Amor vacui. Le design d’objets selon MUJI

Jean-Paul PETITIMBERT

CeReS, université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6118

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, design, ex-formation, marque, pratique, utilisation, vacuité

Auteurs cités : Jean-Maris FLOCH, Algirdas J. GREIMAS, Kenya HARA, Benoît HEILBRUNN, Eric LANDOWSKI, Louis PANIER

Plan
Texte intégral

1. Le cas MUJI

Note de bas de page 1 :

 Huit cent quatre-vingt treize points de vente dans le monde, dont plus de la moitié hors du Japon, mais seulement six en France (cinq à Paris, un à Lyon).

Note de bas de page 2 :

 N. Klein, No logo, la tyrannie des marques, Paris, Actes Sud, 2001. J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990, suivi de Identités visuelles, Paris, PUF, 1995.

L’enseigne japonaise MUJI, encore très peu présente en France, connaît un incontestable succès mondial1. Ce succès tient à la fois à la spécificité de son offre (extrêmement large : MUJI commercialise, entre autres, des meubles aussi bien que des produits d’hygiène, des vêtements, des articles de papeterie, de voyage, des instruments de cuisine, etc.) et à la spécificité de sa politique, notamment en matière de design. Bien que la traduction de son nom complet (Mujirushi Ryōhin), qui signifie « bons produits sans marque », semble la rattacher à la tendance contestataire et postmoderne (mouvement antipub, altermondialisme, etc.) que décrivait dans les années 2000 la journaliste Naomi Klein dans son ouvrage No logo, cette politique s’avère en fait celle d’une véritable marque, au sens que Jean-Marie Floch avait développé dans ses différents ouvrages de « sémiotique d’usage », et que la recherche en marketing a depuis lors largement adopté2. Ce paradoxe, celui d’être de facto une authentique marque qui pourtant s’affiche comme n’en étant pas une, est d’autant plus frappant que le cas MUJI est devenu un véritable cas d’école dont nombre de marques plus conventionnelles sentent confusément qu’elles auraient intérêt à s’inspirer.

Note de bas de page 3 :

 J.-M. Floch, « Logiques de persuasion du consommateur et logiques de fidélisation du client », in AAVV, Comment parler au consommateur aujourd’hui et demain ?,Paris, Cahiers de l’IREP, 1998.

Un des leitmotive de Floch consistait à affirmer que la bonne gestion d’une marque au fil du temps ne relève pas d’une attention portée à ce qui fait « signe » (les identifiants de marque : son logo, son slogan, son jingle, etc.), mais à ce qui fait sens. Ainsi, il comparait la marque à une sorte de machine sémiotique ayant « la capacité à produire (ou à faire siens) de nouveaux signes et de nouveaux produits qui seront différents de ceux qui existent ou ont existé bien sûr, mais qui relèvent tout de même du même “esprit”, de la même approche du marché »3. Or, c’est cet « esprit » que beaucoup de marques ont du mal à cerner pour elles-mêmes. Non seulement parce qu’une telle définition exige de s’engager dans un difficile exercice d’introspection, mais aussi parce que la plupart d’entre elles se rendent rétrospectivement compte que l’opportunisme débridé dont elles savent faire preuve les a bien souvent amené au cours de leur histoire à lancer de nouvelles propositions qui n’étaient en fait que de serviles copies de propositions concurrentes qu’elles s’étaient contentées de signer de leur nom (ce que le marketing appelle des me-too products), contribuant ainsi à l’indifférenciation généralisée des marchés.

Note de bas de page 4 :

 J.-M. Floch et Elyette Roux, « Gérer l’ingérable, la contradiction interne de toute maison de luxe », Décisions Marketing, 9, sept.-déc. 1996, pp. 15-23. Les conférences de K. Hara sont pour la plupart prononcées en anglais et diffusées sous forme de vidéos disponibles sur l’internet. Voir la webographie dans la liste finale des références.

Note de bas de page 5 :

 Ibid.

Note de bas de page 6 :

 B. Heilbrunn, « Ré-jouir : Pour une esth/éthique de la marque », Rue Descartes, 91, 2017, pp. 141-149.

Ce n’est pas du tout le cas de la marque MUJI. En effet, depuis sa création en 1980, elle s’est fixé une ligne de conduite claire, une philosophie qu’elle applique invariablement à l’ensemble de son offre, y compris à son « offre de discours », c’est-à-dire à sa publicité. Loin d’être un secret d’état jalousement gardé, cette philosophie est ouvertement exposée et largement diffusée, notamment par la voix de son porte-parole et principal théoricien, le célèbre designer Kenya Hara, en charge de la direction artistique de la marque depuis 2001. C’est au travers de conférences, la plupart du temps organisées à l’occasion de l’ouverture de quelque nouveau point de vente dans le monde, que K. Hara présente méthodiquement les principes qui fondent cet « esprit », que Floch désignait aussi sous le terme d’« éthique de la marque » et qu’il définissait comme « la façon d’organiser sa conduite en tendant vers la réalisation des valeurs que l’on se donne »4. A cette éthique qui pour Floch appartient évidemment au plan du contenu d’une marque répond sur le plan de son expression ce qu’il dénommait alors son esthétique5. Cette façon d’envisager la marque est toujours d’actualité et a été encore reprise par Benoît Heilbrunn, professeur de marketing à l’ESCP-Europe, dans un article récent : « [la marque] peut être considérée du point de vue conjoint de l’éthique — dans le sens où elle défend à travers des objets, des images, des discours, un mode relationnel et une vision du monde ­— et de l’esthétique dans la mesure où elle opère à travers des gestes de création, des choix de matières, de formes (…) »6.

