Anne Hénault, Les enjeux de la sémiotique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2012
Jan Baetens
Université de Leuven
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Auteurs cités : Groupe µ , Bernard Darras, Umberto ECO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Blaise PASCAL, Charles Sanders PEIRCE
Cette nouvelle publication d’Anne Hénault est à la fois nouvelle et ancienne. Elle remet à la disposition du public trois textes devenus parfois difficiles d’accès, mais dont l’intérêt historique a été décisif : la première partie du livre, "Structures élémentaires de la signification", est une réédition revue et corrigée du volume Les enjeux de la sémiotique (PUF, 1979, puis 1992) ; la seconde partie, "Narratologie, sémiotique générale", reprend, non sans quelques retouches et changements bien entendu, le livre du même titre de 1983 (également aux PUF) ; enfin, l’ouvrage se termine par la réédition, elle inchangée, d’une analyse pratique de Greimas, « Description et narrativité à propos de la Ficelle de Guy de Maupassant » (dont la version finale se donnait à lire dans Du Sens II, Seuil, 1983).
Comme les images analysées par Blaise Pascal, la présente collection porte à la fois présence et absence. D’une part, le lecteur se voit offert, en un volume très agréablement présenté, quelques documents clé de la phase "ascendante" de la sémiotique greimassienne, c’est-à-dire de l’époque où la nouveauté de l’École de Paris faisait encore peur, en tout cas aux éditeurs, et où les pionniers n’avaient pas peur d’insister sur la rupture scientifique du nouveau paradigme. Il convient toutefois de souligner que le désir d’aboutir à ce qu'on appelait une sémiotique "dure" (par analogie avec l'emploi de cet adjectif dans les sciences du même nom) ne se trouvait nullement coupé du contexte réel et pratique, souvent plus "mou" (et partant plus complexe), de ceux qui lisent ou écrivent: la sémiotique même dure se veut et se met au service d'une rénovation de la lecture, qui n’oublie pas de donner une place essentielle aux notions de plaisir et de risque. D’autre part, cette réédition est une nouvelle occasion de regretter ce dont elle prend en quelque sorte la place : le véritable "cours" de sémiotique, lequel fait encore défaut (en tout cas pour le type de sémiotique dont se posent ici les enjeux).
Cette absence a ses raisons. Greimas lui-même a préféré un format tout autre pour la diffusion de ses idées clé (à la place d'un cours, il fait un dictionnaire encyclopédique, qui a servi tant bien que mal de manuel) ; d’autres sémioticiens ont pris la relève ; enfin d'autres sémiotiques ont vu le jour, comme la sémiotique tensive, la sémiotique visuelle, ou, à côté de la sémiotique greimassienne, la méthode peircienne, qui n’a pas manqué de susciter des variantes "hexagonales" (Fontanille, par exemple, continue d’une certaine façon la tentative due à Umberto Eco de rapprocher les courants américain et européen ; quant à un auteur comme Bernard Darras, lui résolument anti-greimassien, on le voit depuis plusieurs années en train de développer une sémiotique peircienne à même d’établir un pont entre sémiotique et contexte culturel).
Par rapport à cette situation, à la fois de continuation, d’éparpillement et d’éclatement du champ sémiotique, la présente publication adopte une position très prudente et finalement très juste. Anne Hénault n’a pas cherché à intégrer coûte que coûte les nouvelles idées dans les textes fondateurs des années 70 : pareille entreprise aurait dénaturé ce qui constitue la force de ces Enjeux de la sémiotique, à savoir le culot et l’aplomb d’un nouveau départ qui tente de prendre les choses à zéro. Inutile donc d’aller chercher dans les notes ou les addenda des informations sur, par exemple, Peirce ou le Traité du signe du Groupe Mu. C'est bel et bien d’une démarche de quête et de fondation de nouveaux principes qu’il s’agissait dans les textes des années 70, et cette dimension est bien servie par l’actuelle réédition. En même temps, Anne Hénault a eu aussi la sagesse de ne pas tout reprendre, ni de le faire tel quel : certaines parties des premiers livres étaient devenues "illisibles", et ce pour des raisons tenant à la fois aux évolutions de la sémiotique et aux changements historiques du "style" d’un texte scientifique. Dans l’un et l’autre cas, Anne Hénault a procédé, avec bon sens et non sans humour, à quelques allégements, coupures et réécritures confondues, qui ne peuvent que rendre service à l’essentiel, à savoir l’effort d'un salutaire retour aux sources.