De Greimas à Jacques Geninasca. Pour une sémiotique de la parole

Michael Schulz

MetaDesign, Genève

https://doi.org/10.25965/as.5738

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : carré sémiotique, discours esthétique, énonciation, parcours génératif, parole littéraire, pratique discursive, praxis énonciative, procédures d’analyse, rationalité, saisie du sens, sémiotique de la parole, signification, stratégie de cohérence, variable

Auteurs cités : Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Claude LEVI-STRAUSS, Jean-Pierre VERNANT

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Les lettres de Greimas à Geninasca se trouvent à la bibliothèque de la Ville et de l’Université de Neuchâtel, dans le Fonds Jacques Geninasca.

Bien sûr, avec l’entrée dans le discursif, tout change et les problèmes ne se posent plus en termes de niveaux ni de conversions. C’est une autre histoire. Je n’ai rien dit là-dessus ou à peu près, sauf peut-être à encourager les gens à chercher, à comprendre.
Lettre d’A.J. Greimas à J. Geninasca, s.d. [août 1988]1

Note de bas de page 2 :

 Cf. J. Geninasca, « Les acquis et les projets », Hommages à A.J. Greimas, Nouveaux Actes Sémiotiques, 25, 1993, p. 25.

Note de bas de page 3 :

 Etude parue l’année suivante : « Note per un’analisi strutturale del primo canto della Divina Commedia », Problemi, 13, 1969.

Note de bas de page 4 :

 « Les acquis et les projets », art. cit., p. 26.

La première rencontre entre Greimas et Geninasca eut lieu en Italie, à Urbino, durant l’été 1968. L’anecdote consignée dans un texte de Geninasca en hommage à Greimas veut qu’elle fût placée sous le signe de l’adoubement : « Vous pouvez vous considérer de l’Ecole de Paris »2. Telle fut la phrase prononcée par le maître à l’égard du chercheur suisse après l’avoir entendu exposer des « Notes pour une analyse structurale du premier chant de la Divine Comédie »3. Cette rencontre devait marquer le début d’un « compagnonnage » amical qui allait durer tout au long des vingt-cinq premières années de la théorie sémiotique à laquelle Greimas avait attaché son nom4. En accord sur quelques principes épistémologiques fondamentaux, Greimas et Geninasca étaient liés par un contrat fiduciaire jamais remis en question malgré des désaccords déclarés dès le début des années 70 sur plusieurs points essentiels de la théorie. De tempérament farouchement libre et indépendant, Geninasca prit en revanche très vite ses distances par rapport à l’« Ecole de Paris », cet entourage du maître dont il considérait qu’il péchait par esprit de chapelle et une tendance marquée à réduire la pensée de Greimas à une sorte de doxa sémiotique.

1. Une différence de perspective sur fond de passion commune

Se situant dans la tradition des travaux de Saussure, Hjelmlev, Benveniste et Lévi-Strauss, Greimas et Geninasca partageaient la visée commune d’une théorie sémiotique dont l’objectif est la modélisation des mécanismes régissant la production et la saisie de la signification. S’inscrivant en faux contre une sémiotique du signe-renvoi d’inspiration peircienne, les deux chercheurs défendaient une sémiotique des ensembles signifiants, qui subordonne la construction de la signification à une analyse se situant à la fois en deçà des signes, au niveau des réseaux relationnels d’écarts différentiels qu’ils articulent, et au-delà, au niveau des énoncés discursifs et de leur organisation. La première place appartient ainsi au concept de relation, qui est au cœur des principes épistémologiques fondamentaux auxquels Greimas et Geninasca étaient pareillement attachés. Cette priorité accordée à la relation se retrouve dans leur exigence commune de fonder une théorie sur un ensemble cohérent d’hypothèses et de concepts interdéfinis, tout comme dans leur conviction qu’en science il n’y a de faits qu’en vertu d’une théorie générale et de théorie qu’en fonction du champ empirique que la théorie elle-même instaure.

Adeptes de la discussion franche, Greimas et Geninasca aimaient tous deux la confrontation des idées. L’un et l’autre possédaient le courage de l’invention qui leur permettait de sortir des chemins battus et d’explorer de nouvelles voies pour enrichir la théorie. Animés par la même passion pour la cause sémiotique, leurs recherches respectives nourrissaient cependant deux projets sémiotiques différents tant par les concepts théoriques qu’ils mettaient en œuvre que par les champs empiriques qu’ils se donnaient à explorer. Une comparaison entre la formulation de la première des « conditions générales d’une théorie sémiotique » telle que la définit le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage et sa reformulation par Geninasca qui, en s’y référant explicitement, la paraphrase à la fin de l’avant-propos de La Parole littéraire permettra d’une part de constater à quel point la sémiotique de Geninasca naît d’un dialogue critique avec la sémiotique greimassienne, et d’autre part de mesurer la différence de perspective entre les réflexions des deux sémioticiens.

Voici, pour la commodité de la lecture, la formulation dans le Dictionnaire :

Note de bas de page 5 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « Sémiotique. 3 », p. 345. C’est nous qui soulignons.

La théorie sémiotique doit se présenter, d’abord, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une théorie de la signification. Son souci premier sera donc d’expliciter, sous forme d’une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens.5

Et Geninasca de reformuler dans La Parole littéraire :

Note de bas de page 6 :

 J. Geninasca, La Parole littéraire, Paris, PUF, 1997, p. 16. C’est Geninasca qui souligne.

La théorie sémiotique doit se présenter, d’abord, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une théorie des conditions d’instauration des discours. Son souci premier sera donc d’expliciter, sous forme d’une construction conceptuelle, les stratégies de cohérence qui, à partir d’objets textuels naturels ou produits, soient en mesure d’installer des textes instaurables comme objets sémiotiques.6

Note de bas de page 7 :

 Sémiotique, ibid.

Ce qui se dessine ici, sur fond d’équivalence paraphrastique, ce sont deux façons de penser l’objet et la tâche de la théorie sémiotique. En recourant à la dichotomie sens/signification, Greimas assigne à la théorie sémiotique la tâche de conceptualiser la transformation du sens en signification. Définissant cette dernière dans la tradition saussurienne et hjelmslevienne comme la production et/ou la saisie d’écarts différentiels, il incombera à la théorie de réunir les concepts nécessaires pour « établir la définition de la structure élémentaire de la signification »7. Dans l’économie globale de la théorie sémiotique, à laquelle Greimas donne, on le sait, une forme générative qui permet d’envisager la construction des objets sémiotiques selon leur mode de production, la structure élémentaire de la signification fait partie des structures profondes, situées, dirions-nous, « en langue ». Les « conditions de la saisie et de la production du sens » que la sémiotique greimassienne vise à conceptualiser sous forme d’une « théorie de la signification » sont pensées comme des contraintes structurales, antérieures à et indépendantes de leur prise en charge par une instance d’énonciation. Il en va autrement chez Geninasca qui cherche, lui, à conceptualiser des « stratégies de cohérence » permettant d’instaurer des textes en « discours », c’est-à-dire en objets sémiotiques. Ce faisant, il situe l’apparition de la signification au terme d’une activité imputable à une instance énonciative. Privilégiant de la sorte le niveau discursif, il définit la sémiotique comme une théorie « des conditions d’instauration des discours », ce qui revient à l’orienter vers la « parole », au sens de Benveniste.