2. Ex-formation et amor vacui

La reconnaissance d’un objet MUJI passe avant tout par la perception d’une absence quasi radicale de tout ce qui contribue d’ordinaire à la construction de valeur pour un objet marqué. Chez MUJI, les fioritures, les effets, les décors, les motifs graphiques, chromatiques ou volumétriques sont bannis. Rien de ce qui constitue l’arsenal visuel (plastique, mais surtout figuratif) auquel le marketing a généralement recours pour déclencher le désir de l’objet dans l’esprit du consommateur ne vient attirer l’œil du chaland. C’est par un processus relativement complexe d’élimination systématique du superflu (ce que l’anglais streamlining exprime beaucoup mieux) que MUJI réduit le design de l’objet à son expression la plus élémentaire possible et parvient ainsi à le faire entrer sans la moindre équivoque dans son giron.

Note de bas de page 7 :

 Une traduction de cette formule dans un français plus élégant (par exemple « rendre aux objets leur part d’inconnu ») lui ferait, selon nous, perdre toute la force que lui confère sa condensation. C’est pourquoi nous lui avons préféré ce grossier décalque littéral. Cf. Kenya Hara, Designing design, Zürich, Lars Müller Libri, 2007 ; id., White, Zürich, Lars Müller Libri, 2009 ; id.,  Ex-formation, Zürich, Lars Müller Libri, 2015.

Note de bas de page 8 :

 Le shintoïsme, religion polythéiste antique de type animiste, est antérieur au bouddhisme qui ne fut introduit au Japon que vers le VIe siècle.

En termes sémiotiques, la mise en forme des substances de l’expression que la marque MUJI cultive peut se résumer à une série d’opérations disjonctives de l’ordre de l’élagage, de l’effacement, du retranchement de tout ce qu’elle considère comme inutile, futile ou gratuit. K. Hara a inventé un néologisme, « ex-formation », pour désigner l’ensemble de ces opérations, qu’il conçoit comme contraires aux opérations d’in-formation qui, de leur côté, caractérisent la mise en forme des substances de l’expression des marques plus conventionnelles. Dans un effort de théorisation de ce concept, tant auprès de ses étudiants de l’université d’art de Musashino que du grand public, il a publié plusieurs ouvrages — à ce jour exclusivement traduits en anglais — dans lesquels il en arrive à décrire la tâche du designer ex-formateur comme celle de « rendre les choses inconnues » (make things unknown)7. Malheureusement, le vocabulaire disponible pour rendre compte de l’esthétique qui résulte de cette quête à rebours n’est pas particulièrement abondant : on parlera de minimalisme, d’épure, de sobriété, de dépouillement, d’austérité, voire le plus souvent d’esthétique zen. Toutefois, d’après K. Hara, même si l’esprit de la marque MUJI a effectivement de lointaines racines religieuses, ce n’est pas dans le bouddhisme zen qu’on les trouve. C’est plutôt dans les croyances et les pratiques ancestrales du shintoïsme que se fonde cette éthique de la marque, à la source de son esthétique particulière, erronément qualifiée de zen par la plupart des occidentaux8.

Dans la tradition shinto, il existe des myriades de divinités, ou esprits de la nature appelés kami, qui tout en étant omniprésents dans l’environnement ne résident nulle part. Pour rendre un culte à l’un de ces kami, l’attirer et se concilier ses bonnes grâces en échange d’offrandes, les premiers sanctuaires shintoïstes, qui n’étaient que de fragiles constructions éphémères (elles ne deviendront permanentes que plus tard, sous l’influence bouddhiste), se composaient assez sommairement de quatre pieux plantés en terre, reliés entre eux par une corde et éventuellement surmontés d’un toit. Cet ensemble délimitait alors un espace devenu sacré car vide, c’est-à-dire susceptible de recevoir la présence de la divinité, pour peu qu’elle daigne y séjourner. C’est ainsi, semble-t-il, que le vide, dès lors envisagé comme réceptacle potentiel du divin et donc comme condition d’une interaction possible avec lui, a pris sens et valeur au sein de la culture et de l’ethos nippons et que s’y est engrammé cet amor vacui qu’on leur reconnaît depuis toujours.

Il s’ensuit, d’après K. Hara, que c’est à partir de cette valorisation spécifiquement japonaise du vide en tant que réserve de potentialités de nature interactionnelle, que s’est déployée cette éthique de la vacuité adoptée par MUJI depuis sa création.

3. Un cas de typicité de marque

Note de bas de page 9 :

 J.-P. Petitimbert, « Territoire(s) de marque », Actes sémiotiques, 117, 2014.

Cet éclairage sur MUJI fait écho à une hypothèse que nous avions tirée il y a quelques années de l’exploration de la notion de territoire de marque. A cette occasion, nous avions rapproché l’idée de territoire de celle de terroir et introduit le concept de typicité que nous avions emprunté à l’univers de l’œnologie. La notion de typicité, définie comme l’ensemble des traits organoleptiques communs, invariants et reconnaissables entre plusieurs vins différents issus d’un même terroir (ou, analogiquement, entre plusieurs produits issus de la même marque), nous semblait plus précise que les termes de « territoire » (J.-N. Kapferer) ou d’« esprit » (J.-M. Floch) pour désigner la résultante du mécanisme par lequel une marque génère des nouveautés telles qu’elles apparaissent d’emblée comme tout à fait inédites et, paradoxalement, en même temps comme tout à fait typiques de la marque en question, c’est-à-dire attribuables à aucune autre9.

