De Greimas à Jean-Claude Coquet. Le discours et son sujet

Ahmed Kharbouch

Université Mohamed Premier, Oujda

https://doi.org/10.25965/as.5729

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Mots-clés : discours, ensemble signifiant, instance énonçante, sémiotique, sujet du discours

Auteurs cités : Mikhail BAKHTINE, Émile BENVENISTE, Jean-Claude COQUET, Algirdas J. GREIMAS, Claude LEVI-STRAUSS, Maurice MERLEAU-PONTY, Paul RICŒUR, Ferdinand de SAUSSURE

Plan

Texte intégral

1. Le jeu des contraintes sémiotiques

Note de bas de page 1 :

 Cf. A.J. Greimas, « La sémiotique », in La linguistique, Paris, Larousse, 1977, pp. 227-229 (article tiré de la Grande Encyclopédie Larousse). Selon Landowski, les dénominations « sémiotique discursive », « sémiotique structurale » et « sémiotique greimassienne » sont interchangeables. Elles renvoient à un même positionnement vis-à-vis du sens, à ne confondre ni avec la « sémiologie positiviste » ni avec le « post-structuralime déconstructionniste ». (E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 25).

Note de bas de page 2 :

 Cf. U. Eco,Le signe, Bruxelles, Labor, 1988, pp. 29, 63, 197.

Alors que la sémiotique est communément définie comme « l’étude des signes » ou, dans le meilleur des cas, comme la reconnaissance et l’analyse de systèmes de signes ou de signification, Greimas la conçoit avant tout comme une sémiotique discursive1. A côté d’une sémiotique vouée à la construction de typologies toujours plus raffinées des signes et des codes, il y a en effet place, comme Eco aussi l’a pertinemment relevé, pour une « sémiotique du discours » qui se donne pour objet l’organisation des énoncés et vise à rendre compte, entre autres choses, de « l’usage esthétique » des « signes »2.

Note de bas de page 3 :

 A.J. Greimas, ibid.

Note de bas de page 4 :

 Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1980 (1916), pp. 20-35.

Note de bas de page 5 :

 Comme le souligne Jean-Claude Coquet. Cf. « L’Ecole de Paris », in id. (éd.), Sémiotique. L’Ecole de Paris, Paris, Hachette, 1982, p. 34.

Note de bas de page 6 :

 A.J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse,1966, p. 10.

A ce sujet, Greimas ne se contente pas de généralités. La sémiotique constitue pour lui un « champ du savoir » clairement circonscrit, caractérisé par « une cohérence méthodologique surmontant la diversité d’objets examinés ». Elle se donne pour objectif l’organisation et la typologie des discours, domaine d’étude à la fois exclu du champ de la linguistique, dont les préoccupations se limitent à la syntaxe de la phrase, et rendu « disponible par l’abandon des méthodes (…) de la rhétorique et de la poétique classiques au profit d’une stylistique impressionniste sans envergure »3. La sémiotique discursive n’est donc pas la linguistique. Mais, bien qu’elle soit tournée vers le même type d’objets empiriques que la poétique, la rhétorique ou encore la stylistique, à savoir le discours, elle ne saurait se confondre non plus avec elles. Elle se caractérise en effet par deux options fondatrices qui rappellent les choix que Saussure avait dû faire pour circonscrire l’objet et le point de vue de la linguistique parmi les autres disciplines ayant pour objet le langage4 : d’une part, précisément, le choix du « discours », non seulement comme réalité empirique mais surtout en tant qu’objet à construire, d’autre part le choix d’un angle d’approche spécifique : le point de vue sémantique5. Le discours n’est donc plus considéré ni comme le lieu d’une simple communication argumentative (conformément à la perspective rhétorique) ni comme la manifestation d’un « style » individuel (selon la perspective stylistique), ni non plus comme une « composition » répondant positivement ou négativement aux normes d’un « genre » socialement codé (selon la perspective de la poétique), mais comme un ensemble signifiant6.

Note de bas de page 7 :

 M. Arrivé M., Fr. Gadet et M. Galmiche, La grammaire d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1986, p. 233.

Note de bas de page 8 :

 A. Culioli et Cl. Normand, Onze rencontres sur le langage et les langues, Paris, Ophrys, 2005, pp. 142-143.

Note de bas de page 9 :

 Le discours « a valeur explicative » dans la mesure où devant « des phénomènes morphologiques ou syntaxiques », objet empirique habituel du linguiste, il est avantageux, explique J.-Cl. Coquet, de les placer dans la dimension discursive pour mieux les comprendre (La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, p. 38). Pour cela, l’analyste doit partir non « d’énoncés isolés » mais d’un discours « qui a déjà produit l’ensemble des énoncés soumis à l’examen (…). C’est au discours de servir lui-même de révélateur : tel énoncé est ici, tel autre n’y est pas ». (J.-Cl. Coquet, « L’implicite de l’énonciation », Langages, 70, 1982, pp. 11-12).

Note de bas de page 10 :

 J.-Cl. Coquet, « Préface » à Michel Arrivé, Linguistique et psychanalyse, Paris, Klincksieck, 1986, p. VI.

Avant d’expliciter cette détermination, notons que le terme « discours » n’est pas d’un usage aisé pour qui s’intéresse à l’analyse du langage. Sur ce point, tout le monde sans doute s’accordera avec Michel Arrivé et ses amis grammairiens : ce vocable connaît des emplois si variés et admet des délimitations si floues qu’« il semble qu’il n’y ait pas de mot plus polysémique dans le champ linguistique »7. Antoine Culioli justifie son abandon par le caractère confus et peu intelligible de la notion qu’il recouvre8. Pourtant, d’un autre côté, le recours à la dimension discursive offre au linguiste des avantages certains. Outre le fait que lui seul permet de ne pas rester cantonné dans la dimension phrastique, il présente des vertus non seulement explicatives9 mais aussi d’ordre « économique » dans la mesure où il fonctionne comme un « rasoir d’Occam ». En particulier, face à la prétendue ambiguïté de certaines phrases, la problématique discursive dispense le chercheur des jeux gratuits dont les linguistes générativistes et les sémanticiens cognitivistes sont friands. Car le discours constitue par nature un contexte désambiguïsant pour les énoncés qu’il contient, et lui-même s’insère toujours dans une situation socio-culturelle déterminée qui le définit par rapport aux autres discours qu’il rencontre sur son chemin. Le sémioticien peut donc cesser de s’interroger sur la signification problématique d’expressions isolées et reporter toute son attention sur le « niveau intégrateur » qu’est le discours10.

Note de bas de page 11 :

 Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 121.

Note de bas de page 12 :

 Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1980 (1916), pp. 99-100. Dans ses notes manuscrites, Saussure, propose d’utiliser le terme « sème » à la place de « signe ». (Ecrits de linguistique générale, Paris Gallimard, 2002, pp. 104-105).

