Le périple sémiotique d’un théoricien du droit

Bernard S. JACKSON

Université de Manchester

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : confiance, discours juridique, fait vs droit, narrativisation, narrativité, pragmatique, séculier vs religieux, sémiotique du droit, stéréotype, typification narrative, vérité

Auteurs cités : Robert BLANCHÉ, David Daube, Ronald DWORKIN, Algirdas J. GREIMAS, Herbert L.A. Hart, Georges Kalinowski, Hans Kelsen, Lawrence Kohlberg, Eric LANDOWSKI, Neil MacCormick, Walter Ong, Jean Piaget, Marina SBISÁ

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Le présent tour d’horizon va même au-delà du survol que j’ai précédemment effectué dans « Legal Semiotics and Semiotic Aspects of Jurisprudence » (in A. Wagner et J.M. Broekman (éds.), Prospects of Legal Semiotics, Dordrecht, Springer, 2012, pp. 3-36), article écrit en 1990 puis minimalement mis à jour en 2012. Deux contributions plus récentes constituent des anticipations partielles du présent texte : « Trust in(g) Eric », in A.C. de Oliveira (éd.), As interações sensiveis : Ensaios de sociossemiótica a partir da obra de Eric Landowski, São Paulo, Estação das Letras e Cores et Editora CPS, 2013, pp. 81-100 ; « Philosophy of Law : Secular and Religious (With some Reference to Jewish Family Law) », in A. Diduck, N. Peleg et H. Reece (éds.), Law in Society : Reflections on Children, Family, Culture and Philosophy. Essays in Honour of Michael Freeman, Leiden, Brill, 2015, pp. 45-62.

Note de bas de page 2 :

 Je dois avouer que je n’ai pas suivi de manière assidue les recherches du cercle de Greimas après l’achèvement de Semiotics and Legal Theory (1985).

Note de bas de page 3 :

 Mot yiddish dérivé de l’hébreu, hutspah est presque intraduisible. Il s’agit d’un mélange d’hubris, d’insolence et d’arrogance souvent accompagné d’une note d’humour. Leo Rosten en donne une excellente typification narrative (sur cette notion, cf. infra) : parler par hutspah est le propre de celui qui, « ayant tué mère et père, implore la pitié du juge parce qu’il est orphelin ». Cf. L. Rosten, Les joies du yiddish, Paris, Calmann-Lévy, 1968.

Ce qui suit est un exercice d’indulgence excessive à mon propre égard1. Qu’est-ce donc qui a pu m’y conduire ? En termes sémio-narratifs, je dirai que c’est un « contrat » (au sens sémiotique et non juridique) avec Eric Landowski. Sans cela, une telle idée ne me serait jamais venue à l’esprit. Un contrat suppose un vouloir, implique un devoir, nécessite un minimum de savoir et de pouvoir faire : incontournables « modalités ». Mais vouloir, devoir, savoir, pouvoir quoi en l’occurrence ? — Ecrire ? — Ce n’est pas suffisant. — Ecrire pour obtenir (même si ce n’est pas mérité) le label d’un « vrai sémioticien » en publiant dans les Actes Sémiotiques ? Quelle audace2 ! quelle hutspah3 ! Au demeurant, si dans ce contrat Landowski est bien le Destinateur tandis que je suis celui qui accepte le rôle du Sujet ainsi « modalisé », comment être sûrs que ces modalités, nous les construisons tous les deux de la même manière ?

Cela supposerait un modèle de la communication beaucoup trop mécanique. Landowski m’a indiqué clairement ce qu’il attendait de cet exercice et ce qu’il pensait que je pouvais faire :

En gros, il s’agirait de montrer pourquoi et comment la sémiotique a joué un rôle pertinent et profitable dans le développement de ton approche du droit envisagé dans son extension la plus large. Et il s’agirait de montrer aussi, en sens inverse, comment, dans leur diversité, les objets et les problèmes juridiques (et connexes) auxquels tu t’es confronté t’ont conduit à enrichir sous différents aspects le modèle greimassien de départ.

Outre le fait que cela ne va pas sans quelques doutes de ma part sur certains points, ma réaction normale est de décliner toutes les invitations de ce genre en tant que septuagénaire chargé d’une liste impressionnante de projets de recherche (auto-imposés) que je voudrais mener à bien tant qu’il me reste quelques capacités mentales. Et pourtant, pour cette fois, j’accepte. Avec une précision : j’espère que les lecteurs apprécieront le fait que la plus grande partie de ce qui suit est loin de s’adresser aux seuls spécialistes du droit. En cela, je crois me conformer à une des principales visées de la sémiotique greimassienne : développer un modèle de portée potentiellement universelle dans ses applications.

L’explication que je me donne de la motivation qui m’amène à accepter la proposition prouve en fait l’importance d’un modeste élément que j’ai cherché à ajouter à la problématique greimassienne classique : ce que j’appelle la « narrativisation de la pragmatique ». Car seule l’histoire de mes relations avec Landowski, et les modalités propres à ces relations (à l’exclusion de toute considération relative à un éventuel « impact » académique), justifient le fait que je me lance dans cette entreprise. Nos échanges d’e-mails n’étant que des textes, des énoncés, on ne peut pas les envisager indépendamment des actes d’énonciation correspondants — ce qui conduit à la pragmatique de nos échanges.

Qui est mon « Destinateur », et comment l’ai-je construit ? Sur la base de l’expérience personnelle, bien sûr. Mais cela aussi doit être narrativisé pour faire sens. Que mon correspondant ait été pendant de longues années un Adjuvant, un collègue et un ami sans qui je me serais noyé dans l’océan greimassien sans laisser de traces, ne peut pas être dissocié du sens que j’ai donné à cette invitation, ni de la façon dont j’y ai réagi. Cependant, même les notions d’Adjuvant, de collègue et d’ami sont en elles-mêmes insuffisantes. Il y a toute une variété de types d’Adjuvant, de collègues et d’amis. Pour savoir de quel type il s’agit, il faut choisir parmi une série de typifications narratives possibles, avec leur cortège d’évaluations sociales tacites respectives (cf. infra). Seules ces schématisations narratives permettent de saisir avec précision ce que recouvrent en l’occurrence ces modalités du vouloir, du savoir, du pouvoir, du devoir. Quel type de vouloir ? Vouloir publier et faire progresser la « connaissance scientifique », ou répondre amicalement aux gentillesses d’un ami ? Quel type de savoir ? Celui qui m’est apparemment attribué dans cette correspondance, ou bien une meilleure connaissance de moi-même ? Quel type de pouvoir ? L’assurance d’une publication ou l’occasion d’approfondir ma réflexion ? Quel type de devoir ? Non pas, bien sûr, un devoir juridique ni même moral, mais plutôt le genre d’obligation inhérent à une relation interpersonnelle étroite (en termes théologiques, une alliance plutôt qu’un contrat).

Ainsi donc, malgré une certaine réticence initiale à me laisser aller à cet exercice de rétrospection autobiographique et académique (sorte d’apologia pro vita mea en dépit de mon scepticisme à l’égard du genre historiographique et de ma sensibilité au fait que les principes mêmes de la méthodologie sémiotique vont s’appliquer réflexivement à la rédaction du présent texte), je dois commencer par le commencement (académique).

Note de bas de page 4 :

 Cf. J.E. Bickenbach, « The “Artificial Reason” of the Law », Informal Logic, 12, 1, 1990, pp. 23-32 (p. 23 pour la citation complète, extraite de Prohibitions del Roy (1607)12 Co. Rep. 63).

Note de bas de page 5 :

 De telle sorte que « si … » signifiait en réalité « si et seulement si… ». Cf. infra, n. 106.

Note de bas de page 6 :

 Le tout premier, « Evolution and Foreign Influence in Ancient Law », in American Journal of Comparative Law, vol. 16, 1968, pp. 372-390, portait sur un sujet pour lequel j’ai découvert plus tard la pertinence de la psychologie du développement (de même que dans les publications citées infra, n. 75).

Note de bas de page 7 :

 Cf. ma thèse de doctorat publiée sous le titre Theft in Early Jewish Law, Oxford, The Clarendon Press, 1972 et Essays in Jewish and Comparative Legal History, Leiden, E.J. Brill, 1975 (où sont repris des articles publiés entre 1971 et 1974).

Ma formation a été celle d’un juriste universitaire dont l’initiation au droit (1962-1965) fut inimaginablement positiviste. Cela signifie que le droit (anglais, tout au moins) était envisagé à l’époque comme un ensemble particulier de techniques totalement autonomes, indépendantes de tout contexte (ce que Sir Edward Coke appelait la « raison artificielle du droit »4), de telle sorte que la « signification juridique » ne dépendait d’aucun élément de compréhension extérieur à la sphère du droit (sauf ceux qui y avaient été expressément incorporés). Les lois étant supposées exhaustives, rien d’autre que ce qui s’y trouvait énoncé ne pouvait avoir valeur juridique5. Pour mon doctorat, j’ai eu la chance de travailler sous la direction d’un maître d’exception, spécialiste du droit juif (et romain), David Daube, un homme dont les centres d’intérêt couvraient le droit, la religion et la littérature. Loin d’adhérer systématiquement à des méthodes de recherche convenues ou aux régimes de lecture conventionnellement associés à chaque discipline, il faisait preuve d’originalité dans sa pensée et encourageait son entourage à faire de même. Si ses recherches et les miennes s’attaquaient déjà au paradigme positiviste, c’était encore, à l’époque, de manière seulement implicite. Néanmoins, travailler avec Daube m’avait permis de me rendre compte que l’originalité, la diversité et la controverse étaient possibles dans l’étude des systèmes de droit religieux et (a fortiori ?) de droit séculier. Cependant, comme le reflètent mes premiers articles (au tout début, dans le domaine de l’histoire juridique comparée6), mes recherches étaient alors conduites dans l’ignorance complète de la sémiotique7.

Note de bas de page 8 :

 Ceci a donné lieu à un rapport de 60 pages « Structuralism and Legal Theory », Liverpool Polytechnic, Department of Law, 1979, Occasional Paper 20 (un pdf est disponible à la demande) ; voir aussi deux premiers articles sur l’application du structuralisme dans le contexte du droit : » Structuralisme et “sources du droit” », Archives de Philosophie du Droit, 27, 1982, pp. 147-60, et « Structuralism and the Notion of Religious Law », in Investigaciones Semioticas, 2, 3, 1982-83, pp. 1-43 (Carabobo, Venuezela).

Note de bas de page 9 :

 Cf. A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, pp. 79-128.

Note de bas de page 10 :

 B.S. Jackson, Semiotics and Legal Theory, London, Routledge & Kegan Paul, 1985 (paperback ed. 1987 ; réimpr. Liverpool, Deborah Charles Publications, 1997).

Mais où trouver les outils et les fondements épistémologiques d’une démarche à même de s’opposer au paradigme positiviste ? A la fin des années 1970, grâce à une subvention de recherche du SSRC (l’organisme de recherche du Royaume-Uni pour les sciences sociales), j’ai commencé à explorer diverses formes de structuralisme8. J’ai pu rencontrer Chomsky (deux fois). Se montrant réceptif, il m’a aidé à mieux comprendre la nature des prétentions universalistes de sa grammaire transformationnelle. J’ai eu aussi la possibilité de rencontrer Claude Lévi-Strauss, qui, malgré la pertinence de l’anthropologie structurale pour l’étude des coutumes sociales normatives, ne manifesta, lui, aucun intérêt. Mais l’engagement « structuraliste » le plus direct par rapport à la théorie juridique, je l’ai trouvé dans l’« Analyse sémiotique d’un discours juridique » de Greimas et Landowski9. Ayant sollicité et obtenu un entretien avec Greimas, je me rendis à son antique bureau de la rue Monsieur-le-Prince et essayai d’entamer une discussion. Il ne tarda guère à s’excuser, me laissant (moi, un non-fumeur !) entre les mains de Landowski. Il apparut alors très vite que notre rencontre irait bien au-delà de ce qu’exige la politesse. De fait, elle aboutit en fin de compte à la publication d’un de mes premiers livres, Semiotics and Legal Theory10, à la fondation de l’International Association for the Semiotics of Law et à la création de la revue bilingue de cette association, l’International Journal for the Semiotics of Law / Revue Internationale de Sémiotique Juridique (dont Landowski fut le rédacteur en chef initial, veillant en tant que tel non seulement à la qualité du contenu mais apportant aussi, bien souvent, des améliorations à l’anglais de beaucoup de contributeurs anglophones).

1. Positivisme juridique vs positivisme sémiotique

Note de bas de page 11 :

 Voir infra, note 16.

Compte tenu des débats en cours à l’intérieur de la tradition positiviste en théorie du droit — et cela spécialement dans la mesure où on y prenait en considération (ou non) les développements contemporains de la linguistique, de l’anthropologie et de la sémiotique structurale continentale —, j’ai cherché, avec Semiotics and Legal Theory, à atteindre trois objectifs dans le cadre d’une discussion plus large des approches linguistiques et jurisprudentielles du droit : i) exposer et rendre compte de l’application de la sémiotique greimassienne au droit telle que l’illustrait l’« Analyse sémiotique d’un discours juridique » de Greimas et Landowski (ci-après « G/L ») ; ii) comparer les présupposés linguistiques et épistémologiques de cette approche avec ceux de quelques grands philosophes du droit (principalement positivistes)11 ; iii) tirer des conclusions, pour la philosophie du droit, de l’application d’une approche sémiotique par comparaison avec une approche juridique positiviste à la manière traditionnelle. Chacun de ces points demande une explication.

Note de bas de page 12 :

 Heureuse ou non, la paternité de cette schématisation me revient. Du moins ne m’a-t-il pas été possible de localiser une source à laquelle j’aurais pu l’emprunter.

1. L’étude « G/L » avait été menée en réponse à une commande de la Chambre de Commerce de Paris qui était en quête de réactions interdisciplinaires à une nouvelle loi sur les « sociétés commerciales » (l’équivalent français des companies du droit anglais). Un des objectifs était de mettre en lumière la « production juridique » et en particulier les processus discursifs de dénomination moyennant lesquels un texte confère à des objets un statut juridique — en l’occurrence à la fois à la société commerciale et au rôle même du législateur. Dans des chapitres distincts, j’examine l’application de l’approche greimassienne tant sur l’axe paradigmatique que sur le plan syntagmatique et montre comment les « structures élémentaires (prétendument universelles) de la signification », les actants, les fonctions, etc. sont à l’œuvre, même dans un texte juridique comme celui-ci. Cela à la fois à travers diverses applications du carré sémiotique (en y ajoutant une comparaison avec l’hexagone de Blanché) et à travers la syntaxe narrative du contrat, de la performance et de la sanction (ou reconnaissance), le tout selon le schéma synthétique suivant, dont je me suis servi ultérieurement12.

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Note de bas de page 13 :

 Cf. B.S. Jackson, « On the Semiotics of Legislation », in Hanneke van Schooten (éd.), Semiotics and Legislation. Jurisprudential, Institutional and Sociological Perspectives, Liverpool, Deborah Charles Publications, 1999, pp. 5-26.

Note de bas de page 14 :

 Cf. id., Making Sense in Jurisprudence, Liverpool, Deborah Charles Publications, 1996, chap. 6.

Mais une difficulté se présentait. Le « faire » attendu, dans le texte, à la fois de la part de la société commerciale et de la part du législateur ne pouvait en effet intervenir que moyennant des processus de communication extérieurs au texte — processus évoqués par l’idée de « référence virtuelle ». A vrai dire, j’en suis venu à considérer que le mot le plus important dans le titre de cet essai, « Analyse sémiotique d’un discours juridique », c’est l’article un : le discours légiférant n’est qu’une forme du discours juridique parmi d’autres13, et en pratique elle ne prend sa signification qu’en fonction d’activités extérieures au texte — activités qui incluent l’activité judiciaire mais ne s’y restreignent pas. Pour des raisons comparables, l’école de théorie du droit réaliste américaine considère la législation comme une source du droit seulement du point de vue historique, et non en un sens juridique : pour elle, ne relève du droit que l’usage que les tribunaux font en réalité des textes législatifs14.

Note de bas de page 15 :

 Sur le rôle (ou l’absence de rôle) de la sémiotique dans l’interprétation juridique, cf. id., « Semiotics and the Problem of Interpretation », in P. Nehrot (éd.), Law, Interpretation and Reality. Essays in Epistemology, Hermeneutics and Jurisprudence, Dordrecht, Kluwer, 1990, pp. 84-103.

Le fait que ma présentation ait rencontré fort peu d’écho tient probablement à plus d’un seul facteur. Pour les sémioticiens greimassiens, elle n’ajoutait pas grand-chose, sinon rien, à ce qu’ils savaient déjà. Et très rares étaient ceux qui s’intéressaient à une application au droit. Pour les juristes, elle était trop abstraite, trop ardue et d’apparence trop réductrice. De fait, l’accent y était mis sur les catégories et les éléments formels du texte dont dépend la construction même du sens, quel qu’en soit le contenu (y compris juridique). Cela, même si, comme je le soulignais (p. 138), Greimas prétendait que ces catégories générales dérivent de la structure sociale. J’ajouterai que c’est seulement après la publication de Semiotics and Legal Theory que j’ai pu avoir accès à une copie du projet de loi sur les sociétés commerciales à propos duquel l’analyse de Greimas et Landowski avait été écrite. J’ai alors été extrêmement surpris : il s’agissait d’un texte énorme — quelques mille articles… et seuls deux d’entre eux étaient cités dans l’analyse en question ! Bien sûr, quelles qu’aient pu être les attentes de la Chambre de Commerce, G/L n’entendaient pas fournir un commentaire du texte même, de son contenu ou de la politique qu’il traduisait. Cependant, quand (chose rare) des juristes se tournent vers des sémioticiens, ils attendent une assistance (à défaut d’une baguette magique) qui leur soit utile dans une perspective d’interprétation (« correcte »)15. Ils ne voient pas que la tâche première de la sémiotique n’est pas d’ordre exégétique ou herméneutique mais consiste à rendre compte des processus sous-jacents par lesquels une interprétation déjà établie « fait sens ». Occasionnellement, un sens ajouté peut certes, par ce procédé, venir « enrichir » (ou dénaturer) le texte mais ce sera alors par le biais d’une analyse globale des structures sous-jacentes à sa production, et non par l’analyse sémantique du seul texte lui-même. Or, peu de juristes ont une conception de l’interprétation qui aille au-delà leur propre version de la sémantique.

Note de bas de page 16 :

 H.L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Oxford University Press, 1961 (tr. fr. M. van de Kerchove, Le concept de droit, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 1976) ; R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1977 (tr. fr., Prendre les droits au sérieux, Paris, P.U.F., 1995) ; N. MacCormick, Legal Reasoning and Legal Theory, Oxford, Clarendon Press, 1977 ; H. Kelsen, The Pure Theory of Law, tr. M. Knight, Berkeley, University of California Press, 1967 (tr. fr. Ch. Eisenmann, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962).

2. Les quatre chapitres de Semiotics and Legal Theory traitant des « Présupposés sémiotiques des théoriciens du droit » sont consacrés à quatre philosophes du droit considérés, chacun à sa manière, comme de grands représentants du positivisme juridique16. Chacun d’eux propose une problématique qui lui est propre, comme le titre des chapitres respectifs en fait état : Hart et la sémiotique des règles juridiques, MacCormick et la sémiotique de la doctrine juridique, Dworkin et la sémiotique de l’argumentation juridique, Kelsen et la sémiotique des actes juridiques. La théorie du droit traditionnelle traite les règles, la doctrine, l’argumentation et les actes (notamment les actes de langage) comme faisant tous partie d’un ensemble unique et cohérent : le système juridique. La sémiotique, pour sa part, envisage chacun de ces aspects dans sa spécificité, tout en cherchant à comprendre comment se construit le sens de l’ensemble. Dans cette partie de l’ouvrage, je me suis efforcé de montrer comment l’analyse greimassienne peut contribuer à tout cela.

Note de bas de page 17 :

 Sur la distinction entre le langage du droit et la logique des normes, cf. G. Kalinowski, La logique des normes, Paris, PUF, 1972. J’ai beaucoup utilisé les travaux de Kalinowski dans Semiotics and Legal Theory, en particulier au chapitre 3 sur le carré sémiotique et son rapport avec le carré logique classique (tel que développé à l’époque moderne) ainsi qu’au chapitre 9 en ce qui concerne la distinction entre les structures paradigmatiques afférentes à différentes formes de discours juridiques présupposées par Hart et Dworkin (cf. infra§ 2.2). Voir aussi la riche bibliographie des travaux de Kalinowski, in Semiotics and Legal Theory, pp. 361-362.

