Les types thématiques des schèmes de la pratique et la topologie anthropo-sémiotique

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS), Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6431

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : pratiques, thématiques, topologie centrée, zones anthropiques

Auteurs cités : Jean-Claude COQUET, Nicolas COUÉGNAS, Philippe DESCOLA, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, François RASTIER, Jacob Von UEXKÜLL

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

E. Landowski, La société réfléchie, Paris, Seuil, 1985.

Note de bas de page 2 :

E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004, et Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2006.

Note de bas de page 3 :

Fr. Rastier, « L’action et le sens pour une sémiotique des cultures », Journal des anthropologues, 85-86, 2001, pp. 183-219.

Note de bas de page 4 :

J. Fontanille, Sémiotique des pratiques, Paris, P.U.F., 2008.

Depuis bientôt quarante ans, les sémiotiques structurales s’intéressent aux pratiques. Au plus près du cercle des collaborateurs de Greimas, dans les années 80, Jean-Marie Floch analysait systématiquement des pratiques commerciales, communicationnelles, quotidiennes ou institutionnelles dans la plupart de ses travaux, et Eric Landowski proposait déjà de son côté d’inclure la sémiotique textuelle à l’intérieur d’une sémiotique des situations, situations qui comprenaient entre autres des pratiques et des interactions sociales1. Une dizaine d’années plus tard, Landowski dépassait le cadre de la sociosémiotique qu’il avait initiée en ouvrant la recherche sur une sémiotique de l’existence, fondée sur l’analyse des types d’interactions et de leurs régimes de sens2. Parallèlement, en suivant sa propre voie épistémologique, François Rastier prolongeait de son côté sa sémantique textuelle et interprétative pour aboutir à une sémiotique des cultures, fondée elle aussi principalement sur la dimension pratique de ces dernières, notamment dans un article fondateur et très dense, où il construit le modèle des zones anthropiques, auquel il a donné lui-même de nombreux développements ultérieurs3. Nous avons également tenté nous-même de faire le point sur les conditions et les voies d’une sémiotique des pratiques, en questionnant notamment les méthodes de l’analyse du cours d’action, la structure de la scène prédicative des pratiques, l’épistémologie afférente au sens pratique (vs le « sens textuel »), et les incidences théoriques et éthiques de l’analyse des pratiques4.

On peut toutefois observer, de ce qui résulte de toutes ces recherches, sur de nombreuses années, que la sémiotique structurale réussit à élaborer et proposer des cadres méthodologiques cohérents et adaptés à l’analyse des pratiques mais ne parvient pas à préfigurer les contenus thématiques des pratiques, même de manière générique, et doit se contenter d’en faire un inventaire empirique, ad hoc et le plus souvent spécifique à un corpus ou un objet d’analyse.

Note de bas de page 5 :

J. Von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, trad. Charles Martin-Fréville, Paris, Payot, 2015. Avec une introduction de Dominique Lestel, « De Jacob Von Uexküll à la bio-sémiotique ».

La difficulté semble même plus générale, car quand on examine attentivement par exemple la manière dont Jacob Von Uexküll analysait les comportements animaux, il était confronté (sans l’identifier comme tel) au même hiatus5. D’un côté, il construit un édifice très systématique, qui commence avec les signes, signes-perceptions et signes-actions, qui se poursuit avec l’établissement des règles d’interactions entre l’organisme vivant et son Umwelt, qui se prolonge avec les images (perception et action), et qui aboutit enfin aux tonalités pratiques. Mais tout au long de ce parcours, et jusqu’aux tonalités, les thématiques pratiques ne sont évoquées et appréhendées que par l’intermédiaire des cas concrets analysés : ainsi rencontre-t-on des tonalités pratiques de reproduction, d’alimentation, d’agression et de défense, mais aussi de montée et de descente, de peur, de repos, etc. Entre l’édifice conceptuel et méthodique et la saisie thématique des contenus pratiques, le hiatus est le même que chez les sémioticiens du champ « structural » : la seconde relève seulement de l’inventaire empirique. Nous montrerons tout à l’heure que même l’anthropologue Philippe Descola, qui met pourtant en œuvre tout l’appareil conceptuel et méthodologique nécessaire à la construction d’une typologie des pratiques thématiques de relation, achoppe sur la même difficulté.

Note de bas de page 6 :

Algirdas J. Greimas, Du sens II. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1983.

Greimas avait, dans Du Sens II, ébauché une première strate de la typologie des prédicats narratifs, qui aurait pu être le point de départ d’une typologie thématique des pratiques6. En partant de la combinatoire entre les conjonctions et disjonctions narratives, et des possibilités offertes par la mise en relation de deux sujets (S1 et S2), puis de deux objets (O1 et O2), il engendre en effet quatre prédicats-types : appropriation, dépossession, attribution, renonciation. Mais le potentiel de déploiement de cette base typologique est sévèrement réduit par une double implication : l’appropriation par S1 implique la dépossession de S2, et l’attribution à S1 implique la renonciation de S2. On passe ainsi de quatre situations à deux seulement, l’épreuve et le don, comme l’exprime le tableau proposé par Greimas (op. cit., p. 38) :

Acquisition

(parcours conjonctif)

Privation

(parcours disjonctif)

Épreuve

Appropriation

Dépossession

Don

Attribution

Renonciation

Cette réduction est le fruit de trois présupposés du modèle de base : i) la circulation des objets de valeurs ne peut avoir lieu qu’en circuit fermé, ii) les mêmes acteurs sont à la fois opérateurs et sujets conjoints ou disjoints, et iii) tout se passe entre actants individuels, sans tiers, sans actant collectif, sans autre à l’horizon.