En tout cas, pour Greimas, la caractérisation du discours comme constituant un ensemble signifiant est suffisante pour son intelligibilité et, dès lors, aussi pour en faire l’objet propre de la sémiotique. Tout en restant fidèle à l’héritage saussurien, cette détermination le conduira à pratiquer, à l’instar de Hjelmslev, une analyse immanente. Pour le comprendre, il faut se rappeler que la notion de « signe » telle que Saussure l’emploie est très éloignée de celle léguée par la tradition philosophique (aliquid stat pro aliquo) et reprise telle quelle par Peirce (le signe entendu comme quelque chose à la place de quelque chose d’autre pour quelqu’un)11. Le signe saussurien, lui, n’est pas un élément A qui sert, pour l’interprète, de substitut à un élément B. Car, comme Saussure lui-même l’a relevé, c’est le « signifiant » qui serait alors le signe du « signifié ». Bien plus, si Saussure (dont on connaît la remarquable réserve terminologique) utilise le mot « signe » pour désigner le rapport de signification entre le « signifiant » et le « signifié », c’est seulement que parce qu’il n’en a pas trouvé de meilleur par quoi le remplacer : « la langue usuelle n’en suggère aucun autre »12.

Note de bas de page 13 :

 Cours, p. 32.

Note de bas de page 14 :

 Op. cit., p. 158.

Comme unité sémiologique, le signe est caractérisé avant tout par son autonomie vis-à-vis de la « réalité ». Quand Saussure définit la langue comme « un système de signes exprimant des idées »13, il prend le mot « signe » dans son acception traditionnelle de représentation de quelque chose : le signe linguistique représente l’idée. Il n’en est pas de même lorsqu’il établit la distinction entre signifiant et signifié car la relation de renvoi ou de substitution entre les deux entités se trouve alors située à l’intérieur du signe, totalité sémantique autonome que Saussure figure didactiquement non pas par la traditionnelle flèche de renvoi mais sous la forme d’une ellipse qui indique clairement qu’on n’a pas affaire à deux choses hétérogènes mises en rapport par la représentation (le signe et son objet) mais à un « ensemble signifiant » autonome se présentant devant l’interprète comme un « tout de signification »14.

Note de bas de page 15 :

 A.J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 128.

Note de bas de page 16 :

 Néanmoins, selon André Martinet, « un seul type » aurait « compris le Cours, c’est Hjelmslev » (rapporté par Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé in Combats pour la linguistique de Martinet à Kristeva, Paris, ENS Editions, 2006, p. 61). Pour s’en convaincre il suffirait de se reporter aux thèses de Stephen Ullmann sur « la structure du signe linguistique » (cf. Précis de sémantique française, Berne, Francke, 1952, pp. 19-24).

Note de bas de page 17 :

 Cf. U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988, p. 39.

Note de bas de page 18 :

 Du Sens, Paris, Seuil, 1970, p. 135.

Le choix de l’expression « ensemble signifiant » pour désigner « la réunion du signifiant et du signifié »15 dénote donc chez Greimas une lecture pénétrante du Cours, dont peu de ses contemporains ont été capables16. De plus, Greimas introduit une conception « générative » de l’ensemble signifiant qu’est le discours en remplaçant, en quelque sorte, la barre qui sépare le signifié du signifiant dans l’ellipse saussurienne par un « parcours » qui va du plan du contenu vers le plan de l’expression. Le discours se présente ainsi comme une totalité signifiante autonome autorisant une analyse immanente. L’objet du sémioticien, dans ces conditions, est de reconstruire, par simulation, le parcours qui va du plan du contenu immanent, déjà conçu par les stoïciens comme « incorporel »17, à son « incarnation », pourrait-on dire, dans le plan de l’expression comme manifestation, et de mettre au jour de cette manière « les jeux des contraintes sémiotiques »18 parmi lesquelles chaque discours particulier établit un chemin qui le conduit d’un plan à l’autre.

Note de bas de page 19 :

 Eric Landowski, op. cit., pp. 15-16 et 26-29.

Note de bas de page 20 :

 Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 102.

Note de bas de page 21 :

 Cf. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp. 211- 213.

Avant d’aller plus loin, marquons un temps d’arrêt pour noter que le fait de ramener la problématique de la signification à celle du discours est un choix méthodologique judicieux de la part de Greimas, même si certains sémioticiens pensent que la sémiotique doit aussi intégrer les « pratiques vécues », à savoir des « présences humaines en action (…) engagées dans des pratiques », autrement dit non seulement le discours sur les « choses » mais les « choses » elles-mêmes19. La question méthodologique est de taille : quelles données retenir pour étudier, par exemple, la signification de l’occupation des locaux d’une entreprise par des grévistes ? Cette généralisation de l’objet de la sémiotique est pressentie par Greimas et Courtés puisqu’ils affirment qu’« on peut identifier le concept de discours avec celui de procès sémiotique », et que, dans ce cas, ce qu’on appelle discours « apparaît comme un ensemble de pratiques discursives : pratiques linguistiques (comportements verbaux) et non linguistiques (comportement somatiques signifiants, manifestés par les ordres sensoriels) »20. Il faut bien dire cependant que ce qui fait signifier les « pratiques vécues », ce sont les discours tenus sur elles, étant donné que, dans l’univers sémantique, le langage constitue l’interprétant ultime de toutes les formations signifiantes qu’on trouve dans l’espace social global. C’est grâce aux discours tenus sur elle qu’une pratique est expliquée et justifiée, et que, d’arbitraire, elle devient motivée, ce qui est le propos même des « mythes » que forge l’idéologie sociale21.

Note de bas de page 22 :

 Claude Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 128.

La sémiotique discursive est donc fondée à juste titre sur l’idée que la signification ne réside pas directement dans les choses et les pratiques mais dans les discours tenus à leur sujet. Par exemple, faut-il entreprendre l’analyse des actions ou celle des récits des actions ? La réponse donnée par Claude Brémond est convaincante : « Les “actions en elles-mêmes” ne nous sont pas moins inaccessibles que les choses en soi de la métaphysique ancienne ». C’est pourquoi « il appartient à un certain type de discours, appelé le récit, de les mettre en forme pour les rendre intelligibles ». Ainsi, « une théorie [sémiotique] des actions “en elles-mêmes” est un non-sens. Seule est concevable une théorie des actions racontées » ou mises en discours22.

Note de bas de page 23 :

 De l’Imperfection, Paris, Fanlac, 1987, p. 72.

Note de bas de page 24 :

 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 95. A.J. Greimas, « L’actualité du saussurisme », Le français moderne, 3, 1956, p. 196.

L’adoption du discours comme objet d’analyse est aussi un moyen de limiter le nombre toujours important des variables contextuelles et empêche, par conséquent, la sémiotique de s’immerger dans ce que certains appellent l’« entour pragmatique ». Et même si Greimas donne parfois au terme de « discours » une extension qui lui fait englober aussi bien « les comportements verbaux » que les « comportements somatiques signifiants », dans sa pratique analytique, ces différents types de comportements sont saisis et modélisés dans le cadre de discours particuliers, sous forme de « textes »23. Le slogan greimassien « Hors du texte, point de salut » peut être compris ainsi comme une invitation au sémioticien qui, pour ne pas verser dans la sociologie ou l’esthétique, doit se limiter à l’analyse des discours sur les choses. En effet, si nous concevons que le sens n’est que la possibilité de l’interprétation (Hjelmslev, Eco), seul l’interprétant qu’est le discours tenu sur le monde comme interprété constitue l’objet du sémioticien, car c’est en lui que s’objective « l’acte donateur de sens » (Husserl). Avant Benveniste, qui considère que la langue est « l’interprétant de la société », Greimas affirmait dans son texte fondateur de 1956 que la langue en tant que « totalité des messages échangés », autrement dit des discours tenus par les membres de la société, constitue le « signifiant » recouvrant « un vaste signifié dont l’extension correspondra, à peu de choses près, au concept de culture »24.