Le fait que j’aie choisi quatre représentants majeurs du positivisme s’est avéré profitable dans la mesure où Greimas était lui-même un « positiviste » — mais dans un sens tout à fait différent. Le positivisme de Greimas est purement méthodologique. Bien qu’il ait postulé l’existence de processus universels de construction du sens (postulat fondé non pas sur une métaphysique mais sur le constat de l’utilité opératoire dont a fait preuve le modèle sémiotique chaque fois qu’il a été utilisé), sa sémiotique est farouchement empirique, en ce sens qu’elle veut toujours partir de quelque chose, d’une « manifestation » (pour nous, un texte) qui soit accessible à nos sens. Certes, le positivisme des théoriciens du droit ici retenus part également d’une prétention empirique, à savoir qu’il existe quelque chose qui a été posé par une autorité (en général humaine). Mais il postule ensuite l’existence ontologique du système juridique, son autonomie et son objectivité, indépendamment du texte. Autrement dit, la norme juridique est supposément dotée d’une existence distincte de son expression linguistique17. Cette forme de positivisme s’engage donc directement sur le plan ontologique alors que le positivisme sémiotique ne cherche, lui, qu’à rendre compte de telles prétentions ontologiques, à décrire comment elles sont construites et à expliquer comment elles font sens pour ceux qui les acceptent. Elle ne les valide pas ni, d’ailleurs, ne peut les valider ; elle est tout au plus en mesure de montrer comment, dans le cadre même du discours juridique, de telles prétentions sont validées par des processus de sanction ou de reconnaissance qui représentent une des composantes essentielles du syntagme narratif.

Note de bas de page 18 :

 Sur les prétentions ontologiques (ou leur absence) au niveau « profond » (universel) de la signification et sur leur rapport avec les théories du droit naturel, cf. B.S. Jackson, « Can Legal Semiotics Contribute to Natural Law Studies ? », Vera Lex, VII, 1, 1987, pp. 9, 14 et 18.

Note de bas de page 19 :

 Cf. B.S. Jackson, « Can One Speak of the “Deep Structure” of Law ? », in S. Panou et al. (éds.), Theory and Systems of Legal Philosophy, Stuttgart, Franz Steiner, 1988, pp. 250-261 ; id., « The Jewish View of Natural Law » (compte rendu de A. Novak, Natural Law in Judaism), Journal of Jewish Studies, LII, 1, 2001, pp. 136-145.

Mais cet exercice de théorie comparative ne se limitait pas à un repérage des différences ; il comprenait aussi un exposé de l’utilisation de certains « postulats » non empiriques à la fois par Greimas et par au moins un des théoriciens du droit, à savoir Kelsen18. D’une manière plus globale, j’ai cherché à montrer que l’analyse sémiotique conduit à ne privilégier, en théorie du droit, ni les approches positivistes ni les approches jusnaturalistes mais l’approche propre à diverses formes du « réalisme juridique », en particulier la démarche des réalistes scandinaves qui mettent l’accent sur le langage et la psychologie qui y est sous-jacente19.

Note de bas de page 20 :

 B.S. Jackson, Semiotics and Legal Theory, op. cit., chap. 11. Je n’ai pas changé de position sur ce point : voir la conclusion du présent essai.

Note de bas de page 21 :

 Ibid., chap.12.

Note de bas de page 22 :

 Pour une confrontation avec d’autres auteurs sur les questions ontologiques fondamentales, confrontation qui reflète souvent le clivage séparant Saussure et Peirce, cf. B.S. Jackson, « The “Autonomy Thesis” and the “Pragmatic Turn”. A Response to Ralph Lindgren », International Journal for the Semiotics of Law (IJSL) / Revue Internationale de Sémiotique Juridique (RISJ), III, 9, 1990, pp. 303-308 ; id., « Logic and Semiotics : Ontology or Linguistics Structure ? », IJSL/RISJ, XI, 33, 1998, pp. 323-327 ; id., « With Reference to Touchie », IJSL/RISJ, XI, 31, 1998, pp. 79-93.

3. La section finale du livre commence par un résumé des conclusions à tirer pour la théorie du droit à la fois de l’analyse qui précède et des études sur la communication ; l’accent y est mis sur la distinction entre sémantique et pragmatique telle qu’elle se reflète à la fois dans les travaux des théoriciens du droit positivistes et de leurs critiques extérieurs. J’y soutiens que l’interprétation se ramène à une utilisation particulière du texte et qu’elle relève par conséquent de la pragmatique. Elle fait intervenir l’acte de volonté d’un interprète distinct de l’auteur (comme l’a reconnu Kelsen lui-même dans son rejet ultime de la « logique des normes »). La validité objective (et a fortiori la signification) de normes particulières résulte toujours d’une construction sociale (qui s’effectue, entre autres, à partir de textes). De même, l’unité du système juridique, qui est elle aussi une prétention idéologique, est le produit d’une construction qu’il est possible de décrire, nullement de valider20. Ceci conduit au dernier chapitre, où j’esquisse ce que pourrait être la forme d’un modèle sémiotique du droit. L’accent y est mis sur les variables sémiotiques qui interviennent à l’intérieur du « système juridique ». Cela inclut non seulement les différences entre législation, doctrine et décisions de justice mais aussi les variables relatives aux types de destinataires (ou « groupes sémiotiques »21), aux types de communication (face à face vs à distance), aux structures et procès sémiotiques, au degré de cohérence propre à diverses formes de discours et au besoin relatif de transparence immédiate du sens en fonction de la diversité des auditoires. Sont ensuite évoquées les conséquences du choix des postulats sémiotiques de base opposant notamment les approches de la référence chez Saussure et Peirce22, ainsi que la question des relations entre les formes de langage juridique et non juridique. Pour finir, est ébauché un repérage de ce qui fait la spécificité des discours juridiques.

2. Narrativité et discursivité

Note de bas de page 23 :

 Id., Law, Fact, and Narrative Coherence, Merseyside, Deborah Charles Publications, 1988.

Trois ans plus tard, dans Law, Fact, and Narrative Coherence, j’ai cherché à développer et à appliquer ma version de la sémiotique greimassienne du droit d’une façon dont j’espérais qu’elle la rendrait plus intelligible aux juristes23.

2.1. Narrativité

Note de bas de page 24 :

 W.L. Bennett et M.S. Feldman, Reconstructing Reality in the Courtroom, New Brunswick, Rutgers U.P., 1981. Voir aussi B.S. Jackson, « Narrative Models in Legal Proof », IJSL/RISJ, I, 3, 1988, pp. 225-246 ; également infra n. 54, sur l’œuvre de W.A. Wagenaar et de ses collègues.

Note de bas de page 25 :

 Cf. B.S. Jackson, « Thématisation et typifications narratives en droit », in E. Landowski et A. Semprini (éds.), « Le lieu commun », Protée, 22, 2, 1994, pp. 57-68 ; version angl., « Thematisation and the Narrative Typifications of the Law », in D. Nelken (éd.), Law as Communication, Andover, Dartmouth Publishing Co., 1996, pp. 175-194.

Note de bas de page 26 :

 Cf. D. Carzo et B.S. Jackson (éds.), Semiotics, Law and Social Science, Reggio et Rome, Casa del libro editrice, 1985 ; B.S. Jackson (éd.), Legal Semiotics and the Sociology of Law, Oñati, International Institute for the Sociology of Law, 1994 ; id., « Introduction : Semiotics and Institutional Theory », IJSL/RISJ, IV, 12, 1991, pp. 227-232.

J’avais précédemment observé qu’il arrive aussi bien à des juristes (y compris MacCormick) qu’à des psychologues d’appliquer au procès, en particulier au processus de recherche des faits, certaines versions de la théorie narrative. Par exemple, les psychologues Bennett et Feldman ont soutenu que la perception de la vérité dans un tribunal est en premier lieu fonction de la cohérence narrative des histoires qu’on y raconte24. Ils comprenaient cette cohérence narrative à partir d’approches sociologiques du rôle des « cadres d’interprétation » (frames) dans la construction du sens. Cette idée m’a séduit et j’ai cherché à l’intégrer à l’intérieur du modèle greimassien en proposant la notion de typifications narratives de l’action. Il s’agit de configurations structurantes qui sont toujours accompagnées par des évaluations sociales tacites, elles-mêmes susceptibles de varier d’un groupe sémiotique à un autre. Je considère ces éléments, parmi les concepts analytiques greimassiens, comme des ajouts significatifs au niveau « thématique »25. Ceci s’est avéré constituer le début de mes efforts pour associer la sémiotique greimassienne à d’autres traditions en sciences sociales26. Je soutenais néanmoins que ces typifications narratives présupposaient les structures de la grammaire narrative et ne faisaient sens que dans la mesure où elles les mettaient en pratique.

Note de bas de page 27 :

 Dans une autre étude de Greimas et Landowski (qui a été peu remarquée), une option comparable a été adoptée à propos de la construction de la « vérité » non pas en droit mais dans le « discours cognitif » des sciences sociales. Cf. A.J. Greimas et E. Landowski (éds.), Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, Paris, Hachette, 1979, en particulier « Le discours cognitif comme récit », pp. 12-16. Cf. aussi Cl. Calame, « Enonciation : véracité ou convention littéraire ? », Actes Sémiotiques-Documents, IV, 34, 1982 (rééd. Actes Sémiotiques, 119, 2016, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5622&file=1).

D’un autre côté, pourtant, je m’étonnais du caractère réducteur de l’approche de Bennett et Feldman et du fait que ces deux auteurs ignoraient complètement la dimension pragmatique de la procédure selon laquelle se déroule le procès judiciaire. Ni le juge ni les jurés ne peuvent jamais observer réellement les faits, les actions, les discours, les circonstances rapportés par des témoins ; ils ne peuvent voir que les actes d’énonciation de ces témoins. Nul besoin d’être sémioticien pour savoir que des témoins racontant exactement la même histoire peuvent produire des impressions totalement différentes quant à leur crédibilité en fonction d’une série de facteurs que les juristes apprennent à repérer et à manipuler sans avoir besoin de la théorie. Cependant, l’activité de chacun de ces témoins, et même, en réalité, de tous ceux qui interviennent dans le procès, peut elle aussi s’analyser en termes de typifications narratives de l’action — en l’occurrence de l’action consistant à « dire la vérité » (ou ce qui en tient lieu), spécialement dans ce contexte institutionnel très particulier. En somme, deux niveaux de narrativité sont en jeu et se superposent dans le déroulement d’un procès : d’une part, sur le plan « énoncif », on a le récit ou les récits racontés ou rapportés, ou plus techniquement, énoncés au cours du procès ; et d’autre part, sur le plan « énonciatif », on a le récit ou les récitsdu déroulement du procès lui-même, considéré comme une succession d’actes d’énonciation reliés les uns aux autres, en interaction dans la salle d’audience elle-même. Les premiers sont médiatisés par les seconds. Cela m’a conduit à proposer un complément à la théorie classique : à côté de l’organisation narrative de ce qui est rapporté devant la cour, l’analyse des interactions énonciatives (ou « pragmatiques ») qui ont lieu dans le cadre même de la cour et par la médiation desquelles prennent forme les productions narratives du niveau précédent. C’est ce que j’ai appelé la narrativisation de la pragmatique. Il faut souligner à nouveau que ce sont exactement les mêmes ressources sémiotiques qui entrent en jeu aux deux niveaux. Car l’acte énonciatif consistant à raconter une histoire et à prétendre qu’elle est vraie n’étant qu’une forme parmi d’autres d’action orientée vers un but, il ne saurait pas davantage que le récit énoncé échapper aux contraintes du schéma narratif27.

Note de bas de page 28 :

 Cf. aussi infra, 2.3.

Note de bas de page 29 :

 A comparer avec l’approche de la théorie du droit de Hart telle que débattue dans Making Sense in Jurisprudence, op. cit., p. 172.

Note de bas de page 30 :

 Cf. B.S. Jackson, « A Semiotic Perspective on the Comparison of Analogical Reasoning in Secular and Religious Legal Systems », in A. Soeteman (éd.), Pluralism in Law, Dordrecht, Kluwer, 2001, pp. 295-325 (voir pp. 316-317) et Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 237-245. Pour un autre exemple, voir le cas Oswald Rufeisen v. Minister of the Interior discuté in B.S. Jacskon, « Who is a Jew ? », IJSL/RISL, IV, 17, 1993, pp. 115-146 et infra § 3.4. A propos du rapport entre narration et raisonnement analogique explicite, cf. id., « Analogy in Legal Science : Some Comparative Observations », in P. Nehrot (éd.), Legal Knowledge and Analogy, Dordrecht, Kluwer, 1991, pp. 145-165.

J’ai aussi défendu dans ce livre la symétrie — mieux, l’identité — entre les processus de construction du sens concernant le « fait » et le « droit » dans le cadre du procès, en dépit de la distinction communément établie entre eux par la doctrine28. En m’appuyant sur des exemples, j’ai soutenu que les « cas difficiles » (comme les appellent usuellement les juristes en désignant par là les cas où le droit applicable n’est pas clair) dépendent de la comparaison des faits en cause avec des typifications narratives sous-jacentes de l’action, et que ces typifications englobent généralement toute une gamme de traits et de configurations qui, n’étant pas considérées comme juridiquement pertinents, sont le plus souvent omis dans les discours de justification conduisant à la décision juridictionnelle. J’ai suggéré que ce processus de comparaison fait apparaître des similarités relatives (et pertinentes) entre les « faits » supposés et certaines typifications susceptibles d’y correspondre. Ce qui est ainsi en jeu ne relève pas du modèle de subsomption logique et définitionnel mais plutôt du modèle des « ressemblances de famille » de Wittgenstein29, modèle que la conceptualisation sémiotique permet d’enrichir comme suit : les typifications narratives incluent des « familles » d’oppositions binaires, et les choix à l’intérieur de ces différentes paires d’opposés sont conventionnellement corrélés ; mais ces corrélations conventionnellement établies entre oppositions binaires peuvent être perturbées par rapport au cas type : c’est lorsque se produit une telle perturbation que le cas sous examen est perçu comme un cas « difficile ». Pour résoudre le problème, des choix doivent alors être faits relativement au couple d’opposés à privilégier et il peut arriver que ce choix aboutisse à sélectionner un élément du récit qui n’est pas juridiquement pertinent30.

Note de bas de page 31 :

 115 N.Y. 506, 22 (1889). Cf. R. Dworkin, Taking Rights Seriously, op. cit., pp. 23, 28-30, tr. fr., pp. 80, 87-90 ; cf. B.S. Jackson, Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 199-200, 208, 241-42 ; id., « On the Values of Biblical Law and their Contemporary Application », Political Theology, 14, 5, 2013, pp. 602-618 (voir pp. 613-614).

Note de bas de page 32 :

 R. Dworkin, Taking Rights Seriously, op. cit., p. 105, tr. fr., p. 183.

Note de bas de page 33 :

 Cf. B.S. Jackson, « Rationalité consciente et inconsciente dans la théorie du droit et la science juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 19, 1987, p. 1-18 ; « Conscious and Unconscious Rationality in Law and Legal Theory », in C. Faralli et E. Pattaro (éds.), Reason in Law. Proceedings of the Conference held in Bologna, 12-15 December 1984, Milan, Giuffrè, 1988, III, pp. 281-299.

Soit à titre d’illustration le célèbre cas new-yorkais Riggs vs Palmer, où la cour a été pour ainsi dire mise au supplice d’un point de vue doctrinal. La question était de savoir si un petit-fils qui, ayant été informé du fait que son grand-père l’avait fait héritier par testament, avait assassiné ledit grand-père de façon à accélérer et à s’assurer son héritage, devait hériter. Cela en l’absence de toute disposition, dans la loi sur les testaments de New York, qui aurait en pareil cas exclu la possibilité d’hériter31. La Cour d’appel de New York décida finalement (à une majorité de deux contre un) qu’il y avait un principe du droit qui devait en l’occurrence s’appliquer : « Nul ne peut profiter de son crime ». Le philosophe du droit Ronald Dworkin s’est servi de ce cas pour s’opposer à la thèse de Hart selon laquelle le système juridique n’étant constitué que de règles, une lacune du droit ne pourrait être comblée que par l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du juge. Dworkin prétend au contraire que si les juges cherchent suffisamment, le droit existant renferme toujours une bonne réponse possible, ou tout au moins une meilleure que d’autres, quand bien même seul un « Hercule » — un « juriste d’une habileté, d’un savoir, d’une patience et d’une perspicacité surhumains »32 — serait en mesure de rallier ses collègues à son point de vue. Mais quand on regarde les faits sous l’angle social du « sens commun » et non en termes de pure doctrine juridique, on se rend compte que le récit sous-jacent à l’affaire d’héritage ici en question est tellement éloigné de la situation-type en matière de succession testamentaire — qui présuppose généralement des relations familiales pacifiques sinon affectueuses (et on a déjà là une « évaluation sociale tacite ») — qu’il paraîtrait « répugnant » (modalité non juridique) d’accorder l’héritage au meurtrier. Cela signifie que dans notre interprétation de ce récit, nous privilégions l’opposition « pacifique » vs « violent » par rapport à toute autre et considérons l’écart par rapport à la situation type comme suffisamment important pour justifier de ne pas appliquer la conséquence juridique normalement associée à une succession testamentaire (pacifique). En bref, et en dépit du présupposé juridique naïf selon lequel les raisons mentionnées par les juges dans leurs jugements représentent pleinement et avec exactitude les motivations mêmes de leurs décisions, nous devons faire une nette distinction (sur laquelle j’insisterai par la suite) entre les processus de prise de décision mentaux, privés, d’une part, et les processus de justification discursifs, publics, d’autre part. La « raison artificielle du droit » peut dominer dans les seconds, mais le sens commun (à n’en pas douter culturellement contingent) que nous partageons ne peut pas être exclu au niveau psychologique33. Les juges, qu’on le croie ou non, sont aussi des êtres humains !

Note de bas de page 34 :

 Cf. aussi B.S. Jackson, « Sémiotique et études critiques du droit », in E. Landowski (éd.), « Le discours jurdique : langage, signification et valeurs », Droit et Société, 8, 1988, pp. 61-71 ; id., « Semiotica y critica Juridica », Cuadernos del Istituto de Investigaciones Juridicas, V, 14, 1990, pp. 295-317 ; id., « The Wisdom of the Inessential » (Review article on Douzinas et al., Postmodern Jurisprudence, London, Routledge, 1990, Legal Studies, 12, 1, 1992, pp. 103-117.

Law, Fact, and Narrative Coherence se termine par un chapitre sur la théorie narrative en historiographie contemporaine (Hayden White, etc.) suivi d’un chapitre de réponse aux critiques adressées à la sémiotique par le courant déconstructionniste34.

2.2. Problèmes du discours juridique

Les ressources sémiotiques mobilisées dans Law, Fact, and Narrative Coherence et, un peu plus tôt, dans Semiotics and Legal Theory, m’ont permis de contribuer à deux débats qui agitent la philosophie du droit contemporaine : d’une part la question de l’existence ou non de lacunes dans le système juridique ; d’autre part la question de la nature et du statut du syllogisme normatif en tant que justification des décisions juridictionnelles.

Note de bas de page 35 :

 Cf. supra, n. 31 et 32.

Note de bas de page 36 :

 Sur les concessions ultérieures de Hart à Dworkin et son « positivisme soft », cf. B.S. Jackson, Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 205-209.

Une partie du débat entre Hart et Dworkin avait trait à la question de savoir s’il existe des lacunes dans le système du droit35. Hart paraissait souscrire, sur ce point, à une approche purement positiviste (au sens empirique) : le droit est constitué de règles posées, et si aucune n’a été formulée en ce qui concerne la situation qui fait litige, il existe alors une lacune. Dworkin, à l’inverse, rejette la possibilité de lacunes en se fondant sur le fait que lorsqu’un litige vient devant un tribunal, le juge doit rendre une décision ; il ne lui est pas loisible de renvoyer les parties sans statuer en disant : « Excusez-moi, il y a une lacune dans le système juridique ». Bien plus, il affirme que la décision judiciaire doit se fonder sur la recherche des droits respectifs des parties, même s’il faut un Hercule pour parvenir à déduire ces droits de principes (eux-mêmes souvent inférés) du système juridique. En résumé, Dworkin adopte une règle de clôture pour exclure toute lacune. A l’opposé, Hart rejette une telle règle et accepte l’idée que le juge soit en pareil cas amené à créer une nouvelle règle en usant de son pouvoir discrétionnaire36.

Note de bas de page 37 :

 Pour une application du carré sémiotique au débat entre Hart et Dworkin, cf. « Hart et Dworkin sur le pouvoir discrétionnaire : points de vue sémiotiques », Archives de Philosophie du droit, 34, 1989, pp. 243-258 ; « Hart and Dworkin on Discretion : Some Semiotic Perspectives », in D. Carzo et B.S. Jackson (éds.), op. cit. supra, n. 26, pp. 145-167.

Note de bas de page 38 :

 Sur les réalistes américains, cf. supra, n. 14. Dworkin était l’élève d’un réaliste éminent : Karl Llewellyn.

Note de bas de page 39 :

 Pour une étude plus détaillée de cette distinction en termes de positions actantielles (Destinateur initial du contrat vs Destinateur final de la reconnaissance et de la sanction) et sur les formes de compétence énonciative (« légiférante » vs « judicatrice ») qui y correspondent, cf. E. Landowski, « Une approche sémiotique et narrative du droit », La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, pp. 98-101 ; tr. angl. « For a Semiotic and Narrative Approach to Law », IJSL/RISJ, I, 1, 1988.