Note de bas de page 8 :

 J. Geninasca, Analyse structurale des Chimères de Nerval, Neuchâtel, La Baconnière, 1971.

Note de bas de page 9 :

 Op. cit., p. 9.

Note de bas de page 10 :

 Ibid., texte de présentation, rabat intérieur.

Alors que Greimas restait attaché, dans sa définition de la théorie sémiotique, à l’exigence de généralité et d’universalité héritée de la grande tradition comparatiste de la linguistique, Geninasca demandait à la sémiotique d’être une science du général et une science du particulier. L’ambition de la sémiotique de Geninasca est d’élaborer une théorie du discours qui permette à la fois d’instaurer une typologie générale des discours et de rendre compte de la spécificité de discours singuliers, notamment de ceux qui relèvent de la classe des discours littéraires, et plus généralement, esthétiques. Dès son Analyse structurale des Chimères de Nerval, parue en 19718, Geninasca multipliait en effet les microanalyses de textes littéraires dans le double objectif de déployer la spécificité de l’univers de discours d’un auteur donné, et de « formaliser les problèmes liés à l’analyse des textes poétiques »9, dans le but de contribuer à la construction d’une « grammaire du discours poétique »10.

Engagés l’un et l’autre dans la quête du sens, Greimas et Geninasca excellaient dans l’analyse des pratiques discursives les plus diverses — textes littéraires, peintures, gestes, mythes ou encore recettes de cuisine — tout en situant leurs recherches, en dernière instance, à des niveaux de pertinence différents. Linguiste de formation, Greimas sémioticien sondait la profondeur des structures fondamentales dans le but de contribuer à la compréhension de l’homme comme être langagier et social. Peintre de vocation, Geninasca explorait l’épaisseur des structures de surface, cherchant à comprendre, en premier lieu, la vision du monde et de l’humain que proposent les discours esthétiques.

2. Signification et stratégies de cohérence

Note de bas de page 11 :

 La Parole littéraire, op. cit,p. 163.

La pratique d’analyse de Geninasca s’exerçait souvent, on le sait, sur des textes, littéraires et picturaux, réputés pour leur hermétisme. Face aux spéculations de certains critiques sur l’illisibilité de la poésie et de l’art modernes, Geninasca tenait le pari de l’intelligibilité des œuvres d’un Reverdy, d’un Char, d’un Saint-John Perse ou d’un Magritte. Dans La Parole littéraire, au début du chapitre consacré au poème « Lutteurs » de René Char, il rappelle ainsi que « “dire l’indicible” — à supposer que telle soit bien la vocation de la poésie moderne — c’est encore et toujours dire, exploiter, par conséquent, en s’y soumettant, les stratégies de cohérence qui conditionnent la production et la communication de textes instaurables comme autant de discours »11. Et dans le chapitre dédié au poème « Blanc et Noir » de Pierre Reverdy, il écrit :

Note de bas de page 12 :

 Ibid., p. 235.

Loin d’être une propriété des textes eux-mêmes, l’« hermétisme » de la poésie moderne apparaît comme l’aveu involontaire d’une incompétence de lecture : l’incapacité à adopter à l’égard du langage ou du monde (du mode de présence de ses figures dans l’œuvre), une attitude conforme aux opérations et aux moyens qui président à la production du poème comme tout de signification. L’« hermétisme » n’est lui-même qu’un effet de lecture lié à l’ignorance du public ou à l’inadéquation des modèles qu’on cherche à appliquer aux textes poétiques.12

En subordonnant la lisibilité d’un texte, verbal ou visuel, à l’actualisation d’une stratégie de cohérence en adéquation avec les propriétés discursives du texte, Geninasca conçoit la signification en termes d’opérations énonciatives en même temps qu’il postule l’existence d’une pluralité de stratégies de cohérence, dont chacune satisfait aux conditions d’objectivité et de subjectivité. L’actualisation des opérations en quoi consiste une stratégie de cohérence est simultanément conditionnée par les virtualités discursives d’un texte donné et imputable à une instance d’énonciation en quête d’intelligibilité et de sens. C’est dire que toute stratégie de cohérence n’est pas applicable à tout texte.

Pour Geninasca, la cohérence et, partant, la signification d’un énoncé discursif, verbal ou visuel, n’est pas donnée mais dépend tout entière des opérations qui l’instaurent. Avant sa prise en charge par une instance d’énonciation, tel énoncé discursif n’est encore que la promesse d’un objet signifiant. C’est un objet textuel dont chaque stratégie de cohérence actualise certaines propriétés discursives afin de l’informer comme un texte cohérent et de le construire comme un tout de signification. Dans cette perspective, tel énoncé discursif n’est pas le lieu d’inscription d’un message invariant ou d’un sens préétabli qu’il s’agirait de révéler mais il apparaît comme un champ d’opérations virtuelles qui se prête à l’actualisation d’une ou de plusieurs stratégies de cohérence, chacune faisant être une signification qui coïncide avec l’activité énonciative qui la produit.

Précisons que la possibilité d’exercer plusieurs stratégies de cohérence sur un même texte est étrangère à la thèse de la « lecture infinie ». Elle ne correspond pas davantage à la pluralité des protocoles de lecture induits par des styles de lecture différents (lecture linéaire et exhaustive, lecture en diagonale, recherche d’information, lecture plaisir, etc.). Lectures multiples et protocoles de lecture renvoient à la quantité et la variété des performances de lecture possibles, alors que le concept d’une pluralité de stratégies de cohérence procède de la possibilité de conceptualiser différents modes d’instauration de la cohérence, autrement dit, différentes compétences discursives, définissant chacune des conditions de lisibilité différentes.

3. Rationalités et saisies du sens

Note de bas de page 13 :

 Ibid., p. 59.

Le sentiment de la cohérence étant fonction de la possibilité de penser l’appartenance des parties à un tout, on pourra définir un mode d’instauration de la cohérence par le type de rapport qu’il installe entre les grandeurs d’un niveau de pertinence ou de saisie donné. Geninasca appelle rationalité tout mode d’instauration de la cohérence, soit « toute manière d’assurer l’intelligibilité du monde ou des énoncés en ramenant la multiplicité phénoménale à l’unité »13. Il s’est attaché tout particulièrement à définir deux types de rationalité, la rationalité pratique, qui régit la cohérence de nos discours quotidiens mais aussi des discours scientifiques et techniques, et la rationalité mythique, qui commande la cohérence et la forme particulière d’intelligibilité des discours littéraires, et plus généralement esthétiques, dont le but est non pas de nous informer sur un état du monde mais de signifier.

La rationalité pratique subordonne le sentiment d’intelligibilité et de sens à la possibilité d’inscrire ces unités discrètes que sont les grandeurs figuratives et les concepts dans des réseaux inférentiels par l’application récurrente de relations de dépendance unilatérales qui prennent tour à tour la forme d’inclusions spatiales ou logiques, ou encore d’enchaînements d’ordre temporel ou causal. Dans la perspective de la rationalité pratique, un texte, verbal ou visuel, fera sens pour autant que ses propriétés discursives permettent d’installer des réseaux d’unités discrètes — configurations ou scénarios figuratifs, ensembles conceptuels ou chaînes argumentatives — conformes à ceux que sanctionne un savoir associatif socio- ou idiolectal. Inversement, passeront pour incohérents ou illisibles, des textes qui bloquent, par exemple en déjouant l’attente d’une continuité figurative ou logique, la reconnaissance des réseaux inférentiels constitutifs d’un savoir associatif partagé.