Note de bas de page 25 :

 A.J. Greimas, « Entretien », in Fréderic Nef F. et al., Structures élémentaires de la signification, Bruxelles, Complexe, 1976, p. 19.

Le problème essentiel, pour la sémiotique greimassienne, demeure donc celui de la saisie et de la construction en termes explicites de la signification immanente à l’ensemble signifiant qu’est le discours, objet considéré, dans son paraître phénoménologique, comme une simple manifestation, à la limite trompeuse. En effet, « le niveau des signes (…) nous renseigne sur la manière dont les systèmes sémiotiques se manifestent à nous, et non sur leurs modes d’existence et d’organisation » ; et, étant donné que la structure est « un réseau de relations sous-jacent à la manifestation », le discours n’est autre que le lieu de la manifestation de structures sémantiques immanentes, de nature transculturelle, que Greimas dénomme « sémio-narratives »25. Par là même, le sémioticien assume clairement, dans l’analyse du discours, unevisée anthropologique.

Note de bas de page 26 :

 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 19 et 21.

Note de bas de page 27 :

 « Entretien de H.-G. Ruprecht avec A.J. Greimas », RSSI, 1, 1984, p. 3. Selon Jean Petitot, la sémiotique de Greimas « vise à être une anthropologie structurale de l’imaginaire ». (« Les deux indicibles », in H. Parret et H.-G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985, p. 284).

Note de bas de page 28 :

 Du Sens, op. cit., p. 135.

De fait, si Greimas conçoit l’organisation sous-jacente à son objet empirique sous la forme de « structures élémentaires de la signification » ou de « schéma narratif », c’est dans la mesure où, comme l’écrit Lévi-Strauss, « la “mise en structure” possèderait (…) une efficacité intrinsèque », efficacité qui s’accompagne d’ailleurs d’une valeur esthétique car « l’exigence d’organisation est un besoin commun à l’art et à la science ». En un mot, « l’explication scientifique [correspond] toujours à la découverte d’un “arrangement” »26. Autre caractéristique, non moins fondamentale, du « projet scientifique » : la nécessité de donner à ces structures et à ces schémas un statut d’universalité. D’où la dimension anthropologique du projet : « les trois mille sociétés ethno-culturelles qui composent l’humanité (…) possèdent mutatis mutandis les mêmes formes narratives ». Sous-tendues par « des schèmes de pensée généralisables », ces formes « ne peuvent s’expliquer ni par des influences, ni par des modes de production spontanée. Disons que ce sont là les formes universelles de l’humanité »27. En d’autres termes, l’agent qui met en branle le « parcours complexe » qui mène de l’immanence à la manifestation (et qui constitue par conséquent le véritable producteur du discours) n’est autre que « l’esprit humain »28.

Note de bas de page 29 :

 Cl. Lévi-Strauss, « Ramener la pensée à la vie », entretien, Magazine littéraire, 1971(rééd. Magazine littéraire, Hors-série, 5, 2003, p. 57).

Note de bas de page 30 :

 Cf. A.J. Greimas et E. Landowski, Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, Paris, Hachette,  1979, pp. 5-7.

Note de bas de page 31 :

 A.J. Greimas, Du Sens II, Parris, Seuil, 1982, pp. 225-246 ; A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991, p. 85 et 111.

Note de bas de page 32 :

 Du Sens, op. cit., p. 159.

Le point de départ adopté par Greimas explique que sa pratique analytique soit étroitement liée à la démarche analytique de Lévi-Stauss concernant les mythes, démarche qui a, comme on sait, pour principe l’idée que « les mythes consistent en récits, c’est-à-dire en événements narrés les uns à la suite des autres et qui sont imaginés pour articuler (…) des systèmes d’oppositions entre des images elles-mêmes empruntées au monde sensible mais qui acquièrent une signification logique du fait qu’elles sont combinées dans des rapports d’oppositions simples ou complexes »29. On aura reconnu ici les trois niveaux du « parcours génératif » de Greimas : le niveau logico-sémantique profond (« systèmes d’oppositions », « signification logique »), le niveau narratif de surface mettant en évidence l’organisation algorithmique du discours (« événements narrés les uns à la suite des autres ») ainsi que le niveau figuratif (« images empruntées au monde sensible »). On objectera peut-être que ce parallélisme entre l’approche mythologique et l’approche sémiotique ne concerne que ce que Greimas appelle les « discours figuratifs », ceux qui rapportent des événements dont les agents et les patients sont des entités humaines ou anthropomorphes. Mais on le sait, Greimas a élargi sa conception du discours de façon à pouvoir y englober les « discours cognitifs » de nature didactique ou argumentative considérés comme des récit d’événements non plus figuratifs mais de caractère abstrait, tels ceux tenus dans les sciences sociales30. De même, le discours de la passion, ou « discours passionné », est envisagé comme la manifestation d’un récit d’événements « pathémiques » ou de « pathèmes-procès »31. Toujours est-il que l’ensemble de ces types de discours, si divers soient-ils, relève des mêmes structures sémio-narratives : ce sont elles qui, pour Greimas, produisent, de la manière la plus générale, le « discours sensé »32.

Note de bas de page 33 :

 Op. cit., p. 189. Dans son compte rendu critique de Du sens, Claude Bremond s’interroge sur la nécessité d’un niveau conceptuel sous-jacent aux événements rapportés par le récit : « toute narration a-t-elle besoin, pour accéder au sens, de transposer dans le temps anthropomorphe une opération conceptuelle (…) ? » ; sa réponse est négative : « l’objet du récit est le temps, non l’éternité : l’énoncé du devenir des choses épuise leur sens proprement narratif » (Logique du récit, op. cit., p. 89). Voir aussi les remarques critiques de Jacques Geninasca dans « Et maintenant ? », in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997, pp. 47-48 et 53.

Note de bas de page 34 :

 A.J. Greimas, Du Sens II, Paris, Seuil, 1982, p. 164.

Note de bas de page 35 :

 Entretien, art. cit., p.  59.

L’attention ainsi portée au « récit » a pour corollaire le fait que la signification immanente au discours manifesté se réduit finalement à des parcours logiques entre des termes conceptuels. En effet, Greimas soutient l’idée que la signification discursive ne se situe pas au niveau de la figuration des événements mais « au niveau de la structure du contenu, postulée sur ce plan discursif »33. C’est ainsi que, par exemple, le discours qu’est la recette de la soupe au pistou consiste, en dernière analyse, en une consécution ordonnée, sous forme de deux transformations portant sur trois positions conceptuelles : /cru/ —> /non cru/ —> /cuit/34. Nous pensons que cette prise de position sur la signification vient en droite ligne de l’analyse mythologique pratiquée par Lévi-Strauss, qui considère qu’« avant d’être une consécution de mots, le mythe est une consécution de concepts »35.