Note de bas de page 10 :

 « Un Terroir est un espace géographique délimité défini à partir d’une communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques, fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains. Les savoir-faire mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité et permettent une reconnaissance pour les produits ou services originaires de cet espace et donc pour les hommes qui y vivent. Les terroirs sont des espaces vivants et innovants qui ne peuvent être assimilés à la seule tradition ». Actes des deuxièmes rencontres internationales « Planète Terroirs », Paris, UNESCO, 2011, p. 50.

Malgré d’indéniables atouts, le rapprochement avec ce concept œnologique avait pourtant quelques inconvénients : l’un était de se focaliser essentiellement sur le plan de l’expression (couleur, odeur, goût), l’autre, de réduire le plan du contenu à une simple appellation géographique en excluant une part essentielle de ce que recouvre le concept de terroir. En effet, la science viti-vinicole ne considère un terroir que sous le seul angle de ses caractéristiques naturelles — sol, climat, cépages — et en ignore complètement les caractéristiques culturelles — histoire, savoir-faire, « génie » des communautés humaines qui l’occupent —, contrairement à la définition complète qu’en donnent conjointement l’INRA, L’INAO et l’UNESCO10.

L’exemple MUJI permet d’étoffer cette hypothèse, mais aussi, du même coup, d’en corriger les insuffisances. Si la singularité de la marque MUJI peut se résumer à la relation de solidarité entre la vacuité comme principe éthique et l’ex-formation comme principe esthétique, alors on peut parler d’une véritable typicité de marque puisque cet ensemble contenu-expression s’enracine effectivement dans une culture locale bien particulière, dans le « génie » d’une communauté humaine, celle du Japon shinto.

4. Signes ou in-signes

Note de bas de page 11 :

 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005. Rappelons que ce modèle interdéfinit quatre régimes d’interaction et de sens : la manipulation (avoir de la signification), la programmation (l’insignifiance), l’ajustement (faire sens), l’accident (l’insensé).

Au-delà de cette remarque, nous voudrions revenir à la dimension interactionnelle inhérente à la conception japonaise de la vacuité investie par MUJI et l’éclairer à la lumière du modèle élaboré par Eric Landowski dans le cadre de la socio-sémiotique11.

Note de bas de page 12 :

 B. Heilbrunn, « Ré-jouir… », art. cit., p. 141. Voir par exemple F. Dano, « Du système de valeurs au produit : apports de la sémiotique au développement marketing des produits », in J. Fontanille et A. Zinna (éds.), Les objets au quotidien, Limoges, PULIM, 2005, pp. 58-78.

A partir de « l’idée que la marque fonctionne comme un dispositif relationnel entre une organisation et ses publics dans le but d’attirer l’attention, de susciter le désir et de capter des ressources économiques », la doxa marketing contemporaine conçoit que l’une des principales missions d’une marque est de « sémantiser » ses produits, autrement dit de leur conférer sens et valeur12. En conséquence, cette même doxa admet qu’une marque endosse le rôle narratif du Destinateur qui, à l’intérieur d’un système de valeurs donné, fait-valoir son offre pour la faire-vouloir au destinataire, à savoir ses clients ou prospects. En termes socio-sémiotiques, le régime d’interaction dont elle dépend relève alors de la manipulation et le régime de sens qui lui correspond est celui qui consiste — en ce qui concerne les objets mis sur le marché — à avoir de la signification, et cela notamment par la grâce d’un design approprié.

Note de bas de page 13 :

 J.-M. Floch, « Logiques de persuasion… », op. cit., p. 7.

Or, même si MUJI s’affiche comme une non-marque, ou comme une anti-marque, il n’en reste pas moins qu’en tant qu’instance marchande elle fonctionne selon les mêmes principes : comme n’importe quelle marque qui s’efforce de capter de la valeur économique, elle aussi sait faire valoir ses produits, et elle aussi constitue cette « machine sémiotique » qui, comme l’écrivait Jean-Marie Floch, assure « l’invariance d’un discours particulier se réalisant selon des modes de manifestation divers et changeants »13. Et pourtant, MUJI ne semble chercher à attribuer aucun contenu préétabli aux objets qu’elle manufacture, de sorte que précisément ils n’ont pas, ou le moins possible, de signification. Au contraire, en s’attachant à les « désémantiser » par « ex-formation », elle s’exclut d’elle-même du strict régime de la manipulation. Cette apparente contradiction invite à approfondir l’analyse pour essayer de dépasser la définition de la fonction manipulatoire (seule retenue par la doxa marketing) étant donné qu’en l’occurrence elle semble inadéquate, ou à tout le moins insuffisante.

Note de bas de page 14 :

 J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur. L’intelligence au bout de l’Opinel », Identités visuelles, op. cit., pp. 181-213.

Note de bas de page 15 :

Pour visualiser les deux couteaux : http://www.mshanks.com/2010/08/30/kenya-hara-emptiness-ku/(dernière consultation le 27/06/2018).

Pour illustrer ses explications sur les principes qui régissent la marque MUJI, K. Hara fait appel à une comparaison entre deux simples couteaux de cuisine qui (par un effet du hasard ?) n’est pas sans rappeler celle que proposait Jean-Marie Floch dans le chapitre d’Identités visuelles où il analysait finement les différences entre l’opinel du bricoleur et le couteau suisse de l’ingénieur14. K. Hara, pour sa part, met face-à-face d’un côté un couteau allemand de marque Henckels dont le manche a visiblement été étudié avec précision pour rendre son utilisation la plus simple et la plus ergonomique possible — un profil assymétrique, bombé sur sa partie supérieure et ondulé sur sa partie inférieure pour mieux s’adapter à la paume et aux doigts de l’utilisateur, une surface cannelée antidérapante, un creux aménagé à l’emplacement du pouce, etc. — et de l’autre, un yanagiba, couteau traditionnel des chefs japonais, dont le manche n’est constitué, lui, que d’un fin cylindre de bois poli, parfaitement rectiligne15.