Note de bas de page 7 :

J. Fontanille et N. Couegnas, Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique, Limoges, Pulim (Semiotica viva), 2018, pp. 23-28, et J. Fontanille, « Pratiques et formes de vie : la sémiotique de Greimas à l’épreuve de l’anthropologie contemporaine », in Anouar Ben Msila (éd.), Greimas aujourd’hui. Du sens et des langages, Meknès, Presses de l’Université Moulay Ismail, Série Actes de colloques, 51, 2019.

Nous ne reprendrons pas ici le détail de la discussion que nous avons déjà développée ailleurs7, et nous n’évoquerons qu’une seule des situations thématico-narratives que ce modèle ne peut pas prendre en compte : celle où l’appropriation n’implique pas une véritable dépossession. Dans de nombreux collectifs anthropiques, en effet, c’est la prédation-appropriation (et non l’échange) qui assure la pérennité du collectif et du lien social entre humains, non-humains et non vivants, mais elle est alors couplée avec la renonciation et pas avec la dépossession : par exemple, les chasseurs inuit pratiquent des rituels qui sont censés préparer leurs futures proies à être capturées, et à les persuader d’accepter d’être consommées sans que les esprits qui les habitent ne réclament vengeance ou rétorsion. Le rituel doit mettre la proie dans une position de renonciation, alors que le prédateur reste en position de prédation-appropriation, car en aucune manière il ne reçoit la proie comme un don.

De même, les rituels anthropophages mettent en une préparation spécifique celui qui doit être consommé par le clan : une période de captivité qui permet à la future proie de montrer sa valeur (sa fierté, sa force, sa résistance) et de s’assumer publiquement comme l’Autre dont le clan a besoin pour augmenter sa propre puissance. Non seulement les qualités de la proie sont amplifiées et valorisées, mais elles sont en outre appelées à survivre pleinement dans l’existence future du clan. De tels rituels s’apparentent plus à la transmission de la valeur qu’à la simple appropriation-dépossession. Dans toute transmission, en effet, l’actant-source est en position de renonciation et l’actant-cible, en position d’appropriation : la transmission ne fonctionne en effet que s’il s’approprie ce qui est transmis, et elle ne peut être simplement un « don ».

Rappelons seulement ici la conclusion que nous en avons déjà tirée :

Note de bas de page 8 :

Terres de sens, op. cit., pp. 27-28.

Cette discussion montre au moins deux choses : d’une part, les apports de l’anthropologie nous incitent à ouvrir plus largement les possibilités de la combinatoire narrative, et d’autre part, les conséquences que nous en tirons montrent que la typologie des schémas narratifs pertinents est plus étendue que celle produite par la stricte déduction greimassienne, qui s’est en quelque sorte « autolimitée ». Et l’on sent bien ici qu’il ne s’agit pas d’un manque ponctuel, mais d’une réduction plus profonde déterminée par des choix épistémologiques et méthodologiques sous-jacents qui pourraient être remis en question.8

Toutefois, l’un des acquis de ce modèle, pour nous ici essentiel, tient au fait qu’en introduisant le principe du syncrétisme, en ébauchant le calcul des différents cas de figure où l’actant opérateur s’identifie soit à l’actant conjoint (S1), soit à l’actant disjoint (S2), Greimas met l’accent sur la diathèse des prédicats : si l’opérateur est en syncrétisme avec S1, la transformation qui concerne S1 est « réfléchie », et celle qui concerne S2 est « transitive » ; si l’opérateur est en syncrétisme avec S2, la part de transformation qui concerne S2 est « réfléchie » et la part de transformation qui concerne S1 est « transitive ». Autrement dit, la proposition (en partie implicite) consiste à mettre la typologie thématique des prédicats sous le contrôle de la diathèse (au lieu, par exemple, des contenus sémantiques des objets de valeur mis en circulation). Le fondement thématique procuré par la diathèse est probablement (c’est-à-dire par hypothèse de travail) celui qui offre la diversité à la fois la plus générale, la plus systématique et la mieux maîtrisée.

Note de bas de page 9 :

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Note de bas de page 10 :

Notre démarche est apparentée à celle de Greimas au moment où il pose les premières bases de la sémiotique structurale, dès Sémantique Structurale et Du Sens I. Il part en effet d’un inventaire de rôles et de fonctions narratives, tel que proposé par Propp, sur lequel il projette deux modèles « démultiplicateurs » principaux : i) celui de la topologie de la scène prédicative originelle, qui croise la relation de transfert (Destinateur / Destinataire) et la relation de visée et de désir (Sujet / Objet), et ii) dans un second temps, le modèle des modalités du faire et de l’être, qui permet de démultiplier les situations narratives et affectives.

L’exercice auquel nous nous livrons maintenant vise précisément à rouvrir la combinatoire et à prolonger la construction théorique et méthodique jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de préfigurer une typologie thématique des pratiques. Nous faisons ici, pour ce faire, deux choix qui conditionnent l’ensemble de la démarche, deux configurations anthropo-sémiotiques de base : i) nous choisissons de partir de l’inventaire thématique le plus large et le plus synthétique qui soit actuellement à notre disposition, celui de Philippe Descola9, et ii) nous choisissons comme modèle de démultiplication de la typologie une topologie anthropique fondamentale, en partie inspirée de la topologie ethosémiotique de Von Uexküll, des zones anthropiques de François Rastier et et de la topologie subjectale de Jean-Claude Coquet. L’association de ces deux choix aboutira à une proposition de typologie thématique10.