Note de bas de page 36 :

 Chez Benveniste, « instance de discours » et « énonciation » sont des désignations équivalentes et qui ont trait à une activité de langage individuelle. La première, plus ancienne, renvoie aux « actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur » (Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 151). La seconde, plus récente, recouvre la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard,1974, p. 80).

Note de bas de page 37 :

 Sémantique structurale, op. cit., p. 153.

Note de bas de page 38 :

 Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p.  128.

Conformément à la perspective anthropologique adoptée, l’agent véritable de la production du discours, qu’il soit figuratif ou cognitif, est donc, pour Greimas, une sorte d’instance impersonnelle et transcendante constituée par des invariants sémiotiques universels, à savoir l’« esprit humain ». Il est dès lors clair que l’intégration, dans le cadre de ce dispositif théorique, du thème de l’énonciation du discours ou, formulation équivalente, de l’« instance de discours »comme activité individuelle et singulière, devient problématique36. Ce point n’échappe certes pas à Greimas. En 1966, il l’identifie à ce qu’il appelle le « paramètre de subjectivité ». Effectivement, relève-t-il dans Sémantique structurale, « tout discours présuppose (…) une situation non linguistique de communication » qui se trouve explicitée linguistiquement par « un certain nombre de catégories morphologiques ». Mais, souligne-t-il, du point de vue sémantique, ce plan n’est pas en lui-même pertinent, « à moins que l’analyse n’ait choisi ce paramètre comme objet de description »37. Il va de soi que ce « paramètre », accompagné de ses traces linguistiques, renvoie à ce que Greimas appellera plus tard l’« énonciation énoncée », à distinguer de l’« énonciation proprement dite », logiquement présupposée par l’énoncé38.

Note de bas de page 39 :

Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil,1976, pp. 10-11.

Par la suite, traitant de ce qui concerne « le discours et son sujet », Greimas situera sa réflexion dans le cadre de l’opposition saussurienne entre « langue » et « parole » ou, plus généralement, en référence à Hjelmslev, entre « système » et « procès »39. Il peut ainsi affirmer, en se référant à Benveniste, que le discours est « la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle » et que l’énonciation constitue « une instance de médiation assurant le passage de l’une à l’autre des deux formes d’existence » que sont la langue virtuelle et le discours réalisé. Quant à l’« homme » qui « assume » la langue pour la transformer en discours, Greimas y voit tout au plus un « actant syntaxique » identifiable à la notion, d’usage courant en linguistique, de « sujet parlant ». Il s’agit, autrement dit, d’un pur « concept grammatical : l’homme qui parle », et nullement d’un « sujet ontologique : l’homme qui parle ». La mise entre parenthèse du plan ontologique constitue en effet pour Greimas l’indispensable garant de « la cohérence de la linguistique [conçue comme théorie générale du langage] dans son ensemble ». Le seul « sujet » que doit par conséquent envisager la sémiotique discursive est le sujet en tant qu’il parle ; dans le cas contraire, on risquerait d’introduire dans l’analyse un élément « hétérogène », à savoir le « sujet psychologique et transcendantal ».

Note de bas de page 40 :

 Ecrits de linguistique générale, op. cit., p. 262.

Note de bas de page 41 :

 La notion de « pensée » sera explicitée par Ch. Bally comme « réaction » subjective (aussi bien cognitive et axiologique qu’affective) à une « représentation » objective. Cf. Oswald Ducrot, Logique, structure, énonciation, Paris, Minuit, 1989, pp. 166-167.

Note de bas de page 42 :

 A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, op.cit., p. 11. F. de Saussure, Ecrits, op. cit., p. 130.

Il nous semble entendre à travers ces réflexions un écho lointain des préoccupations de Saussure au moment où il essayait, dans le cadre de la « classification des sciences », de situer la linguistique par rapport aux « sciences naturelles » et aux « sciences historiques » et où il arrivait à la conclusion qu’elle n’appartient ni aux unes ni aux autres mais « à un compartiment des sciences qui, s’il n’existe pas, devrait exister », et qu’il appelle « sémiologie »40. Cette science aurait pour objet « ce qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire ». On peut s’interroger sur la localisation d’un tel procès : « ce qui se produit » a-t-il lieu dans l’esprit, ce qui renverrait à la psychologie, ou plutôt sur un plan intersubjectif et plus largement social, champ de la sociologie ? La réponse implicite de Saussure consiste à neutraliser cette opposition en affirmant que le sémiologique est à l’intersection des deux domaines : il est à la fois social (« convention nécessaire ») et individuel (« sa pensée »)41. La même neutralisation paraît sous-tendre l’analyse sémiotique telle que conçue par Greimas, puisqu’il s’agit essentiellement pour lui de mettre en évidence ce que tout discours individuel doit aux « contraintes sémiotiques » universelles. Mais ce qui nous semble le plus utile à relever en ce point, c’est le fait que Saussure attribue sans ambigüité l’origine de l’énonciation du discours non pas à la pensée mais à « l’homme » qui la « signifie », qui l’énonce en recourant au seul moyen dont il dispose pour communiquer avec ses semblables : la « convention nécessaire ». Saussure, tout comme Greimas par la suite, donne le nom de « sujet parlant » à cet homme-qui-énonce. Cependant, alors que Greimas le caractérise restrictivement comme « l’endroit où se trouve monté l’ensemble des mécanismes de la mise en discours de la langue », son prédécesseur l’envisageait en tant qu’« être humain et être social »42.

Note de bas de page 43 :

 Du sens, op. cit., p. 135.

Note de bas de page 44 :

 « Algirdas Julien Greimas mis à la question » in AAVV, Sémiotique en jeu, Paris-Amsterdam, Hadès- Benjamins, 1987, p. 311.

Dans ces conditions, n’étant qu’un mécanisme de conversion entre modes d’existence, c’est par construction que le « sujet du discours » est, chez Greimas, nécessairement immanent à l’ensemble signifiant qu’on prend en considération. Il est en cela assez proche du « locuteur-auditeur idéal » de Chomsky, autre mécanisme qui permet le passage du virtuel à l’actualisé. Cet automate, pour lui donner un nom cartésien propre à séduire aussi bien Chomsky que Greimas, n’est en fait que l’instanciation langagière de cette transcendance qu’est l’« esprit humain ». C’est lui le véritable agent de « la construction des objets culturels (littéraires, mythiques, picturaux, etc.) » ; c’est lui qui met en branle le « parcours complexe » allant « de l’immanence à la manifestation » ; et c’est lui aussi qui rencontre « sur son chemin aussi bien des contraintes qu’il a à subir que des choix qu’il lui est loisible d’opérer »43. Ces constatations expliquent clairement, nous semble-t-il, le fait que Greimas ait choisi, pour traiter du « discours et son sujet », de se situer résolument dans la lignée de l’anthropologie culturelle. En un mot, s’il faut récapituler, le discours apparaît ici comme un « objet autonome » dont le sémioticien peut et doit rendre compte « indépendamment des variables que constituent l’émetteur et le récepteur »44.

2. La réalité des instances énonçantes

Ce sont au contraire ces « variables », conçues de manière généralisante comme « instance d’origine » et « instance de réception », qui vont constituer la pierre angulaire de la théorie sémiotique développée par Jean-Claude Coquet, « compagnon de route » de Greimas. Cette théorie, dite « théorie des instances énonçantes », peut être conçue dans ses grandes lignes comme un prolongement critique fécond de la sémiotique discursive greimassienne.