Note de bas de page 16 :

 Pour visualiser quelques communications et divers produits MUJI : https://readcereal.com/kenya-hara/ ; https://www.ndc.co.jp/hara/en/works/2014/08/muji-a.html (dernière consultation le 27/06/2018).

La comparaison l’amène à expliciter la différence entre le « simple » et le « vide » : si le manche du couteau allemand est conçu pour simplifier sa prise en main, celui du yanagiba est plutôt conçu, lui, pour accueillir les divers degrés d’habileté technique du chef ou encore l’infini éventail de ses savoir-faire, du simple apprentissage de débutant jusqu’à la virtuosité du maître. Dans l’optique qu’il défend, et qui est celle de MUJI, le travail du designer ne consiste ni à simplifier le produit ou l’objet, ni à optimiser son affordance, selon la terminologie des ergonomes, ni à le rendre easy-to-use ou encore user-friendly selon les expressions consacrées par le marketing, et encore moins à le détourner de sa vocation première, mais bien à en vider le contenu de tout ce qui pourrait s’avérer spécifiant ou particularisant, afin qu’il puisse, à l’instar du sanctuaire shinto, devenir le réceptacle de contenus possibles qui résulteront des interactions entre lui et son usager16.

Note de bas de page 17 :

 Jean-Yves Thériaut, « Quand la Bible s’ouvre à la lecture sémiotique », Protée, 34, 1, 2006, p. 74. Voir aussi Louis Panier, « Sens, excès de sens, négation du sens », Actes Sémiotiques, 114, 2011.

Note de bas de page 18 :

 A.J. Greimas, « La parabole : une forme de vie », in CADIR (L. Panier éd.), Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique, Paris, Cerf, 1993, pp. 381-387. (Les italiques et guillemets sont dans le texte).

Nous ne pouvons pas ne pas penser ici aux réflexions menées, dans un tout autre domaine — celui des textes bibliques —, par Louis Panier et le groupe de recherche du CADIR sur l’énonciation. Leurs travaux font l’hypothèse que l’énonciation se repère parfois au travers de figures qui, vidées de leur contenu thématique, ne fonctionnent plus comme des « signes » (raison pour laquelle ils leur donnent le nom d’in-signes), mais comme des signifiants quasiment non-interprétables, « disponibles pour d’autres investissements sémantiques » laissés à l’appréciation de l’énonciataire17. Greimas avait lui-même constaté cette particularité à l’occasion d’un travail sur les paraboles évangéliques. Il en tirait la conclusion que le propre de ce type de texte était « le transfert de responsabilité sur l’énonciataire, sujet récepteur du message, à qui il revient de l’interpréter, de choisir “la bonne réponse” »18.

Comment ne pas reconnaître un phénomène sémiotique de la même nature dans ces énoncés que sont les objets conçus par notre designer japonais, adepte de la vacuité ? L’ex-formation de l’objet, pensée comme une entreprise de dissolution, de suspension, voire d’abolition de tout contenu non indispensable, a, nous semble-t-il, elle aussi pour effet de produire un in-signe, de laisser dans l’objet même une trace énonciative « en creux », précisément destinée à être comblée par les signifiés que l’énonciataire pourra venir y déposer. Sans aller jusqu’à comparer ces produits manufacturés à des paraboles, force est de constater l’homologie de structure entre ce type de discours et ce type d’objets.

Note de bas de page 19 :

 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953.

Note de bas de page 20 :

  Cf. A.J. Greimas, « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », Langages, 31, 1973, pp. 13-35.

Cela dit, les opérations d’ex-formation et de « désémantisation » ont une limite que le designer ne peut franchir, celle que constituerait le non-sens. La formule make things unknown ne l’invite pas à rendre les objets méconnaissables et encore moins inconnaissables, mais à tendre vers « le degré zéro de l’écriture », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre, ou encore, dans une perspective platonicienne, à produire la manifestation non-verbale de l’idée (générique) de l’objet — et rien de plus19. En termes sémiotiques, il s’agit pour le designer de produire un objet dont la description configurative, taxique et fonctionnelle — selon les trois composantes qui, pour Greimas, déterminent tout objet — ne peut être que ramenée au petit ensemble irréductible de traits élémentaires qui constituent la définition minimale de la classe à laquelle il appartient20.

5. Du contenant aux contenus

N’étant pas (pas encore ?) sémioticien, K. Hara fait fréquemment appel à une analogie pour décrire les objets MUJI : il aime les comparer à des « récipients vides » (empty vessels). Autrement dit, il les conçoit comme des contenants encore inoccupés, en attente d’un contenu qui reste à déterminer. Dès lors, la question qui se pose est celle de la nature du processus par lequel le sujet va investir du sens et de la valeur dans un tel type d’objets.

Note de bas de page 21 :

 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 ; id.,  « Voiture et peinture : de l’utilisation à la pratique », Galáxia, XII, 2, 2012, pp. 241-254 (http://revistas.pucsp.br/index.php/galaxia/article/view/12945).