Note de bas de page 14 :

 Ibid., p. 62.

Il en va autrement de la rationalité mythique qui, elle, procède par la construction de relations structurales (de présupposition réciproque) dont les termes aboutissants correspondent aux traits catégoriels, de nature figurative, non figurative (tensive et modale) ou axiologique, qui constituent l’investissement sémantique des grandeurs figuratives ou conceptuelles. Alors que la rationalité pratique opère au seul niveau des grandeurs discrètes, la rationalité mythique ne les saisit que pour accéder aux représentations sémantiques dont elles sont le lieu. Loin d’être — comme dans la perspective de la rationalité pratique — « les unités à articuler selon le vraisemblable, en fonction du savoir associatif, les [grandeurs discrètes] fonctionnent [du point de vue de la rationalité mythique] à la manière de variables — lieux vides munis d’une identité — où viennent s’inscrire, analytiquement ou syncrétiquement, les positions de structures signifiantes (de nature topologique, perceptive, modale ou axiologique) »14.

Geninasca appelle molaire la saisie dont le niveau de pertinence sont les grandeurs discrètes, et sémantique celle dont le niveau de pertinence sont les « structures signifiantes », c’est-à-dire les investissements catégoriels que ces grandeurs discrètes permettent de manipuler. On voit comment la rationalité mythique, tout en présupposant la saisie molaire, subordonne la signification d’un texte à la possibilité d’actualiser une saisie sémantique. Dans la perspective de la rationalité mythique, la signification d’un énoncé discursif ne dépend plus du respect des axiomes du savoir associatif partagé : elle procède tout entière des opérations imputables à une instance énonciative qui prend en charge, en les articulant par des relations structurales, l’ensemble des représentations sémantiques que permettent de construire les grandeurs figuratives et conceptuelles installées dans un énoncé discursif donné.

Autonomes sans être exclusives, les rationalités pratique et mythique déterminent des conditions de lisibilité différentes et assurent la production et la saisie de deux classes de discours distinctes. La rationalité pratique assure l’intelligibilité des discours dont les propriétés discursives permettent l’établissement de réseaux inférentiels conformes aux contraintes inhérentes au monde du sens commun (ou à un autre monde possible qui soit régi par des rapports de dépendance unilatérale). Son exercice reste cependant insuffisant quand on aborde des discours littéraires et, plus généralement, esthétiques, dont les propriétés discursives conditionnent l’application de la saisie sémantique et, partant, de la stratégie de cohérence définie par la rationalité mythique. La rationalité pratique coïncide avec une conception référentielle, et avec un usage souvent utilitaire du langage. Les discours dont elle assure l’intelligibilité informent le monde et cherchent à l’expliquer. Les discours qui satisfont aux conditions d’intelligibilité de la rationalité mythique signifient le monde et cherchent à le comprendre. Si les uns permettent d’augmenter notre savoir sur le monde, les autres nous procurent l’expérience vécue d’un monde à la fois intelligible et signifiant.

D’une classe de discours à l’autre, le rôle des grandeurs figuratives change : signes-renvoi dans les discours dont la fonction est de faire référence à un monde réel ou fictif, elles constituent, dans les discours esthétiques (même lorsqu’elles n’y sont convoquées que pour créer une illusion de réel), les instruments d’une forme de pensée qui en exploite les virtualités sémantiques. On ne s’étonnera pas de les voir alors entretenir des rapports inédits, étrangers aux réseaux inférentiels enregistrés dans le savoir encyclopédique qui définit le vraisemblable et le vrai dans un espace socio-culturel donné.

Note de bas de page 15 :

 J.-P. Vernant, « Paroles et signes muets », in Jean-Pierre Vernant et al. (éds), Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974, p. 9.

Note de bas de page 16 :

 Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, et id., Myth and Meaning, New York, Schocken Books, 1979.

La réflexion de Geninasca sur les différentes rationalités s’inscrit dans le sillage des travaux de Jean-Pierre Vernant et de Claude Lévi-Strauss. Vernant a en effet été, dans le domaine français, le premier à exposer l’idée d’une pluralité de rationalités. Dans sa contribution à un ouvrage collectif intitulé Divination et rationalité, il s’interroge sur « la nature des opérations intellectuelles impliquées dans le déroulement de la consultation oraculaire », sur « le type de rationalité [qui] s’exprime dans le jeu des procédures divinatoires »15. A la même époque, Lévi-Strauss propose sa réflexion sur les logiques différentes que mettent en œuvre la pensée scientifique et la pensée mythique, la première procédant par explications successives de phénomènes limités, la seconde aspirant à une compréhension générale et totale de l’univers, vécu comme un ensemble signifiant16. On voit comment les rationalités pratique et mythique de Geninasca sont tributaires de la réflexion de Lévi-Strauss. En témoigne, bien sûr, l’emprunt du qualificatif mythique pour l’une des rationalités distinguées, mais surtout la nature des modes d’instauration de l’intelligibilité que Geninasca assigne à ces deux formes de pensée. Telle la pensée scientifique de Lévi-Strauss, sa rationalité pratique procède des parties au tout, si bien que les termes préexistent aux relations qu’elle instaure entre eux. A l’inverse, la rationalité mythique, comme la pensée mythique de Lévi-Strauss, accorde la priorité aux relations sur les termes qu’elles articulent, procédant ainsi d’un tout postulé aux parties.

4. Du sens au sens-pour-le-sujet

Note de bas de page 17 :

 La Parole littéraire, op. cit,p. 92.

Note de bas de page 18 :

 Ibid., p. 94 et 101.

La distinction de deux types de rationalité, pratique et mythique, et la reconnaissance du rapport qui lie rationalités et propriétés discursives permet de différencier deux compétences discursives, autrement dit, deux manières d’instaurer des énoncés discursifs en objets signifiants. Concernant le pouvoir-dire, c’est-à-dire la possibilité de produire des discours dont l’intelligibilité et le sens se situent à des niveaux de pertinence différents, la description des rationalités est une condition nécessaire mais non suffisante pour élaborer une typologie des discours. Pour Geninasca, il ne suffit pas de produire du sens en fonction de telle ou telle stratégie de cohérence, « encore faut-il produire un sens, conforme à ce qui fonde le sentiment d’identité du moi, de la réalité du monde et, partant, un régime d’interaction. L’émergence du sens met nécessairement en jeu le croire d’un sujet »17. Par croire, Geninasca entend « le mode d’inscription d’un sujet […] sur la dimension du vouloir » ou encore « la manière de penser et de vivre le rapport à l’ordre des valeurs »18. Chaque acte de discours se présente ainsi comme l’actualisation d’une rationalité qui conditionne le pouvoir-dire, et d’un croire qui détermine le vouloir-dire : accomplir un acte de discours, cela revient simultanément à instaurer un énoncé discursif comme un objet signifiant en fonction d’une stratégie de cohérence, et à assumer comme vrai, c’est-à-dire conforme à un rapport aux valeurs qui détermine le sens-pour-le-sujet, l’acte qui produit la signification d’un énoncé discursif donné.

La typologie des discours visée par Geninasca est ainsi solidaire d’une typologie des compétences énonciatives : chaque classe de discours ou Discours (avec une majuscule) est définie par une compétence discursive, ou « rationalité », et par une compétence et une existence modales, ou « croire », imputables à une instance énonciative dominante. On dira de tel discours-occurrence qu’il relève du « Discours esthétique » — ou religieux ou scientifique ou social, etc. — pour désigner sa conformité à un type de rationalité et de croire.