Note de bas de page 45 :

 Cf. J.-Cl. Chevalier et P. Encrevé, op. cit., p. 132.

Note de bas de page 46 :

 Cf. J.-Cl. Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, pp. 73-79.

Note de bas de page 47 :

 Cl. Lévi-Strauss, 1990 (1988), p. 198.    

Entre ces deux conceptions, la première différence sur laquelle il faut insister est que d’un côté Greimas, bien qu’il se déclare volontiers proche de la phénoménologie45, se donne en fait pour référence constante l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, alors que de l’autre côté, Benveniste, précurseur reconnu par Coquet, adopte, même s’il est surprenant de ne trouver chez lui aucune référence explicite à son collègue au Collège de France Merleau-Ponty, pour cadre d’étude effectif la phénoménologie du langage46. En tablant sur la visée phénoménologique, il devient en effet possible de thématiser l’ancrage du « sujet du discours » dans le monde culturel et naturel, aussi bien en tant que personne que comme corps propre. Dans son principe même, cette visée s’oppose à une perspective anthropologique qui ramène toute instance de discours (aussi bien productrice que réceptrice) à un pur mécanisme et dont le propre est de se situer d’emblée hors de tout ancrage dans la « réalité » dans la mesure où elle n’a en vue que les « conditions très générales de l’exercice de la pensée »47.

Certes, nous ne disposons d’aucun critère définitif pour justifier le choix d’une de ces perspectives plutôt que l’autre. Comme le soutient Jean-Claude Coquet, en matière d’analyse du langage, seul importe le « gain d’intelligibilité ». Cependant, si le « sujet du discours » est défini, à la manière saussurienne, comme un « être humain » et un « être social », on constate que pour la visée anthropologique seul importe l’« être social », réduit qui plus est à la seule dimension fonctionnelle d’un mécanisme de conversion de la langue en discours. Pour reprendre une expression connue, ce sujet du discours est saisi comme un « homme unidimensionnel », dans la mesure où, des deux dimensions qui déterminent ce que Coquet appelle l’« ambivalence du langage », à savoir la phusis (le monde sensible et l’univers du corps propre) et le logos (le monde intelligible et l’univers du jugement), seule la seconde est retenue. Toute référence à la phusis comme dimension fondatrice est donc exclue.

Note de bas de page 48 :

 U. Eco, Le signe, Bruxelles, Labor,1988, p. 219.

En tout état de cause, la visée phénoménologique est du plus haut intérêt pour la sémiotique du discours. Nous rejoignons ici Umberto Eco. En effet, écrit-il, soutenir « l’idée d’une construction perceptive du monde (…) comme incessante attribution de sens (…) débouche sur une phénoménologie de la sémiose » ; « dans cette perspective, la sémiotique est davantage affectée à l’étude de la constitution du signifié [du sens] qu’à celle de l’usage des signifiés constitués et codés que la culture nous propose » ; et d’ajouter que la prise en compte « des classiques de la phénoménologie peut ouvrir la voie à une sémiotique du message [du discours] plus rigoureuse », mais aussi plus dynamique car elle ne prendrait pas seulement en considération « les conventions qui régissent le fonctionnement des signes mais les processus mêmes de la production des signes et de la restructuration des codes »48. C’est ce caractère dynamique de la sémiosis discursive qui se trouve conceptualisé chez Merleau-Ponty comme « traduction » et chez Benveniste comme « re-production » : le discours re-produit la réalité aussi bien pour l’instance d’origine que pour l’instance de réception, et l’« être social », support de la « pensée » communicable, traduit l’expérience de l’« être humain » en contact immédiat et irréfléchi avec le monde environnant. Autrement dit, la visée phénoménologique englobe la visée anthropologique et le gain d’intelligibilité est, de cette façon, très certainement accru.

Note de bas de page 49 :

 M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 149.

Merleau-Ponty avait déjà circonscrit le problème en procédant, du point de vue phénoménologique qui était le sien, à la mise au jour des limites de la visée objectivante de l’anthropologie culturelle en rappelant que si elle dégage avec succès, à partir des phénomènes culturels, « une infrastructure formelle (…), une pensée inconsciente, une anticipation de l’esprit humain », il ne faut pas oublier cependant que « les opérations logiques surprenantes qu’atteste la structure formelle des sociétés » sont « de quelque manière accomplies par les populations qui vivent ces systèmes » : il doit donc « exister une sorte d’équivalent vécu [de ces opérations logiques et formelles], que l’anthropologue doit rechercher »49.

Note de bas de page 50 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, op. cit., p. 117.

Les réflexions du philosophe peuvent donner lieu à deux interprétations épistémologiques différentes. La première, la plus commune, y verrait l’affirmation que l’anthropologie culturelle et les sciences de l’homme en général opèrent une réduction de la richesse et du foisonnement des données phénoménologiques pures. Cette critique ne serait pas pertinente, car dans toute discipline à vocation scientifique la « méthode » est inséparable de l’« objet » et on ne peut, dans cet ordre d’idées, reprocher au botaniste, par exemple, de mettre entre parenthèses l’aspect esthétique des plantes qu’il étudie50. L’autre manière de comprendre la critique de Merleau-Ponty est d’y voir une mise en question de la valeur des explications avancées par l’anthropologie culturelle et l’affirmation qu’elle fausse son objet empirique en créant un artefact. Le reproche du philosophe, compris de cette façon, constitue une invitation à remplacer un point de vue réducteur par un autre plus respectueux des données complexes de l’expérience. L’anthropologue, selon Merleau-Ponty, doit conformer sa pensée à l’expérience que les membres de la société ont des structures inconscientes qui règlent leurs conduites sociales. Autrement dit, le chercheur doit adopter la « visée phénoménologique » qui seule permet de comprendre la manière dont sont vécues les structures inconscientes.

Note de bas de page 51 :

  Le principe de pertinence peut être défini comme « la règle déontique qu’adopte le sémioticien, de ne décrire l’objet choisi que d’un seul point de vue (...), en ne retenant, par conséquent, en vue de la description, que les traits intéressant ce point de vue ». Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 276.

Note de bas de page 52 :

 La quête du sens, op. cit., p. 223.

Il nous semble que Greimas, en vertu du « principe de pertinence », a plutôt adopté la première interprétation en réponse à des critiques semblables à celles formulées par Merleau-Ponty51. Coquet, par contre, a tablé sur la seconde et a résolument inscrit sa pratique analytique dans le cadre de la phénoménologie du langage. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre pourquoi il découvre, dans les analyses de Greimas, « une sorte d’isomorphisme entre le modèle [théorique] et le champ d’application sur lequel il se rabat », de telle sorte que « les textes [analysés] prennent à leur tour la forme prévisible de l’objet clos »52.

Note de bas de page 53 :

 M. Meyer, « Introduction » au traité d’Aristote, La rhétorique, Paris, Le livre de poche, 1991, pp. 51-52.

Note de bas de page 54 :

 « Les modalités du discours », Langages, 43, 1974, p. 67.