2. La typologie des schèmes pratiques de relation chez Descola

Pour Philippe Descola (op. cit.) les schèmes de relation donnent un contenu pratique aux interactions entre au moins deux existants ou entre deux groupes d’existants. Sa typologie, issue de la synthèse de l’ensemble des travaux ethnologiques contemporains, est limitée à six types : l’échange, la prédation, le don, la production, la protection, et la transmission, qui sont censés couvrir l’ensemble de la diversité des pratiques de relation constatées et possibles dans l’ensemble des types de collectifs homme-nature. Chaque type de collectif se caractérise par le poids relatif qu’il accorde à ces six schèmes, et plus précisément par son schème pratique dominant, par exemple l’échange dans les collectifs naturalistes, ou la prédation dans les collectifs animistes. Aucun de ces schèmes pratiques ne régit à lui seul l’identité ou l’ethos d’un collectif, car c’est la combinaison et la hiérarchie adoptée qui caractérise cet éthos. Chaque combinaison induit une forme d’asymétrie dans le système, et caractérise de ce fait une classe de « formes de vie ».

Descola ne se contente pas d’un inventaire, il l’organise sous la forme d’une typologie structurale qui repose sur deux variables : (1) les existants partenaires sont équivalents ou non sur le plan ontologique et (2) leurs relations sont réciproques et réversibles ou non. La combinatoire engendre deux groupes de schèmes : (1) les relations réversibles entre des termes équivalents (l’échange, la prédation, et le don), et (2) les relations univoques et non réversibles fondées sur la hiérarchie et la connexité entre des termes non équivalents (la production, la protection et la transmission).

Rappelons pour mémoire la forme tabulaire (le format topologique de son modèle) de la typologie établie par Descola (op. cit.) :

Premier groupe

Relation de similitude

entre termes équivalents

Second groupe

Relation de connexité

entre termes non équivalents

Symétrie

Échange

Production

Connexité génétique

Asymétrie négative

Prédation

Protection

Connexité spatiale

Asymétrie positive

Don

Transmission

Connexité temporelle

On constate alors que l’opposition entre « similitude & équivalence » (à gauche) et « connexité & non équivalence » (à droite) ne reprend qu’un seul des deux critères posés au départ, et neutralise voire confond les deux variables, les statuts ontologiques et les rôles actantiels dans la pratique, en mettant les seconds sous la dépendance des premiers. Tout se passe comme si les statuts ontologiques régissaient les relations possibles et impossibles entre existants. Ainsi, la réversibilité des relations (à gauche dans le tableau) ou la non-réversibilité (à droite) semblent directement induites, respectivement, par l’équivalence ou à la non-équivalence des statuts ontologiques des existants qui reçoivent les rôles thématico-narratifs. Mais la réversibilité-réciprocité (à gauche dans le tableau) est elle-même soumise à l’opposition symétrie / asymétrie, glosée comme réversibilité requise ou facultative, ce qui n’améliore pas la lisibilité de la typologie.

En effet, pour les relations du premier groupe, qui correspondent aux trois formules assurant le mouvement d’une valeur quelconque entre deux termes ayant le même statut ontologique : (1) si la relation est symétrique, la réciprocité est obligatoire (c’est le cas de l’échange) ; (2) si la relation est asymétrique (prédation et don) la réciprocité (donc une contrepartie en retour) est possible, mais seulement facultative, espérée ou redoutée. Mais on voit bien que dans ce cas, prédation ou don, cette contrepartie facultative ne pourrait venir que des tiers, membres du collectif, faute de quoi les deux pratiques seraient assimilées à l’échange, échange prédateur ou donateur. Une autre distinction serait alors nécessaire, entre réciprocité restreinte (le cas de l’échange), et réciprocité généralisée (si le don et la prédation sont suivis de contreparties venues du collectif, sans être réduits pour autant à un échange).

En outre, on peut s’interroger sur la condition préalable d’équivalence / non équivalence entre les statuts ontologiques : est-elle une condition, ou un effet éventuel de la pratique ? Si les schèmes de relation sont constitutifs des collectifs, ne peut-on faire l’hypothèse qu’ils contribuent à la catégorisation des existants au sein de tel ou tel collectif, en fonction des rôles qu’ils peuvent occuper dans les pratiques dominantes ? La prédation des ressources naturelles (bien au-delà du cercle des vivants), par exemple, n’est pensable que si on neutralise la différence ontologique entre prédateurs (humains) et proies (le reste du monde). Sinon, le prélèvement des ressources naturelles par les collectifs humains serait seulement mis au compte, comme condition et variable, de la production. L’enjeu de cette alternative n’est pas mince : entre la justification par la production, et la dénonciation de la prédation, se joue en effet l’avenir de la planète. Le débat est connu, mais il montre bien que la répartition des rôles induite par les pratiques dominantes (prédation vs production) participe au moins d’une codétermination entre la composition des types d’actants collectifs et les types de schèmes pratiques : dans la dénonciation de la prédation, le présupposé est que tous les existants font partie des mêmes collectifs, alors que dans la justification par la production, les « ressources naturelles » ne font pas partie du collectif de référence.

Pour ce qui concerne les relations du deuxième groupe (à droite du tableau), la catégorie symétrie / asymétrie ne semble plus pertinente (elle n’est pas mentionnée), puisque ces relations entre des existants de statuts ontologiques différents impliqueraient automatiquement la non réciprocité et la non réversibilité des rôles pratiques. Pour la production, l’asymétrie entre ce qui produit et ce qui est produit ; pour la protection, l’asymétrie des pouvoirs et des dépendances ; et pour la transmission, l’asymétrie entre les générations, entre morts et vivants, entre fondateurs et successeurs.