J’ai été frappé par le fait que la différence entre Hart et Dworkin peut se comprendre en termes d’utilisation par Hart d’une structure de discours qui reflète un modèle ressemblant à l’hexagone de Blanché, alors que Dworkin, avec sa règle de clôture intégrée, présuppose une structure du discours fondée sur le carré sémiotique37. Cependant, comme j’ai cherché à le montrer, cette différence traduit elle-même des orientations vers des formes de discours juridique différentes. Hart, dans les premiers temps de sa carrière, avait été impliqué dans la rédaction de projets de lois ; il était sensible aux ambiguïtés potentielles des discours juridiques et aux possibilités de lacunes dans les formulations du droit mais il ne s’était pas trouvé confronté aux conséquences de ces ambiguïtés et de ces lacunes pour les parties en conflit. Dworkin, quant à lui, venait d’une tradition d’enseignement du droit entièrement fondée sur les activités des juridictions38. En somme, le débat sur l’existence ou non de lacunes dans le « système juridique » n’a pas pris en compte la séparation, dans au moins l’une des traditions juridiques (le Common Law) entre deux formes très différentes de discours juridiques : le discours législatif, d’un côté, le discours judiciaire, de l’autre39.

Note de bas de page 40 :

 Cf. B.S. Jackson, Law, Fact and Narrative Coherence, op. cit., pp. 42-45. L’ensemble du chapitre 2 est consacré à « The Normative Syllogism and the Problem of Reference ». Vient ensuite ma discussion avec MacCormick sur ce sujet.

Note de bas de page 41 :

 Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 245-255. Pour le débat sous sa forme originale, cf. i) N. MacCormick, Legal Reasoning and Legal Theory, Oxford, Clarendon Press, 1978, chap. 2 ; ii) B.S. Jackson, Law, Fact and Narrative Coherence, op. cit., chap. 2 ; iii) N. MacCormick, « Notes on Narrativity and the Normative Syllogism », IJSL/RISJ, IV, 11, 1991, pp. 163-174 ; iv) B.S. Jackson, « Semiotic Scepticism : A Response to Neil MacCormick », IJSL/RISJ, IV, 11, 1991, pp. 175-190. Voir aussi « The Normative Syllogism and the Problem of Reference », in Law, Interpretation and Reality, op. cit., pp. 379-401.

Note de bas de page 42 :

 B.S. Jackson, Law, Fact and Narrative Coherence, op. cit., pp. 53-57 ; id., Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 250-251.

Note de bas de page 43 :

 Cf. Making Sense in Jurisprudence, op. cit., p. 119, avec une citation de H. Kelsen extraite de O. Weinberger (éd.), Essays in Legal and Moral Philosophy, Dordrecht, Reidel, 1973, p. 242 : « …seule la cour qui a établi que Smith a volé un cheval au fermier peut vouloir qu’il soit envoyé en prison en tant que voleur. Le juge est une autre personne que le législateur. Son acte de volonté ne peut pas être implicite dans l’acte de volonté d’une autre personne ». Cf. aussi B.S. Jackson, « Kelsen between Formalism and Realism », The Liverpool Law Review, VII, 1, 1985, pp. 79-93.

Un autre domaine dans lequel l’analyse sémiotique (et pour nous spécifiquement l’analyse sémiotique greimassienne) a apporté une contribution à la philosophie du droit contemporaine a trait à la nature et au statut du syllogisme normatif comme forme de justification des décisions juridiques. Kelsen a originellement soutenu qu’en justice la production des normes juridiques (ce qui inclut la norme individuelle qui s’adresse à un plaideur déterminé) découle de la logique normative déductive. Ainsi, s’il existe une norme générale selon laquelle « les voleurs peuvent être emprisonnés pour un maximum de sept ans » (prémisse majeure) et si la cour arrive à la conclusion que « Smith est un voleur » (prémisse mineure), il s’ensuit logiquement qu’il existe une norme juridique valide disant que « Smith peut être emprisonné pour un maximum de sept ans ». On disait couramment que la prémisse majeure « se référait » à la prémisse mineure et générait ainsi une conclusion logique. Mais point n’est besoin d’être saussurien pour douter de cette conception de la référence. Dans son essai bien connu, « On Referring », publié dans Mind, le philosophe Peter F. Strawson a soutenu qu’une référence est un acte de langage dans lequel l’orateur utilise le langage pour renvoyer à quelque chose qui existe dans le monde40. Mais dans notre exemple, au moment où la norme générale a été établie, Smith n’était pas un voleur ; peut-être même n’était-il pas alors de ce monde. Comment en ce cas la norme générale aurait-elle pu « se référer » à une prémisse mineure encore inexistante ? C’est un argument que j’ai avancé par la suite contre la reconnaissance du syllogisme normatif comme forme première de la justification dans la théorie du raisonnement juridique de Neil MacCormick41. Il accepta cette critique mais répondit que les relations entre la prémisse majeure et la mineure n’étaient pas des relations de référence mais des rapports de sens. Mais qui a construit ce sens ? Comment être sûr que le sens (de « voleur ») construit par le législateur dans la prémisse majeure est le même que celui (de « voleur ») construit par le juge dans la prémisse mineure ? Certains proposent de répondre sur ce point en recourant au concept de « dénotation » : certes le langage législatif ne se réfère pas à la prémisse mineure, mais le juge n’est pas pour autant libre de reconstruire le sens à sa guise ; le sens de la prémisse majeure créerait une « dénotation » comprise comme une « référence potentielle » que le juge a le devoir d’appliquer en construisant la prémisse mineure42. On admettra toutefois qu’un tel devoir d’application n’est guère affaire de logique. Cela a été finalement reconnu par Kelsen lui-même : l’acte du juge implique lui-même un acte de volonté, et il ne peut pas y avoir de relation logique entre l’acte de volonté du législateur (dont la signification, en termes juridiques, est contenue dans la prémisse majeure) et l’acte de volonté du juge43.

2.3. Le droit et le fait

Note de bas de page 44 :

 A propos des avocats qui, en posant des questions destinées à obtenir la confirmation d’un fait, apportent bel et bien, indirectement, des témoignages, cf. infra § 3.1.

Qu’il y ait une distinction fondamentale entre le droit et le fait est un présupposé (que nous pouvons dire ontologique) du droit, de l’enseignement du droit et de la pratique juridique dans le monde moderne. Dans le cadre d’un tribunal, le droit est l’affaire des professionnels et le fait celle des profanes. Dans les juridictions où les non-professionnels ont un rôle dans le processus du jugement, ce rôle est limité à la détermination des faits. L’argumentation juridique est le domaine réservé des juristes, le témoignage relatif aux faits, celui des non-initiés. Cela du moins en théorie44. Semiotics and Legal Theory ne traitait que du droit et du discours juridique. Law, Fact, and Narrative Coherence, comme le laisse entendre ce titre, élargit l’argumentation au fait. Comme indiqué plus haut — section 2.1 —, l’incitation m’était venue du travail des psychologues qui étudient les processus de détermination des faits et concluent que la cohérence narrative y joue un rôle majeur. Mais dans la même section, je défendais l’idée que dans les « cas difficiles », la cohérence narrative sous-tend en fait aussi la détermination du droit, minant ainsi la distinction conceptuelle de base dont les juristes se nourrissent dès le sein maternel.

Note de bas de page 45 :

 Dans la forme mentionnée plus haut, § 1.2.

S’il en est ainsi, ce n’est pas par coïncidence. Cela découle des principes de base de la sémiotique greimassienne, qui postule l’universalité des structures élémentaires de la signification45. Une telle conception de l’universalité doit à tout le moins nous conduire à faire l’hypothèse de structures communes sous-jacentes à ce qui ne constitue somme toute que différents types de discours (les uns « factuels », les autres normatifs). Il est clair que nous ressentons bien une différence entre le droit et le fait. Mais comment est-elle donc construite ?

Soit un acteur quelconque, juriste ou non, qui, se posant en tant que Sujet d’un acte de communication, prétend qu’un schème de comportement déterminé est d’ordre ou bien factuel ou bien normatif. Le sens du schème de comportement considéré se construit alors sur un mode régi par des « typifications narratives » des comportements. Que tel ou tel schéme de comportement soit ensuite considéré comme d’ordre simplement factuel, ou comme ayant une valeur juridique, cela relève d’un choix de modalisation qui s’effectue dans le cadre du répertoire plus large des « évaluations sociales (ou, ici, juridiques) » possibles. L’acte de communication une fois accompli par un sujet donné, c’est à d’autres sujets (aux juges, aux jurés) qu’il revient de reconnaître, ou non, la modalité que le sujet communicant a prétendu attribuer à son énoncé. Si le jury trouve que la preuve fournie est « vraie », alors un « fait » (à des fins juridiques) est constitué. Et si le juge trouve que l’argumentation juridique d’une partie ou d’une autre est » valide », alors une norme juridique — « du droit » — peut aussi être constitué. Pour l’essentiel, ce sont là les deux seules modalités reconnues par une cour de justice.

Note de bas de page 46 :

 Cf. supra, § 2.1.

Mais ceci appelle deux réserves essentielles. En premier lieu, au stade de la « prise de décision », quand le juge détermine, que ce soit au pénal ou au civil, quelles doivent être les conséquences juridiques à tirer en l’espèce, d’autres modalités peuvent entrer en jeu. Certains faits peuvent susciter la sympathie, d’autres la désapprobation. Deuxièmement, l’argument même selon lequel, dans les « cas difficiles », les décisions relatives au contenu du droit peuvent (par opposition aux justifications) résulter d’une comparaison entre le cas en cause et le « cas standard » (en fonction de leurs thématisations narratives respectives, qui incluent par nature des faits juridiquement non pertinents et des formes d’évaluation46) montre que les « faits » ne peuvent pas être détachés des évaluations sociales, même dans le processus de détermination du droit — et cela nonobstant le mythe idéologique de la « raison artificielle du droit ».

3. Autres applications à la pratique juridique

Mes projets de recherche initiaux en sémiotique du droit étaient largement dictés par les préoccupations de la philosophie du droit : ils posaient la question de la nature et de la structure du système juridique ainsi que de l’argumentation utilisée pour résoudre des problèmes juridiques complexes. Les théoriciens à l’œuvre desquels je me confrontais abordaient ces questions à partir de divers points de focalisation, comme cela a été relevé plus haut (1.2) : pour Hart, les règles de droit (et en leur absence, le pouvoir discrétionnaire du juge) ; pour MacCormick, la doctrine juridique ; pour Dworkin, l’argumentation juridique ; pour Kelsen, les actes juridiques de volonté, en particulier ceux du législateur et ceux du juge. Je soutenais que tous ces éléments étaient susceptibles d’une analyse sémiotique et que toute contribution sémiotique à la théorie du droit avait à les prendre tous en compte, sans en privilégier aucun sous prétexte qu’il offrirait la meilleure caractéristique définitoire d’un système juridique supposé unifié.

Note de bas de page 47 :

 Exemple déjà évoqué : en psychologie, les recherches sur le rôle de la cohérence narrative dans la détermination des faits au cours d’un procès (supra, § 2.1). Dans le monde académique juridique anglo-saxon, cette approche d’ensemble a donné lieu à l’apparition de la sous-discipline (interdisciplinaire) des « études socio-juridiques ».

Note de bas de page 48 :

 Une grande partie de ces études a d’abord été publiée dans Making Sense in Law. Linguistic, Psychological and Semiotic Perspectives, Liverpool, Deborah Charles Publications, 1995.

Mais l’univers juridique s’étend bien au-delà des préoccupations traditionnelles des philosophes du droit. A l’intérieur comme en dehors du tribunal ont cours de nombreuses pratiques qui ont attiré l’attention des spécialistes de sciences sociales et, parmi les théoriciens du droit, de ceux qui s’intéressent à la dimension sociale du droit47. Là aussi, l’analyse sémiotique peut servir à la fois comme appareil critique et comme source d’enrichissement de la connaissance du champ. Suivent quelques exemples largement empruntés aux diverses étapes du procès pénal devant les juridictions de common law48.

3.1. Le témoignage

Note de bas de page 49 :

 Ibid., chap.10 (où sont aussi abordées les questions que posent la preuve en matière d’identification, les aveux, et le témoignage des enfants).

Un énorme décalage, à la fois dans le temps et en termes cognitifs, sépare la perception originelle d’un événement par un témoin et la manière dont il en est rendu compte dans un tribunal49. Trois choses doivent être distinguées à ce propos : les processus de la perception initiale, l’encodage dans la mémoire, l’évocation par remémoration et l’énonciation au cours du procès.

On peut être tenté de considérer à cet égard comme le problème premier celui du processus de « traduction » qui conduit de la perception visuelle (non verbale) initiale au témoignage (verbal) qui en est donné devant le tribunal. Un certain nombre de psychologues de la perception ont eux-mêmes mis en lumière l’existence de surdéterminations narratives susceptibles de biaiser la perception visuelle et de donner lieu à de véritables affabulations : un témoin peut prétendre avoir perçu quelque chose qui n’a pas eu lieu mais qui paraît nécessaire pour donner narrativement un sens à une séquence d’événements qui se sont passés (ou ont été perçus) les uns à la suite des autres. Nous est par exemple rapporté le cas suivant :

Note de bas de page 50 :

 Ibid., p. 363, qui renvoie à S. Lloyd-Bostock, Law in Practice, Londres, Routledge, 1988, p. 6, et rend compte de A. Trankell, The Reliability of Evidence : Methods for Analyzing and Assessing Witness Statements, Stockholm, Beckmans, 1972.

Assis dans un taxi, un avocat voit devant lui une voiture s’arrêter tout à coup et l’une de ses portes s’ouvrir brusquement ; puis, presque au même instant, par terre, étendu sur la chaussée, il voit un vieil homme. Il croit qu’il l’a vu tomber de la voiture ou peut-être même en être éjecté. En réalité, ce vieillard était un passant qui avait été renversé. Il n’avait jamais été dans la voiture dont la porte s’était ouverte.50

Note de bas de page 51 :

 S. Lloyd-Bostock : « (…) la perception ne produit pas un enregistrement mais une interprétation » (op. cit., p. 4).

Note de bas de page 52 :

 Making Sense in Law, op. cit, pp. 364-365 avec des références à la littérature sur le sujet.

La source d’une telle affabulation, c’est-à-dire du récit utilisé pour interpréter51 les données des sens, est de la même nature que les typifications narratives de l’action que j’ai proposé d’ajouter au modèle greimassien. Il s’agit de l’encodage du savoir social, lui-même constitué à partir d’un ensemble de sources culturelles et sociales liées à l’expérience. Mais ces constructions manifestent aussi la « rationalité » du syntagme narratif sous-jacent : les événements qui se succèdent sont supposés s’enchaîner rationnellement (dans le présent exemple selon une relation de cause à effet plutôt que selon un schéma intentionnel). De plus, des facteurs d’ordre affectif peuvent aussi influencer la perception initiale. On parle parfois d’un effet de « congruité émotionnelle » (mood congruity effect), effet à mon sens comparable aux « évaluations sociales tacites » qui accompagnent les typifications narratives de l’action52.

Note de bas de page 53 :

 F.C. Barlett, Remembering : A Study in Experimental and Social Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1932 ; B.S. Jackson, Making Sense in Law, op. cit., pp. 372-373.

Les études sur le souvenir impliquent à la fois la rétention mémorielle et l’évocation. Ici, encore, certains psychologues ont privilégié les modèles narratifs, même s’ils ont utilisé une terminologie différente. Donner sens à des souvenirs qui « s’effacent » implique le recours à des formes de savoir social permettant de remplir les vides. L’emploi, à cet effet, de schèmes intériorisés est reconnu depuis l’étude classique de Bartlett qui date de 193253. En particulier dans tout ce qui relève de la routine, nous pouvons très bien oublier les aspects particuliers de ce qui s’est passé et les remplacer par des détails fournis par quelque schéma type. Wagenaar et ses collègues notent le danger de cette démarche sur le plan juridique :

Note de bas de page 54 :

 W.A. Wagenaar, P.J. van Koppen et J.F.M. Crombag, Anchored Narratives. The Psychology of Criminal Evidence, Hemel Hempstead, Harvester Wheatsheaf, 1993, p. 145 ; W.A. Wagenaar, « Anchored Narratives : A Theory of Judicial Reasoning and its Consequence », in G. Davies, S. Lloyd-Bostock, M. McMurran et C. Wilson (éds.), Psychology, Law, and Criminal Justice, Berlin, de Gruyter, 1995, pp. 267-285. Pour un compte rendu de cet ouvrage d’un point de vue sémiotique, cf. B.S. Jackson, « Anchored Narratives’ and the Interface of Law, Psychology and Semiotics », Legal and Criminological Psychology, 1, 1996, pp. 17-45 ; id., Making Sense in Law, op.cit., pp. 177-184.

Les souvenirs schématisés ne sont pas du tout des souvenirs : ce sont des reconstructions. Mais comme nous ne faisons pas la distinction, ils ont un accent de vérité — et c’est un phénomène dangereux.54

Note de bas de page 55 :

 S. Lloyd-Bostock, op. cit., p. 8, à propos de E.F. Loftus et J. Messo, « Some Facts about “Weapon Focus” », in Law and Human Behavior, 11, 1987, pp. 55-62. Cf. aussi B.S. Jackson, Making Sense in Law, op. cit., pp. 365-366.

Ne serait-ce que sur ce point, les études psychologiques justifient mon insistance concernant la narrativisation de la pragmatique. Dans la sélection des éléments qui font sens, le point de vue de celui qui perçoit joue un rôle crucial. La « saillance » d’un élément — sa pertinence narrative, sa portée signifiante — sert souvent de critère de sélection dès le stade même de la perception. Lorsqu’elles ne présentent rien de saillant, les choses que nous voyons fréquemment passent en général inaperçues. Ce qu’on appelle la « focalisation sur les armes » (weapon focus) fournit à cet égard un exemple intéressant. Les témoins d’un vol à main armée — en particulier lorsqu’ils sont eux-mêmes menacés par l’homme armé — sont souvent dans l’incapacité d’identifier l’homme qui les a menacés, même s’ils ont très bien vu son visage. Leur regard se fixe en effet sur l’arme, objet qui, en tout cas au moment du vol, est beaucoup plus saillant que le visage de l’homme armé55. Mais cette saillance relève de l’observateur et non de ce qui est observé. Et au stade de la perception initiale il n’y a aucune distance, ni temporelle ni d’aucun autre ordre, entre l’observateur (l’énonciateur visuel) et ce qui est observé (l’énoncé visuel). Je ne pense pas qu’il y ait une raison conceptuelle de réduire le rôle de la pragmatique lorsque cette distance s’accroît — bien que, dans le contexte juridique, il faille clairement distinguer la pragmatique du Sujet de l’action et celle du Sujet de la sanction (ou reconnaissance).

3.2. L’interaction dans le tribunal

Note de bas de page 56 :

 Cf., ibid., chap.11.

Note de bas de page 57 :

 Cf. ibid., pp. 398-402, sur Y. Maley et R. Fahey, « Presenting the Evidence : Constructions of Reality in Court », IJSL/RISJ, IV, 10, 1991, pp. 3-17 (voir p. 7). De plus, le façonnage initial du récit est confié (sans contestation possible à ce stade) à des avocats dans leur exposition des faits. Cf. B.S. Jackson, Making Sense in Law, p. 398, où est relevé ce conseil fourni par un manuel pour les praticiens : « Le récit doit toujours être clair et ordonné. Il doit aussi susciter l’intérêt en racontant l’histoire de manière vivante et imaginative et faire valoir le caractère et le comportement émotionnel des principaux acteurs » (J. Munkman, The Technique of Advocacy, Londres, Butterworths, 1991, p. 144).

Note de bas de page 58 :

 Le mot recognition est utilisé en philosophie du droit (cf. les règles secondaires de « reconnaissance » du système juridique de Hart), celui de sanction par la sémiotique greimassienne. Cf. Semiotics and Legal Theory, op. cit., respectivement pp. 6-7 et 69-73, et 134 pour la comparaison. Du côté sémiotique, sur l’« épreuve glorifiante » et la « sanction », cf. ibid., p. 70, avec référence à J. Calloud, « A Few Comments on Structural Semiotics » (Semeia, 15, 1979, p. 62 sq.) : « …la trajectoire qui explore à leur maximum les potentialités de la structure narrative comportent quatre phases ou étapes : la manipulation, la compétence, la performance, la reconnaissance ». Par la reconnaissance-sanction, le Destinateur fixe le sens de la performance (non performance, bonne performance, mauvaise performance, etc.) accomplie par le sujet (cf. Making Sense in Law, op. cit., p. 146).

Note de bas de page 59 :

 Voir aussi Making Sense in Law, op. cit., pp. 402-404.