Note de bas de page 55 :

 La quête du sens, op. cit., p. 223.  Position nuancée et positive qui nous semble de loin préférable à celle adoptée par Jacques Geninasca qui se ramène, en fin de compte, à proposer de jeter le bébé avec l’eau du bain ! Cf. J. Geninasca, « Et maintenant ? », in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997.

Note de bas de page 56 :

H. J. Pos, cité par J.-Cl. Coquet, Phusis et logos. Une phénoménologie du langage, Paris, PUV, 2007, p. 21.

Le trait distinctif de la phénoménologie du langage est qu’elle fait sienne la conviction (remontant à la rhétorique aristotélicienne) qu’« il y a, derrière tout acte de langage, un être qui parle et qui est impliqué dans cet acte ». Car « il est toujours question de soi dans le dire »53. L’intérêt porté à ce sujet présent derrière le discours avait déjà amené Coquet, dans ses textes des années soixante-dix, à mettre en question la position consistant à considérer que le seul « être » impliqué par le discours est l’« autorité sociale », comme si (c’est le thème du « simulacre » cher à Greimas) « la Société se mettait en scène sous la forme d’archétypes exécutant un programme très strict » — ce qui revient, selon Coquet, à escamoter le caractère spécifique de toute production discursive54. C’est ce qui l’amène à plaider ouvertement pour une limitation du « domaine de validité » de la sémiotique greimassienne à ce qu’il appelle « l’espace social » où se produisent des « discours sans Je » — contes, mythes, proverbes et dictons, en somme toutes les pratiques discursives normalisées55. Ce n’est pas là une simple invitation à se limiter à l’étude d’un type déterminé de discours. Il s’agit plus largement de faire entendre que l’adoption du principe de pertinence découlant de la visée anthropologique enferme le sémioticien dans la recherche de ce que chaque discours particulier « doit » aux contraintes sémiotiques constitutives de l’« esprit humain ». Prendre en considération le « discours avec Je », ce sera au contraire changer de principe de pertinence. En reconnaissant dans tout discours « l’expression d’un rapport au monde » spécifique (Benveniste), ce sera adopter le point de vue phénoménologique et prôner le retour au sujet qui « énonce sa réalité vécue »56.

Note de bas de page 57 :

 « Le discours et son sujet. Développement d’une sémiotique modale » (Entretien avec A. Hénault), Bulletin du groupe de recherches sémiolinguistiques, I, 1-2, 1978, p. 2 et 4.

Note de bas de page 58 :

 J.-Cl. Coquet, « La relation sémantique sujet-objet », Langages, 31, 1973, p. 80.

Note de bas de page 59 :

 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 69.

Au début de son entreprise critique, la prise en compte du « Je » se fait pour Coquet dans le cadre de la conception narrative du discours. Son point de départ est la définition que Benveniste donne du sujet de l’énonciation : « est Ego qui dit ego ». Cette définition, enfermée dans une conception orale et locutoire, est précisée et généralisée par Coquet de la manière suivante : « est Ego qui dit ego et qui se dit Ego ou qu’on dit Ego ». Le « sujet énonçant fait connaître le type de participation au programme qu’il instaure ou qu’il assume », dans la mesure où il est « celui qui est reconnu, soit par lui-même, soit par les autres comme responsable de l’exécution du programme »57. Nous avons là affaire à une conception « diathétique » de l’énonciation qui vient en droite ligne de Benveniste et de sa caractérisation du « champ positionnel du sujet », constitué des catégories de la personne, du nombre et de la voix (diathèse). Il s’agit en effet pour l’analyste de statuer sur « le degré de participation du sujet au procès où il est engagé »58. Présentée de cette façon, l’énonciation n’est pas nécessairement associée à l’usage de la forme « je » ou du « discours direct ». Le « il », traditionnellement appelé « troisième personne » et défini par Benveniste, dans des analyses célèbres, comme la « non-personne » ou caractérisé comme « absence de personne », renvoie lui aussi à un être identifiable par « la capacité de se désigner soi-même », propriété qui se trouve, comme dit Paul Ricœur, « transférée de la première à la troisième personne, à la façon d’une citation placée entre guillemets. L’autre, la tierce personne, dit dans son cœur : “j’affirme que” »59.

Note de bas de page 60 :

 Ibid., p. 67.

Note de bas de page 61 :

 Phusis et logos, op. cit., p. 77.

L’énonciation constitue de cette façon une couche sémantique supplémentaire qui vient nécessairement se greffer sur le plan des structures sémio-narratives (actants et programmes) qui lui servent de support : le sujet « s’énonce » à travers son faire. « S’énoncer » veut dire se faire connaître comme doté d’une certaine identité (être quelque chose ou quelqu’un) ou, en termes phénoménologiques, comme l’origine de l’« expression d’un rapport au monde ». Autrement dit, le « sujet » comme agent d’un programme d’action est situé dans le monde, mais en « énonçant » son identité, il se signifie (ou est signifié) comme « point de perspective privilégié sur le monde », ou encore comme « la limite du monde »60. Par exemple, quand, dans l’Enéide, Virgile décrit de la manière suivante le comportement de Vénus lors de l’épisode de la rencontre avec son fils Enée (qui ne la reconnaît pas) : « … comme elle se détournait, une lumière, autour de sa nuque de roses, resplendit ; (…) et vraie déesse, à sa démarche, elle apparut », il rend en fait compte de la manière dont la déesse se « donne à connaître, ou, si on veut, (…) comment elle “énonce” son identité »61. Le « sujet » signifie par son agir ou son dire, mais, en plus, il signifie quelque chose de lui-même, de son identité ou de son rapport au monde.

Note de bas de page 62 :

 M. Meyer , op. cit., pp. 42 sq.

Note de bas de page 63 :

 « Les modalités du discours », art. cit., p. 68. 43. Le discours et son sujet. Essai de grammaire modale, Paris, Klincksieck, 1984, p. 25.

Note de bas de page 64 :

 Phusis et logos, op. cit., p. 175.

Note de bas de page 65 :

 P. Ricœur, La critique et la conviction, Paris, Hachette, 1995, p. 120.

Note de bas de page 66 :

 P. Ricœur, « Philosophies du langage », Dictionnaire de la philosophie, Paris, Albin Michel / Encyclopaedia Universalis, 2000, p. 951.