Pourtant cette asymétrie posée comme obligatoire ne résiste pas à l’examen : l’asymétrie des rôles actantiels de la production, entre producteur et produit, ou entre protecteur et protégé, ne requiert pas la non équivalence des statuts ontologiques : en se reproduisant, par exemple, les êtres vivants produisent, dans une relation où les rôles ne sont pas réversibles, d’autres êtres vivants ; de même, rien n’interdit que le protecteur et le protégé puissent appartenir aussi bien à deux catégories d’existants différentes (« la montagne protège le village ») qu’à une seule (« la police protège les manifestants »). Concernant la transmission, il convient également de distinguer les cas où l’un des deux termes doit changer de statut ontologique (par exemple : mourir et devenir un « ancêtre ») et ceux où les deux termes peuvent être de même statut (le microbe se répand dans une population et transmet une pathologie ; le professeur transmet la culture scientifique).

3. Les principes d’une schématisation sémiotique des pratiques

3.1. Des schèmes pratiques à la scène prédicative de la pratique

L’examen de la typologie de Descola conduit à remettre en question la pertinence du critère ontologique : d’une part cette typologie neutralise le critère ontologique dans les cas de pratiques dont la réciprocité et la réversibilité des rôles est posée comme préalable (premier groupe, à gauche du tableau), et d’autre part, elle n’en fait qu’une variable secondaire et non discriminante pour les pratiques posées comme non réciproques et dont les rôles ne sont pas réversibles.

En outre, ce même critère est battu en brèche dans la propre typologie des modes d’identification collective de Descola : en définissant les quatre grands types d’identification constitutifs des collectifs homme-nature (animisme, naturalisme, totémisme et analogisme), l’anthropologue fait précisément reposer leur typologie sur les équivalences et non-équivalences ontologiques entre les extériorités et les intériorités des existants. Les cas extrêmes du totémisme (toutes les intériorités et extériorités des existants sont ontologiquement semblables) et de l’analogisme (toutes les intériorités et extériorités des existants sont ontologiquement dissemblables) sont particulièrement troublants à cet égard, puisque dans le premier, seules les pratiques du premier groupe (à gauche du tableau) seraient possibles, et dans le second (à droite du tableau), seules les pratiques du deuxième groupe pourraient être admises. Ce qui — cela semble même très clairement reconnu par Descola lui-même — n’est évidemment pas le cas.

Nous proposons par conséquent de repartir strictement de l’inventaire anthropologique de Descola, et de rechercher un autre format topologique que celui d’une table combinatoire, une topologie plus stable, et si possible généralisable, en tant que modèle anthropo-sémiotique des pratiques. Il nous faut d’abord nous concentrer sur la forme prédicative des schèmes pratiques, et de la distribution des rôles actantiels qu’elle implique.

Pour commencer, nous parlerons désormais d’actants, et non d’existants. Les actants ne sont définis que par leur participation à une transformation et au prédicat qui la manifeste. Il faut pour cela qu’ils soient dotés d’un corps et d’une énergie, un corps sensible qui éprouve les états de choses et leurs transformations, et une énergie modale qui contribue à la réalisation pratique de ces dernières. En revanche, les actants n’ont aucune autre propriété ontologique spécifique, et ils peuvent être manifestés concrètement sous toutes les espèces différentes de l’existence : humains, non-humains et même non-vivants.

Note de bas de page 11 :

Sémiotique des pratiques, op. cit.

Ensuite, nous devons nous interroger sur la structure interne de la pratique. Nous avons déjà proposé une organisation de la scène prédicative en quatre instances au moins : l’opérateur, l’objectif, l’acte, l’autre (l’horizon stratégique)11. L’opérateur et l’autre sont les deux actants engagés dans une interaction, de proximité ou à distance. Leur positionnement dans la structure de la scène pratique n’impliquant pas de relation duelle immédiate, il n’implique aucun prérequis concernant la nature de leur relation. En effet, l’objectif et l’acte sont les deux instances qui fournissent notamment le cadre thématique de la pratique, et plus précisément les contraintes et les libertés qui caractérisent les relations entre l’opérateur et l’autre.

Une typologie thématique des pratiques est envisageable, et elle serait fondée pour partie, en prolongement des critères retenus par Descola, sur les propriétés de leur scène prédicative, en deux branches : d’un côté la structure de leur diathèse (cf. supra), à savoir le caractère réflexif, réciproque, transitif ou intransitif de l’acte, et de l’autre côté, sur l’orientation de la transformation, à savoir sur le caractère stationnaire, réversible, non réversible ou irréversible de l’objectif.

Pour décider du caractère réflexif, réciproque, transitif ou intransitif de l’acte, nous devons nous référer à la structure actantielle impliquée dans le prédicat pratique, et plus précisément à l’interaction entre l’opérateur et son autre. Les différences entre les prédicats réfléchis, réciproques, transitifs et intransitifs reposent principalement sur la présence ou l’absence de cet autre et sur ses possibles permutations et syncrétismes avec l’opérateur.

Ces différences peuvent être projetées sur une topologie du domaine actantiel de la scène pratique : au centre du domaine, défini par la position de l’opérateur, son autre est un alter-ego, en situation de réflexivité ; aux alentours et à proximité de ce centre, l’autre est en situation de réciprocité avec l’opérateur ; en périphérie, l’autre est en situation intransitive, car il se confond avec l’horizon référentiel global de la pratique, le « monde » dans et sur lequel la pratique intervient ; entre les deux précédents, l’autre est en situation transitive, à plus ou moins grande distance spatiale et/ou temporelle de l’opérateur. Cette première ébauche doit certes être discutée, confrontée et affinée, mais son principe est désormais posé : la topologie que nous cherchons à construire est centrée et concentrique. Elle n’a pas la forme d’une table combinatoire, comme chez Greimas ou chez Descola, mais d’une sphère dotée d’un centre, d’une frontière et de couches intermédiaires. Elle s’apparentera de ce point de vue, mais sans se confondre avec elle, à la sémiosphère de Lotman.