Note de bas de page 19 :

 Voir notamment J. Geninasca, « Les acquis et les projets », Hommages à A.J. Greimas, Nouveaux Actes Sémiotiques, 25, 1993 et id., « Et maintenant ? », in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1997, pp. 41-57.

Mais traiter la question de la signification, comme le fait Geninasca, dans la perspective d’une pluralité de rationalités, de saisies du sens et de croires, ne saurait aller sans remettre en cause des points essentiels de l’édifice théorique de la sémiotique greimassienne, à commencer par le parcours génératif et le carré sémiotique, sur la pertinence desquels Greimas et Geninasca ont toujours été divisés19.

5. Mise en discours vs instauration de la signification

Note de bas de page 20 :

 Sémiotique, op. cit., entrée « Génératif (parcours) », p. 158.

Note de bas de page 21 :

 Ibid., entrée « Génératif (parcours). 7 et 8 », p. 160.

Note de bas de page 22 :

 Ibid., entrée « Discours. 6 », p. 104.

Note de bas de page 23 :

 Ibid., entrée « Génératif (parcours). 7 », p. 160.

Note de bas de page 24 :

 Ibid.

Le modèle du « parcours génératif » élaboré par Greimas définit les objets sémiotiques selon leur mode de production, la construction de la signification étant conçue comme un processus d’enrichissement progressif « qui va du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret »20. Il prévoit, comme on sait, plusieurs niveaux de profondeur superposés qu’il articule selon un principe ascendant, depuis des instances ab quo — les structures sémio-narratives avec leurs syntaxes et sémantiques fondamentales et narratives — jusqu’aux instances ad quem — les structures discursives avec leurs composantes syntaxiques (actorialisation, temporalisation, spatialisation) et sémantiques (thématisation, figurativisation)21. L’idée du parcours s’est imposée pour franchir la distance entre les contraintes logico-sémantiques de la production de la signification et les articulations de ces ensembles signifiants que sont les discours. La priorité accordée aux structures profondes est conforme au premier postulat de la sémiotique greimassienne qui subordonne toute production de la signification à l’existence d’une — et d’une seule — structure, à la fois universelle et élémentaire, dont le carré sémiotique est le modèle. Présentant le discours comme le résultat de la « manipulation des formes profondes, qui apporte un surplus d’articulations signifiantes »22, le parcours génératif admet l’existence d’une signification antérieure à la mise en discours et par ailleurs indifférente aux opérations liées à la textualisation et à la manifestation, qui peuvent « intervenir à tout instant de la génération »23. « Construction idéale, indépendante des (et antérieure aux) langues naturelles ou des mondes naturels où telle ou telle sémiotique peut ensuite s’investir pour se manifester »24, le parcours génératif est tout entier situé sur le plan du contenu. Sorte de sémantique générale, il génère, en réalité, moins la signification de tel ou tel discours qu’il ne construit le signifié de l’énoncé discursif, verbal ou non verbal, qui en serait la manifestation.

Note de bas de page 25 :

 Cf. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Sous la forme qu’il a reçue en 1979, le parcours génératif a contribué pendant une dizaine d’années à orienter la recherche sémiotique. S’il a progressivement quitté le devant de la scène pour laisser la place à l’exploration des différents niveaux de profondeur qu’il prévoit, le parcours génératif n’a jamais cessé d’être le modèle de référence de la sémiotique greimassienne. L’image d’une génération linéaire de la signification qui va s’enrichissant d’un niveau hiérarchique à l’autre n’a jamais été remise en question et se retrouve jusque dans son dernier avatar, le « parcours génératif de l’expression »25. Elle pose pourtant de nombreux problèmes, à commencer par le rôle qu’elle assigne à l’énonciation.

Instance de la mise en discours, l’énonciation est appelée, dans le modèle du parcours génératif, à prendre en charge les structures sémio-narratives du niveau profond et à les transformer en structures discursives. Tout en apportant un surplus d’articulations signifiantes, la « mise en disours » — l’opération énonciative en quoi consiste cette transformation — apparaît de la sorte comme l’actualisation d’une signification déjà préalablement structurée. De son côté, plutôt que de concevoir le discours comme un ensemble signifiant antérieur à toute manifestation et dont l’existence dépend d’une contrainte structurale ab quo de nature logico-sémantique, Geninasca postule que le discours est l’objet sémiotique que l’acte énonciatif fait être en transformant un énoncé discursif en un tout de signification, par application de la ou des stratégies de cohérence que cet énoncé permet d’exercer. L’énonciation ne se réduit pas, dans cette perspective, à la mise en discours ou à la convocation d’une signification préconstruite mais correspond à l’acte d’instauration de la signification. Remettre en cause le parcours génératif ne revient donc pas à renoncer à une conception générative de la signification. Ses articulations discursives ne se situent cependant plus au terme d’une série de conversions successives entre des niveaux de profondeur hiérarchisés — conversions dont les procédures (seules susceptibles de conférer un caractère opératoire au parcours génératif) n’ont, on le sait, jamais été précisées — mais elles résultent de l’intégration, imputable à une instance énonciative, d’une pluralité de pratiques discursives, chacune mettant en œuvre une saisie du sens, une rationalité et un croire.

6. L’hypothèse d’une pluralité de structures

Subordonner, comme le fait Geninasca, la production de la signification à l’intégration d’une pluralité de pratiques discursives qui instaurent, à différents niveaux de pertinence, des réseaux relationnels ou structures de nature différente, cela revient à contester le postulat de la sémiotique greimassienne qui consiste à poser un « modèle constitutionnel » unique (le carré sémiotique) censé correspondre à la structure élémentaire que présuppose toute articulation de la signification. Les articulations discursives n’apparaissent plus, dès lors, comme le lieu de la mise en discours d’une contrainte structurale préalablement définie mais deviennent celui de la production même de la signification — production qui dépendra à la fois, indissociablement, de l’activité d’une instance énonciative et de la mise en place de ces variables que sont les grandeurs figuratives (actorielles, spatiales, temporelles, « objectuelles ») ou conceptuelles.

Il convient alors de distinguer les conditions d’émergence du sens des opérations énonciatives qui président à l’instauration de la signification. C’est ce que fait Geninasca dans un articule paru en 1981, où il propose de dissocier la saisie des termes solidaires d’un axe sémantique et leur interprétation en termes logiques telle que prévue par le carré sémiotique :

Note de bas de page 26 :

 J. Geninasca, « Solidarité vs (compatibilité ou incompatibilité) », Actes sémiotiques–Bulletin, IV, 17, 1981, p. 29.

L’existence de l’axe sémantique est préalable [à] et indépendante de l’instauration des relations logiques susceptibles de surdéterminer la relation de présupposition réciproque (proprement sémantique) qui fonde l’existence des termes primitifs.26

Condition d’émergence du sens, la saisie des écarts différentiels sur fond de ressemblance est première, alors que leur interprétation logique correspond à un acte ultérieur, imputable à l’instance d’énonciation qui articule ou transforme les oppositions sémantiques dans le discours par et à travers la mise en place des variables figuratives ou conceptuelles. Le type d’articulation logique des écarts différentiels n’est plus alors fonction de la nature des termes eux-mêmes mais dépend du choix de l’instance d’énonciation, libre d’instaurer entre eux un rapport d’incompatibilité (les relations de contrariété et de contradiction prévues par le carré sémiotique) ou de compatibilité (qu’on pense par exemple aux figures paradisiaques dont se servent mythes et textes littéraires pour signifier la totalisation du sens). Ainsi, bien que conditionnée par la saisie d’écarts différentiels, la production de la signification n’est donc plus subordonnée à l’existence d’une et d’une seule structure élémentaire : elle présuppose au contraire l’existence d’une pluralité de structures qu’il incombe à une instance énonciative d’intégrer.