Cette énonciation « diathétique » nous met en présence d’une sémiosis particulière où le plan de l’expression est constitué par le faire verbal et non verbal de l’actant et où le plan du contenu n’est autre que l’identité ou le rapport au monde de l’agent de ce faire. En termes hjelmsleviens, le plan de l’énoncé (le programme d’action) constitue le plan de dénotation pour l’énonciation de l’identité qui est, de cette façon, un plan connotatif de la sémiosis discursive. Il faut dire aussi que cette conception très originale nous semble liée à ce que certains philosophes considèrent comme la propriété fondamentale du langage depuis sa caractérisation par Aristote : son « interrogativité » ontologique que l’analyste, en tant qu’instance de réception du discours, doit mettre au jour62. Même dans le « langage assertorique », tel qu’une narration par exemple, « l’interrogativité est présente, comme une trace, une origine, une signification (…) puisqu’en l’absence de la question explicite à laquelle il est répondu, l’auditoire doit bien la reconstruire, l’inférer, la déduire ». De cette manière, le « sujet » discursif ne se contente pas de dire ou d’agir, mais, en plus, il énonce son identité en réponse à la question implicite de l’instance de réception : qui est-il pour dire ou faire ce qu’il dit ou ce qu’il fait ? L’analyse du discours, suivant Coquet, a pour objet de « cerner l’identité des actants » discursifs63 ou, plus généralement, de répondre à cette question sémiotique : « comment par le langage verbal ou non verbal nous-mêmes signifions-nous ? », question qui prend appui sur un questionnement proprement phénoménologique : « comment par notre position dans le monde, par notre insertion dans un champ de réalité (Sachfeld), par notre présence, faisons-nous sens, pour nous et pour autrui ? »64 L’interrogation sémiotique s’articule sur son fondement qu’est la question phénoménologique et construit de cette manière l’objet même de la phénoménologie du langage, à savoir le lien intrinsèque, tissé dans le discours, entre le « vécu » et le « sens ». D’où, face au principe d’immanence qui permet de cerner l’« autonomie sémantique » du discours65, un principe de réalité qui préconise plutôt de ne pas couper le rapport entre le « socle » qu’est le « Lebenswelt » et sa venue au langage66.

Note de bas de page 67 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, op. cit., pp. 119-131.

Note de bas de page 68 :

 Problèmes de linguistique générale, II, op. cit., pp. 43-66 et 215- 238.

Note de bas de page 69 :

 Le mot « signifiance » renvoie tout simplement chez Benveniste à la « propriété de signifier », ce qui permet de le distinguer de « sens » (Problèmes de linguistique générale, II, p. 51). Il n’a donc pas les connotations psychanalytiques et quasi ésotériques qu’il a chez Kristeva ou Barthes, par exemple. Il nous semble plutôt l’équivalent moderne des « modes de signifier » des médiévaux.

A notre connaissance, le premier à avoir essayé de briser l’interdit qui pèse sur ce genre de questionnement et qui a tenté de penser, dans le cadre de la linguistique et de la sémiotique, le rapport du langage à la réalité est Emile Benveniste. En effet, depuis son identification des « niveaux de l’analyse linguistique »67 jusqu’à ses réflexions sémiologiques sur « La forme et le sens »68, il a fait en sorte de développer une approche du discours comme « mise en action » du langage qui ne l’isole pas de son immersion dans le-monde-de-la-vie. Ainsi, quand il circonscrit deux « modes de signifiance »69, le sémiotique d’un côté et le sémantique de l’autre, il les caractérise chacun par un certain nombre de propriétés parmi lesquelles ressort, pour ce qui nous intéresse ici, le fait que le sens est « intralinguistique » et « générique » pour ce qui est du sémiotique, alors que, dans le domaine sémantique, celui du discours, il se trouve doté d’un « intenté », et d’une « référence » à un « état de choses » ou à une « situation de discours ou de fait ». Il est clair que dans le mode sémiotique, régi par le « principe d’immanence », seul compte, pour l’instance de réception, la « reconnaissance » de telle ou telle « unité » comme signifiante et non ce qu’elle signifie. Le mode sémantique, par contre, implique un processus de « compréhension » qui pour se réaliser doit conjuguer l’« intenté » de l’énonciation et la « référence » de l’énoncé. A ce niveau, c’est le principe de réalité qui guide la réception.

Note de bas de page 70 :

 A.J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte, Paris, Seuil,1976, p. 139.

Note de bas de page 71 :

 « Philosophies du langage », art. cit., p. 937.

Note de bas de page 72 :

 Ibid., pp. 950-953.

Note de bas de page 73 :

 La quête du sens, op. cit., pp. 37, 39 et 114.

La sémiotique de Greimas suppose, comme nous avons essayé de le montrer plus haut, que l’analyste vise avant tout à « reconnaître » dans le discours et son sujet des structures et des contraintes dont l’instance productrice n’est autre que l’esprit humain. De ce point de vue, le « sens » ne peut être que générique, et l’analyse consiste avant tout à identifier des invariants immanents indépendants de toute « réalité sociologique ou psychologique » particulière, tels que par exemple les « structures axiologiques » conceptuelles ou figuratives qui sont supposées régir « les premières articulations d’univers sémantiques »70. Mais en tablant sur l’immanent et le générique, on oublie que, dans l’activité discursive, comme l’affirme Ricœur prenant appui sur Benveniste, « le langage fait référence au sujet parlant, par le moyen de certains “indicateurs” (je, tu, il), et qu’il fait référence à la réalité par le jeu complexe du sujet et du prédicat ». Le discours n’est pas coupé de l’Umwelt dont son producteur est partie prenante. La mise en avant du principe de réalité apparaît aussi comme une recommandation salutaire adressée aux analystes du langage. Car le rejet de cette double référence (au monde et au producteur) hors de l’« enceinte linguistique » correspondrait, en fait, à « l’élimination de la fonction symbolique elle-même ». D’une manière générale, plus l’analyse du langage « s’épuise et se réduit à la science », qui ne peut, comme nous l’avons vu, viser que le générique et l’universel, « plus elle expulse de son champ ce qui concerne le rapport du langage avec l’autre que lui-même »71. On comprend pourquoi, quand il aborde le fonctionnement du discours dans le cadre de la « phénoménologie du langage » — qui consiste, pour lui, à toujours renvoyer le discours à « l’expérience qui précède le langage » —, Ricœur considère que « par une sémantique spécifique », le discours « désigne lui-même sa propre dépendance à ce qui le rend possible du côté du monde »72, à savoir, pensons-nous, ce que Coquet appelle les « centres de discursivité » ou les « instances énonçantes ». De-là la correction apportée à la notion de discours : c’est toujours, comme chez Greimas, un « ensemble signifiant » mais « rapporté à une ou plusieurs instance(s) énonçante(s) »73.

Note de bas de page 74 :

 Temps et récit, I, op. cit., Paris, Seuil, 1983, p. 118.

Note de bas de page 75 :

 Quand J. Kristeva analyse, dans la lignée de Benveniste, la « fonction prédicative » constitutive du discours, elle la considère comme dotée d’« une fonction anaphorique » qui « asserte (…) un sujet et un “référent”. Le sujet énonçant et le référent sont coextensifs à l’acte prédicatif et n’existent pas sans lui » (« La fonction prédicative et le sujet parlant », in AAVV, Langue, discours, société. Pour Emile Benveniste, Paris, Seuil, 1978, p. 232).

Note de bas de page 76 :

 La quête du sens, op. cit., p. 243.

En somme, pour Benveniste et Ricœur comme pour Coquet, le langage en tant que « discours » et non en tant que« système » de signification, « est orienté au-delà de lui-même » et, dans son fonctionnement, il montre que son producteur « ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle ». L’objectivité du monde et l’intersubjectivité de la communication sont toujours impliquées par l’acte de langage et il faut mettre en question toute prétention à réduire le langage à un système autonome de relations immanentes. Il s’agit de proclamer, à l’encontre de l’arbitraire radical saussurien, que « le langage ne constitue pas un monde pour lui-même », et qu’il faut plutôt mettre l’accent sur « la présupposition ontologique de la référence, présupposition réfléchie à l’intérieur du langage lui-même comme un postulat dénué de justification immanente »74. Le principe de réalité tel que le formule Coquet suppose que la réalité est « une grandeur intégrée au langage »75. De cette façon, l’analyse du discours « ne peut être conduite convenablement que si langage et réalité sont considérés comme deux grandeurs qui s’interpénètrent »76.