Note de bas de page 12 :

Cf. J.-Cl. Coquet, « Les formes discursives de l’évaluation », in Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1984 (dernier chapitre) ; « La bonne distance », in La quête du sens, Paris, P.U.F.,1997 ; « Le jeu des pronoms personnels et des instances de discours », in Phusis et Logos, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007.

Cette topologie n’est pas une invention ad hoc, car elle a déjà été maintes fois exploitée (sinon toujours explicitement formulée), par exemple pour organiser le champ des instances d’énonciation : au centre, le couple Je/Tu, à la périphérie, le ÇA et la personne d’univers, et entre les deux, les Il/Elle. Jean-Claude Coquet a lui-même développé une telle topologie centrée pour rendre compte du processus d’objectivation des instances énonçantes12. La série des types d’instances que sont le JE, le ON, le IL et le ÇA se déploie dans la profondeur d’une topologie organisée autour d’un centre subjectal (JE), et que le processus d’objectivation parcourt jusqu’à sa périphérie (IL et ÇA).

Dans Le discours et son sujet, cette topologie centrée est assimilée au champ positionnel du sujet (p. 164) ; les quatre instances sont différentes manières de faire l’expérience de la réalité sous-jacente : on peut passer ainsi de l’expérience sensible et personnelle (JE) à l’expérience étendue et diffuse d’une personne généralisée — un actant collectif — (ON), à l’expérience de la non-personne, objectivée et visant l’universel (IL), et enfin à l’expérience étrange d’une entité « flottante », sans référence au centre subjectal et à la personne, même pour s’en dissocier (ÇA). Dans Phusis et Logos, le processus continu d’objectivation est confirmé, et son ressort principal est l’opération de projection qui gère, à partir du centre topologique subjectal, les différents modes de l’articulation entre la phusis et le logos.

Nous reviendrons plus loin sur les dénominations de ces instances, empruntées à la langue française, et qui sont particulièrement difficiles à partager, y compris dans des langues romanes pourtant proches. Mais nous pouvons observer dès maintenant que la topologie qui les accueille, et plus précisément la caractérisation de chacune de ces instances, rendent possible la distribution de différents types de pratiques correspondant à chaque type d’instance : réflexives et mutuelles (domaine de la personne JE/TU), à réciprocité et transitivité restreintes (domaine du collectif ON), puis à réciprocité et transitivité généralisées et ouvertes à des tiers (domaine de la non-personne IL), et enfin, intransitives et irréversibles, dans le domaine de l’absence de personne (de la « personne d’univers » et du ÇA). Dès lors, chacune de ces instances correspond à un ensemble pluri-thématique spécifique d’interactions pratiques.

Pour finir sur ce point, quelques mots au sujet de l’orientation de la transformation. Elle participe elle aussi de la diathèse du prédicat thématique, mais en un autre sens : la réversibilité concerne en effet principalement le potentiel de développement syntagmatique d’une transformation, et particulier la possibilité, pour chaque transformation, d’être elle-même transformée par inversion des rôles entre les acteurs qui les assument successivement. La réversibilité et ses variantes (non réversibilité et irréversibilité) dépend principalement de la réduction ou de l’extension de la composante actorielle. Pour les pratiques « mutuelles », la réduction est maximale et l’interaction duale ne distingue pas même les rôles entre les acteurs ; pour les pratiques à réciprocité restreinte, l’interaction laisse place à une distinction et à une possible inversion des rôles ; pour les pratiques à réciprocité généralisée, la distinction des rôles est ouverte à tous les tiers, et la réversibilité devient problématique, et soumise à des conditions spécifiques ; enfin, pour les pratiques irréversibles, la distinction des rôles est définitivement figée, l’un d’entre eux échappant à la catégorie de la personne, une sorte d’actant vide ou insaisissable, un « trou noir » de la structure.

Pour ce qui concerne la réciprocité généralisée, par exemple le « don généralisé », elle opère à l’intérieur d’un réseau d’acteurs (un « collectif »), au sein duquel chacun « donne » sans savoir qui en bénéficiera et où chacun « reçoit » sans savoir de qui provient le contre-don. Il y a donc des dons et des contre-dons multiples, mais qui passent par l’intermédiaire du réseau des actants. On pourrait considérer alors que le collectif joue le rôle du tiers-actant, qui serait systématiquement le bénéficiaire des dons émanant des individus, et le donateur des contre-dons destinés aux mêmes individus, mais cette solution serait en elle-même une option réductrice, et spécifique d’une conception du collectif déjà marquée du point de vue idéologique : c’est en effet l’option retenue par le libéralisme classique d’Adam Smith, pour lequel la multiplicité proliférante des pratiques interindividuelles bénéficie d’abord au collectif, et ensuite seulement aux individus.

Nous pouvons maintenant faire l’hypothèse que cette topologie centrée a une portée anthropologique plus générale, ce qui expliquerait son apparente banalité, et que cette généralité engloberait aussi les variétés de l’objectif (stationnaire, réversible, non réversible, irréversible) dans la scène prédicative de la pratique.

3.2. Des zones anthropiques à la topologie anthropique des pratiques

Note de bas de page 13 :

« L’action et le sens pour une sémiotique des cultures », op. cit.