En parlant de récipient, K. Hara nous indique la voie, en ce sens qu’un récipient est avant tout un ustensile. Il en ressort que si l’attribution d’un contenu aux in-signes des paraboles résulte à l’évidence d’un faire exclusivement cognitif — d’une interprétation — de la part du sujet énonciataire, c’est plutôt un faire essentiellement pragmatique qui peut lui permettre de « sémantiser » de tels objets, dès lors qu’on les considère comme des ustensiles dont il s’agit de faire usage. Dans ces conditions, du point de vue socio-sémiotique qui nous occupe, ce qu’il convient d’introduire à ce stade, c’est le distinguo qu’Eric Landowski a mis au point entre les diverses façons de faire usage d’un objet, à savoir soit l’utiliser, soit le pratiquer21. Appliqué à l’univers du design, ce distinguo entre modes d’interaction sujet-objet permet de reconnaître deux grandes écoles de pensée, selon la conception que chacune a développé de la notion d’usage.

La première école conçoit, produit et propose des objets utilisables, c’est-à-dire dont le design prédéfinit strictement soit l’usage unique, soit les usages multiples mais technologiquement bien spécifiés, et les rend lisibles et clairs, à l’image du couteau suisse analysé par Floch, de sorte qu’on peut les considérer, en reprenant là aussi une suggestion terminologico-conceptuelle de Landowski, comme des objets figuratifs : ils disent figurativement leur fonction. Une telle approche obéit à une logique de conception selon laquelle sujet et objet s’inscrivent ensemble dans des programmes d’action, des algorithmes, balisés à l’avance, auxquels on attend qu’ils se conforment pour ainsi dire mécaniquement, voire automatiquement selon un principe de prévisibilité souvent même manifesté par la présence d’un mode d’emploi.

Note de bas de page 22 :

 Id., « Avoir prise… », art. cit.

Pour l’autre école — celle dont K. Hara est une figure de proue —, ce sont des objets praticables que le designer conçoit et met au point, c’est-à-dire dont il s’efforce de brouiller la lisibilité, voire qu’il tâche de rendre illisibles (cf. make things unknown). Dans ce cas, l’usage et le sens ne sont donc plus entièrement définis et déterminés à l’avance, ce qui tend à en faire des « objets non figuratifs », autrement dit des objets plastiques, qui ne présentent pas une signification convenue, à reconnaître, à lire, mais tout au plus, à raison de leurs qualités plastiques, un sens qui ne pourra être saisi qu’en acte, à condition d’inventer une manière de les pratiquer (et non pas simplement de les utiliser). Dès lors, la fonction dite de « sémantisation » — telle que comprise, on l’a vu, par la doxa marketing — n’est plus strictement dévolue au concepteur : au contraire, il s’en décharge délibérément et s’en remet volontairement en grande partie à l’usager, si bien que c’est dans sa pratique de l’objet que ce dernier pourra en inventer ou en réinventer le sens pour son propre compte, en le faisant émerger « en acte » au cœur de l’interaction entre eux. Car « “pratiquer” l’objet, c’est l’appréhender comme une pluralité de sens potentiels qui ne sont pas prédéterminés, et donc, précisément, ne pas le réduire à sa signification-fonction, à son “programme” »22.

Ainsi, le mode de production des contenus de tels objets in-signes s’éclaire-t-il avec la notion de pratique qui, à la différence de l’utilisation, ne consiste pas à employer l’objet conformément à la fonction qui lui a été antérieurement attribuée par son concepteur, mais à le découvrir, à « s’y frotter », écrit Landowski, en le mettant à l’épreuve de ce qu’il peut donner, pour en faire émerger, par l’expérience, telle ou telle des potentialités immanentes.

6. Choisir entre « choisir » et « se choisir »

Si, malgré les apparences qu’elle se donne, MUJI est une marque à part entière en concurrence avec d’autres, destinée à capter de la valeur économique à leur détriment en éveillant le désir auprès des publics qu’elle vise et en suscitant leur préférence, la question qui découle des observations qui précèdent concernant sa stratégie devient celle de la nature du choix auquel les acheteurs potentiels se trouvent confrontés. S’agit-il encore vraiment de choisir entre des objets à raison des qualités particulières, d’ordre sensible, fonctionnel ou autre, que les marques, ou leurs designers (ce qui revient au même) impriment en eux ? Il semble que l’analyse du cas MUJI permette d’aller plus loin que le simple constat d’un savoir faire-valoir sa propre offre, constat en lui-même un peu trivial et surtout sans grande valeur explicative étant donné que cette compétence-là est, à des degrés variables, propre à l’ensemble des marques commerciales.

L’hypothèse alternative qu’on peut avancer, c’est que la conception du design introduite par MUJI dans l’économie générale des marques et dans le système marchand où elle s’inscrit n’est pas réductible à une proposition d’objets censés apporter un « plus » ou un « mieux » à qui les utilisera. Elle se caractérise bien plutôt comme l’offre d’une manière de faire, et par là, d’être avec les objets — mieux, par une manière de les « vivre », en les pratiquant.

Note de bas de page 23 :

 Sur la notion de « méta-choix », cf. E. Landowski, « Le goût des gens, le goût des choses », Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, pp. 262-265.

Ce que MUJI autorise de la sorte, c’est le passage d’un paradigme uniquement constitué d’objets précontraints considérés comme des moyens entre lesquels il faut choisr selon qu’ils sont plus ou moins bien adaptés à des projets d’action, des programmes préétablis ou des tâches qui leur sont assignées d’avance, à un paradigme alternatif élargi, où c’est d’un méta-choix qu’il est question : d’un choix non plus entre de simples produits mais entre des régimes de sens et d’interaction. Autrement dit, au lieu de seulement faire-valoir les objets qu’elle propose, ce que la marque sollicite aussi à travers leur configuration, c’est la compétence du sujet à « méta-choisir » pour lui-même entre différents statuts actantiels, en induisant le régime d’interaction auquel elle l’invite ou qu’elle rend possible. Dès lors, il ne s’agit plus pour l’acheteur potentiel de choisir des choses, mais de se choisir23.

