des augmentations et des diminutions pouvant être segmentées et admettre des pauses. Ces quatre termes inter-définis désignent autant de modulations aspectuelles. Pour un bref développement de ce modèle, cf. La structure tensive, pp. 55-59.

3. La matrice tensive10

Note de bas de page 11 :

La structure tensive, op. cit., pp. 55-77.

Note de bas de page 12 :

Aphorisme de Paul Valéry cité par Zilberberg dans La structure tensive (pp. 150-151), où nous trouvons aussi cette paraphrase : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés » (p. 108).

Note de bas de page 13 :

Cf. Cl. Zilberberg, Horizontes de la hipótesis tensiva, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2018, pp. 85-104.

Zilberberg intégre syntaxe et sémantique. Sur le plan sémantique, une contrariété forte sépare les positions extrêmes et une contrariété faible les positions moyennes11. » Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés »12. Sur le plan de la syntaxe, deux vecteurs tendent dans des directions opposées, l’une intensive, celle de l’augmentation et de la diminution, l’autre extensive, celle du mélange et de la sélection, tandis que l’implication et la concession relèvent de la sémantique jonctive. Sur le plan de la sémantique intensive, le vecteur d’augmentation conduit du /fort/ à l’/extrême/, celui de diminution du /faible/ au /nul/. Sur le plan de la sémantique extensive, le vecteur du mélange traverse les « cases » du /commun/ et de ce qui est /universel/ ; et le vecteur de sélection traverse ce qui est /rare/ et /exclusif/. Sur le plan de la sémantique jonctive, le vecteur de l’implication traverse les « cases » de ce qui est /attendu/ et /nécessaire/, et, le vecteur de concession, celles de ce qui est /inattendu/ et /stupéfiant/. C’est ainsi que nous nous sommes habitués à gérer les seuils, degrés et limites13. Sur un plan épistémique, la matrice tensive m’a par exemple permis de représenter le jeu politique du rire (Mundo Mezquino, p. 19), d’homologuer les expressions de la (bonne) humeur et celles de l’esthésis auditive (pp. 196-197) et même d’aborder la question de « l’humour noir », présente dans le grotesque, et déjà théorisée par Baudelaire (pp. 386-387).

4. Déhiscence et saisie

Note de bas de page 14 :

De manière analogue, Jean-François Lyotard évoquait la « Gestalt d’une configuration, l’architecture d’un tableau, la scénographie d’une représentation, le cadrage d’une photographie, bref le schème ». À la figure-image et à la figure-forme, il ajoutait la figure-matrice, invisible, fantôme originaire qui « loin d’être une origine, atteste, à l’inverse, que notre origine est une figure-image hallucinatoire, précisément placée dans ce non-lieu d’origine » (Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 271).

Dès ses premiers textes, Zilberberg conjuguait, pour toute instance générative de signification, la déhiscence des terminaisons [el-/if]. Par exemple, il faisait la distinction entre le tensiel et le tensif. –el est le présupposé, constant et spécifié, il renvoie et émet ; il signale l’universel, le réalisable. –If est le présupposant, variable, spécifiant ; il stoppe et continue ; il signale ce qui est général et réalisé. Le niveau -el est profond, générique, immanent à la sémiose en tant que médiation entre le plan de l’expression et le plan du contenu. Le niveau –if, immanent à la surface du plan du contenu, est concret, iconique, iconisant. Ceci s’éclaircit lorsque nous contrastons le figuratif et le figural. Le premier, de l’ordre de la figure-image visible, place à distance un objet devant être thématisé ; le second, de l’ordre de la figure-forme, renvoie à un schéma non nécessairement visualisé14.

Note de bas de page 15 :

Sur le faire sens moyennant la « saisie » de composantes esthésiques, plastiques et rythmiques, auxquelles le sujet « s’ajuste » (par opposition à la « lecture » des articulations linguistiques ou narratives censées avoir de la signification), cf. E. Landowski, « La rencontre esthésique », Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, pp. 94-96.

L’ensemble des distinctions que nous venons d’introduire permet d’aborder à présent la saisie et à sa connexion directe avec les qualités sensibles qui, par l’expérience même du contact avec les dessins et les inscriptions, font sens, avant la composition et la lecture de ces traits comme signes. Ainsi, il se crée un lien sémantique avec la figurativité profonde, formante, figurale, esthésique, qui convoque les dimensions rythmique, plastique, eidétique et chromatique. Au-delà des significations linguistiques ou narratives, cette dimension esthésique s’ajuste au « geste » d’un visage, au « mouvement » de bras et de jambes, au style d’un vêtement, de chaussures ou de pantoufles15. Un regard particulier capte, donc, des détails spécifiques, révèle des contorsions et des distorsions sur les visages et les corps. L’anonymat des personnages est revêtu d’une grande diversité de physionomies déployées imaginairement en de multiples figuralités : têtes rondes comme des billes, allongées comme des pastèques, ondulées comme des haricots. A côté du figuratif de surface et ses traits révélateurs qui nous permettent d’identifier les images du monde, il y a le figural, forme abstraite du sensible qui répand des traits régulateurs.