François Rastier a déjà proposé et documenté une topologie des zones anthropiques des pratiques13. Il observe dans les cultures, et notamment dans les langues, une série de ruptures homologues et superposables dans les catégories de la personne, du temps, de l’espace et de la modalité, ce qui lui permet de ramener la diversité de ces ruptures catégorielles à une articulation topologique en trois zones : la première, dite « de coïncidence », est dénommée « zone identitaire », la seconde, dite « d’adjacence », est la « zone proximale », et la troisième, dite « d’étrangeté », la « zone distale ».

Ensuite, Rastier hiérarchise ces niveaux de ruptures, en distinguant le « monde obvie » (zones identitaire et proximale), celui où la présence perceptible des entités et interactants est constatée, le « monde absent » (zone distale), ce qui le conduit à poser deux frontières de nature différente, une frontière empirique entre les deux premières zones, une frontière transcendantale entre les deux premières et la troisième.

Note de bas de page 14 :

Art. cit., p. 192.

Nous reproduisons ici le tableau proposé par Rastier qui homologue les différents types de ruptures catégorielles14 :

Z. identitaire

Z. proximale

Z. distale

Personne

JE, NOUS

TU, VOUS

IL, ON, ÇA

Temps

MAINTENANT

NAGUÈRE
BIENTOT

PASSÉ
FUTUR

Espace

ICI

LÀ-BAS
AILLEURS

Mode

CERTAIN

PROBABLE

POSSIBLE
IRRÉEL

Frontières

         empirique         transcendante

Note de bas de page 15 :

Ibid, p. 193.

Rastier justifie en outre cette hiérarchie par le fait que seuls les humains accèderaient à la zone distale, alors que les animaux ne disposeraient que des deux premières, seulement séparées par une frontière empirique. Le monde absent et la zone distale, précise-t-il, sont notamment peuplés par les morts transformés en ancêtres, les esprits, les dieux, auxquels nous aurions accès, par exemple, par les rituels d’outre-tombe, par le rêve, mais aussi la loi15. Mais surtout, il identifie, sur chacune des deux frontières, deux types d’objets qui leurs sont propres : sur la frontière empirique, les objets fétiches assurent la transition entre la zone identitaire et la zone proximale, alors que sur la frontière transcendantale, les objets idoles assurent la médiation entre les deux précédentes et la zone distale.

Cette distinction entre trois zones anthropiques est explicitement dédiée à la description des pratiques dans une perspective anthropologique générale. Elle permet déjà de classer de grands types de pratiques selon leur appartenance à l’une des zones, ou en fonction de leur rôle dans le passage d’une zone à l’autre. Elle situe également les types d’objets sur chacune des deux frontières, en spécifiant le rôle qu’ils jouent dans ces mêmes passages entre zones. Elle peut éventuellement procurer enfin une dimension anthropologique plus affirmée à notre propre structure interne de la pratique : l’opérateur occuperait ainsi la zone identitaire, l’objectif, la zone proximale, et l’horizon stratégique, la zone distale.

Pour autant, cette typologie laisse dans l’ombre un certain nombre de questions qui sont essentielles à la typologie thématique des pratiques que nous recherchons. Tout d’abord, les thématiques pratiques de chacune de ces zones ne sont pas ici accessibles, du moins dans la présentation dont nous avons aujourd’hui connaissance. Ensuite, la limitation à trois zones ne permet pas de prendre en compte les « modes d’existence » propres à chacune de ces zones. D’un côté, la « présence » sensible correspond à deux zones (identitaire et proximale), et l’«  absence » à une seule (zone distale), alors que nous avons besoin de distinguer au moins deux types d’absences, selon que le mode d’existence in absentia est le même que celui des deux premières zones ou qu’il en diffère radicalement. La topologie que nous recherchons doit en effet distinguer deux types de distance : une distance à l’intérieur du même mode d’existence, et une distance entre deux modes d’existence.

Les arguments respectifs de la présence perceptive et de l’exclusivité (humaine) de la zone distale doivent à cet égard être plus précisément examinés, notamment à la lumière de l’éthosémiotique de Von Uexküll. Ce dernier, en effet, montre que les animaux, comme les humains, ont accès à une « zone magique » et à un imaginaire, qui consiste justement en une suspension du couplage entre perception et action : l’animal agit alors, à l’égard de son milieu immédiat, à l’égard de telle ou telle figure qui y apparaît, de tel ou tel autre existant avec lequel il interagit, sans lien avec sa perception, voire en contradiction avec celle-ci. Bien entendu, les imaginaires animaux diffèrent des imaginaires humains, mais l’accès à cette zone magique montre bien que l’absence perceptive n’empêche pas les animaux de se mouvoir dans un autre « mode d’existence » que celui qui est régi par le couplage entre perception et action.

Parmi les expériences qui ont lieu par exemple dans les Umwelten évoqués par Von Uexküll, les « milieux magiques » sont principalement caractérisés par des stimuli de figures absentes. Mais elles ne sont pas absentes parce qu’elles sont dans les lointains ou à l’extérieur de l’Umwelt, mais parce qu’elles n’existent pas dans le monde perceptif actuel de l’Umwelt, dont l’accès est procuré par des stimuli sensoriels. Que ce soit une proie ou un prédateur absents, ou une interprétation iconique singulière pour une petite fille (sorcière ou visage agressif vus dans un objet ou sur un arbre), ces figures « magiques » trouvent une place parmi les rôles actantiels et thématiques d’une « tonalité » pratique en cours (comme l’écrit Von Uexküll) qui est actuellement dominante dans l’Umwelt de l’organisme vivant, et par conséquent dans la scène de cette pratique. Dans la scène thématique des pratiques, certains rôles peuvent être considérés comme vides du point de vue du mode d’existence régi par le couplage perception/action, mais remplissables sous un autre mode d’existence, où l’action ne dépend plus de la perception sensorielle.