L’interaction entre avocat et témoin pendant les phases d’interrogatoire et de contre-interrogatoire au cours d’un procès se déroulant selon la tradition du common law se prête on ne peut mieux à une analyse en termes de syntaxe actantielle56. L’avocat peut intervenir tantôt comme adjuvant, dans la phase d’interrogatoire principal (examination-in-chief) tantôt, dans le contre-interrogatoire (cross-examination), à titre d’opposant. Mais l’analyse sémiotique ne devrait pas porter uniquement sur la manière dont le témoin cherche à surmonter l’épreuve et à développer un faire persuasif. Porter l’attention sur la narrativisation de la pragmatique amène à constater que l’avocat, lui aussi, est l’actant sujet d’un programme narratif — d’un programme en l’occurrence destiné à le faire progresser dans sa carrière professionnelle : non seulement il doit remporter la bataille face à ses opposants à lui, à savoir les témoins de la partie adverse, mais même au stade de l’interrogatoire principal, celui où les questions s’adressent à un témoin favorable à la partie qu’il défend, il lui faut résoudre des problèmes concernant le style d’interrogation. Une distinction a été établie entre deux types de questions, les unes visant le recueil d’« informations », les autres l’obtention de « confirmations ». Dans le premier cas, le témoin est invité à fournir verbalement sa version des faits ; dans le second, c’est l’avocat qui assume cette fonction et il demande simplement au témoin de confirmer par oui ou par non. Ces deux types de questions constituent des actes de langage très dissemblables. Les questions visant une confirmation permettent en réalité à l’avocat de se substituer au témoin dans le rôle de pourvoyeur effectif de la preuve, en pleine contradiction avec toute la théorie du droit. Dans les termes de Maley et Fahey, ce type de questions permet à l’avocat « d’assumer le rôle de narrateur devant la cour »57. Qui plus est, les réactions de l’avocat (y compris son langage corporel et le ton de sa voix) aux réponses données par le témoin — non seulement à leur contenu mais aussi à la manière dont elles sont énoncées — équivalent à une forme subtile de « reconnaissance », autrement dit de sanction58, sans doute d’ailleurs d’autant plus puissante face aux jurés lorsqu’elle s’exprime d’une manière en apparence indirecte59.

3.3. Le résumé produit par le juge

Note de bas de page 60 :

 Cf. ibid., pp. 426-439 et surtout B.S. Jackson, « Some Semiotic Features of a Judicial Summing-Up in an English Criminal Trial : R. v. Biezanek », IJSL/RISJ, VII, 20, 1994, pp. 201-224.

Note de bas de page 61 :

 Greimas désigne comme « groupes sémiotiques » des groupes dont les membres possèdent en commun une compétence propre, relative à la production et à réception d’un type déterminé de discours. Cf. A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 53, et ma discussion de l’application de cette notion au contexte du droit in Semiotics and Legal Theory, op. cit., pp. 284-287. Dans Making Sense in Law, op. cit., pp. 93-98, je la mets en rapport avec les propositions des sociolinguistes concernant les communautés de discours et les langages professionnels.

En Angleterre, dans un procès avec jury, avant que les jurés ne se retirent pour délibérer, le juge leur présente un » résumé », souvent long, portant à la fois sur les preuves, sur le droit et sur le rôle du jury. L’un d’entre eux, que j’ai analysé et qui avait demandé plusieurs heures d’exposition (avec une suspension nocturne), s’étale sur 76 pages de procès-verbal, environ 20000 mots — presque la longueur du présent essai60 ! J’en ai retenu onze paragraphes pour analyse, dont un passage sur le rôle du jury et un autre sur la nature du droit à appliquer à l’affaire considérée. Quelle que soit la familiarité du juge avec la tâche à accomplir, il rencontre nécessairement un problème de communication entre « groupes sémiotiques » : à la différence des avocats, le jury est en général composé de personnes extérieures aux professions juridiques, sans expérience préalable de cette forme de communication61. Et de son côté, le juge est peu au fait de tout ce qui, sur le plan linguistique et discursif, risque de biaiser la réception de ses propos : la distinction entre communication et signification ; le degré auquel un conseil non-obligatoire peut être mal interprété lorsqu’un tel acte de langage intervient dans un contexte nettement hiérarchique ; le recours à des exemples narratifs qui véhiculent des modalités non-juridiques tout en illustrant des propositions juridiques. Je concluais en ces termes : « Juges ou avocats, les hommes de loi pensent qu’ils sont formés au langage juridique et que c’est ce qui les distingue de ceux qui ne sont pas du métier. En fait, des exemples comme ceux-ci montrent l’étroitesse du savoir linguistique spécialisé qu’ils possèdent. Ils sont formés aux concepts juridiques et aux termes abstraits qui expriment ces concepts juridiques mais n’ont reçu de formation ni en grammaire, ni en stylistique ni en analyse du discours (et encore moins, dans la généralité des cas, en psychologie ou en sémiotique). Pourtant, c’est à ces niveaux-là que, très fréquemment, se situent les composantes essentielles de la construction du sens ».

3.4. La narrativité dans le verdict et sa motivation

Note de bas de page 62 :

 H.C. 72/62. La Cour Suprême d’Israël siégeait comme Cour Supérieure de Justice.

La motivation de la décision est souvent un texte encore plus long, conçu en premier lieu à l’attention de la profession juridique et fréquemment mis d’abord en circulation à l’état de projet parmi les juges qui ont à statuer sur le cas, en vue d’obtenir leur soutien. Il a de ce point de vue une fonction rhétorique, en particulier lorsqu’il s’agit de cas controversés et particulièrement remarqués. L’affaire Oswald Rufeisen vs Minister of the Interior (souvent appelée le cas « frère Daniel »), qui remonta jusqu’à la Cour Suprême de l’Etat d’Israël, en est un bon exemple62. Le demandeur, Oswald Rufeisen, né en Pologne de parents juifs, élevé comme un enfant juif, avait pendant son adolescence été un membre actif d’un mouvement de jeunesse sioniste. Lors de l’occupation de la Pologne par l’Allemagne, il réussit à infiltrer un poste de police allemand et put faire passer des informations à la population juive locale, sauvant ainsi quelques-uns de la déportation et du pire. Puis il s’était enfui dans la forêt et avait rejoint un groupe de partisans russes. Il arriva alors qu’il dut à un moment se réfugier dans un petit couvent de religieuses catholiques. Là, il se convertit au catholicisme tout en continuant à se considérer comme juif. Après la guerre, il resta fidèle à son projet d’émigrer en Israël où il arriva finalement en 1958, revendiquant le droit à la nationalité israélienne au titre de la Loi du Retour de 1950. A une majorité de quatre contre un, la Cour Suprême d’Israël rejeta sa prétention tout en lui permettant d’entrer et d’obtenir en définitive la nationalité par naturalisation.

Note de bas de page 63 :

 B.S. Jackson, « Who is a Jew ? : Some Semiotic Observations on a Judgment of the Israel Supreme Court », IJSL/RISJ, VI, 17, 1993, pp. 115-146 (voir pp. 135-137). Cf. aussi id., Law, Fact, and Narrative Coherence, op. cit., pp. 94-97, pour un exemple da narrativisation judiciaire en droit anglais : Miller vs Jackson [1973] 3 All E.R., pp. 338-341. Mes commentaires se fondent sur la traduction officielle en anglais, inA.F. Landau (éd.), Selected Judgments of the Supreme Court of Israel, Jérusalem, Ministère de la Justice, 1971.

Pour illustrer l’application de certains points centraux de la démarche greimassienne que j’ai adoptée, je reproduis ici une partie de mon analyse de cette affaire63 :

Note de bas de page 64 :

 B.S. Jackson, « Semiotics and the Problem of Interpretation », op. cit., p. 98 sq., avec des exemples tirés du droit ancien et de la philosophie du droit moderne. Cf. aussi id., « Conscious and Unconscious Rationality in Law and Legal Theory », op. cit., pp. 291-294 ; version fr. : « Rationalité consciente et inconsciente dans la théorie du droit et la science juridique », op. cit. Le principe de la production de sens fondé sur de tels réseaux de catégories sémantiques homologables est très proche du fonctionnement des systèmes « semi-symboliques » (reliant des catégories de l’expression avec des oppositions sur le plan du contenu) reconnues par J.-M. Floch. Cf. Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, pp. 206-207.

Avant même de nous interroger sur les processus de construction du sens dans les motivations juridictionelles relatives à cette affaire, nous devons nous demander pourquoi elle faisait problème. Pourquoi a-t-elle paru constituer un « cas difficile » ? Cette apparence fait en l’occurrence partie intégrante du sens étant donné que, de fait, ce sens consiste précisément, en premier lieu, en l’apparence problématique de l’affaire en question. A quoi cela tient-il ? Dans des travaux antérieurs, j’ai cherché à répondre à cette question en mettant en évidence une série d’opérations, sur le plan du raisonnement implicite, portant sur des réseaux d’oppositions binaires associées entre elles. Supposons que A s’oppose à B, et Y à Z. Nous considèrerons ces deux paires d’oppositions comme associées (ou homologues) si, lorsque A est présent, nous nous attendons à l’apparition de Y plutôt que de Z, alors que si B est présent, c’est Z que nous attendons, et non Y. Quand de telles associations se réalisent, la situation qui les manifeste semble intuitivement limpide. Par contre, lorsqu’elles sont perturbées, nous avons un mélange de catégories qui génère confusion et difficulté64.

Note de bas de page 65 :

 Ce que les sémioticiens « parisiens » appelleraient aujourd’hui la praxis énonciative. Cf. notamment A.M. Lorusso, « Normativité et subjectivité, à partir de Greimas », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 66 :

 Bien entendu, cette évaluation est le fait d’un groupe sémiotique particulier : je présuppose ici le groupe sémiotique composé des juifs israéliens.

Ces oppositions binaires relèvent de ce que j’en suis venu par la suite à appeler (à l’instar d’autres sémioticiens greimassiens) le niveau « thématique », celui des stéréotypes narratifs constitutifs d’une forme de savoir social qui fonctionne comme un ensemble de structures de compréhension pour de nouvelles constructions discursives65. Si une histoire qu’on raconte est trop mal ajustée par rapport à une typification narrative existante, ceci tend à créer une difficulté pour la construction du sens et à produire, précisément, l’effet de sens « problématique ». C’est bien le cas avec le récit du frère Daniel : surdéterminé par des éléments empruntés à différents stéréotypes narratifs, il fait entrer en conflit les formes de reconnaissance — les évaluations sociales tacites — opposées qui accompagnent respectivement chacun desdits stéréotypes. Tout commence par le récit banal d’un jeune juif qui cherche à réaliser son idéal sioniste (évaluation sociale tacite : sympathie, compréhension66), puis on passe à l’histoire tout à fait remarquable d’un héros de guerre (évaluation sociale tacite : admiration), et enfin à celle d’un juif (d’un déserteur) qui se convertit au christianisme (évaluation sociale tacite : désapprobation, et pour certains, dégoût). Pour que tout cela fasse sens, il faut ou bien sélectionner et privilégier certains aspects du récit en en oblitérant d’autres, ou bien créer une nouvelle synthèse, et avec elle une nouvelle évaluation. Il vaut la peine de relever le fait que pour décrire la « difficulté psychologique » qu’il éprouvait face à ce cas, le juge Silberg s’est exprimé en termes de conflit d’évaluations :

(…). Nous ne devons pas permettre que notre sentiment de profonde sympathie et de reconnaissance nous induise en erreur. Un tel sentiment ne saurait justifier que nous profanions le concept de « juif », à la fois comme nom et comme signification.

La sympathie et la reconnaissance sont ici placées en opposition au sentiment de profanation. De fait, le héros et le déserteur ne se trouvent pas « normalement » réunis en une seule et même personne.

Les différences de positions qui séparaient la majorité et la minorité de la cour relativement à la possibilité ou non de considérer comme encore juif un juif converti au christianisme dépendaient de la question de savoir si on considérait les termes « juif » et « chrétien » comme des contraires à l’intérieur d’un carré sémiotique, ou si on admettait d’autres possibilités (conformément à la logique de Blanché). Mais à la vérité, les divergences entre les juges allaient au-delà de leur conception du « juif ». Elles touchaient à la nature juive de l’Etat lui-même. Fallait-il considérer l’Etat juif simplement comme une continuation de l’expérience de la diaspora (en conservant la tradition sur un mode défensif), ou bien comme annonçant une renaissance, un nouveau départ ? J’ai suggéré que cette dernière question reflète des différences dans la construction de la relation entre le passé et l’avenir et qu’elles pourraient aussi être analysées en termes soit du carré, soit de l’hexagone, soit des deux.

Le juge Haïm Cohn (minoritaire) conclut son argumentation en reliant ces deux problèmes en termes narratifs :

Aux portes de la patrie que, selon ladite Déclaration [la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël], « l’Etat tiendra grand’ouvertes à tout juif », le demandeur frappe aujourd’hui et déclare : « Je suis juif, laissez-moi entrer ! » Et le ministre de l’Intérieur qui a charge de l’application de la Loi du Retour refuse d’entendre le demandeur en raison de la robe et de la croix qu’il porte en tant que prêtre catholique et de sa propre déclaration que sa foi est celle des Gentils. S’il avait replié sa robe, caché sa croix et dissimulé sa foi, les portes lui auraient été grand’ouvertes sans réticence. Mais il a choisi de venir tel qu’il est, ouvertement et sans ruse, et il trouve les portes verrouillées.

Il est difficile de ne pas se rappeler ces juifs qui, loyaux envers leur foi ancestrale, revêtaient extérieurement le costume de la religion chrétienne afin de pouvoir demeurer dans les pays qu’ils aimaient et continuer d’y récolter le fruit de leur labeur. Ils criaient bien haut : « Nous sommes chrétiens, ouvrez-nous les portes ! » S’ils avaient révélé qui ils étaient véritablement et confessé leur dévotion à la religion d’Israël, toutes les portes se seraient fermées devant eux.

Ceci n’est pas simplement une présentation figurative de la construction sémiotique de l’identité du frère Daniel au moment du récit où il se présente au port d’entrée. L’opposition entre, d’un côté, son ouverture et son intégrité et, de l’autre, l’hypothèse qu’il aurait pu réussir s’il avait dissimulé son habit, sa croix, etc. renvoie directement à l’argument précédent concernant le changement de valeurs qui sépare le juif de la diaspora et le juif de l’Etat d’Israël. Le premier, comme le montre le juge Cohn, avait à cacher, à dissimuler pour survivre. Mais maintenant, argumente-t-il, pour nous les juifs libres de l’Etat d’Israël, une telle dissimulation n’est plus nécessaire. Célébrons et apprécions à présent notre capacité à nous exprimer nous-mêmes ouvertement et, pareillement, ne refusons pas cette capacité à notre frère, le frère Daniel :

Note de bas de page 67 :

 Citation de la Déclaration d’indépendance d’Israël (officiellement, « Déclaration de l’établissement de l’Etat d’Israël »).

Les temps ont changé et la roue a effectué une révolution complète. Vient maintenant vers l’Etat d’Israël un homme qui considère Israël comme sa mère patrie et désire ardemment accéder à la plénitude à l’intérieur de ses frontières. Mais il est de religion chrétienne. Allons-nous en conséquence fermer les portes devant lui ? Que la roue de l’histoire ait tourné exige-t-il vraiment que nous appliquions le principe de réciprocité de traitement ? L’Etat d’Israël « fondé sur la liberté, la justice et la paix tel que l’ont envisagé les prophètes d’Israël »67, doit-il agir envers ses habitants et ceux qui reviennent comme l’avaient fait les mauvais gouvernants de royaumes catholiques par le passé ?

La métaphore de l’ouverture et de la fermeture des portes va au-delà de l’évocation des symboles visuels de l’entrée ou du refus de l’entrée. C’est aussi un symbole de l’ouverture ou de la fermeture d’esprit de la tradition juive elle-même, comme le suggère ici le rejet du principe de réciprocité de traitement en termes de « mesure pour mesure ». L’argument est étayé par une citation d’Isaïe (et son interprétation rabbinique) :

Telle était la vision des prophètes d’Israël : « Ouvrez les portes ! Qu’un peuple juste y entre, celui qui garde la foi » (Isaïe, XXVI, 2). Isaïe parle des justes parmi les gentils et non des prêtres, des lévites ou du peuple d’Israël. Le Dieu Tout-Puissant ne disqualifie personne ; tous sont acceptables pour Lui ; les portes sont toujours ouvertes et quiconque le souhaite peut entrer (Sifra, Aharei Mot ; Shmot Raba, ch. 17).

En résumé, l’ouverture des portes et celle des valeurs prophétiques, revivifiées, de la culture religieuse juive demandent que toute personne qui se présente « de bonne foi » comme juive puisse être enregistrée comme telle et se voir conférer, à ce titre, le droit à l’immigration. La bonne foi du demandeur est l’image en miroir de l’ouverture maintenant requise de la tradition religieuse juive.

3.5. Le jury : récit dans le procès et récit du procès

Note de bas de page 68 :

 Cf. § 2.1.

Pour les raisons indiquées plus haut, l’analyse du procès m’a conduit à distinguer deux ensembles de narrations : d’un côté, le récit dans le procès, sur lequel se prononcera le jugement, de l’autre, le récit du procès, et en particulier, des affrontements entre les parties prenantes68. Dans le chapitre 12 de Making Sense in Law, qui fait état de mes recherches sur le jury, j’ai largement développé les implications sémiotiques des travaux des psychologues du droit sur le comportement des jurés, y compris leur perception et leur mémorisation des instructions du juge, ainsi que sur le développement narratif de ce qui se passe réellement dans la salle des délibérations (autre exemple de narrativisation de la pragmatique).

Note de bas de page 69 :

 Cf. Making Sense in Law, op. cit., pp. 452-454, à propos du livre de R. Hastie, S. Penrod et N. Pennington, Inside the Jury, Cambridge MA, Harvard University Press, 1983, p. 163 sq.

Note de bas de page 70 :

 Cf. aussi B.S. Jackson, ibid., pp. 458-465.

Parmi les aspects mis en lumière dans ces premières recherches, outre des considérations relatives à la sélection d’un leader à la tête d’un jury (qui, très souvent, se trouve en fait être la première personne à prendre la parole, en particulier pour poser la question : qui devrait être le chef du jury ?), figurait une distinction entre délibération axée sur le verdict et délibération axée sur les preuves. La première commence par un sondage permettant de voir s’il y a d’emblée unanimité (l’espoir étant d’arriver à une décision rapide). La seconde implique un examen des preuves avant que quiconque ne s’engage sur un jugement personnel69. Car le fait de s’engager immédiatement crée, ou créerait à lui seul une autre dynamique, étant donné qu’un juré qui a investi sa crédibilité personnelle en exprimant un jugement peut se sentir obligé de le défendre ensuite quoi qu’il arrive. Cette dimension potentiellement conflictuelle de l’interaction entre jurés est nettement ressortie lors d’une expérience faite avec un jury fantôme dans le cadre de la Liverpool Crown Court, dont un compte rendu a été préparé pour être montré à la télévision sous le titre Inside the Jury (A l’intérieur du jury)70. L’affaire portait sur deux accusations d’attaques contre la police. De nombreux passages des débats illustrent le rôle des typifications narratives de l’action, à la fois à l’appui de points de vue particuliers et, lorsqu’elles sont utilisées de manière ironique, contre eux. En outre, la discussion comporte des commentaires narratifs relatifs au comportement oratoire (à la tactique énonciative) de certains des participants (une fois de plus, une narrativisation de la pragmatique). Le sens alors attribué aux énonciations des uns et des autres est construit par comparaison avec des typifications narratives de la conduite oratoire, en même temps qu’en référence à des présupposés narratifs censés expliquer pourquoi les gens émettent certains genres d’énonciations typiques dans des situations types :

Pourquoi un médecin sortirait-il une telle affirmation ? Parce que c’est un chirurgien de la police. Il est de leur côté, c’est clair.

Et il en va de même pour le comportement oratoire dans la salle des délibérations. Les arguments sont personnalisés : ce qui est recherché, ce n’est pas tant d’arriver à la vérité que d’avoir le dessus dans l’argumentation :

Puis-je dire seulement une chose ? Là, je parle aux gens qui pensent que ce gars n’est pas coupable. Je n’ai pas entendu un seul argument, d’aucun d’entre vous, qui ferait bouger d’un pouce mon jugement. Rien.

Et pour ce faire, des stéréotypes sont encore invoqués :

Juré A — Puis-je faire remarquer que les quatre personnes qui le jugent coupable sont toutes des hommes d’âge plus ou moins mûr.
Juré B — Mais nous avons ici quelques dames d’âge mûr !
Juré A — S’il vous plaît, les personnes qui le jugent non coupable sont des femmes d’âge mûr associées avec tous les jeunes.
Juré C — Nous les femmes n’avons pas l’intelligence pour saisir votre raisonnement, c’est ce que vous essayez de nous dire. Les quatre hommes d’âge mûr savent ce dont ils parlent, mais nous, nous les femmes et eux les jeunes, nous n’avons rien compris !

Note de bas de page 71 :

 Je me suis d’abord occupé du problème de la vérité dans B.S. Jackson, « Bentham, Truth and the Semiotics of Law », in M.D.A. Freeman (éd.), Legal Theory at the End of the Millennium, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 493-531 (Current Legal Problems, 51) ; tr. port., « Bentham, verdade e Semiótica jurídica », in A. Silva Dias et al. (éds.), Liber Amicorum de José de Sousa e Brito. Estudios de Direito e Filosofia, Coimbra, Amedina, 2009, pp. 133-160. Cf. aussi E. Landowski, « Sincérité, confiance et intersubjectivité », La Société réfléchie, op. cit., pp. 202-217 et id., « Vérité et véridiction en droit », Droit et Société, 8, 1988, pp. 45-60 ; tr. angl., « Truth and Verediction in Law », IJSL/RISJ, II, 4, 1989, pp. 29-47.