De quels régimes de sens et d’interaction concurrents ce méta-paradigme est-il constitué parmi ceux que la socio-sémiotique a mis au jour et schématisés ? Et à quels types de sujet renvoient-ils ? A la lumière des analyses qui précèdent, c’est l’antagonisme entre le régime de la programmation et son contradictoire, l’ajustement, qui offre l’axe qui nous paraît le plus pertinent. En effet, si d’un côté on conçoit l’activité du designer comme la mise au point d’objets destinés à être utilisés, alors celui-ci ne peut pas échapper à la prise en compte par anticipation des séquences d’action au cours desquelles les objets considérés devront remplir leur(s) fonction(s) correctement, et non seulement de manière optimale mais aussi régulière, c’est-à-dire à chaque fois qu’ils seront sollicités. Il s’agit donc pour le designer de prévoir la manière dont le sujet se servira de l’objet, voire de la lui dicter ou de la lui imposer afin de (ou sous prétexte de) lui permettre d’effectuer efficacement les programmes (d’usage et de base) dont on fera l’hypothèse qu’il cherche à s’acquitter. C’est donc bien la figure du programmateur qu’on trouve à la fois chez le designer et chez l’utilisateur, dans la mesure où ce dernier n’est invité à considérer les objets que sous le seul angle de leur inscription plus ou moins adéquate dans les algorithmes qu’il se serait lui-même fixés, c’est-à-dire de leur co-incidence avec ses « besoins », ceux-là même sur lesquels — qu’ils soient réels ou supposés — le marketing prétend s’appuyer depuis toujours, au point d’avoir adopté leur étude systématique comme principe et préalable général à son modus operandi.

Note de bas de page 24 :

 Pour une série d’approches tant « foucaldiennes » que sémiotiques de la dimension foncièrement normalisante et « disciplinaire » du design d’objet via le contrôle des corps, cf. Maria Cristina Addis et Giacomo Tagliani (éds.), Le immagini del controllo. Visibilità e governo dei corpi, Carte Semiotiche Annali 4, Florence, La Casa Usher, 2017.

Note de bas de page 25 :

 B. Heilbrunn, « Ré-jouir… », art. cit., p. 147. Voir aussi, du même auteur « La douce violence ou la nouvelle religiosité des marques », Mode de recherche, Institut Français de la Mode,3, 2005, pp. 19-25.

Remarquons enfin que cette figure du sujet prend souvent subrepticement, à l’instar de l’arroseur de George Méliès, une tournure réfléchie sous la forme du « programmateur programmé » lorsque, volens nolens, il doit se plier aux contraintes imposées par l’objet ou obtempérer aux instructions qui lui sont données. A l’affordance qui enferme l’objet dans sa fonction, correspond le corset imposé au sujet-usager, qui l’enferme à son tour, par les conditions mêmes de l’utilisation correcte. Le sujet est donc aussi « précontraint » que l’objet24. In fine, adopter ou préférer ce type d’objets et se couler dans le régime auquel ils invitent, c’est se mettre, sans peut-être s’en rendre tout à fait compte, sous la coupe des marques qui les conçoivent. Choisir ces marques et leur être fidèle, c’est en quelque sorte leur faire allégeance, c’est implicitement leur conférer un statut de nature transcendante et leur concéder une forme d’autorité et donc de pouvoir, d’autant plus incoercible que, comme l’affirme B. Heilbrunn, il « contraint de l’extérieur sans avoir pour autant à employer la force »25. La définition de l’antique cliens romain, dans ses rapports librement consentis de sujétion et de fidélité à l’auctoritas du noble patron bienfaiteur, correspond tout à fait à ce type de sujet. Choisir pour soi-même cette option, c’est donc bien se définir comme « client », au sens le plus originel du terme.

De l’autre côté, c’est, selon nous, le régime de l’ajustement, celui de la disponibilité et de l’ouverture au potentiel, que rend possible et auquel invite la deuxième « école » de design, celle exemplifiée par MUJI et ses objets praticables.Le premier indice qui pointe fortement dans cette direction réside précisément dans l’absence, par effet d’effacement délibéré, de toute autorité de nature transcendante, de tout Destinateur chargé de conférer un sens précis et une valeur spécifique à l’objet. En effet, des quatre régimes du modèle interactionnel, l’ajustement est le seul dans lequel la figure du Destinateur disparaît.

Mais pour aller jusqu’au bout de cette hypothèse, il convient de revenir sur une composante essentielle de la conception japonaise et « mujienne » de la vacuité, à savoir sa nature de réservoir de potentialités, et de la mettre en regard avec une définition plus complète du régime de l’ajustement qu’on peut reconnaître comme propre à cette marque. De ce régime, retenons d’abord que parce qu’il exclut toute visée ponctuelle et instrumentale, il correspond en tout point à ce que visent les opérations d’ex-formation, telles qu’expliquées par K. Hara et telles que nous les avons analysées. La « désémantisation » de l’objet qui en découle pour ne laisser place qu’à l’émergence de ses potentialités permet de comprendre comment, via la vacuité, la fonction de « sémantisation » est dévolue à l’interaction elle-même, car c’est effectivement le propre de l’ajustement que de concourir à la création de sens et de valeur inédits en puisant dans les réserves de potentialités de chacun des interactants, potentialités dont l’accomplissement dépend, pour chacun d’eux, de la réalisation du potentiel de l’autre.