5. Musique et extase

Note de bas de page 16 :

Cl. Zilberberg, Ensayos sobre semiótica tensiva, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2000, p. 33.

La musique s’est davantage occupée de la dimension du figural et pour cette raison a profité de la suffisance du figural. Le sens s’est « musicalisé » dans l’exacte mesure où la musique s’était auparavant « sémiotisée ».16

Claude Zilberberg observait ainsi le chiasme [musicalisation —> sémiotisation]. De plus, il révélait une prosodie du sens : sur la chaîne du discours, fidèle à Hjelmslev, il observait des constituants (qui occupent l’extension de la chaîne) et des exposants (qui répondent par leurs variations d’intensité). Exposants : éléments intenses, accents ponctuels. Constituants : modulations continues.

Le tempo (la vitesse) modalise la durée de la durée et la vivacité (ou tonicité) du rythme. Il imprègne des structures rythmiques, des rimes, des jeux d’accent, de pauses et intervalles, en les accélérant et en les ralentissant. La rapidité concentre. La lenteur « prend son temps », « se donne du temps », « tout à son temps ». Cette musique prosodique m’a permis d’identifier des profils rythmico-tensifs du récit dont les « syllabes » sont des tensions, des distensions et des coups (Mundo Mezquino, pp. 327-336, 429-438).

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La catégorie du tempo a bien sûr son équivalent en musique. Dans Mundo Mezquino (p. 334), on trouve une bande dessinée où seule la musique « résonne » (nous savons qu’il s’agit de musique sans savoir exactement de quel genre). Je l’ai intitulée Extase. Nous y voyons un chef d’orchestre enthousiaste, semble-t-il, possédé par un dieu ou un démon : euphorique, il dirige une œuvre symphonique : le vecteur d’augmentation d’intensité traverse le seuil du /fort/ et envahit celui du /suprême/. Extensivement, un vecteur de sélection est marqué, celui du /rare/ et de « l’exclusif » ; et, en termes jonctifs, un vecteur de concession conduit de « l’inattendu » de la vignette 4 au /surprenant/ sur les vignettes 5 et 6. La musique, phorie représentée par le courant sinueux des notes dans l’air, finit par emporter le chef d’orchestre ; elle le saisit, l’entraîne, l’élève, déroge à la loi de la gravité, le déleste et l’allège en un envol extatique, jusqu’à le faire disparaître aux yeux des musiciens, du lecteur de la vignette et des spectateurs présents (non dessinés figurativement, mais énoncés par la narration). Nous sommes face à une image de l’extase, dimension qui ouvre encore plus l’ouverture de l’existence. Le directeur transcende l’exposition au public qui définit son /faire/. Il cesse d’être « chef » et devient la « musique » même. C’est ce qu’il en est parce que cela va au-delà de ce qui est. Ex-iste. Il réalise une concession : un parce que sans pourquoi. Bien que physique, métaphysique. Bien que miraculeux, comique.

Une autre planche, également muette, met en scène deux boxeurs qui, oubliant l’heure de monter sur le ring, restent dans leur loge, concentrés sur une partie d’échecs (Mundo Mezquino, p. 263).

6. Boxeurs excentriques

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La boxe et les échecs, pratiques sportives condensées dans le texte énoncé, s’opposent à divers égards : l’une est un sport intense qui « absorbe » le temps tandis que l’autre, plutôt extense, « demande » du temps ; l’une est un sport de contact, corporel, charnel, brutal, l’autre une pratique qui paralyse les corps pour que le cerveau travaille et où le contact charnel se limite à des instants ponctuels, pour saluer et se dire au revoir (la poignée de mains). La boxe, à travers le mouvement extérieur, est une exhibition de préparation et de force physique exigeant un tempo accéléré, presque sans répit ; les échecs, par le mouvement intérieur, est une exhibition de préparation et de force intellectuelle exigeant un tempo ralenti, suspendu, avec de longues pauses pour bien penser chaque mouvement. La boxe est un cirque, espace ouvert qui convoque un public amateur d’explosion, de dispersion, d’altération ; les échecs sont un désert, un espace fermé, qui convoque un public épris de recueillement, de concentration, de repli sur soi. L’émissaire passe donc du « cirque » au « désert ». De la stridence au mutisme. Même si nous accentuons les différences entre ces deux disciplines sportives, il ne faut pas oublier qu’elles sont toutes deux des actualisations du schéma du test : confrontation —> tension de domination —> résolution.

Note de bas de page 17 :

Les vignettes présentent une cohésion textuelle, les scènes une cohérence discursive. Les premières montrent tandis que les secondes prédiquent. Sur une vignette, il est possible de dédoubler des scènes « vers l’intérieur » (recours à des portes, des fenêtres et d’une manière générale des seuils) ou d’augmenter, d’élargir, la scène au-delà de son propre cadre.