Ce n’est là qu’une manifestation parmi d’autres d’une stratégie épistémique commune : plutôt que de chercher à examiner la vérité d’une proposition, on s’appuie sur la crédibilité de la source (ou on tente de la nier), et cette crédibilité est elle-même fréquemment construite en termes de stéréotypes ou de typifications narratives de ce que doit être un discours fiable — ou, mieux, un orateur fiable71.

Il vaut la peine de se demander comment le jury sait quelle doit être sa conduite dans une salle de délibérations. La plupart des jurés ne seront appelés à exercer une telle fonction qu’une fois dans leur vie. Ils ne peuvent donc pas s’appuyer sur une expérience antérieure. Ils ont bien sûr une certaine connaissance narrativisée de la manière dont les jurys se comportent de façon typique, en particulier à partir d’émissions télévisées et de films. Mais il y a lieu de soupçonner que ces typifications narratives s’accompagnent, dans l’esprit des jurés (qu’ils en aient ou non conscience), d’un sentiment d’irréalité, de fiction et de dramatisation qui tend à réduire l’influence qu’elles peuvent avoir sur leur comportement effectif. Partons donc du présupposé que les membres du jury dont il est ici question se sont retrouvés en terra incognita. Il est à supposer qu’en ce cas, faute de typification narrative à leur disposition pour ce qui concerne une délibération entre jurés, ils s’en sont remis au savoir social que chacun d’entre eux était susceptible de posséder relativement à des formes de prise de décision collective dans d’autres contextes. Ces diverses formes font partie du stock des typifications narratives de l’action pragmatique. On peut par exemple s’attendre à ce qu’un chef d’entreprise ait intérioriséles formes de comportement de rigueur dans les discussions d’un conseil d’administration, un responsable syndical (il y en avait un dans ce jury fantôme) celles propres à une réunion syndicale, un universitaire celles qui conviennent dans un séminaire de recherche, tandis que ceux dont la culture professionnelle n’implique pas de prise de décision collective auraient pu trouver d’autres modèles en dehors de tels cadres. La discussion effectivement enregistrée dans le cas présent donne l’impression que pour bon nombre de jurés le modèle le plus proche a été celui de la discussion au pub devant le match de football de l’après-midi. C’est du moins ce que paraissent indiquer les fréquentes coupures de parole, le fort degré d’investissement de la crédibilité personnelle et l’affiliation de chacun à un camp.

Un des jurés, se sentant acculé en tant que membre de la minorité (en faveur de la condamnation), offre un compromis :

Bon, Raymond, est-ce que je peux te proposer quelque chose ? A ce que je vois, on ne connaîtra jamais avec certitude la vérité à propos... à propos de cette nuit. Je crois que finalement, finalement tout bien pesé, il faut que ça se termine par un tirage au sort honorable. Alors je dirais coupable pour une des accusations, pas coupable pour l’autre. Comme ça, tout le monde s’en tire à son honneur.

3.6. Le verdict pénal

Note de bas de page 72 :

 Cf. Semiotics and Legal Theory, op. cit., pp. 35-41.

Note de bas de page 73 :

 Making Sense in Law, op. cit., pp. 26-30. Cette étude a été étendue, à la fois sémiotiquement (en faisant usage du carré et de l’hexagone) et dans une direction philosophique, dans « Truth or Proof ? The Criminal Verdict », IJSL/RISJ, XI, 33, 1998, pp. 227-273, où est aussi illustrée l’importance de la narrativisation de la pragmatique.

En Angleterre, à l’issue d’un procès criminel, deux verdicts sont possibles : « coupable » ou « non coupable ». En Ecosse, par contre, s’offrent trois possibilités : » coupable », « non coupable », « non prouvé ». La différence entre les deux systèmes a été mise en lumière en 1994 dans une critique du verdict anglais « non coupable » par un juge de rang élevé, à la retraite, Lord Donaldson, qui lui reprochait d’être trompeur. Le profane peut en effet être enclin à interpréter « non coupable » comme le contraire de « coupable », c’est-à-dire « innocent », et non comme le contradictoire de ce que signifie « coupable » pour un juriste, à savoir « non coupable ». Le problème se traduit facilement en termes sémiotiques72. Le non professionnel cherche ce qui, dans le langage ordinaire, s’oppose conventionnellement à « coupable », et il trouve « innocent ». Par rapport à cette démarche, le discours de la profession se démarque sur deux points. Tout d’abord, il investit « innocent » non pas de la modalité du « fait » mais de la modalité de la « preuve », ce qui reflète la focalisation plus générale du professionnel sur le récit du procès (où la question est de savoir qui gagne) plutôt que sur le récit dans le procès (qui traite de ce qui s’est réellement passé). Ensuite, le professionnel adopte non pas le contraire de « (prouvé)-coupable » — c’est-à-dire dont la culpabilité a été prouvée — mais son contradictoire le « non-(prouvé)-coupable — autrement dit, dont la culpabilité n’a pas été prouvée —, ce qui laisse ouvertes encore deux possibilités logiques : s’il n’a pas été prouvé que le défendeur était coupable, c’est ou bien parce qu’il est de fait innocent, ou bien parce que, bien qu’il soit en réalité coupable, la preuve à des fins juridiques n’en a pas été suffisamment apportée73.

4. Spécificité du droit religieux ?

Note de bas de page 74 :

 B.S. Jackson, Studies in the Semiotics of Biblical Law, Sheffield, Sheffield Academic Press, 2000 (JSOT Supplement Series, 314).

Note de bas de page 75 :

 Studies in the Semiotics of Biblical Law, op.cit., pp. 31-41, et chapitre 4,où ces théories sont utilisées en particulier dans une discussion portant sur l’évolution diachronique de la façon d’écrire le droit dans la Bible. Cf. aussi id., « Historical Aspects of Legal Drafting in the Light of Modern Theories of Cognitive Development », International Journal of Law and Psychiatry, 3, 1980, pp. 349-369 ; et id., « Legal Drafting in the Ancient Near East in the Light of Modern Theories of Cognitive Development », in Mélanges à la mémoire de Marcel-Henri Prévost, Paris, P.U.F., 1982, pp. 49-66.

Pour pouvoir concentrer mes activités sur le droit juif, je suis passé en 1997 de la Faculté de droit de l’université de Liverpool au Centre d’Etudes Juives du Département d’Etudes Religieuses et de Théologie de l’université de Manchester. A l’époque, je pensais que je n’avais plus rien à dire concernant le droit séculier et je n’envisageais pas de contribuer davantage à la sémiotique du droit. Cependant, mes travaux sur le droit juif (ancien comme moderne) m’ont permis à la fois i) d’utiliser la sémiotique (prise dans un sens large) comme outil particulièrement adapté pour l’identification des anachronismes dans les travaux modernes en histoire du droit juif ; ii) de fournir un contexte différent qui enrichit la compréhension du droit (séculier) moderne ; et iii) d’explorer de nouvelles applications possibles de la méthode sémiotique. En 2000, j’ai publié un livre intitulé Studies in the Semiotics of Biblical Law74, dans lequel je me suis servi de deux modèles, le premier, synchronique, fondé principalement sur la théorie de Greimas, le second, diachronique, appuyé sur les théories du développement cognitif75, le tout pour traiter nombre de divers problèmes sémiotiques soulevés par les textes bibliques.

Note de bas de page 76 :

 J. Piaget, Le structuralisme, Paris, P.U.F., 1968. Cf. aussi B.S. Jackson, « Piaget, Kohlberg and Habermas : Psychological and Communicational Approaches to Legal Theory », in V. Ferrari et C. Faralli (éds.), Laws and Rights, Milan, Giuffrè, 1993, II, pp. 571-592.

Note de bas de page 77 :

 L. Kohlberg (en collaboratiion avec K. Kauffman), « Theoretical Introduction to the Measurement of Moral Judgment », in A. Colby et L. Kohlberg, The Measurement of Moral Judgment, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, vol. 1, pp. 1-61.

Note de bas de page 78 :

 Walter Ong, Orality and Literacy, Londres et New York, Methuen, 1982, tr. fr., Oralité et écriture, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

Note de bas de page 79 :

 Basil Bernstein, Class, Codes and Control, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1971, 3 vol. ; tr. fr., Langage et classes sociales, codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975.

Note de bas de page 80 :

 Il traduit ce que Ong a appelé un « résidu oral ».

Les modèles diachroniques combinent deux traditions : d’une part, celle du développement cognitif de Piaget (qui a écrit, inter alia, un livre sur le structuralisme76) et de Kohlberg, qui a développé et appliqué cette théorie à la sphère du « développement moral »77 ; d’autre part, celle du travail de Walter Ong sur l’oralité et l’écriture78 et une application de cette approche par le spécialiste de l’éducation Basil Bernstein79. Ong a mis l’accent sur les caractéristiques cognitives qui différencient la communication orale de l’écrit. Bernstein a établi, comme on sait, une distinction entre deux formes de communication écrite : le code « restreint » et le code « élaboré ». Le premier, plus proche de l’oralité80, n’énonce pas le contenu complet des messages mais s’appuie sur un savoir social partagé par celui qui écrit et son lecteur ; dans le second au contraire, tout est soigneusement formulé : on comprend ainsi qu’il en soit souvent fait usage dans des contextes sociaux où il n’y a pas de coopération (et qu’en conséquence il soit particulièrement adapté pour l’étude de certaines formes de droit).

Note de bas de page 81 :

 Le terme torah signifie « enseignement » plutôt que « loi » ; j’ai défendu l’idée que les lois entretiennent de fortes affinités avec la tradition de la « sagesse » biblique. Cf. B.S. Jackson, Wisdom-Laws : A Study of the Mishpatim of Exodus 21, 1-22, 16, Oxford, Oxford University Press, 2006.

Note de bas de page 82 :

 Sur ce point, voir aussi infra, § 4.6.

L’étude du droit juif ancien soulève des problèmes conceptuels et méthodologiques particuliers qui peuvent a priori sembler tout à fait différents de ceux que pose le droit moderne. Le texte de base, la Bible, a certes peu de ressemblances avec un document juridique moderne quel qu’il soit. Les prescriptions juridiques, qu’on trouve surtout dans le Pentateuque, s’enracinent dans une narration plus large et ceux qui les étudient rencontrent une grande difficulté pour déterminer avec assurance leur auteur, leur autorité et leur datation. Elles ne prétendent pas être le droit applicable d’un Etat mais sont présentées comme des révélations (ou des enseignements)81 d’origine divine à propos de ce que le droit doit être dans ce contexte. Elles consistent dans une large mesure en des règles individualisées et concrètes plutôt qu’en des concepts et des institutions juridiques82.

Note de bas de page 83 :

 Ou mishpat ivri, par opposition à la dénomination traditionnelle, halakhah, « le chemin ».

Note de bas de page 84 :

 Avec pour objectif de faciliter son incorporation dans le droit de l’Etat (séculier) d’Israël.

Note de bas de page 85 :

 La distinction a été proposée entre une « sémiotique juridique » s’attachant à étudier la manière dont la syntaxe fondamentale (hypothétiquement universelle) des structures élémentaires de la signification s’applique à la sphère des normes, et une « sémiotique du droit » consacrée à l’analyse des formes de mise en œuvre de cette syntaxe dans des systèmes de droit positif, là où il en existe. Cf. E. Landowski, La Société réfléchie, op. cit., pp. 79-81 ; tr. angl., IJSL/RISJ, I, 1, 1988, pp. 82-86.

Note de bas de page 86 :

 Cf. B.S. Jackson, « Constructing a Theory of Halakhah », § 3.4, pp. 17-18 (http://jewishlawassociation.org/resources.htm). Pour une observation similaire à propos de l’éventail des modalités dans le contexte islamique, cf. M. Hammad, « Du croire en langue arabe », Actes Sémiotiques, 119, 2016 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5660).

Quand nous nous tournons vers les sources rabbiniques, qui débutent à peu près au IIIe siècle de l’ère chrétienne et se perpétuent jusqu’aujourd’hui, nous découvrons une conceptualisation et une systématisation croissantes, ce qui a poussé les spécialistes modernes à parler de « droit hébreu »83 et à le modeler, tout à fait délibérément, sur les structures du droit séculier moderne84. J’ai pour ma part cherché à montrer que cette approche est erronée, et j’y reviendrai (infra4.7). Le fait qu’il n’existe pas de concept univoque et universel du « droit » ne surprendra sans doute aucun sémioticien. A défaut, notre tâche véritable est d’analyser la construction du sens d’une classe de phénomènes particuliers qui, dans toutes les cultures, sont conventionnellement considérés comme d’ordre « juridique », tout en admettant la possibilité que d’un discours à un autre le sens de ce « juridique » ne soit pas identique et ne constitue donc pas une unité85. Nous devons tout spécialement examiner comment l’autorité est construite et reconnue, ainsi que les modalités de la reconnaissance portant sur les formes particulières de comportement dont traite la tradition. J’ai observé que le droit juif, de même que le droit islamique, se distingue du droit moderne séculier notamment en ce que ce dernier limite à seulement trois les modalités dont relèvent les conduites : l’« obligatoire » (ou prescrit), le « permis » et l’« interdit » (trois modalités déontiques reconnues par la logique juridique), alors que le droit juif et le droit islamique (ce dernier plus systématiquement) reconnaissent aussi les modalités du « recommandé » (encouraged) et du « déconseillé » (discouraged), incorporant ainsi à l’intérieur du « droit » des normes qu’un juriste positiviste (séculier) moderne exclurait en tant que « morales » ou « éthiques »86.

4. 1. La médiation en droit biblique

Note de bas de page 87 :

 En 2016, j’ai été invité à participer à un colloque international intitulé « Mediation and Immediacy. The Semiotic Turn in the Study of Religion », organisé à Turin par Massimo Leone, Robert Yelle et Jennifer Ponzo (auxquels j’exprime ma gratitude pour leur implication vis-à-vis de mon travail). En conclusion de cette rencontre, Leone notait que nous (tout au moins en tant que chercheurs) n’avons pas d’accès direct à une expérience religieuse immédiate et qu’il nous faut nous appuyer sur une information rapportée (remarque qui a semblé faire l’objet d’un très large accord). Cf. B.S. Jackson, « Mediation and Immediacy in the Jewish Legal Tradition », in actes du colloque (https://www.academia.edu/s/171e34ccfc,source =link, et http://ssrn. com/abstract =2800819).

Note de bas de page 88 :

 Cf. G.B. Sarfatti, « The Tablets of the Law as a Symbol of Judaism », in B.Z. Segal (éd.), The Ten Commandments in History and Tradition, Jérusalem, Magnes Press, 1990, p. 410 sq., citant Augustin in Migne, Patrologia Latina, III, p. 620 et 644.

Note de bas de page 89 :

 Cf. sur ce point Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., p. 51 sq. (en particulier p. 52, n. 17).

Note de bas de page 90 :

 Ce qui est tout à fait compatible avec l’explication historique courante, selon laquelle les alliances bibliques empruntent leur forme aux anciens traités, où loyauté et obéissance sont jurés en échange d’une protection.

Note de bas de page 91 :

 Dans mon commentaire originel de ce passage, je notais que cette phrase pouvait susciter une réponse du genre « Bien sûr ! Tout le monde le sait. Et alors ? » Mais ce n’est sans doute pas tout à fait juste. Même si les Israélites admettaient parfaitement que c’était YHWH qui les avait libérés d’Egypte, il pouvait ne pas aller de soi que celui en train de leur parler du haut de la montagne était le même Dieu.

Note de bas de page 92 :

 Sur la gamme des sentiments qui font l’objet de dispositions dans le Décalogue, cf. Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., p. 68 sq.

Dans la mesure où on considère le droit biblique comme une forme religieuse de droit trouvant son origine en Dieu, on peut se demander comment et par quelle médiation s’est traduite la volonté divine87. Par la parole, telle serait, pour beaucoup, la première réponse. Plus précisément, par des actes de langage ayant valeur d’ordres, tels les « Dix commandements ». « Commandements » est à vrai dire une traduction erronée : littéralement, le terme utilisé en hébreu signifie simplement « mots », ou, mieux peut-être dans ce contexte, « énoncés ». Mais de quel type d’actes de langage la phrase par laquelle commence le Décalogue relève-t-elle donc ? « Je suis le SEIGNEUR ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage » (Exode 20, 2) ? Doit-on y voir un acte de langage indirect ayant à la fois la forme d’un constat et une force illocutoire d’un ordre différent ? La tradition juive en fait le premier « mot » ; pour les chrétiens par contre, plutôt qu’un commandement indépendant, c’est l’introduction du commandement suivant, celui contre l’idolâtrie88. Mais posons le problème dans les termes de la linguistique moderne : cette phrase est-elle un simple acte d’assertion d’une vérité, ou bien s’agit-il d’un autre type d’acte de langage (indirect) ?89 Peut-être devrions-nous la comparer avec un énoncé tel que : » Je suis ton père ! », adressé par un père en colère à son petit enfant en réponse à un propos injurieux ou un comportement offensant, ou en relation avec la fixation de règles de conduite que l’enfant conteste. En toute rationalité, on pourrait aussi y voir la simple énonciation d’une raison d’obéir, mais ce serait insuffisant. L’énoncé vise en fait à susciter une impression, un sentiment et non pas seulement à dicter une conduite : c’est une demande de loyauté et de respect90. Si, comme il convient, nous envisageons cet acte de langage biblique dans son contexte narratif, la conclusion qui s’impose est à peu près la même : « Je suis le SEIGNEUR ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage » n’est pas seulement une assertion de vérité91. C’est surtout une exigence de loyauté — de cette loyauté que commande l’adhésion à l’alliance aux termes de laquelle Dieu a déjà apporté la preuve de son rôle de protecteur. Ainsi, l’exigence de croyance n’engage pas seulement la cognition mais aussi un état affectif : le sentiment de loyauté92.

Note de bas de page 93 :

 M. Sbisà et P. Fabbri, « Models ( ?) for a Pragmatic Analysis », Journal of Pragmatics, 4, 1981, pp. 301-319.

Cet exemple illustre la nécessité de ne pas considérer les actes de langage de façon isolée, comme si la forme linguistique déterminait automatiquement la nature de l’acte accompli par la parole. En la matière, M. Sbisà et P. Fabbri rejettent l’approche logique conçue uniquement en termes de conditions nécessaires et suffisantes et soutiennent que les actes de langage n’opèrent en pratique que moyennant l’utilisation et d’abord la négociation de ces conditions elles-mêmes dans des contextes d’interaction sociale particuliers93. S’agissant de la Bible, c’est le récit englobant qui fournit ce contexte. Un exemple d’acte de langage éminemment négocié (et d’inspiration divine) se trouve dans l’histoire de Suzanne et les vieillards (deux anciens juges), dans les Livres Apocryphes. Epouse d’un des chefs de la communauté juive en exil à Babylone, Suzanne est accusée d’adultère sur la base du faux témoignage de deux anciens dont elle a repoussé les manœuvres de chantage visant à obtenir ses faveurs. Ils témoignent l’avoir surprise en flagrant délit avec son amant ; ils auraient essayé d’arrêter le jeune homme mais il était trop fort pour eux et leur aurait échappé. Par déférence envers leur statut, l’assemblée les croit et condamne Suzanne à mort, en application de Deutéronome 22, 22. Suzanne proteste en clamant que Dieu connaît la fausseté de leur accusation.

Le Seigneur entendit sa voix. Tandis qu’on l’emmenait pour la faire périr, Dieu suscita l’esprit saint d’un tout jeune garçon nommé Daniel. Il cria d'une voix forte : « Je suis innocent du sang de celle-ci ! » Tout le peuple se tourna vers lui, et ils dirent : « Qu’est-ce que cette parole que tu as dite ? » Mais lui, debout au milieu d’eux, dit : « Etes-vous insensés à ce point, fils d’Israël ? Sans avoir fait d’enquête ni savoir ce qui est sûr, vous avez condamné une fille d’Israël. Retournez au tribunal, car ceux-ci ont porté un faux témoignage contre elle ». Tout le peuple s’en retourna en hâte, et les anciens dirent à Daniel : « Viens siéger au milieu de nous et expose-nous ta pensée, car Dieu t’a donné le privilège des anciens ». Daniel leur dit : « Séparez-les bien loin l’un de l'autre, et je vais les juger ». (TOB, Traduction œcuménique de la Bible, 1975)

Note de bas de page 94 :

 En grec, les noms de ces arbres donnent lieu à un subtil jeu de mots qui depuis les temps anciens jusqu’à nos jours a suscité de savants débats sur la langue originelle de ce récit. Cf. B.S. Jackson, « Susanna and the Singular History of Singular Witnesses », Acta Juridica, 1977, p. 38.