7. Variables et production de la signification

Note de bas de page 27 :

 A.J. Greimas, « Les actants, les acteurs et les figures », in Cl. Chabrol et J.-Cl. Coquet (éds.), Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1973 ; repris dans A.J. Greimas, Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 49-66.

En plaçant la signification des discours sous la dépendance d’une activité énonciative qui, quelle que soit la stratégie de cohérence qu’elle met en œuvre, manipule des différences par le biais de variables figuratives ou conceptuelles, Geninasca s’écarte également d’une autre thèse constitutive du parcours génératif, qui consiste à penser le discours comme un tout de signification antérieur à et indépendant de toute manifestation. Ce faisant, il ne fait à vrai dire que tirer les conséquences théoriques d’un texte que Greimas avait consacré, en 1973, aux rapports qui lient les structures sémio-narratives aux structures discursives, et les actants aux acteurs27. Dans un article de 1985 (ultérieurement repris dans La Parole littéraire) sur la figurativité, et plus précisément sur le rôle des grandeurs figuratives dans la construction d’énoncés discursifs comme ensembles signifiants ou « discours », Geninasca cite la conclusion de ce texte de Greimas :

Note de bas de page 28 :

 A.J. Greimas,  « Les actants… », art. cit., cité par J. Geninasca dans « L’identité intra- et intertextuelle des grandeurs figuratives », initialement publié dans H. Parret et H. G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour A.J. Greimas, Amsterdam, Benjamins, 1985, et repris sous le titre « Sur le statut des grandeurs figuratives et des variables » dans La Parole littéraire, op. cit., p. 24.

La structure actorielle apparaît dès lors comme une structure topologique. Tout en relevant à la fois des structures narratives et des structures discursives, elle n’est que le lieu de leur manifestation, n’appartenant en propre ni à l’une ni à l’autre.28

En partant de l’idée de « structure topologique », Geninasca développe le concept de variable :

Note de bas de page 29 :

 Ibid., p. 24.

Si nous désignons par A la « structure topologique » et par x et y les classes d’investissements nécessaires et suffisants à déterminer l’existence d’un acteur, celui-ci répondra à la formule A (x ; y). Les valeurs de x et de y peuvent varier au cours du récit, sans pour autant compromettre l’identité de la variable, désignée par A.29

Note de bas de page 30 :

 Ibid,. p. 7.

Note de bas de page 31 :

 Ibid.

Le concept de variable actorielle, mais aussi objectuelle, spatiale ou temporelle permet d’expliquer la permanence d’un acteur, voire de toute grandeur figurative dans un énoncé discursif en dépit des changements qui affectent les investissements ou représentations dont il est le lieu de manifestation. Il soulève cependant aussi une difficulté théorique du parcours génératif, dans la mesure où ces variables — ou « structures topologiques » pour parler avec Greimas — dont la fonction est de conjuguer « structures narratives » et « structures discursives », autrement dit, des représentations relevant de deux paliers distincts du parcours génératif, ne peuvent, par définition, appartenir elles-mêmes à ce même parcours. Par ailleurs, elles ne sont identifiables, d’après Geninasca, « ni avec les structures signifiantes […] nécessaires à la compréhension des énoncés, ni avec les formants (lexèmes, expressions figées de la langue ou figures, configurations du monde naturel) et pas davantage avec les segments de la chaîne verbale qui en assurent la mise en place »30. Ce sont des grandeurs discursives en ce sens qu’elles « n’ont de réalité que par et pour l’instance énonciative qui les pose et, en les posant, leur confère l’existence précaire d’objets mentaux »31.

L’une des conséquences de l’introduction du concept de variable — mais Greimas ne l’avait-il pas pressenti dès 1973 ? — est qu’on ne peut penser le discours comme un tout de signification situé tout entier au plan du contenu et antérieur à toute manifestation. La signification d’un discours n’a d’existence que par et à travers la parole qui la pose. Elle réside dans les opérations énonciatives qui conjuguent une stratégie de cohérence et des virtualités discursives, de nature sémantique, que permettent de manipuler et de transformer ces variables actorielles, objectuelles, spatiales ou temporelles dont la mise en place dans un énoncé discursif est subordonnée à l’actualisation d’un formant, au sens hjlemlevien du terme, du plan de l’expression d’une sémiotique donnée. Dans cette perspective, le discours n’est pas le résultat d’une sémiosis entendue comme la mise en relation de présupposition réciproque d’une forme du contenu et d’une forme de l’expression. Il n’a d’existence qu’actualisé, pris en charge par une instance d’énonciation.

8. Le discours, lieu d’actualisation et d’élaboration de la signification

Le concept de variable tel qu’il est conçu par Geninasca permet en outre de mieux comprendre le rôle du discours dans l’articulation et la refonte de formes culturelles figées par l’usage. Installer une grandeur figurative ou conceptuelle dans un énoncé discursif, cela revient à la fois à instaurer une variable au statut de totalité discrète et à actualiser un certain nombre de structures signifiantes cristallisées — les scénarios et configurations inscrits dans le savoir associatif d’un espace socio-culturel donné — dont l’instance d’énonciation ne saurait se passer quel que soit l’usage, utilitaire ou poétique, qu’elle fasse de la parole. Sans leur concours, les variables resteraient des lieux vides, dépourvus de toute détermination. Inversement, les scénarios et configurations consacrés par l’usage sont, par le biais des variables qui les actualisent, à la disposition de l’instance d’énonciation qui les articule, les combine et les transforme pour créer des significations encore inédites. Ainsi envisagé, le discours apparaît simultanément comme un lieu de création et comme le résultat d’un bricolage, au sens de Lévi-Strauss, qui réutilise des « résidus de discours antérieurs », pour reprendre l’expression de Geninasca.

Note de bas de page 32 :

 Voir pour une présentation concise D. Bertrand, « L’impersonnel de l’énonciation. Praxis énonciative : conversion, convocation, usage », Protée, XXI, 1, 1993, pp. 25-32.

Note de bas de page 33 :

 Art.cit., p. 25.

La conception du discours comme lieu d’actualisation et de transformation d’entités préconstruites mais aussi comme lieu de la production de significations nouvelles, voire de l’élaboration de futures formes figées du sens n’est pas sans rappeler l’orientation de la sémiotique greimassienne, dans les années 1990, sous l’impulsion de D. Bertrand, J. Fontanille et Cl. Zilberberg, vers une conception de l’énonciation qui articule les formes discursives de l’énonciation individuelle sur les organisations signifiantes sédimentées par l’usage, autrement dit, engendrées par la « praxis énonciative »32. A regarder de près, les recherches autour de ce que Bertrand appelle « l’impersonnel de l’énonciation », tout en focalisant l’attention sur les « formes discursives que l’usage des communautés socio-culturelles fixe sous forme de types, de stéréotypes ou de schémas »33, continuent cependant à penser l’énonciation comme la convocation d’une signification dont les articulations sont entièrement situées au plan du contenu et supposées indépendantes de la textualisation et de la manifestation. Les mécanismes de convocation sont en effet supposés commander un double registre structurel :

Note de bas de page 34 :

 Ibid., p. 31.