En outre, la topologie de l’Umwelt, telle qu’établie par Uexküll, comporte déjà à la fois une zone de coïncidence (le centre réflexif de l’Umwelt, et la demeure), une zone de proximité (la zone neutre ou zone refuge), et une zone à distance (le territoire) qui ne sont confond ni avec la précédente, ni avec la zone magique. Dans le monde animal (et donc aussi dans le monde humain), il y a bien deux manières d’être « à distance » : être « au loin », et être « dans un autre mode d’existence ». Eu égard au territoire, l’absence perceptive n’implique pas l’inexistence, mais seulement une existence « hors champ » perceptif ; eu égard à la zone magique et imaginaire, l’absence perceptive implique l’inexistence dans le monde de la perception, et l’existence dans un autre monde.

Dans les termes des instances énonçantes, « IL » n’implique pas de changement de mode d’existence, alors que « ÇA », en raison de son indétermination, ouvre sur tous les autres modes d’existence possibles. En termes spatiaux, on pourrait distinguer de même, « LÀ-BAS et AILLEURS », qui maintiendraient dans le mode d’existence de référence, alors que « AU-DELÀ » ou « QUELQUE PART » nous en feraient sortir.

Plus concrètement, il nous paraît difficile de loger à la même enseigne (dans la même zone anthropique) le héros voyageur qui traverse un pays inconnu après avoir quitté son village, et l’esprit des morts qui hante les villageois, ou même les mauvais esprits de la forêt qui donnent du souci à ce voyageur. Et bien souvent, les manifestations émanant d’un autre mode d’existence se superposent au mode de base, voire l’envahissent et le perturbent, ce qui montre bien que cette distance-là ne peut se confondre avec un éloignement spatio-temporel. C’est ainsi que la « chose » insaisissable et pourtant terriblement efficiente qui caractérise l’univers fantastique de Lovecraft cohabite malheureusement avec les humains ordinaires, de même celle qui hante quelques nouvelles de Maupassant (cf. le bien nommé Horla) : cette « chose » est en quelque sorte le prototype littéraire même du « ÇA », et ce serait singulièrement le banaliser, c’est-à-dire le rabattre sur le mode d’existence commun, que de le traiter comme un « IL ».

L’anthropologie contemporaine (Descola, Latour — à la suite de Souriau —, Viveiros de Castro, parmi d’autres), mais aussi l’étho-sémiotique de Von Uexküll, implicitement ou explicitement, prennent en compte cette distinction, et en font une des clés de la compréhension des pratiques, du moins de celles qui impliquent de fortes ruptures modales entre des régimes de croyance et d’existence différents.

Note de bas de page 16 :

J. Fontanille, « Des conflits de formes de vie chez Idrissa Ouedraogo. Des passions du corps comme médiation et transgression », in G. Marrone et F. Mazzuchelli (éds.), Forme de vita / Forme del corpo, Versus, 128, 2019.

Nous proposons donc maintenant de considérer que la topologie centrée que nous nous efforçons de construire doit comporter quatre zones anthropiques. Pour éviter la confusion avec le modèle de Rastier, qui mérite mieux qu’un bricolage de notre part, nous utiliserons, pour préciser cette hypothèse, une autre terminologie, que nous avons déjà utilisée pour traiter un problème très spécifique, au cours de l’analyse concrète de deux films d’Idrissa Ouedraogo16. Nous posons d’abord un domaine pratique de référence, défini par un mode d’existence donné quelconque, mais le plus souvent identifié au monde de la perception sensible et surtout du couplage perception / action (dans les termes du Groupe Mu : le couplage « anasémiose / catasémiose ») :

a) La zone endotopique est le centre du domaine spatio-temporel de référence, à partir duquel peuvent être dérivées les références déictiques et modales, et les pratiques qui sont déployées dans le domaine. Maintenues dans cette zone, les pratiques sont principalement réflexives et mutuelles, et les opérations et objectifs qu’elles induisent sont globalement stationnaires.

b) La zone péritopique est celle des alentours de ce centre réflexif, où les actants se rencontrent pour affronter les risques de l’existence et y déployer des pratiques transitives et réciproques (à transitivité et réciprocité restreintes), dont les opérations et les objectifs sont réversibles.

c) La zone paratopique est à distance du centre, dans un ailleurs qui implique un débrayage spatial, temporel et/ou actoriel par rapport au centre endotopique, et qui n’implique pas de changement de mode d’existence. Tout en restant dans le même mode d’existence, les interactants peuvent y déployer des pratiques de type transitif, mais qui peuvent participer à une réciprocité généralisée et ouverte aux tiers. Le plus souvent, dans la zone paratopique, les conditions sont remplies pour donner lieu à des formes de vie qui diffèrent de celles des zones endotopique et péritopique. Les opérations et objectifs induits y sont non réversibles (mais l’inversion des rôles reste possible sous conditions spécifiques).

d) La zone utopique n’appartient pas au domaine de référence, et ouvre sur un autre mode d’existence, transcendant ou immanent, mais qui peut interagir avec le mode d’existence de chacune des trois autres zones, suscitant des passages et des franchissements entre domaines distincts, et des substitutions ou mélanges entre plusieurs systèmes de conditions d’existence. Les pratiques spécifiquement concernées sont intransitives et irréversibles.