A l’un et l’autre, il demanda : « Sous quel arbre l’acte délictueux a-t-il été commis ? » Le premier répondit : « sous un lentisque », le second : « sous un chêne vert »94. A la lumière de cette contradiction dans les témoignages, l’assemblée acquitta immédiatement Suzanne et (plus problématiquement) se retourna contre ses deux accusateurs et les mit à mort en application de la loi de Moïse contre le témoignage malveillant (Deut. 19, 16-19).

Note de bas de page 95 :

 Sur le nom de Moïse donné (par la princesse égyptienne) dans Exode 2,10, cf. Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., p. 47 sq. ; sur celui de l’enfant de Ruth et Boaz (par les femmes du voisinage) dans Ruth 4, 17, cf. B.S. Jackson, « Acknowledgment and Recognition in Biblical Law », in Festschrift for Jacob Fleishman (à par.).

Note de bas de page 96 :

 Studies in the Semiotics of Biblical Law, op.cit., pp. 82-92 ; Wisdom-Laws, op. cit., pp. 29-35 et passim.

Nous sommes en droit de nous demander comment il a été possible à Daniel, en premier lieu, de faire que la cour se réunisse à nouveau. Pour que ce récit fasse sens, il faut que nous prenions nos distances par rapport à la connaissance privilégiée du narrateur, qui sait que Suzanne est en réalité innocente et qu’en réponse à son invocation, c’est Dieu qui a inspiré à Daniel d’intervenir à sa défense. Nous devons par suite nous demander comment Dieu a accompli ce tour d’adresse sémiotique : d’où Daniel tient-il l’autorité qui lui a permis de faire que la cour se réunisse à nouveau ? Si nous considérons qu’il s’agit là d’un acte de sommation, il faut alors reconstruire les conditions que présuppose sa réalisation, à savoir ce qui autorise Daniel à formuler une telle exigence. Rien n’indiquant à proprement parler que Daniel jouissait d’une quelconque autorité institutionnelle, tout se passe comme si les membres de la cour, à défaut de cette condition préalable, normalement nécessaire, avaient été disposés à se fier au ton de sa voix et à son don de persuasion. Cela revient à dire, en un mot, que les conditions préalables normales paraissent avoir été « négociées ». Et ce modèle se retrouve dans d’autres actes de langage, tels que donner un nom95. Il reflète à vrai dire la nature d’une grande partie du droit biblique qui a pour caractéristique le fait que l’auto-application et la négociation y prévalent sur l’application par un tiers officiel96.

Note de bas de page 97 :

 19,9 ; ou dans le feu, verset 19.

Mais la parole n’est pas le seul moyen de communication. L’accent est fortement mis aussi sur la vue. La première chose que nous lisons à propos de l’arrivée des Israélites au Sinaï est — à titre de prélude à ce qui est appelé l’« alliance sacerdotale » — le commandement de Dieu à Moïse de « dire au peuple d’Israël : Vous avez vu ce que j’ai fait aux Egyptiens » (Exode 19, 3-4). Il est vrai que ce qui est vu ici, ce n’est pas Dieu — ce sont ses actions (miraculeuses). Mais elles sont vues par le peuple tout entier. Le chapitre continue alors par une théophanie : le tonnerre, l’éclair et le son d’une corne (de bélier) (19,13). Dieu descend sur le sommet de la montagne et bien que le peuple ne puisse pas le voir directement (il est dans une nuée97), ils peuvent entendre sa voix (et sont dûment terrifiés). Puis, immédiatement après les Dix Commandements, nous lisons (20,14) :

Et tous virent les voix, les éclairs et le son de la trompette et la montagne en feu, et ils tremblèrent…

Note de bas de page 98 :

 Cf. N. Stahl, Law and Liminality in the Bible, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995, p. 53 ; B.S. Jackson, Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., p. 64 sq., citant R. Sekuler et R. Blake, Perception, New York, McGraw-Hill, 1990, 2e éd., p. 12 : « Supposez que vous puissiez dévier le nerf de votre œil et le relier à la partie de votre cerveau qui reçoit normalement ce qui entre par l’oreille. Supposez qu’en même temps vous puissiez dévier le nerf de votre oreille et le relier à la partie de votre cerveau qui reçoit normalement l’information visuelle. Imaginez maintenant qu’avec ce système nerveux révisé, vous soyez pris dans un orage. Vous entendriez l’éclair puis verriez un coup de tonnerre ».

Note de bas de page 99 :

 Les rêves sont aussi une forme de perception visuelle et leur interprétation est souvent considérée comme la médiation humaine d’une révélation divine. Pour un exemple, cf. infra § 4.4.

Note de bas de page 100 :

 Si les patriarches pouvaient rencontrer directement les anges (cf. J.W. Goll, Angelic Encounters, Engaging Help from Heaven, Lake Mary Florida, Charisma Media, 2013, pp. 162-163), ils n’avaient pas de contact visuel avec Dieu. Seul Moïse est dit avoir rencontré Dieu « face-à-face » (Exode 33, 11), « comme un homme qui parle à son ami ». Toutefois, plus loin dans le même chapitre, ce privilège lui est dénié : Moïse ne peut voir Dieu que « de dos » (verset 20). Jonathan Burnside (« The Hidden Face of the Law-Giver : Revelation and Concealment in the Giving of the Law at Sinai », à paraître dans un volume en l’honneur de Joseph Fleishman) cherche à résoudre la difficulté en ne prenant pas littéralement l’expression panim al panim (« face-à-face », Exode 33, 11) : « “face à face” renvoie simplement à une communication directe, sans médiation, entre deux parties. Cette modalité connote l’intimité, à l’opposé du sentiment de distance éprouvé par Israël ».

Note de bas de page 101 :

 Cf. aussi B.S. Jackson, « Envisaging Law », IJSL/RISJ, VII, 21, 1994, pp. 311-334, sur l’apparente primauté de la perception visuelle dans la culture biblique et ailleurs. Voir cependant M. Carasik, « To see a Sound : A Deuteronomic Rereading of Exodus 20,15 », Prooftexts, 19, 1999, pp. 257-265, sur les textes du Deutéronome qui cherchent à réinterpréter le verset de l’Exode en privilégiant l’audition. On trouvera des prises de position modernes soutenant la primauté de la perception visuelle dans Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 42-43, ainsi que dans « Envisaging Law », op. cit., p. 317 (sur la plus grande capacité de se souvenir des visages que des voix) et pp. 326-332 (incluant l’argument de R. Jackendoff, Patterns in the Mind. Language and Human Nature, Hemel Hempstead, Harverster Wheatsheaf, 1993, pp. 171-183 et, en particulier p. 177, plaidant en faveur d’une « grammaire visuelle » de nature apparemment comparable au modèle de Chomsky). La question de l’intégration par le cerveau de formes de perception sensorielle séparées reste controversée. Piaget les considérait toutes comme des fonctions de l’intelligence générale (J. Piaget, Biology and Knowledge, Edimbourg, Edinburgh U.P., 1971, en particulier p. 46 sq., cité in « Envisaging Law », op. cit., p. 330).

Mais comment peut-on « voir » le tonnerre ? Certaines traductions cherchent à résoudre le problème en recourant à un verbe neutre tel que « percevoir ». Il ne fait cependant aucun doute que le verbe utilisé en hébreu, ra’ah, signifie bien « voir » au sens visuel (ce qui a parfois été interprété comme une synesthésie)98. Ce verbe est d’ailleurs utilisé également dans d’autres contextes de révélation divine. Un des termes hébreux traduits dans la Bible anglaise par « prophète » signifie littéralement « celui qui voit », ro’eh, rendu dans certaines traductions anciennes par « voyant » : celui qui a une vision99 (et non pas qui voit Dieu100). On le constate, le langage de la narration attache ainsi un privilège particulier à la forme visuelle de la perception101.

Note de bas de page 102 :

 L’adage ne dit-il pas que non seulement la justice doit être rendue mais qu’il faut que ce soit visible ? Pour une discussion du récit du jugement de Salomon (1er Livre des Rois 3, 16-28) dans ce contexte, cf. Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 66-68, et « Envisaging Law », op. cit., pp. 322-324.

Note de bas de page 103 :

 http://legal-dictionary.thefreedictionary.com/credible+witness.

Note de bas de page 104 :

 Cf. R. Bull, « The Influence of Stereotypes on Person Identification », in D.P. Farrington, K. Hawkins et S.M. Lloyd-Bostock (éds.), Psychology, Law and Legal Processes, Londres, MacMillan, 1979, pp. 188-192. E. Goffman, Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963, soutenant qu’un élément anormal chez une personne tend à être interprété comme l’indication que la personne en question est entièrement anormale.

Note de bas de page 105 :

 Inversement, en ce sens qu’une approche narrative amène à se demander quelles sont les images narratives de la conduite type qu’évoquent les termes de la règle (cf. infra, § 4.2).

Rien là de surprenant si on compare avec le contexte juridique moderne102. Nous aussi, aujourd’hui, nous avons nos stéréotypes visuels relatifs au comportement discursif d’un locuteur honnête ou malhonnête. Un dictionnaire juridique disponible en ligne définit un « témoin crédible » comme celui « dont, compte tenu de son expérience, de ses connaissances, de sa formation et de l’apparence [souligné par nous] qu’il donne d’être franc et honnête, on peut penser (conformément à l’expérience humaine commune) que le témoignage est probablement véridique »103. Des études de psychologie montrent que les difformités faciales d’une personne affectent le jugement qu’autrui porte sur son honnêteté et son attractivité104. Et la notion même de typifications narratives de l’action se traduit aisément en images narratives (et inversement105).

4.2. Le langage du « droit biblique »

Note de bas de page 106 :

 Sur l’anachronisme consistant à supposer que dans une loi biblique « si… » doit se comprendre comme « si et seulement si… », cf. B.S. Jackson, « Ruth, The Pentateuch and the Nature of Biblical Law : In Conversation with Jean-Louis Ska », in K. Schmid et F. Giuntoli (éds.), The Post-Priestly Pentateuch. New Perspectives on its Redactional Development and Theological Profiles, Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, pp. 75-111 (spécialement pp. 77, 79, 96).

Note de bas de page 107 :

 Cf. B.S. Jackson, « Literal Meaning : Semantics and Narrative in Biblical Law and Modern Jurisprudence », IJSL/RISJ, 13, 4, 2000, pp. 433-457 (tr. it., « Significato letterale. Semantica e narrativa nel diritto biblico e nella teoria contemporanea del diritto », Ragione Pratica, 12, 1999, pp. 153-177) ; Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 75-82.

Note de bas de page 108 :

 Cf. §2.1.

Note de bas de page 109 :

 Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 82-92.

Note de bas de page 110 :

 Cf. Wisdom-Laws, op. cit.

Il y a toutes les raisons de penser que de nombreuses lois énoncées dans la Bible sont des formulations écrites de coutumes orales. A soi seul, cela rend problématique l’adoption d’une approche en termes de « signification littérale », surtout si on la conçoit sur le même mode que l’interprétation en droit moderne106. L’expression même de « signification littérale » présuppose un texte écrit. Mais comme je l’ai montré à partir de divers travaux portant sur la distinction entre oralité et écriture (en particulier, ceux de Walter Ong), il faut faire au moins l’hypothèse que pour ce qui concerne la Bible, les lois écrites reflètent, à titre « résiduel », une oralité. Il ne s’agit pas là seulement d’une question de médium de transmission. Cela touche à la manière d’utiliser le langage. Plus précisément, tandis qu’une approche littérale (ou sémantique) de la signification conduit à se demander quel éventail de situations « recouvrent » les mots employés dans les textes qui énoncent des règles, une approche narrative (applicable au discours quotidien) conduirait, dans l’autre sens, à se demander, comme je le suggérais plus haut, quelles sont les images narratives de conduites typiques qu’évoquent les termes de la règle107. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’appliquer une règle à des situations particulières, la question n’est donc pas de savoir si la situation entre dans le cadre correspondant à la signification sémantique des mots qui l’énoncent, mais si cette situation est suffisamment similaire (au sens décrit ci-dessus108) à la narration que ces mots évoquent, pour justifier l’application de la règle en question. On reconnaît là un argument que j’ai déjà utilisé à propos de la prise de décision dans les cas difficiles (en droit séculier). Mais on voit ici qu’il est également pertinent par rapport au contexte faiblement institutionnel du droit biblique109. Aussi l’ai-je utilisé systématiquement dans un livre ultérieur qui a trait à ce qu’on tient généralement pour l’ensemble de lois le plus ancien qui se trouve dans la Bible, Exode 21-22110.

4.3. Principes et valeurs dans le « droit biblique »

Note de bas de page 111 :

 Moshe Greenberg, « Some Postulates of Biblical Criminal Law », in M. Haran (éd.), Yehezkel Kaufman Jubilee Volume, Jérusalem, Magnes Press, 1960, pp. 5-28 (voir p. 18).

Note de bas de page 112 :

 Ibid, p. 19.

Note de bas de page 113 :

 Cf. B.S. Jackson, Essays in Jewish and Comparative Legal History, Leiden, E.J. Brill, 1975, pp. 25-63 (1re éd. « Reflections on Biblical Criminal Law », Journal of Jewish Studies, 24, 1973, pp. 8-38) et ibid., pp. 64-74 (1re éd. « Principles and Cases : The Theft Laws in Hammurabi », The Irish Jurist, 7, 1972, pp. 161-170).

Note de bas de page 114 :

 M. Greenberg, « More Reflections on Biblical Criminal Law », in S. Japhet (éd.), Studies in Bible, Jérusalem, Magnes Press, 1986, pp. 1-17.

Note de bas de page 115 :

 Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 180-181.

Comment établir les éventuels principes sous-jacents au droit biblique ? En 1960, un spécialiste renommé de la Bible, Moshe Greenberg, a avancé la thèse selon laquelle le droit biblique se distingue des autres droits du Proche-Orient ancien par ses « postulats » implicites, notamment par le fait qu’à la différence de ce qu’on constate dans le reste du Proche-Orient ancien, la vie et la propriété y sont conçus comme « incommensurables » : » ôter la vie ne peut être compensé par aucune quantité de biens quelle qu’elle soit, ni aucune atteinte à la propriété être considérée comme valant une vie »111. Greenberg expliquait ce principe en termes d’idéologie sous-jacente : « Alors que dans le droit biblique prédomine l’évaluation religieuse, c’est l’évaluation politique et économique qui l’emporte dans le droit non biblique »112. Dans les années 1970, j’ai répondu à cela par un argument positiviste : non seulement on ne trouve dans la Bible aucune affirmation d’un tel principe mais il est même possible de fournir des contre-exemples113. Greenberg répondit en cherchant à réfuter les contre-exemples et en soutenant qu’on peut inférer des principes sous-jacents114 d’une manière que j’ai décrite comme kantienne (et que j’ai comparée à la méthodologie de Ronald Dworkin)115. Cette approche m’a paru très mal se concilier avec le niveau de développement cognitif manifesté par les sources bibliques. Mais j’ai renoncé à l’idée que la découverte de tels principes était impossible et proposé de poursuivre la recherche en faisant usage d’une méthodologie sémiotique, c’est-à-dire de nous mettre en quête des oppositions sous-jacentes dont les séquences textuelles de lois juxtaposées les unes aux autres sont le reflet en surface.

Note de bas de page 116 :

 Ibid., pp. 193-197. Pour d’autres exemples : i) à partir des lois sur les dommages causés par les animaux : ibid., pp. 187-193, et, dans un contexte comparatif, « Liability for Animals : An Historico-Structural Comparison », IJSL/RISJ, 24, 3, 2011, pp. 259-289 ; ii) concernant l’enchaînement des règles dans le Décalogue : Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit, pp. 197-202, et ibid., 202-207, pour une discussion plus développée du modèle. Voir aussi, plus brièvement, Wisdom-Laws, op. cit., pp. 166-171 ; « On the Values of Biblical Law and their Contemporary Application », Political Theology, 14, 5, 2013, pp. 602-618 (voir pp. 603-611).

Par exemple, Exode 21 commence par deux paragraphes sur l’esclavage pour dette, le premier concernant un homme, le second une femme. Pour l’homme, l’esclavage pour dette est limité à une durée de six ans pendant laquelle le maître peut donner à l’esclave une femme prise parmi ses esclaves. A la fin de cette période, alors que l’esclave lui-même est libéré, la femme et les enfants qu’elle peut lui avoir donnés restent en esclavage. Dans le cas de la femme, par contre, si elle est prise pour épouse ou concubine dans la maison de son créancier, elle y demeure à perpétuité avec le statut d’une « fille » du créancier. En prenant ensemble les deux paragraphes, il est possible d’inférer qu’un homme peut être utilisé pour des fins reproductives sans que son statut s’en trouve modifié, alors qu’il ne pourra en aller de même pour une femme que si elle reçoit un statut permanent au sein de la maison116.

4.4. Réitération et (formes de) reconnaissance

Note de bas de page 117 :

 Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., chapitre 9.

Note de bas de page 118 :

 Ibid., pp. 209-213 ; B.S. Jackson, « Mediation and Immediacy in the Jewish Legal Tradition », op. cit.

La réitération, dans la Bible, est un trait particulièrement caractéristique des conventions d’alliance avec Dieu. Elle fonctionne alors, comme je l’ai soutenu, en tant que forme de « reconnaissance »117. Ailleurs, on en trouve un exemple dont le texte lui-même explique la signification. Il s’agit du passage rendant compte de l’interprétation par Joseph des rêves de Pharaon (Genèse 41, 25-32). Tout d’abord, Pharaon rêve de sept vaches maigres qui en mangent sept grasses ; ensuite (autre rêve, puisqu’il nous est dit : « Et Pharaon s’est réveillé. Et il s’est rendormi et a rêvé une seconde fois »), il rêve de sept épis maigres qui en avalent sept bons (41, 1-7). Et Joseph est finalement appelé pour interpréter ces rêves. Il commence par dire (41, 25) : « Le rêve de Pharaon est un ; Dieu a révélé à Pharaon ce qu’il est sur le point de faire ». Nous avons donc deux rêves bien différents — présentés explicitement comme des formes de révélation divine — mais un seul message (très spécifique). Pourquoi fallait-il deux rêves ? Le narrateur charge Joseph lui-même de la réponse : « Et le redoublement du rêve de Pharaon signifie que la chose a été fixée par Dieu (ki nakhon hadavar me’im ha’elohim) et qu’il est sur le point de la réaliser » (41, 32). Le redoublement a donc la valeur d’un méta-message, en l’occurrence celle d’un message concernant la force pragmatique du message : il s’agit d’une ferme détermination, et d’application immédiate. J’ai suggéré que cela peut valoir aussi à propos de la réitération de la loi dans le Deutéronome (qui, entre autres, récapitule, avec des variations, les lois d’Exode 21-22) : cette réitération est située dans les plaines de Moab, quarante ans après le don de la loi au Sinaï et immédiatement avant l’entrée dans la terre promise, mais en répétant nombre des thèmes de l’occurrence première (sinon les mêmes détails). Ici aussi, on pourrait dire que « la chose a été fixée par Dieu et (qu’) il est sur le point de la réaliser » puisque c’était seulement une fois entré en terre promise que des parties importantes de la loi allaient pouvoir être mises en œuvre118.

Dans les deux récits, la réitération exprime une forme de reconnaissance de ce qui est réitéré ; dans le premier cas (les rêves de Pharaon), le texte indique de manière très explicite la forme de reconnaissance : il s’agit de la force pragmatique de l’énoncé en tant que révélation divine destinée à guider l’action dans l’avenir immédiat ; et cela vaut aussi dans le second cas, dans le contexte narratif de la réitération de la loi dans les plaines de Moab.

4.5. Un système unifié ? Droit et récit dans la Bible

Note de bas de page 119 :

 « Law and Narrative in the Book of Ruth : A Syntagmatic Reading », Jewish Law Association Studies XXVII (à par.) ; prépublication disponible : http://ssrn.com/abstract=2706017 et https://lhu.academia.edu/BernardJackson.

Note de bas de page 120 :

 André Wénin, Le Livre de Ruth. Une approche narrative, Paris, Cerf, 1998.

Note de bas de page 121 :

 B.S. Jackson, « Acknowledgment and Recognition in Biblical Law » (Festschrift pour Joseph Fleishman, à par.).

La relation entre sources « juridiques » et « narratives » a été l’un des thèmes majeurs de mes travaux sur le droit biblique. D’où la plus récente de mes préoccupations, celle relative au Livre de Ruth. Comme je cherchais à savoir si des analyses en avaient été faites du point de vue greimassien, Jean-Claude Giroud a attiré mon attention sur un mémoire présenté à Paris en 1973 par Corina Galland sous le titre Ruth. Approches structurales d’un récit biblique. Ce texte ne m’est parvenu qu’à un stade où ma recherche (non sémiotique) était déjà relativement avancée. Il s’est avéré donner une indication utile sur ce que le recours aux catégories greimassiennes de base pouvait ajouter à notre compréhension mais il était loin d’apporter une compréhension globale du texte dans toute sa richesse et sa subtilité. Cependant, pour aborder ce Livre, j’avais moi-même déjà posé les jalons d’une approche fondamentalement « greimassienne », assez éloignée des études bibliques conventionnelles119. Plus récemment, j’ai découvert un commentaire d’André Wénin qui, bien que ne se référant pas explicitement à la méthode de Greimas, la rejoint sur des points importants120. Wénin note que les chapitres 2 et 3 du Livre commencent l’un et l’autre par l’exposé d’un plan, se poursuivent avec son exécution et se concluent sur une conversation reconnaissant la nature et l’étendue de la réussite dudit plan. Le chapitre 3, celui de la rencontre nocturne sur l’aire de battage, présente une structure parallèle à celle du chapitre 2 : Ruth est instituée dans les versets 1 à 5 comme le sujet d’une demande de prendre Boaz pour mari ; ensuite, lorsqu’elle retourne chez Naomi, chargée de six mesures d’orge, elle raconte ce qui s’est passé et Naomi reconnaît qu’il reste du travail à faire mais se montre confiante quant au succès final. Mon propre travail le plus récent sur ce Livre porte sur deux scènes de reconnaissance distinctes (liées au genre) dans le chapitre final121.