Arrêtons-nous un instant sur ce « chacun ». Le principe de vacuité n’a pas seulement pour effet de laisser ouvert le champ des possibles quant à la détermination de l’usage de l’objet (cela du simple fait que, ne servant apparemment à rien de précis, il est disponible pour servir à tout). En même temps, il permet aussi d’accueillir toutes les potentialités du sujet lui-même, notamment en stimulant sa capacité d’imagination, en sollicitant son originalité, en laissant libre cours à son inventivité ou à sa créativité. En dépit des apparences, le discours ainsi tenu par MUJI au travers de ses créations concerne autant, si ce n’est plus, les sujets que les objets. C’est ce qu’exprime fort bien Benoît Heilbrunn en introduisant la dimension du jeu dans le processus d’ajustement sujet-objet :

Note de bas de page 26 :

 B. Heilbrunn, Médi(t)ations marchandes, Lormont, Le bord de l’eau, 2018, p. 45.

Il y a dans l’amateur une volonté de transformer l’objet en « objeu », pour reprendre le terme de Francis Ponge. Or qu’est-ce que le jeu si ce n’est justement un décalage inscrit dans le cadre de nos représentations communes, un déplacement du regard autour de l’objet, une façon de reconsidérer l’objet d’un œil neuf tant dans sa forme que dans sa (ses) fonction(s). (…) l’objet qui auparavant s’offrait tel une évidence dans une sorte de limpidité et de banalité routinière et ronronnante, présente à nouveau une résistance au regard et à la main (…) jouer avec l’objet veut dire alors se laisser jouer par l’objet, se laisser étonner et surprendre par lui. Alors qu’il était devenu une sorte de chose manipulée sans égard et sans affect, il devient derechef un ob-jet, c’est-à-dire un objet réinvesti de sens.26

Note de bas de page 27 :

 Sur la distinction entre « avoir de la signification » et « faire sens », cf. E. Landowski, Passions sans nom, op. cit., p. 112.

Enfin, la définition de l’ajustement, précisément parce qu’il fait fond sur les potentialités de chacun des interactants, prévoit la possibilité de leur accomplissement mutuel. « Vide », l’objet n’impose rien ; « disponible », le sujet ne veut rien — du moins rien de pré-déterminé ni d’un côté ni de l’autre, rien si ce n’est un « accomplissement » de part et d’autre, dont la forme, en suspens, ne se déterminera que dans la pratique, au fil de leur rencontre pour peu qu’elle en vienne effectivement à « faire sens » — simple surplus de sens et de valeur, ou sens totalement inédit, en tout cas un sens dépassant le type de « signification » qu’une marque plus conventiommelle aurait par avance assigné à l’objet27. C’est donc moyennant cette pratique de l’objet hors de tout cadre préétabli, dans ce rapport immédiatetdirectque j’ai avec lui, dans cette mise à l’épreuve de ce qu’il peut « rendre », qu’il lui est possible de s’accomplir en tant qu’objet, mais aussi et peut-être surtoutque je peux m’accomplir en tant que sujet. Choisir cette option, c’est refuser le rôle de cliens, c’est se reconnaître quelque audace, quelque indépendance, voire quelque « dissidence » par rapport au modèle marchand dominant. Mais c’est aussi faire fond sur sa propre capacité à sentir « l’autre », c’est-à-dire à reconnaître sa sensibilité à lui, sa compétence esthésique et à s’y fier. Et c’est précisément ce sur quoi table MUJI en faisant subtilement apparaître — à ceux qui savent voir — cette proposition alternative, en leur faisant sentir ou saisir, et non pas lire, au travers de son offre, le type d’interaction à laquelle elle invite.

Note de bas de page 28 :

 B. Heilbrunn, Médi(t)ations marchandes, op. cit., p. 40 et 45.

Note de bas de page 29 :

 Ibid.,p. 46.

Nous emprunterions volontiers à Benoît Heilbrunn la figure du « consommateur-amateur » — ou consamateur —, inspirée des travaux de Michel de Certeau, pour actorialiser ce type de sujet. « Loin du formatage imposé par l’économie des marques [conventionnelles], celui-ci est celui qui braconne le système, en frayant les chemins de traverse pour goûter des produits inédits, (…) en quête de rencontres sensorielles singulières (…) », et pour qui « il s’agit de se frotter à la chose, de prendre le monde à bras-le-corps pour le rendre plus signifiant et le débarrasser de la fadeur qui le guette inexorablement »28. En refusant ainsi le rôle de cliens,l’amateur auquel MUJI s’adresse cherche à « “consonner” avec l’objet » plutôt qu’à le consommer29.

7. Risques et enjeux

Note de bas de page 30 :

 Cf. J.-P. Petitimbert, « La précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013.

Note de bas de page 31 :

 Cf. J.-M. Floch, « Deux jumeaux si différents, si semblables », Identités visuelles, op. cit., pp. 13-41.

Ce faisant, il est évident que MUJI prend un certain nombre de risques. Mais n’est-ce pas le propre d’une marque digne de ce nom que de prendre des risques et de faire des paris sur l’avenir ? Même si la plupart des responsables de marques (conventionnelles) s’ingénient à les minimiser en planifiant toutes sortes de stratégies, au sens propre du terme, et en mettant au point des programmes censés fonctionner « comme du papier à musique », ils ne peuvent y échapper entièrement30. Cela dit, ne serait-ce pas cette propension du marketing à bâtir ses raisonnements sur fond de causalité linéaire, de régularité, de répétitivité et de prévisibilité des phénomènes, qui l’amène à générer l’indifférenciation que nous évoquions en commençant ? En termes socio-sémiotiques, à sombrer dans l’insignifiance du régime de la programmation ? C’est en quelque sorte ce que Floch affirmait déjà lorqu’à partir des réflexions de Paul Ricœur il opposait la répétition délétère du même au surgissement vivifiant du soi, ce que le philosophe de l’identité dénommait la « parole tenue » et que le sémioticien de la marque reprenait à son compte31.