Si nous faisons retour à la structure de la scène pratique, l’opérateur, ses actes et ses objectifs, s’ils sont cantonnés au centre réflexif-mutuel (endotopique) et saisis dans un même moment « identitaire » (cf. Rastier), sont faiblement différenciés, leurs propriétés sont instables, peuvent s’échanger, se substituer ou être reconsidérées sans modification de la thématique pratique. Aux alentours du centre (péritopique), les actes et les objectifs peuvent certes se modifier les uns les autres, et les rôles s’échanger, mais en modifiant l’orientation thématique de la pratique. En zone paratopique, « ailleurs », les actes transforment et affectent non seulement les objectifs, mais aussi l’horizon lui-même, et c’est pourquoi dans cette zone dominent la transitivité et la réciprocité généralisées et ouverte aux tiers), ainsi que la non réversibilité des objectifs, mais d’une manière toute provisoire, car la modification des objectifs peut ouvrir d’autres possibilités de réciprocité et de réversibilité. Au-delà de l’horizon (utopique), les actes et les objectifs transforment et affectent le « monde » de référence tout entier, d’où le caractère intransitif et irréversible des schèmes pratiques concernés.

En manière de synthèse de cette topologie anthropo-sémiotique, nous proposons le diagramme suivant :

image

Il reste pour finir à statuer sur les quatre « instances » que nous avons empruntées à Coquet, et qui pourraient trouver place à l’intérieur de cette topologie plus générale, mais qui obéit au même caractère anthropologiquement et phénoménologiquement « centré » que sa topologie subjectale. Comme nous l’avons signalé en passant, les difficultés de traduction, notamment du « on » et surtout du « ça » sont en pratique insurmontables, d’autant que, dans des langues pourtant proches comme l’italien ou l’espagnol, où ces instances sont remplacées par des formes réflexives du prédicat verbal, il devient même difficile de les penser « en tant qu’instances ».

Nous proposons alors, provisoirement et à titre de test auprès de nos lecteurs, de remplacer ces dénominations pronominales, certes motivées, mais trop spécifiques à la langue française, par des signes, empruntés à l’alphabet du grec ancien. L’avantage de cette symbolique purement conventionnelle, c’est qu’elle ne distingue plus les dimensions actorielles, spatiales, temporelles et modales de ces quatre instances ; elle les désigne globalement, rien de plus. On obtient alors les positions relatives des noms d’instances suivants :

a. Centre endotopique : instance α12

b. Péritopique : instance β 

c. Paratopique : instance Ω

d. Utopique : instance ℍ

La motivation des distinctions α12 // β (la plus grande proximité alphabétique) et α12 // Ω (la plus grande distance alphabétique) est facile à reconstituer. Le choix de la lettre ℍ, en revanche mérite une explication succincte : c’est en effet la lettre « vide », qui ne correspond à aucun phonème, mais seulement à une propriété qui affecte les phonèmes voisins par une force identifiable, celle de l’aspiration, une sorte d’équivalent, en somme, de la force transformatrice de l’absence de personne. La topologie peut alors être complétée ainsi :

image

4. Pour ne pas finir : une typologie thématique des schèmes pratiques

Nous pouvons maintenant projeter, sur l’inventaire des six schèmes pratiques de relation, les quatre zones de la topologie des propriétés prédicatives des pratiques, dont le rôle démultiplicateur permet de proposer à titre indicatif quelques dénominations des thématiques pratiques qui en découlent.

Ces dénominations sont provisoires et amendables, comme approximations lexicales génériques et non comme métalangage. Nous avons pris le parti de dénommer directement le prédicat des pratiques, aussi bien pour l’inventaire anthropologique repris de Descola (colonne de gauche), que du côté de la typologie thématique détaillée (colonne de droite).

Schème pratique générique

Zone anthropique

Propriétés de la

diathèse pratique

Types thématiques

(en chantier !)

Echanger

(Ech)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Ech1 : réfléchir-retenir-auto-suffisance

2. Péritopique

réciproque-réversible

Ech2 : dialoguer-contracter-échange restreint

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Ech3 : communiquer-commercer-échange généralisé

4. Utopique

intransitif-irréversible

Ech4 : invoquer-solliciter-prier

Donner

(Don)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Don1 : mutualiser

2. Péritopique

réciproque-réversible

Don2 : attribuer-partager

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Don3 : offrir- donner en réseau-faire circuler- potlatch

4. Utopique

intransitif-irréversible

Don4 : sacrifier

Prendre

(Pred)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Pred1 : absorber-se nourrir

2. Péritopique

réciproque-réversible

Pred2 : approprier-confisquer

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Pred3 : conquérir

4. Utopique

intransitif-irréversible

Pred4 : usurper

Produire

(Prod)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Prod1 : dupliquer

2. Péritopique

réciproque-réversible

Prod2 : adapter-(se) reproduire

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Prod3 : bricoler-innover

4. Utopique

intransitif-irréversible

Prod4 : créer-inventer

Protéger

(Prot)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Prot1 : (se) défendre

2. Péritopique

réciproque-réversible

Prot2 : soutenir-soigner

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Prot3 : assister-intervenir

4. Utopique

intransitif-irréversible

Prot4 : accomplir la providence

Transmettre

(Trans)

1. Endotopique

réflexif-stationnaire

Trans1 : archiver-mémoriser

2. Péritopique

réciproque-réversible

Trans2 : transférer- répartir

3. Paratopique

transitif-réversible conditionnel, réciprocité généralisée

Trans3 : diffuser-propager

4. Utopique

intransitif-irréversible

Trans4 : transmettre la tradition-léguer un patrimoine