Note de bas de page 122 :

 Ce qui revient, de le part de ces commentateurs, à intégrer à leur herméneutique un présupposé logique non nécessaire, celui dérivé de l’interprétation moderne des lois selon lequel « si X » signifie « si et seulement si X ». Dans le présent contexte, « si les frères vivent ensemble » (Deutéronome 25,5) signifierait alors : « si et seulement si les frères vivent ensemble ». C’est là une implication particulière de l’idéologie selon laquelle le texte est complet, autrement dit auto-suffisant. (Cf. supra, n. 106).

Note de bas de page 123 :

 Cf. aussi « Ruth, the Pentateuch and the Nature of Biblical Law : In Conversation with Jean Louis Ska », in K. Schmid et F. Giuntoli (éds.), The Post-Priestly Pentateuch. New Perspectives on its Redactional Development and Theological Profiles (Ska Festschrift), Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, pp. 75-111.

A l’encontre des présupposés de nombreux commentateurs de Ruth, qui d’une part traitent la Torah comme une « loi » (« statute ») au sens moderne122 et d’autre part cherchent à interpréter intertextuellement des pratiques apparemment déviantes (dans le cadre narratif considéré) comme conformes (ou non) à des lois qu’on trouve énoncées ailleurs dans la Bible, j’ai soutenu que les récits peuvent parfois refléter des pratiques (pas nécessairement universelles) prises pour normatives mais qui relèvent de périodes ou de lieux différents123. Cependant, il reste aussi des questions historiques importantes déjà débattues dans le cadre des études bibliques traditionnelles : ainsi, à quelle époque tel récit (pour autant qu’on le considère comme une unité) a-t-il été écrit, et dans quel but ?

Les relations entre les approches historiques, littéraires et juridiques présentent des problèmes méthodologiques complexes. Prises séparément, nous pouvons penser que chacune relève de ses propres méthodes disciplinaires, distinctes et appropriées. Mais la théorie sémiotique suggère une approche plus globale. Elle s’articule selon trois axes liés entre eux. L’axe syntagmatique correspond au fil de l’intrigue, à la séquence des événements relatés ; l’axe paradigmatique (ou « associatif ») rend compte de l’utilisation qui est faite, sur l’axe syntagmatique, d’unité signifiantes (y compris, en l’occurrence, de significations juridiques) d’origine externe par rapport au récit même ; l’axe pragmatique se focalise sur les utilisateurs du texte (y compris ses auteurs) et sur leurs objectifs communicationnels. Dans la Bible hébraïque, ces trois axes sont représentés respectivement, à titre principal, par des textes de nature différente : par des narrations, des lois, et des comptes rendus historiques. Pour la présente analyse, nous pouvons considérer i) le Livre de Ruth comme notre narration (axe syntagmatique), ii) différentes lois du Pentateuque, en particulier dans le Lévitique et le Deutéronome, comme nos lois (axe paradigmatique), et iii) certains passages d’Ezra et de Néhémie à propos des mariages mixtes comme notre part d’histoire (axe pragmatique). Mais comment, du point de vue méthodologique, traiter les relations entre ces éléments ? Il ne s’agit évidemment pas de les mettre tous dans un même sac et de secouer. A la vérité, chacune de ces sources est tout simplement un texte, en sorte qu’avant de pouvoir envisager un essai de synthèse, il nous faut commencer par rendre compte des axes syntagmatique, paradigmatique et pragmatique de chacun d’eux pris un à un.

Tout d’abord, la priorité doit revenir selon moi à l’axe syntagmatique par rapport à l’axe paradigmatique, car c’est le premier qui donne sens à la manière dont le second est construit dans le texte-objet, et c’est bien au texte qu’il faut donner la priorité plutôt que de projeter sur lui un axe paradigmatique dérivé de sources externes. De même, pour ce qui est plus spécifiquement des éléments juridiques, ils doivent être interprétés, avant tout, en fonction de la façon dont ils font sens dans le récit considéré, plutôt qu’en termes d’intertextualité. Dans un second temps seulement, on pourra examiner les relations intertextuelles (qui peuvent très bien ne pas avoir été accessibles au récepteur originel du texte, qu’il s’agisse de celui figuré à l’intérieur du récit ou de destinataires extratextuels). Une autre question méthodologique se pose aussi : dans quelle mesure doit-on tenter de reconstruire la pragmatique du texte (qui d’ailleurs est déjà, dans une certaine mesure, intégrée à la syntaxe narrative sous la forme de la « reconnaissance ») ? Faut-il donner la priorité aux ressources internes au texte lui-même, ou à des sources extérieures ? La question de fond est ici celle de la relation entre le Livre de Ruth (dont le récit porte sur le retour d’exil d’une famille partiellement composée sur la base de mariages mixtes) et les politiques de la période de « Restauration » après le retour de l’exil à Babylone, période où prennent place les récitsconcernant la tentative d’Ezra d’expulser les épouses étrangères. Alors que les études bibliques traditionnelles traitent le problème en termes historiques en cherchant à déterminer si le Livre de Ruth « correspond bien » à ce que nous pensons savoir de la période en question (essentiellement à partir des Livres d’Ezra et de Néhémie), je suis convaincu qu’il convient d’inverser la procédure et de chercher à élucider ce que le Livre de Ruth peut nous enseigner sur ladite période de restauration, en faisant l’hypothèse, pour les besoins de l’argumentation, qu’il date de la même époque. Bien que le narrateur situe ce texte à une époque biblique beaucoup plus ancienne, celle des Juges (antérieure à l’établissement de la monarchie de David), il fournit aussi l’indication (Ruth 4,7) qu’il s’adresse en fait à un auditoire postérieur, qui n’est donc pas familier des pratiques anciennes. L’adoption d’une telle méthode permet de faire un pas de plus dans l’application de la « narrativisation de la pragmatique ».

Note de bas de page 124 :

 Jonathan Burnside, « Why Was Moses Banned from the Promised Land ? A Radical Retelling of the Rebellions of Moses (Nombres 20, 2-13 et Exode 2, 11-15) » (à par.).

Si diverses aient été les utilisations que j’ai faites de la sémiotique (envisagée en un sens large) dans mes recherches sur le droit juif au cours des dernières années, je n’ai pas encore tenté de l’appliquer à une analyse détaillée du syntagme narratif d’un texte particulier. C’est par contre exactement ce que vient de faire un de mes anciens étudiants, Jonathan Burnside, à peine guidé de loin par mes indications, dans ce que je considère comme une application non réductrice et très fructueuse124. Ceci, associé à d’autres signes encourageants que j’ai perçus tout récemment à Turin (supra, n. 87), permet de penser que la sémiotique greimassienne a de l’avenir parmi les générations montantes.

4.6. Sur les concepts et les institutions juridiques

Note de bas de page 125 :

 Sur ce dernier terme, cf. B.S. Jackson, « Acknowledgment and Recognition in Biblical Law », op. cit.

En poursuivant l’examen des problèmes méthodologiques que pose le Livre de Ruth, on en arrive à une question encore plus fondamentale. Il ne s’agit pas simplement de la légitimité ou de l’opportunité d’une lecture d’un texte narratif fondée sur sa mise en rapport avec un texte « juridique » externe, il s’agit de la nature même des « concepts juridiques » mis en œuvre. Les commentateurs de Ruth utilisent sans scrupule des termes tels que « conversion », « mariage », « adoption »125 en dépit du fait que l’original, en hébreu, ne comporte pas de tels termes abstraits ; qui plus est, ces termes sont souvent tout au plus supposés de nature « juridique ».

Note de bas de page 126 :

 Voir Gai. Institutionum Commentarii Quattuor, manuel rédigé par Gaius au IIe siècle de l’ère chrétienne.

Note de bas de page 127 :

 Cf. H.-P. Haferkamp, « Begriffsjurisprudenz / Jurisprudence of Concepts », http://enzyklopaedie-rechtsphilosophie.net/inhaltverzeichnis/19-beitrage/105-jurisprudence.of.concepts.

Note de bas de page 128 :

 Rudolf von Jhering, « Im juristischen Himmel », in id., Scherz und Ernst in der Jurisprudenz, Leipzig, Breitkopf et Härtel, 1884, trad. (entre autres) in M.R. Cohen et F.S. Cohen, Readings in Jurisprudence and Legal Philosophy, Boston, Little Brown and Co., 1951, pp. 678-689. Cf. aussi F.S. Cohen, « Transcendental Nonsense and the Functional Approach », Columbia Law Review, XXXV, 6, 1935, pp. 809-849 ; H.L.A. Hart, « Jhering’s Heaven of Concepts and Modern Analytical Jurisprudence », in F. Wieacker et C. Wollschläger (éds.), Jherings Erbe. Göttinger Symposion zur 150. Wiederkehr des Geburtstags von Rudolf von Jhering, Göttingen, Vendenhoeck und Ruprecht, 1970, pp. 68-78, rééd. in H.L.A. Hart, Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 265 sq.

Note de bas de page 129 :

 Cf. N. MacCormick, Law as Institutional Fact, Edimbourg, University of Edinburgh Press, 1973, p. 9, rééd. in The Law Quarterly Review, 90, 1974, pp. 102-129 (avec un embarras évident) : « Platon pensait que l’idée de lit était logiquement antérieure à l’existence de tout lit ; ceci m’a toujours paru une conception particulièrement invraisemblable par rapport aux faits ; mais il est certain que le monde des institutions juridiques est un monde qui convient parfaitement aux platoniciens ; que ce soit une bonne ou une mauvaise publicité pour le monde des institutions juridiques, ce n’est pas à moi de le dire mais il est clair que l’institution comme concept précède logiquement l’existence de toute instance de celle-ci » (1973, p. 9).

Penser ainsi est tout simplement anachronique. C’est un résidu de la pensée juridique romaine126 qui s’est développé au XIXe siècle, dans la conceptualisation juridique allemande. Le juriste allemand Rudolf von Jhering en a donné (en bien ou en mal127) une version parodique avec son rêve d’un « ciel des concepts juridiques »128 où lesdits concepts prennent la forme d’idéaux platoniciens129.

Note de bas de page 130 :

 Voir l’évolution des formes rédactionnelles romaines concernant le vol (furtum), par exemple in F. Schulz, History of Roman Legal Science, Oxford, Oxford University Press, 1946, pp. 64 et 66 (comme je l’ai relevé dans Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., p. 94).

Note de bas de page 131 :

131 David Daube, Roman Law, Linguistic, Social and Philosophical Aspects, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1969, pp. 11-63 ; B.S. Jackson, Studies in the Semiotics of Biblical Law, op. cit., pp. 94-95.

Note de bas de page 132 :

 Cf. aussi B.S. Jackson, « Historical Aspects of Legal Drafting in the Light of Modern Theories of Cognitive Development », op. cit., pp. 362-363 ; id., « Legal Drafting in the Ancient Near East in the Light of Modern Theories of Cognitive Development », op. cit., p. 60 sq.

Le sémioticien devrait plutôt se demander d’une part quels sont les schèmes narratifs de conduite humaine que recouvrent de tels concepts, d’autre part selon quel processus de reconnaissance la modalité « juridique » leur est attribuée. Et sur ce point, il peut être profitable de tirer parti d’une dimension diachronique significative. A propos du développement de la terminologie juridique, en l’occurrence hébraïque130, David Daube a mis en lumière une progression diachronique telle que les systèmes juridiques commencent par s’exprimer à l’aide de formes verbales — « si un homme vole » — pour n’adopter que plus tard des formes nominales — « le vol »131. Cependant, le terme juridique hébreu qu’on traduit par « vol » (genevah) peut être soit un nom d’action (l’acte de voler), soit un concept juridique (le vol). Dans la Bible hébraïque, on ne le trouve pas dans la seconde acception : dans Exode 22, 3, il signifie encore « le bien qui a été volé ». Daube note que la rapidité de ce développement ne sera pas uniforme pour tous les domaines, observation semblable à celle qu’on a pu faire à propos du développement chez l’enfant132. Cependant, Daube ne doutait ni de la généralité de ce type de développement, ni de sa signification :

Note de bas de page 133 :

 David Daube, Roman Law, op. cit., pp. 11-12.

Compte tenu des réflexions développées sur l’activité en question, on peut dire pour le moins qu’il existe une tendance vers l’abstraction, la systématisation, la classification peut-être, et la chose devient davantage une institution (…). Ce type de développement se rencontre dans tout le champ du langage, dans tous les domaines de l’engagement humain, en philosophie, en science, en politique, en architecture, partout. Le négliger dénature ou simplifie une grande part de l’histoire de la civilisation (…) (Cela produit) une image nouvelle, révolutionnaire, du développement de la pensée.133

Note de bas de page 134 :

 Une institution, note MacCormick, se réifie « en recevant un nom » (Law as Institutional Fact, op. cit., p. 9) ». Le parallèle est frappant avec la conception de la « production juridique » chez Greimas/Landowski (cf. supra § 1.1).

Note de bas de page 135 :

 Cf. B.S. Jackson, Semiotics and Legal Theory, op. cit., pp. 168-170 ; id., « Introduction : Semiotics and Institutional Theory », op. cit.

L’observation ci-dessus — « la chose devient davantage une institution » — suppose un haut degré d’organisation conceptuelle. Cette idée a été largement explorée à l’époque moderne, en philosophie du droit, avec le développement des théories institutionnelles. Neil MacCormick a été un pionnier en ce domaine. Une institution consiste selon lui en trois ensembles de règles : des règles instituantes (parfois appelées constitutives)134, qui fixent les conditions de la création d’une occurrence particulière de l’institution considérée (par exemple, du mariage) ; des règles consécutives qui régissent les effets de l’institution pendant le temps où elle est en vigueur ; et des règles terminatives qui posent les conditions dans lesquelles il est mis un terme à l’existence d’une occurrence déterminée de l’institution. Ce modèle peut à mon sens être mis en parallèle avec le syntagme narratif de Greimas135.

Note de bas de page 136 :

 N. MacCormick, Law as Institutional Fact, op. cit., p. 19 sq., cité in B.S. Jackson, Semiotics and Legal Theory, op. cit., p. 170.

Note de bas de page 137 :

 N. MacCormick, ibid., pp. 24-27.

Note de bas de page 138 :

 Cf. B.S. Jackson, « Introduction : Semiotics and Legal Theory », op. cit.

Note de bas de page 139 :

 La société biblique est une culture à prédominance orale. Par ailleurs, cf. M. Sbisà et P. Fabbri, op. cit. supra note 93, sur les actes de langage négociables.

Avec la formule qui suit, MacCormick propose un modèle des conditions nécessaires et suffisantes pour la création et la dissolution d’une occurrence d’une institution type : « Si une personne présentant les qualités q accomplit l’acte a selon la procédure p et si les circonstances sont c, alors une occurrence valide de l’institution i existe »136. Par la suite, cependant, il nuancera la formule en parlant de conditions « ordinairement nécessaires » et « présumées suffisantes »137, position qui a amené certains commentateurs à se demander s’il parlait en réalité des institutions sociales ou des institutions juridiques138. La distinction recouvre à la fois des dimensions sémiotiques et diachroniques. Les institutions sociales peuvent se « solidifier » sous forme d’institutions juridiques, sous réserve de structures politiques appropriées — ce qui peut s’accompagner, ou non, d’une différenciation en termes de groupes sémiotiques professionnels ou non professionnels. Dans le Livre de Ruth, toutes les conditions provenant des sources normatives du Pentateuque ne peuvent bien sûr être qu’« ordinairement nécessaires » et seulement « présumées suffisantes ». Il semble dans ces conditions plus juste de dire que les institutions ici dépeintes sont sociales et non pas juridiques (au sens moderne), et qu’elles sont éminemment négociables139.

4.7. Le droit rabbinique : règles, vérité ou confiance

Note de bas de page 140 :

 H.L.A. Hart, The Concept of Law, op. cit. Cf. aussi supra § 2.1.

Note de bas de page 141 :

 Sur tout cela, cf. Making Sense in Jurisprudence, op. cit., chap.7 (où on verra dans quelle mesure Hart a finalement modifié sa manière de voir compte tenu de la critique de Dworkin et de son affirmation que le système juridique n’inclut pas seulement des règles mais aussi des principes ; sur ce point, cf. aussi supra § 2.1).

Note de bas de page 142 :

 Cf. B.S. Jackson, « Some Preliminary Observations on Truth and Argumentation in the Jewish Legal Tradition », in B. Melkevik (éd.), Standing Tall : Hommage à Csaba Varga, Budapest, Pazmany Press, 2012, pp. 199-207 ; id., « Trust in(g) Eric », in As interações sensíveis, op. cit., pp. 92-99. La confiance est devenue un sujet d’intérêt pour la sociologie du droit sinon même pour la philosophie du droit, comme le prouve la thèse de doctorat soutenue à Milan en 2012 par Mariana Zuleta Ferrari, « Social Capital, Trust and Legal Institutions » (en ligne) et son récent « Trust in Legal Institutions : An Empirical Approach from a Social Capital Perspective », in Oñati Socio-Legal Series, 6, 5, 2016, pp. 1141-1170 (en ligne). Dans l’un et l’autre de ces travaux, l’auteur cite M. Rosenfeld, qui soutient au contraire que le droit n’est pas fondé sur la confiance : « La confiance est fondée sur la foi et la solidarité alors que le droit est une question d’attentes rationnelles fondées sur l’internalisation des normes juridiques ». Pour autant, ne se posent pas moins des questions relatives à l’étendue et au mode de cette « internalisation des normes juridiques » — et c’est précisément là le genre de problèmes que cherche à traiter la narrativisation de la pragmatique.

Le droit séculier moderne s’enorgueillit de son objectivité. La présentation classique de son fonctionnement est donnée par le philosophe du droit H.L.A. Hart. Les systèmes juridiques se caractérisent selon lui par « l’union de règles primaires et de règles secondaires »140. Tandis que les règles primaires fixent le contenu substantiel du droit, les règles secondaires régissent le fonctionnement du système juridique en incluant en particulier des « règles de reconnaissance » formulées de façon à fournir une « indication pratique concluante » sur la validité (ou la non valdité) d’une règle primaire supposée. Ce modèle débouche de la sorte sur une thèse dite de la « démonstrabilité » : à peu d’exceptions près, on peut toujours savoir, objectivement, quel est le droit141. On pourrait sans doute s’attendre à ce qu’un système de droit religieux soit encore plus consistant (« plus objectif », si cela est possible), et pourtant, du moins pour ce qui concerne le droit juif, il s’avère que ce n’est pas le cas. La conclusion à laquelle on est finalement amené est au contraire, selon moi, qu’on a là affaire à un système qui repose sur la confiance bien davantage qu’il ne dépend de la vérité, et que ce s’il « démontre » quelque chose, c’est que la narrativisation de la pragmatique médiatise la sémantique142.

Note de bas de page 143 :

http://manchesterjewishstudies.org/agunah-research-unit/ avec des publications chargeables à partir de sa page Publications. Cf. aussi B.S. Jackson, « Philosophy of Law : Secular and Religious (With Some Reference to Jewish Family Law », op. cit., pp. 50-52.  

Au cours d’un projet de recherche de cinq années que j’ai dirigé à Manchester143 sur le problème pratique et non résolu de la « femme enchaînée » (agunah) — celle dont le mari refuse de coopérer avec le tribunal pour lui accorder le divorce (get), empêchant ainsi son remariage, faisant de toute union ultérieure un adultère de sa part et rendant « illégitimes » (mamzerim) les enfants qui en naîtraient —, nous avons découvert que ce que les philosophes du droit modernes appellent les « règles de reconnaissance » d’un système juridique demeure, en droit juif, sujet à des controverses importantes. Ainsi :

Note de bas de page 144 :

 Baba Metsia 59b (le « four d’Akhnaï »), discuté au § 4a de B.S. Jackson, “Mediation and Immediacy…”, op. cit.