D’une part, ils portent sur les universaux (sémio-narratifs et modaux, par exemple), et d’autre part sur ces formations léguées par l’usage qui, par un retour du discours sur lui-même, s’établissent au sein du niveau sémio-narratif et s’y configurent comme des primitifs convocables. De tels modules structurels, filtres de nos lectures et de nos productions de sens, se fixent dans le schéma où ils se présentent comme des taxinomies syntagmatiques.34

Que l’instance d’énonciation convoque des « universaux » ou des « primitifs », toujours est-il que son rôle se limite à prendre en charge une signification structurée au préalable, placée sous la dépendance des structures sémio-narratives.

Note de bas de page 35 :

 Voir E. Landowski, « Textes et pratiques », « Formes de textualité, problématiques du sens », Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, pp. 15-18, 106-108 ; J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit.

La possibilité de s’en tenir à une conception de l’énonciation comme prise en charge d’une signification antérieure à la manifestation réside dans le statut idéal que la sémiotique greimassienne attribue aux formations léguées par l’usage. Si elles correspondent au départ à des énonciations antérieures qui nous parviennent sous la forme de locutions figées, de stéréotypes figuratifs ou de phraséologies, ces formations de l’usage sont supposées se transformer, sous l’action de la praxis énonciative, en « taxinomies syntagmatiques », autrement dit en articulations du seul plan du contenu. Leur transformation en « primitifs convocables » va de pair avec la perte de leur nature de résidus de discours antérieurs. Tel est le coût théorique de l’intégration de la praxis énonciative dans une conception de l’énonciation susceptible de s’articuler sur le modèle du parcours génératif de la signification, qui accorde la priorité aux instances ab quo d’ordre logico-sémantique. Dans son principe, cette conception de l’énonciation ne sera guère remise en cause dans les travaux ultérieurs de la sémiotique greimassienne, bien qu’ils l’aient enrichie notamment en reconfigurant l’énonciation comme une « pratique » dans le cadre de ce que E. Landowski appelle les « situations sémiotiques »35. Tout se passe comme si l’évolution de la sémiotique greimassienne n’était jamais qu’une quête de perfectionnement et que les ajouts et enrichissements ne devaient en aucun cas affecter l’intégrité de concepts-clés comme le parcours génératif et le carré sémiotique, qui apparaissent comme de véritables intangibles — en dépit des brèches ouvertes dans l’édifice théorique, à commencer par Greimas lui-même.

9. L’organisation discursive sui generis des discours esthétiques

Note de bas de page 36 :

 Ce modèle a fait l’objet de plusieurs développements dans divers travaux de Geninasca. Pour une présentation dans le contexte d’une réflexion générale sur les discours littéraires, voir le chapitre « Du texte au disours littéraire et à son sujet » dans La Parole littéraire, op. cit., pp. 81-106.

Convaincu que l’efficacité analytique est l’un des critères majeurs pour l’évaluation des théories, Geninasca s’employait sans cesse à affiner des procèdures d’analyse destinées à constituer en objets empiriques les textes littéraires et les tableaux dont il s’occupait. S’exposant inlassablement au risque de la lecture, il concevait la construction d’une théorie sémiotique du discours comme un va-et-vient constant entre l’élaboration de modèles généraux, nécessairement provisoires, et une pratique d’analyse qui, tout en instaurant tel discours-occurrence en un tout de signification, correspond par ailleurs à une critique en acte des modèles qui l’oriente. Parmi les modèles généraux développés, celui de l’organisation discursive dont l’actualisation conditionne la construction de la signification des discours-occurrence à vocation esthétique (autrement dit, de ceux qui relèvent de la « rationalité mythique ») occupe un rôle central, dans la mesure où il articule structures manifestées et structures immanentes36.

Ce modèle d’organisation discursive informe un objet textuel donné, verbal ou non verbal, d’une hiérarchie d’espaces textuels partiels dont l’instauration résulte d’une suite ordonnée de partitions de l’espace textuel global à des endroits formellement indexés par des faisceaux de signaux démarcateurs. Selon la nature de l’objet textuel envisagé — œuvre littéraire, peinture, sculpture, photographie, construction architecturale, etc. —, la nature des signaux démarcateurs varie. La répétition d’un lexème, d’une grandeur figurative ou d’une configuration perceptive, l’occurrence d’un parallélisme phonique, figuratif ou plastique (éidétique, chromatique ou lumineux), ou encore le changement de la modalité énonciative constituent quelques-uns des procédés qui peuvent servir de signal démarcateur. L’originalité et l’intérêt de ce modèle du discours esthétique résident dans la corrélation stricte qu’il établit entre les espaces textuels délimités et les espaces sémantiques ou unités discursives corrélées. A chaque relation paradigmatique, syntagmatique et hiérarchique reconnue entre les espaces textuels correspondra une relation sémantique de même nature entre les unités discursives et les représentations sémantiques qu’elles véhiculent. C’est dire que les couples d’unités discursives d’un même niveau hiérarchique sont liés par une double relation d’équivalence et de transformation sémantique. L’actualisation de l’organisation discursive détermine ainsi une hiérarchie de transformations sémantiques qui, imputables à une instance d’énonciation, sont autant d’actes énonciatifs. Construire la signification d’un objet esthétique informé d’une telle organisation discursive revient à accomplir la hiérarchie des actes énonciatifs dont il est la trace objectivée, observable sur le plan phénoménal.

Note de bas de page 37 :

 Voir en premier lieu les travaux de Geninasca lui-même, notamment La Parole littéraire, op. cit., et, sur un tableau de René Magritte, id., « La Perspective amoureuse ou les métamorphoses du regard » (Cruzeiro Semiótico, 9, 1988) mais aussi, par ordre alphabétique, U. Bähler, Pour lire Joë Bousquet (Approches sémiotiques de La Connaissance du Soir), Paris, L’Harmattan, 1997 ; Th. Bernet, L’Ironie d’Alberto Savinio à la croisée des discours (Lecture sémiotique de l’Introduction à une vie de Mercure et d’Achille énamouré mêlé à l’Evergète), Berne, Peter Lang, 1999 ; M. Schulz, René Char : du texte au discours. Trois lectures sémiotiques, Paris, L’Harmattan, 2004 ; M. Thut, Le Simulacre de l’énonciation (Stratégies persuasives dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont), Berne, Peter Lang, 1989 ; Chr. Vogel, Diderot : l’esthétique des « Salons’ », Berne, Peter Lang, 1993. Pour les arts visuels, voir M. Schulz, « Les espaces du regard. Notes sur le film Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir) de Wim Wenders » in P. Fröhlicher, G. Güntert et F. Thürlemann (éds.), Espaces du texte. Spazi testuali – Texträum (Recueil d’hommages pour Jacques Geninasca), Neuchâtel, La Baconnière, 1990 ; id., « Enonciation et discours esthétique. Analyser le Serial Project n° 1 (Set A) de Sol LeWitt », in La Praxis énonciative, Nouveaux Actes Sémiotiques, 41-42, 1995 : id., « Le temps d’un regard. Les Américains de Robert Frank », in M. Burkhardt, A. Plattner, A. Schorderet (éds.), Parallelismen – Parallélismes – Paralelismos (Mélanges de littérature et d’analyse culturelle offerts à Peter Fröhlicher), Tübingen, Gunter Narr, 2009.