Note de bas de page 32 :

 E. Landowski, « De la stratégie, entre programmation et ajustement », avant-propos à E. Bertin, « Penser la stratégie dans le champ de la communication », Nouveaux Actes Sémiotiques, 89, 2003 ; version remaniée, « Ajustements stratégiques », Nouveaux Actes Sémiotiques, 110, 2007.

Or la « parole tenue » de MUJI, quant à elle, est très claire. C’est à partir des réflexions d’un directeur artistique qui n’est ni philosophe ni sémioticien — mais presque — que nous avons pu, pensons-nous, en dégager les principes à travers l’analyse de l’approche singulière du design d’objet que cette firme a développée. Ancrée dans une éthique de la vacuité héritée des croyances shintoïstes, l’ex-formation des objets leur confère une esthétique qui invite le sujet à découvrir et à construire pour son propre compte le sens insoupçonné que la pratique qu’il aura d’eux fera émerger de leurs potentialités respectives, à la faveur de leur ajustement mutuel. C’est précisément dans ce type d’interaction que réside un des risques que court la marque : toute pratique, au sens où nous l’avons entendu jusqu’ici, comporte en effet des dangers, et l’ajustement, en tant que régime d’interaction dans lequel elle s’inscrit, a pour corollaire le régime de risque de l’insécurité, car il amène en permanence, aussi bien empiriquement que par construction, à frôler le « seuil de l’accident »32.

Le deuxième type de risque que semble prendre la marque est la conséquence du premier. Avec une telle position dans l’univers des marques, MUJI s’adresse en priorité à un public a priori sensible à ce discours, à ceux que nous avons dénommés les « consamateurs », et que nous aurions pu aussi appeler les « praticiens », si le terme n’était pas déjà fortement chargé de connotations plutôt programmatiques. Il s’agit donc d’un public, probablement encore restreint, qui, par nature ou par goût, a déjà opéré le « méta-choix » que nous avons exposé, et qui du même coup ignore les clientes (au sens romain) dont l’approche utilitariste des biens et des produits est aux antipodes de la leur. Il s’agirait par conséquent d’une stratégie élitiste impliquant par construction le risque corrélatif de perdre d’avance le gros de la clientèle (au sens marchand). Est-ce vraiment le cas ?

Le succès international grandissant de MUJI tend à montrer au contraire que, dans nos sociétés où règne une offre sursaturée et finalement assez uniformément constituée de produits utilisables de plus en plus indifférenciés, il y a place pour une telle proposition et qu’elle répond, à n’en pas douter, à une forme de « besoin » (même si K. Hara rejette le terme et refuse de faire de l’étude de ce que le marketing appelle les needs un préalable à son travail de designer). Vu sous cet angle, MUJI fait bien plutôt figure d’avant-gardiste un rien provocateur, qui, par sa diffusion d’objets praticables, assume un rôle de prosélyte et amène un public qui va s’élargissant à voir la consommation autrement, à questionner l’idéologie du design normatif dominant, pour s’ouvrir à un univers des possibles où les objets peuvent prendre sens plutôt que de se contenter d’un monde clos où ils n’ont que des significations.

Note de bas de page 33 :

 B. Heilbrunn., « Ré-jouir… », art. cit, p. 146.

En définitive, si l’enseigne MUJI, sans doute à son corps défendant puisqu’elle s’affiche comme une non-marque, fait figure de marque exemplaire dans l’univers marchand comme nous le soulignions dès le départ, c’est parce qu’elle répond non seulement à toutes les exigences que J.-M. Floch avait il y a déjà bien longtemps mises en lumière — « esprit » (ou « typicité », selon notre interprétation), fidélité à soi-même, « parole tenue », invariance dans la variation, etc. — mais aussi à celles que B. Heilbrunn livre dans le texte auquel nous avons fait référence à plusieurs reprises. En substance, la thèse que défend ce spécialiste de la marque consiste à affirmer qu’une marque digne de ce nom, en tant qu’instance médiatrice, a pour mission de reconfigurer le réel. Reprenant à son compte l’idée de « sensification du monde » du philosophe Emanuele Coccia, il avance que la marque ne peut se contenter de décrire la réalité dont elle parle, mais qu’elle doit en être la source. A travers la singularité de créations et d’objets capables de transformer la vie humaine, elle a pour fonction d’ouvrir des possibles et de « recréer un lien entre l’homme et le monde »33. Pour lui,

Note de bas de page 34 :

 Ibid., p. 148.

on ne saurait réduire la marque à une prose de la fabrication. Il faut plutôt l’envisager sous l’angle d’une poétique de la création, dans le sens où créer n’est pas produire. Il s’agit de créer des possibles, de libérer des possibilités de vie susceptibles d’accroître à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivre. C’est pourquoi la marque nous absorbe dans l’ordre de la vie et non pas dans celui de la représentation. Ce sursaut esth/éthique de la marque n’est-il pas un rempart possible face au désenchantement qui guette nos économies industrielles ?34

Quelle autre marque commerciale, mieux que MUJI, peut-elle prétendre répondre à un tel défi ? Paradoxale MUJI, marque soi-disant non-marque, qui désémantise ses produits au lieu de les sémantiser, et qui pourtant réussit à ré-enchanter le terne système des objets actuel avec la typicité de son design et les régimes d’interaction et de sens auquel elle invite ! Bel exemple de « sursaut esth/éthique ».