Note de bas de page 145 :

 Cf. Y. Abel, « Halakhah — Majority, Seniority, Finality and Consensus », § I, Working Papers of the Agunah Research Unit, juin 2008, 7 (http://www.manchesterjewishstudies.org/publications/).

i) La règle même de la décision à la majorité144, souvent considérée comme la « règle secondaire » la plus fondamentale du droit juif, fait l’objet d’une controverse majeure : s’applique-t-elle seulement aux autorités de la génération du moment, ou bien s’étend-t-elle aussi aux controverses transgénérationnelles dont les participants n’ont pas eu l’occasion de dialoguer ?145

Note de bas de page 146 :

 Choulhan Aroukh – Hoshen Mishpat 25, 3 et Rema. Cf. B.S. Jackson, Agunah : The Manchester Analysis, Liverpool, Deborah Charles Publications, 2011, pp. 61-62.

Note de bas de page 147 :

 Y. Abel, “Halakhah – Majority …”, op. cit., pp. 8-10 ; B.S. Jackson, Agunah…, op. cit., pp. 62-63.

ii) Une alternative à la recherche d’une majorité transgénérationnelle est la règle selon laquelle, entre les autorités post-talmudiques, les opinions les plus récentes sont suivies de préférence aux plus anciennes (hilkheta kevatra’ei) sur la base de la supposition que les autorités les plus récentes ont pris en compte les plus anciennes. Ceci admet une réserve : lorsque sont découvertes des sources antérieures que ne connaissaient pas les autorités intervenues par la suite146, le juge a le pouvoir discrétionnaire de ne pas suivre l’autorité la plus récente en raison du fait que sa décision aurait pu être différente si elle avait eu connaissance de ce qui n’a été découvert que plus tard. Les critères pour l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont présentés avec quelque détail dans l’Enzyklopedia Talmudit du XXe siècle. Un de mes collègues du groupe de recherche sur la Agunah a analysé cette formulation et y a trouvé huit zones d’ambiguïté147.

Note de bas de page 148 :

 Agunah…, op. cit., pp. 64-67.

iii) Il existe aussi des incertitudes notamment à propos du statut des sources manuscrites nouvellement découvertes148 et

iv) du statut et de l’identification des « autorités dominantes du jour » (gedolay hador).

Note de bas de page 149 :

 Ou, en termes plus théologiques, de la miséricorde.

Note de bas de page 150 :

 Cf. B.S. Jackson, « Philosophy of Law : Secular and Religious (with Reference to Jewish Family Law), op. cit., p. 52 ; id., Agunah…, op. cit., pp. 55-63.

Les incertitudes relatives à ce qui fait autorité dans le système sont à vrai dire si étendus qu’est apparue une doctrine (créative) du doute. Elle autorise à dévier du droit stricto sensu en direction de la clémence149 dans divers types de cas donnant lieu à des incertitudes qui se situent sur un ou plusieurs niveaux : alors que pour justifier l’exercice de la clémence un seul doute est suffisant lorsque le problème se pose au niveau d’une source rabbinique, un double doute est nécessaire quand il naît au niveau d’une source biblique150.

Note de bas de page 151 :

 Le rabbin J. David Bleich, par exemple.

Note de bas de page 152 :

 Voir la conclusion de mon « Constructing a Theory of Halakhah », op. cit., pp. 24-25.

Note de bas de page 153 :

 Sur la possibilité ou non d’attacher l’attribut de vérité à des propositions juridiques dans le contexte séculier, voir la discussion d’A. Pintore, Il Diritto Senza Verità, Turin, Giappichelli, 1996, tr. angl. : Law without Truth, Liverpool, Deborah Charles Publications, 2000.

Cependant, le pouvoir de s’appuyer sur ces règles concernant le doute est discrétionnaire. En l’absence d’une autorité rabbinique centrale universellement acceptée, les différents tribunaux rabbiniques exercent ce pouvoir de manières diverses. Certains peuvent même en nier l’existence. Y a-t-il une réponse objectivement correcte en la matière ? En dépit de l’adhésion continue de certaines voix rabbiniques influentes à une objectivité inspirée du positivisme151, la meilleure réponse — et c’est une réponse dont je dirais qu’elle est soutenue par la tradition juive — est que la halakhah se fonde au moins autant sur l’idée de confiance152 que sur le concept de vérité153.

Note de bas de page 154 :

 S. Schwarzshild, « Truth », Encyclopedia Judaica, Jérusalem, Keter, 1973, XV, pp. 1414-1415. Cf. aussi B.S. Jackson, « Some Preliminary Observations on Truth and Argumentation in the Jewish Legal Tradition », op. cit., pp. 201-202.

Note de bas de page 155 :

 La paix (Zacharie 8,16), la droiture (Malachie 2,6 sq.), la grâce (Genèse 24,27, 49), la justice (Zacharie 7,9) et même le salut (Psaumes 25,4 et suiv.).

Note de bas de page 156 :

 Mishnah Avot 1,18 : « Le monde repose sur trois choses — la vérité, la justice, la paix. »

Note de bas de page 157 :

 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, Berlin, B. Cassirer, 1904, chap. 1.

Note de bas de page 158 :

 La emunah est fréquemment attribuée à Dieu dans la liturgie juive. Contextuellement, le mot renvoie clairement à la perception humaine de la confiance qui peut être mise en Dieu plutôt qu’à une adhésion humaine à une prétention de vérité abstraite. Est-ce que cela exclut une conception « dure » de la réalité ? Dans le contexte théologique, le croyant peut raisonnablement dire : « Ma croyance que X est vrai se fonde sur ma foi dans la véracité et/ou la crédibilité de ma source d’information (Dieu) qui est beaucoup plus sûre que toute autre tentative que je pourrais entreprendre pour une confirmation indépendante ». La sémantique passe ainsi explicitement par la médiation d’une pragmatique narrativisée.

Note de bas de page 159 :

 S. Schwarzschild, op. cit., p. 1415. Cf. M. Buber, Two Types of Faith, Londres, Routledge and Paul, 1951, pp. 7-12 ; tr. fr., Deux types de foi, Paris, Cerf, 1991. Sur la conception non référentielle de la vérité chez Buber et le lien qu’elle entretient avec la relation du Je et du Tu, cf. E. Levinas, « Martin Buber and the Theory of Knowledge », in P.A. Schilpp (éd.), The Philosophy of Martin Buber, Londres, Cambridge University Press, 1967, pp. 133-150 (voir pp. 141-144).

De plus, on ne saurait présupposer une conception universelle de la « vérité ». Comme l’a écrit le rabbin, philosophe et théologien, Steven Schwarzschild : « Dans le judaïsme, la vérité est d’abord une notion éthique : elle décrit non pas ce qui est mais ce qui doit être »154. Le même auteur rappelle que la vérité est associée à des notions éthiques aussi bien dans la Bible155 que dans la littérature rabbinique156. Hermann Cohen désigne l’unité normative de la connaissance et de l’éthique comme « la loi fondamentale de la vérité »157. Et on a dit de Martin Buber qu’il identifiait la foi (emunah158) à la vérité, par lui conçue comme confiance interpersonnelle159. De telles conceptions s’appuient sur des sources rabbiniques classiques. Il existe un passage du Talmud où une voix céleste (bat qol) affirme à propos des opinions apparemment contradictoires provenant des écoles rabbiniques rivales de Hillel et Shammaï (Erubin 13b) que « celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant », mais conclut qu’en pratique il faut suivre les opinions de l’Ecole de Hillel. Le Talmud demande alors :

(…) à quel titre l’Ecole d’Hillel pouvait-elle voir la halakhah fixée selon ses enseignements ?
— Parce qu’ils ont été bienveillants et modestes, qu’ils se sont intéressé et à leurs propres enseignements et à ceux de l’Ecole de Shammaï, et cela [en se montrant humbles] au point de mentionner ce qu’a fait l’Ecole de Shammaï avant ce qu’ils faisaient eux-mêmes.

Ceci indique un critère « pragmatique » (au sens linguistique) pour la résolution « pragmatique » (c’est-à-dire pratique) du conflit : l’Ecole de Hillel mérite une plus grande confiance en raison de son éthique conversationnelle (au sens de Habermas) supérieure.

La tension entre la vérité et la confiance est aussi reflétée par une histoire racontée à propos des relations entre deux autorités rabbiniques très influentes du XIXe siècle :

Note de bas de page 160 :

 Cf. M. Elon, « More about Research into Jewish Law », in B.S. Jackson (éd.), Modern Research in Jewish Law, Leiden, E.J. Brill, 1980, pp. 66-111 (voir pp. 89-90, n. 52). Dans « Some Preliminary Observations on Truth and Argumentation in the Jewish Legal Tradition », op. cit., pp. 206-207, j’associe ceci avec une approche « procédurale » de la vérité : la vérité de la décision juridique (psak) est fonction de la procédure de nomination du juge et de sa conduite correcte du procès plutôt que de l’argumentation qu’il a utilisée.

Le rabbi Hayyim de Brisk avait à répondre à une question concernant une affaire d’ordre pratique. Il décida de se tourner vers l’autorité dominante à cette l’époque, Rabbi Isaac Elkanan de Kovno (aujourd’hui Kaunas). Il lui écrivit : « Voici les faits et voilà la question ; je vous prie de répondre en une seule ligne — « convient » ou « ne convient pas », « coupable » ou « non coupable », sans me donner vos raisons ». Lorsqu’on lui demanda pourquoi il avait fait ainsi, il répondit : « … les décisions du rabbi Isaac Elkanan s’imposent parce qu’il est le Posek [le « décisionnaire »] de notre génération, et il me fera connaître sa décision. Mais dans l’étude et l’analyse, mes façons étant différentes des siennes, s’il me donnait ses raisons, je pourrais y trouver une faille et avoir des doutes à propos de sa décision. Il vaut donc mieux que j’ignore ses raisons ».160

Note de bas de page 161 :

 Cf. supra 2.1 : « … en dépit du présupposé juridique naïf qui veut que les raisons données par les juges dans leurs jugements représentent pleinement et exactement les bases mêmes de leurs décisions » ; cf. aussi Making Sense in Jurisprudence, op. cit., pp. 233-236.

Le rabbi Hayyim était prêt à faire confiance à la décision du rabbi Isaac Elkanan, même s’il pouvait être en désaccord avec son raisonnement. A la différence de nombre de positivistes modernes, il ne considère pas que les décisions juridiques ne sont que le résultat d’un raisonnement juridique explicite161. Ici, respect est accordé au statut personnel ou à la réputation davantage qu’à l’argumentation, aux attributs de l’énonciateur plutôt qu’au contenu de l’énoncé. Et le rabbi Hayyim lui-même narrativise sa préférence pour le critère pragmatique plutôt que sémantique.

5. Conclusions

5.1. Conclusions concrètes

Note de bas de page 162 :

 P. Goodrich, Languages of Law : From Logics of Memory to Nomadic Masks, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1990, p. 6.

En définitive, dans quelle mesure le droit religieux diffère-t-il donc (sémiotiquement) du droit séculier ? Certains représentants de la pensée postmoderne ont rejeté l’existence de toute différence essentielle en s’appuyant sur des fondements théoriques. Peter Goodrich, par exemple, voyant dans le droit séculier une forme de théologie juridique, considère la Constitution comme le lieu d’une « présence éternelle » (cachée)162.

Note de bas de page 163 :

 Cf. ici même, Introduction, puis § 2.1. et § 3.2.

Note de bas de page 164 :

On ne peut guère considérer que j’aie travaillé sur le système juridique français ; je me suis seulement intéressé à un discours sémiotique particulier le concernant.

La sémiotique greimassienne relève par contre des différences et cherche à les situer avec précision. Premièrement, le sens des notions en jeu — le « juridique », le « séculier » et le « religieux » — doit être déterminé en privilégiant leur construction à l’intérieur des discours spécifiquement considérés, même si on doit admettre qu’ils ont incorporé des éléments de signification de provenance externe (issus de sources littéraires ou autres). Deuxièmement, on doit reconnaître qu’aucun de ces concepts ne constitue un élément essentiel des schèmes de conduite en question ; il s’agit bien davantage de modalisations qui leur sont attribuées dans le processus de reconnaissance, processus qu’il y a tout intérêt à examiner lui aussi du point de vue de la narrativisation de la pragmatique163. A ce stade, une mise en garde est nécessaire : mon travail n’a concerné qu’un seul droit séculier164 et un seul système religieux, bien que les deux pôles chronologiquement opposés dans le développement du droit juif auquel je me suis référé (droit biblique et droit rabbinique moderne) puissent être considérés comme deux systèmes indépendants en dépit de leur relation diachronique.

Note de bas de page 165 :

 L’évocation, par Dworkin, d’un « Hercule » — « juriste d’une habileté, d’un savoir, d’une patience et d’une perspicacité superhumains » (supra, § 2.1) — est très significative puisqu’elle laisse entendre que même Hercule cherche à fonder la confiance en lui-même sur la rationalité plutôt que sur l’intuition ou d’autres caractéristiques personnelles.

Bien que je sois arrivé à ma conclusion concernant la relation entre vérité et confiance dans une large mesure à la faveur d’un projet de recherche concernant le droit juif contemporain relatif au divorce (supra, 4.7), il y a de bonnes raisons de supposer qu’elle doit être pertinente aussi pour le droit séculier. Les théoriciens critiques ont longtemps soutenu que l’objectivité du système juridique est une construction idéologique destinée à préserver le jeu du pouvoir en le masquant moyennant l’invocation de la logique et par d’autres moyens encore165. Il y a cependant de bonnes raisons sémiotiques d’accorder la priorité à la confiance : alors que la confiance est une relation interpersonnelle, donc totalement intégrée à la pragmatique, la vérité (envisagée selon l’approche saussurienne de la référence) est simplement une prétention, mais qui doit elle aussi prendre en compte la narrativisation de la pragmatique.

Des conclusions plus particulières, qui valent néanmoins pour l’ensemble des systèmes juridiques très divers que j’ai étudiés, sont également à tirer de ce travail du point de vue de la sémiotique du droit. On peut les résumer brièvement comme suit :

i) L’étude des deux domaines a fait apparaître la présence de groupes sémiotiques distincts qu’il est possible de distinguer notamment en termes de niveaux de développement cognitif : les professionnels et les non-professionnels dans les systèmes juridiques modernes, les groupes ruraux (oraux) opposés aux groupes urbains (lettrés) dans la littérature biblique.

Note de bas de page 166 :

 Voir plus haut les considérations qui précèdent la note 21.

ii) L’analyse des deux ensembles renforce, en les confirmant empiriquement, les conclusions de Semiotics and Legal Theory concernant le rejet de l’idée d’unité du système juridique166. (Pour le droit biblique, voir en particulier supra 4.5).

Note de bas de page 167 :

 Voir supra § 3.3 (sur le résumé par le juge) et § 3.6 (sur le verdict à l’issue du procès pénal).

iii) Un programme de recherche juridique de type réaliste a été validé. Malgré la division entre groupes sémiotiques, la tendance générale de l’être humain à produire du sens en termes narratifs (plus particulièrement sur la base d’un sens commun propre à chaque groupe social dans sa singularité) ne peut pas être complètement éludée, même si les problèmes de communication entre groupes sémiotiques demeurent167.

Note de bas de page 168 :

 Cf. plus haut le passage précédant la note 31. Sur les « cas difficiles », supra § 2.1 et § 4.2.

iv) Des structures narratives sous-tendent la prise de décision judiciaire (à distinguer de la justification juridique) comme le démontrent de différentes manières à la fois Riggs v. Palmer168 et le cas du « frère Daniel » (supra3.4).

Note de bas de page 169 :

 Voir le passage précédant la note 27. Cf. aussi § 3.1 (in fine), § 3.2 et n. 63, § 3.5 et n. 73, § 4.4 (in fine), § 4.7.

Mais ces conclusions ne peuvent guère se limiter au droit. Des prises de décision, faciles ou difficiles, interviennent dans tous les domaines de la vie, en sorte que les modèles qui ont ici fait l’objet d’une discussion du point de vue de la sémiotique du droit, y compris la narrativisation de la pragmatique169, ont un champ d’application potentiellement beaucoup plus vaste.

5.2. Implications méthodologiques

Le travail ainsi passé en revue a des implications méthodologiques qui, elles aussi, peuvent être d’application plus large. D’une manière générale, soulignons :

i) l’importance d’une analyse sémiotique complète du discours qu’on se donne pour objet, avant de le considérer dans ses relations avec l’intertexte (supra4.5) ;

ii) la nécessité de traiter les questions méthodologiques que posent les relations entre axes syntagmatique, paradigmatique et pragmatique (supra 4.5), y compris la relation entre « reconnaissance » en tant que partie du syntagme narratif (voir en particulier 4.4) et narrativisation de la pragmatique — nous pourrions dire, dans ce contexte, entre l’histoire dans le discours et l’histoire du discours (cf. 3.5) ;

Note de bas de page 170 :

 Cf. par exemple B.S. Jackson, « A Semiotic Perspective on the Comparison of Analogical Reasoning in Secular and Religious Legal Systems », op. cit.

iii) la pertinence de l’utilisation de la méthodologie sémiotique comme base pour la comparaison à la fois entre phénomènes synchroniques relevant d’un seul système culturel, et diachroniquement (en l’occurrence, comme méthode applicable à l’histoire juridique comparative)170 ;

iv) l’enrichissement mutuel qu’apporte une approche interdisciplinaire. Dans le présent essai, la principale confrontation s’est effectuée avec la psychologie (sociale et du développement). Mais plus généralement, des questions supplémentaires, de portée sémiotique, peuvent souvent être formulées en partant de la littérature fournie par d’autres disciplines. A cela s’ajoute une considération d’ordre stratégique : la discipline se donne ainsi le moyen de toucher un public plus large au lieu de s’enfermer dans un « cocon » purement sémiotique.

Insistons aussi, à titre plus particulier :

v) sur l’utilisation de la méthodologie sémiotique pour identifier ce qui distingue les points de focalisation de différents théoriciens (comme en 2.2 ci-dessus) ;

vi) sur son utilisation comme outil pour l’analyse de la nature des concepts et des institutions, y compris les plus fondamentaux (cf.2.3 et 4.6) ;

Note de bas de page 171 :

 Voir les sources citées n. 107. Cf. aussi § 4.2.

vii) sur la problématisation de la « signification littérale » perçue comme naturelle et instinctive, par opposition à l’évocation d’images narrativisées171 ;

viii) sur les méthodes alternatives d’inférence des valeurs sous-jacentes (cf. 4.3) ;

ix) sur l’enrichissement de la théorie des actes de langage qu’apporte la considération du contexte narratif (cf. 4.1).

Note de bas de page 172 :

 Notamment entre le visuel et le verbal (cf. § 3.1, sur le témoignage, et § 4.1, sur les moyens de la révélation).

Restent enfin des problèmes seulement effleurés qui appelleraient une étude plus approfondie, telles les questions (à la fois théoriques et pratiques) que pose la relation entre les différents ordres sensoriels et les divers supports de la communication172.

5.3. Radicalisme ontologique

Mon travail le plus récent n’a fait que renforcer ma conviction concernant l’importance de nombre de positions épistémologiques de base propres à la sémiotique de Greimas (tels du moins que je les comprends), à savoir en premier lieu d’une part son scepticisme référentiel (ou mieux, sa compréhension de la référence dans le cadre pragmatique plutôt que sémantique), d’autre part sa méthode d’approche des textes — le tout conduisant à ce qui constitue à mes yeux sa conception (universellement pertinente bien qu’implicite) de la relation entre vérité et confiance. Tout cela met en jeu, de manières différentes, les relations entre la syntaxique, la sémantique et la pragmatique.

Note de bas de page 173 :

 Cf. supra n. 87.

Dans une contribution récente à un colloque sur la sémiotique de la religion173, je notais que du point de vue de la sémiotique greimassienne,

Note de bas de page 174 :

 Ou « est juridique ».

Note de bas de page 175 :

 Ou entre le « juridique » et la « morale ».

« être » et « devoir être » sont simplement des modalités différentes qui s’appliquent à des schèmes de conduite dont le sens est construit en termes narratifs. Quand nous utilisons la modalité de l’« être », nous prétendons asserter une vérité ; quand nous utilisons celle du « devoir être », nous émettons une prétention de validité (de la même façon que nous exprimons un jugement esthétique lorsqu’en visitant une galerie d’art nous disons d’une peinture qu’elle est belle). Et quand nous affirmons que quelque chose « est divin »174, nous lui attribuons de même une « modalité » linguistiquement construite. Mais alors, peut-on se demander, la distinction entre le séculier et le religieux175 est-elle d’ordre ontologique ? Ou bien n’est-elle qu’une construction sociale de sens ?

Ceci n’équivaut toutefois ni à nier ni à affirmer la réalité de l’expérience juridique, ou religieuse. La sémiotique greimassienne est purement descriptive ; sa position concernant le sens et la référence (cette dernière étant l’objet de la pragmatique plutôt que de la sémantique) implique qu’on ne peut ni valider ni invalider les prétentions à la vérité à l’aide des seules ressources que fournit le langage.

Autres versions

Texte à paraître également dans un prochain numéro de la revue Droit et Société. Traduit de l’anglais (Actes Sémiotiques, 120, 2017, pp. 1-43) par Françoise Michaut et Eric Landowski.

Pour citer ce document

S. JACKSON B., (2017). Le périple sémiotique d’un théoricien du droit. Actes Sémiotiques, (120). https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5926

Auteur
Bernard S. JACKSON
Université de Manchester
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