Conçu comme une forme sémiotique indépendante des significations particulières qu’elle est supposée accueillir, ce modèle du discours esthétique semble posséder une grande généralité. Son caractère opératoire a été mis à l’épreuve dans l’analyse de textes littéraires, en vers et en prose, relevant d’époques et de langues différentes, de même que dans le domaine de la peinture, de la sculpture, du film et de la photographie37. Son adéquation en la matière tient à ce qu’il repose sur des opérations isomorphes à celles que met en œuvre la rationalité mythique. Il installe en effet, entre les unités discursives coextensives à des espaces textuels résultant de la partition ordonnée d’un espace textuel global, les mêmes relations de présupposition réciproque que la rationalité mythique établit entre les investissements sémantiques des variables d’un langage donné (grandeurs figuratives, concepts, gestes, etc.). Tant le modèle d’organisation discursive que la rationalité mythique subordonnent ainsi l’intelligibilité et le sens à la construction de relations structurales qu’ils investissent d’une valeur fondatrice par rapport aux termes qu’elles articulent.

Au même titre que la conceptualisation de la rationalité mythique, le modèle du discours esthétique proposé par Geninasca est tributaire de la réflexion de Lévi-Struss sur les mythes. Selon l’anthropologue, la structure des mythes se ramène à un parcours qui conduit d’une situation initiale mettant en scène un contenu inversé (par exemple, un état de manque résultant d’une rupture de contrat) à une situation terminale actualisant un contenu posé, qui prend souvent la forme du rétablissement du contrat, ou de l’invention d’un objet culturel. De même, dans sa manifestation la plus élémentaire, le modèle d’organisation discursive de Geninasca articule deux espaces textuels, initial et terminal, résultant de la partition d’un espace textuel global, et coextensifs à deux unités discursives aux contenus solidaires, inversé et posé. De fait, beaucoup de textes littéraires et d’œuvres d’art se présentent comme des parcours de conversion aménagés pour faire passer le lecteur d’une rationalité et d’un croire déceptifs à la position énonciative d’un Discours poétique supposé procurer le sentiment le plus intense d’identité du sujet et de réalité du monde.

Note de bas de page 38 :

 Communication, 8, 1966, repris dans A.J. Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970, pp. 185-230.

Note de bas de page 39 :

 A.J. Greimas, Du Sens, op. cit., p. 187.

Note de bas de page 40 :

 Ibid.

Cette armature élémentaire n’est pas sans rappeler celle du récit mythique que Greimas, également sur la base des travaux de Lévi-Strauss, a développée dans son essai « Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique »38. Elle en diffère toutefois fondamentalement tant par sa portée que par sa nature et son efficacité interprétative. Par sa portée d’abord, parce qu’elle est indépendante de tout contenu particulier et, de ce fait, susceptible d’informer tout objet textuel, verbal ou non verbal, qui relève de la rationalité mythique, alors que l’armature du récit mythique développée par Greimas est un modèle narratif visant spécifiquement une « sous-classe de récits dramatisés (mythes, contes, pièces de théâtre, etc.) », définie « par une propriété structurelle commune, la dimension temporelle » qui fait que « les comportements qui y sont étalés entretiennent entre eux des relations d’antériorité et de postériorité »39. Par sa nature ensuite, parce qu’elle établit une correspondance terme à terme entre, d’un côté, les espaces textuels, et, de l’autre, les unitiés discursives, et, de ce fait, entre les plans de l’expression et du contenu, ce qui rattache l’organisation discursive de Geninasca au groupe des sémiotiques semi-symboliques. L’armature du récit mythique de Greimas se situe par contre au seul plan du contenu : corrélant l’articulation de la dimension temporelle du mythe en un avant et un après avec un « renversement de la situation »40, c’est-à-dire avec le passage d’un contenu inversé à un contenu posé, elle est indépendante des structures manifestées.

Note de bas de page 41 :

 Ibid., p. 197.

Note de bas de page 42 :

 Ibid.

Il en résulte que le modèle du discours esthétique et l’armature du récit mythique conditionnent des procédures d’analyse qui diffèrent par leur efficacité interprétative. En raison de la corrélation stricte que le modèle de Geninasca établit entre les espaces textuels, délimités à l’aide de procédés observables, tels les couplages et parallélismes de différente nature, et les unités discursives, il assure la sélection et permet la construction des représentations sémantiques pertinentes pour instaurer tel discours-occurrence en un tout de signification. Contrairement au modèle de Geninasca, l’armature du récit mythique ne règle pas le passage des structures manifestées aux structures immanentes. Le découpage d’un mythe donné en séquences que prévoit l’armature de Greimas ne se fait pas en fonction de procédés textuels mais résulte de la projection des articulations de contenu prévues par le modèle de référence, les séquences découpées « correspondant aux articulations prévisibles du contenu »41. Le découpage n’a alors qu’une valeur heuristique : il est destiné à dégager « à l’aide d’une transcription normalisée, les éléments et les syntagmes mythiques » contenus dans une séquence donnée42. L’armature du récit mythique ne peut par conséquent servir de modèle de prévisibilité que pour une pratique interprétative de nature projective, qui conçoit un mythe-occurrence comme l’actualisation d’un contenu préalablement structuré. Il en va autrement du modèle du discours esthétique de Geninasca, qui permet d’établir des espaces textuels entretenant des relations d’équivalence et de transformation sémantiques. L’organisation discursive ne reflète donc plus des articulations de contenu prévues par une structure qui lui serait antérieure mais conditionne l’actualisation, par une instance énonciative, d’un ensemble de transformations sémantiques qui instaure une signification inédite.

Soulignons pour conclure la nature toute relationnelle du modèle d’organisation discursive de Geninasca. Résultat d’opérations qui conjuguent certaines propriétés des objets textuels et les attentes d’un sujet qui exerce une stratégie de cohérence exploitant les ressources de la rationalité mythique, il n’est tout entier ni dans l’objet textuel ni dans le sujet. Son actualisation coïncide avec l’instauration du sujet de l’énonciation implicite, qui assume la hiérarchie des transformations sémantiques qu’il définit. Distinct de l’auteur et des lecteurs empiriques, qui sont susceptibles d’en assumer, dans des conditions différentes, il est vrai, les rôles et les positions, le sujet de l’énonciation implicite est aussi distinct des instances énonciatives énoncées, inscrites dans les textes. Si ces dernières prennent en charge les représentations sémantiques liées aux espaces textuels partiels, pris isolément, le sujet de l’énonciation implicite assume la signification globale qui résulte de l’actualisation de la hiérarchie des actes énonciatifs définie par l’organisation discursive dans son ensemble. Il correspond, en dernière analyse, à la compétence discursive présupposée par la construction d’un objet esthétique en un tout de signification.