Le parcours du personnage chargé d’aller chercher les boxeurs et de les faire monter sur le ring syntagmatise des super-contraires. Il décrit un Z sur la page, itinéraire d’un exercice habituel qui culmine par un « lumineux » événement à l’ombre de la loge. Le simulacre de l’espace tridimensionnel configuré par le dessinateur dérive en une fiction proxémique. Cette planche est divisée en deux vignettes, mais la première, grâce à l’effet de profondeur spatiale, produit, par encastrement de deux scènes17, deux « vignettes » distinctes. Le corridor et l’espace qui mène jusqu’à la porte symbolisent les étapes, les degrés entre deux limites tracées sur le champ sémantique du /sport/ : l’espace intérieur, « vignette du fond », avec l’ambiance du ring et des gradins figure l’univers du sport de combat, celui dont il s’agit dans ce discours ; le corridor qui conduit à la loge représente ce qu’ont en commun la boxe et d’autres sports pour lesquels les opposants, dont les protagonistes apparaissent et disparaissent aux yeux du public spectateur ; le corridor implique un éloignement par rapport à l’espace strictement réservé à la boxe et un rapprochement de ses étranges « extra-muros ». Dans la seconde vignette, à la fois l’énonciataire et « l’émissaire » qui vient chercher les deux boxeurs éprouvent la sensation abrupte de passer d’une manière accélérée d’une ambiance bruyante de cris et de protestations à une ambiance inattendue de silence sépulcral, de lenteur presque hiératique qui les ralentit, les déconcentre et les laisse stupéfaits face à la situation insolite ainsi créée. Les deux mastodontes ont investi la loge, ils jouent aux échecs sous le cône de lumière d’un réflecteur, leur manager (réminiscence iconographique du gangster) semble être le prêtre de la cérémonie, leurs entraîneurs, tout aussi forts et musclés, dissuadent toute tentative d’interférence. Par son geste visant à faire taire l’intrus, l’un d’eux donne forme à l’exclusif. Autrement dit, le parcours qui va du ring à la loge suit un vecteur de sélection en vertu duquel l’émissaire, sans le savoir, se dirige vers l’espace en quelque sorte « excentrique » (ou exotique) d’une « élite » (domaine de ce qui est pur). Sur le parcours inverse, celui du retour, imaginable en fonction du principe de cohérence narrative bien que non dessiné, l’émissaire serait porteur d’un message invitant à continuer d’attendre que les boxeurs « se réalisent » comme joueurs d’échecs, il suivrait un vecteur qui ignorerait les extra-muros de la boxe et passerait par ce que ce sport a en commun avec d’autres sports : il assumerait ainsi une réalité en même temps de participation, de mélange — il s’agit de boxeurs-joueurs d’échecs — et de concession puisque, bien que boxeurs (rôle professionnel), ils sont également joueurs d’échecs (attitude, habitude, hobby). Le rôle est reconnu a posteriori car l’usage et l’habitude l’ont « coagulé » du fait de la répétition qui le stabilise et l’objectivise. En attendant, l’attitude de joueur d’échecs — juste à ce moment-là ! — est reconnue en acte, survenant comme « envie subite », c’est-à-dire comme événement, face à l’énonciataire lecteur.

7. Coda

Dans les cas du chef d’orchestre et des boxeurs joueurs d’échecs, la matrice tensive m’a permis de rendre compte, d’un côté, de l’effet d’extase, et, de l’autre, de la couverture symbolique de l’espace. Pour ce qui est du reste, elle m’a permis — ce qui est à l’honneur de sa valeur méthodologique — d’articuler un nombre de descriptions trop considérable pour qu’il soit possible de les recenser toutes ici. Relevons seulement, à titre d’application intégrale de la matrice, celle du marcheur privé « de tête » (Mundo Mezquino, p. 166).

Note de bas de page 18 :

Cité in Éléments de grammaire tensive, op. cit., p. 24.

En recourant au schématisme tensif proposé par Claude Zilberberg, nous avons rendu compte de la continuité et de la complexité du sens dans une série de bandes dessinées. Valéry disait : « En vérité, nous ne pensons pas à quelque chose — nous pensons de quelque chose à quelque chose »18. D’un cadre à un autre. Dans nos descriptions et explications, nous avons combiné sans difficulté les formes sémio-narratives et les formes tensives. A côté des états et de leurs transformations, des schématisations ascendantes et descendantes se sont ouvertes en même temps que diverses matrices, conformément aux principes de démarcation des limites et de segmentation graduelle. L’art sémiotique philosophique mis en pratique dans Mundo Mezquino m’a permis de comprendre pleinement comment, grâce à l’hypothèse tensive, la sémiotique est passée de l’âge du si… alors à celui du plus / moins. Les deux perspectives sont épistémologiquement légitimes et, bien que fondées sur des principes de pertinence différents, elles sont compatibles entre elles.

Traduction par Dominique Bertolotti Thiodat