L’isomorphisme que le modèle du discours esthétique postule entre les structures discursives et les configurations subjectives permet, entre autres, de comprendre en quoi consiste la signification des objets esthétiques, tant verbaux que non verbaux, qui sont passibles d’une saisie « impressive », dont le niveau de pertinence se définit par son rapport aux configurations perceptives, d’ordre phonique, chromatique, eidétique ou lumineux, qu’elle corrèle aux états tensifs et modaux du sujet. Prise en charge par l’organisation discursive, la variation des configurations perceptives et des états du sujet est interprétable en termes d’écarts différentiels, si bien que le passage d’une configuration perceptive à une autre est vécu, par l’instance énonciative qui l’assume, comme une transformation d’ordre somatico-pathémique. Construire comme discours un objet esthétique passible d’une saisie impressive, cela revient, dans cette perspective, à l’instaurer comme un tout de signification sensible, procurant une forme de connaissance du monde vécue comme une expérience somatico-pathémique.

10. Nouvelles perspectives sémiotiques

Un des principaux mérites de la sémiotique de Geninasca est sans doute d’avoir assuré le statut opératoire de ses concepts et modèles constitutifs par l’élaboration de procédures d’analyse qui règlent le passage des structures manifestées aux structures immanentes. Elle est ainsi en mesure de constituer en objets empiriques les discours-occurrence — textes littéraires et œuvres d’art — dont elle traite. Une théorie sémiotique du discours ne saurait en effet ramener le discours, comme le fait le parcours génératif, à une grandeur située tout entière sur le plan du contenu, antérieure et indépendante de la textualisation et de la manifestation. Réduire le rôle des opérations de la textualisation et de la manifestation à la présentification d’un contenu par avance structuré équivaudrait à dénier toute fonction sémantique aux choix stylistiques et, plus généralement, esthétiques. Aussi Geninasca ne cessait-il de rappeler que les peintres et les écrivains raisonnent du bout de leur pinceaux ou à la pointe de leurs plumes, soulignant de la sorte le poids du sensible dans l’élaboration de la signification.

En distinguant les conditions d’émergence du sens des contraintes discursives déterminantes pour la production et la saisie de la signification, la sémiotique de Geninasca se définit par rapport à un nouvel ensemble de questions. Au problème des conversions entre niveaux de profondeur, dont l’élaboration conférerait seule au parcours génératif de la signification sa validité, se substitue la question de l’intégration, imputable à une instance d’énonciation, d’une pluralité de langages, de saisies et de rationalités. En plaçant la cohérence et l’intelligibilité des discours non pas sous la dépendance d’une structure élémentaire antérieure à l’activité énonciative mais au contraire sous la responsabilité d’une instance d’énonciation qui conjugue stratégies de cohérence et morphologies textuelles, Geninasca annule par ailleurs l’opposition entre sémiotique objectale et sémiotique subjectale au profit d’une théorie sémiotique générale du discours.

L’existence de procédures d’analyse qui permettent de remonter d’un objet esthétique à la compétence énonciative présidant à son instauration comme ensemble signifiant ouvre également de nouvelles perspectives pour la théorie et la pratique de l’analyse du discours littéraire, et, plus généralement, esthétique. Ainsi, une étude comparée des compétences énonciatives construites à partir d’analyses d’œuvres d’écrivains différents permettrait de renouveler l’histoire littéraire dans le sens d’une histoire des poétiques, chaque poétique étant entendue comme la compétence énonciative spécifique qui régit l’ensemble des œuvres relevant d’un Discours poétique donné, caractérisé par une façon particulière d’articuler saisies, rationalités et croires pour fonder une manière de penser le sens du monde et l’identité du sujet. Dans ce contexte, un rôle décisif revient à l’étude du dialogisme intratextuel, c’est-à-dire de la position, souvent mise en scène dans les textes littéraires, que le Discours poétique s’attribue par rapport aux autres Discours, en particulier social, religieux, philosophique et scientifique, avec lesquels il se partage le champ socio-culturel d’une époque.

S’appuyer sur un ensemble de modèles et de concepts interdéfinis — modèle d’organisation discusive, concepts des saisies molaire, sémantique et impressive, rationalités inférentielle et mythique, croire, principe du dialogisme, etc. — supposés définir les conditions invariables de la construction des discours littéraires, cela permet en effet de découvrir également les éléments qui varient d’une poétique à l’autre au fil du temps. Il y aurait à spécifier, par exemple, l’usage que telle poétique fait des grandeurs figuratives : les réseaux de figures installés dans les textes respectent-ils les configurations et parcours figuratifs enregistrés dans le savoir associatif en vigueur dans un espace socio-culturel donné, par exemple pour créer un effet de réel ? Ou, au contraire, bloquent-ils toute lecture référentielle pour obliger le lecteur à actualiser une stratégie de cohérence qui engage une saisie impressive et une saisie sémantique, en subordonnant par là-même l’intelligibilité et le sens à la possibilité d’instaurer des rapports d’équivalence et de transformation entre les investissements catégoriels des grandeurs figuratives convoquées ? Il faudrait aussi analyser les différentes manières de penser le rapport du sujet à l’ordre des valeurs : ce n’est pas la même chose que de poser une ontologie des valeurs qui fonde le sens de notre être-au-monde ou bien d’en dénier l’existence tout en gardant l’exigence d’une relation tensive à l’ordre des valeurs, vécue comme sens. Par delà le simple classement chronologique des auteurs, une histoire des poétiques fondée sur le dialogisme intratextuel des rationalités et des croires permettrait de décrire la variation historique des moyens et des opérations exploités par les discours littéraires pour construire l’image de leur ancrage dans un champ dialogique donné. Elle serait à la fois une histoire des styles et des écritures, et une histoire des confrontations de différents rapports à l’ordre des valeurs et des modes d’instauration du sens.

Indépendante des significations particulières et de la nature des formes manifestées qu’il articule, le modèle du discours esthétique de Geninasca ouvre enfin la possibilité d’un comparatisme généralisé, dans la mesure où il permet de comparer les résultats d’analyses conduites sur des objets esthétiques de nature différente, des textes littéraires, des tableaux, des sculptures, des photographies ou encore des films, pour n’évoquer que quelques-unes des pratiques artistiques relevant de la rationalité mythique. On voit comment la sémiotique de Geninasca pourrait contribuer à renouveler le dialogue entre chercheurs en lettres, historiens de l’art et par exemple, aussi, spécialistes du cinéma, en inspirant des projets de recherche transdisciplinaires, menés dans le cadre d’une théorie des langages, des saisies du sens, des rationalités et des croires.

Note de bas de page 43 :

 Lettre de Geninasca à Greimas, Zurich, le 8 mars 1988. Cf. Dossier A la mémoire de Jacques Geninasca, Actes Sémiotiques, 115, 212 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/731).

L’avancée de la sémiotique de Geninasca a tout au long été ponctuée par un questionnement critique des recherches et travaux de Greimas. Tout en allant jusqu’à déconstruire les modèles emblématiques du carré sémiotique et du parcours génératif, par définition hypothétiques et provisoires, Geninasca n’a toutefois jamais cessé de contribuer à ce que la sémiotique reste un « projet à vocation scientifique » toujours à recommencer. « Serait juste, et pur, le geste qui permet de continuer à inventer… », écrivait-il à Greimas en conclusion d’une « lettre inhabituelle », suite à la publication de De l’Imperfection43. On ne s’étonnera donc pas de ce que ses propres travaux, consacrés à l’instauration d’objets esthétiques les plus divers comme ensembles signifiants, et à une grande variété de questions théoriques, se lisent, à leur tour, comme autant d’invitations — de provocations — à la recherche.