C’est sur cette voie que s’est engagée explicitement la recherche sémiotique de Coquet en essayant d’abord de caractériser, comme nous l’avons vu, l’instance énonçante projetée dans le discours sous les espèces du « sujet énonçant » ou de l’« actant énonçant », puis en abordant le producteur du discours (locuteur ou écrivain) et son récepteur (lecteur, auditeur ou analyste) identifiés respectivement comme « instance énonçante d’origine » et « instance de réception », instances qu’il s’agit de caractériser en dehors des carcans fonctionnels impliqués par la conception immanentiste du langage.

Note de bas de page 77 :

 Phusis et logos, op. cit., p. 74.

Note de bas de page 78 :

 J. Dubois et al., Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973 (article « Ego », p. 182).

Note de bas de page 79 :

 Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 128.

L’introduction de l’instance d’origine à côté de l’instance projetée fait que le discours, surtout quand il prend la forme du texte littéraire, se présente comme une organisation signifiante en paliers. Le premier palier est occupé par l’instance d’origine qui n’est elle-même que « la projection de l’être humain et de l’être social » car il existe, en respectant le principe de réalité, un continuum entre l’être et le langage77. A partir de ce palier, la première instance peut se projeter sur un deuxième palier. Cette instance projetée (un personnage, par exemple) peut devenir à son tour instance d’origine qui projette un troisième palier, et ainsi de suite. Aucune rupture ou « débrayage » n’est pensé entre l’être premier et ses différentes projections, ce qui n’est pas le cas dans la pensée linguistique commune qui ne voit dans le « sujet de l’énonciation », dit aussi « ego », que le « sujet de la phrase déclarative sous-jacente à tout énoncé : “je te dis que” »78. Le producteur du discours est alors réduit à une simple instance fonctionnelle. Greimas, nous l’avons montré, le conçoit de cette façon. Quand il parle de l’« énonciateur », il l’envisage d’un point de vue fonctionnel : il est celui qui remplit le rôle de « destinateur implicite de l’énonciation » ou de « présupposé logique de l’énoncé »79. Or, il ne faut pas l’oublier, « l’homme qui parle » n’est qu’une projection objectivante et fonctionnelle de « l’homme qui parle ».

Note de bas de page 80 :

 Le discours et son sujet, op. cit., p. 12.

Prenons un exemple pour illustrer cette divergence de points de vue. Si on suit la pensée commune, la phrase suivante, extraite d’un discours tenu par Marguerite Duras sur un de ses personnages : « Quand je parle, je suis Aurélia Steiner », doit être réécrite comme « (Je dis que) quand je parle, … ». En procédant de cette façon, l’analyste change abusivement les données dans la mesure où il établit une distance objectivante entre Duras et son discours. Or, précisément, ce discours nous convie à revivre, à travers un processus de projection subjectivante impliquant une continuité existentielle entre l’instance d’origine et l’instance projetée, une expérience singulière, celle de l’identification entre Duras, comme locuteur, et le personnage dont elle parle. Ce qui rend possible ce procès d’identification immédiat n’est autre que le corps propre à travers la voix : « quand je parle… ». L’instance corporelle cède la place à l’instance judicative qui asserte le phénomène fuyant de l’identification : « … je suis… ». Dans cette phrase, nous avons affaire à deux paliers discursifs : le palier de l’instance d’origine sujet qui asserte et le palier de l’instance projetée non-sujet, celui du corps propre qui participe, sans l’assumer, à un phénomène d’identification entre deux corps. Il est dès lors difficile de parler de distance ou de débrayage sans rejeter les impératifs du principe de réalité. Pour être traités convenablement, ces phénomènes discursifs requièrent plus généralement une « sémiotique du continu » dans la mesure où le passage d’un palier de discours à l’autre, et donc d’une instance à l’autre, se fait souvent d’une manière insensible et ne peut par conséquent être saisi en termes logiques d’oppositions et de différences mais seulement en termes topologiques de seuils et de transitions80.

Note de bas de page 81 :

 Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, pp. 171-233.

Note de bas de page 82 :

 Ultime car l’analyste ne peut remonter plus loin sans quitter le champ sémiotique pour des considérations d’ordre biographique, psychologique ou sociologique.

Note de bas de page 83 :

 Phusis et logos, op. cit., p. 8.

Note de bas de page 84 :

 Ibid., p. 23 sq.

En posant l’instance énonçante comme producteur du discours et non pas seulement comme agent d’un programme d’action, Coquet centre son intérêt sur l’instance d’origine et passe d’une conception « diathétique » de l’énonciation à une conception « polyphonique ». En effet, par l’écriture ou la parole, l’instance d’origine constitue le lieu d’où deux « voix » se font entendre et configurent chacune un « univers de signification » : les « voix » complémentaires mais distinctes de la phusis et du logos. On le sait, la notion de « polyphonie » a été mise en avant par Oswald Ducrot dans ses travaux sur l’activité de langage81. Fidèle au principe d’immanence, il écarte le « sujet parlant » comme producteur effectif de l’énoncé au profit du « locuteur » (producteur de l’acte illocutoire dont fait état l’énoncé) et de l’« énonciateur » (origine d’« un point de vue », d’une « opinion », plus précisément, d’une proposition constitutive de l’énoncé). Pour sa part, Coquet considère que le « sujet parlant » ou le « sujet écrivant » ne doivent pas être situés en dehors des préoccupations de l’analyste du discours, étant donné que le respect du principe de réalité amène à y voir le « référent », « l’en-deça » ou encore le « corrélat objectif » de la production du discours. Ainsi, dans cet ordre d’idées, on parlera d’une instance d’origine, source ultime82 du discours, qui tantôt fait entendre la seule voix du logos, en faisant « taire » celle de la phusis, tantôt au contraire la laisse entendre aussi, par intermittence. La voix de la phusis se manifeste discursivement dans ce que Coquet appelle les « prédicats somatiques » qui concernent l’instance corporelle, en rapport ou non avec une force immanente qui la domine, car ils « notent la perception, la durée d’un phénomène, son apparition ou sa disparition, ou le contact, en particulier la position dans l’espace, la proximité ou l’éloignement, ou le degré d’un affect, etc. »83. Le logos se fait entendre dans les « prédicats cognitifs » qui, tous, renvoient à l’activité de « jugement » caractéristique de l’instance sujet et de sa projection dans l’univers de l’hétéronomie, le tiers transcendant. Le « jugement » peut prendre différentes formes, mais elles se ramènent toutes à deux opérations fondatrices : l’« assertion » et l’« assomption »84.

Note de bas de page 85 :

 Pour les détails que nous ne pouvons reprendre ici, voir le chapitre sur « La production du discours » dans Phusis et logos, op. cit., p.65 sq.

De plus, tout en maintenant un lien de projection objectivante ou subjectivante avec son discours, l’identité de l’instance d’origine peut être sémiotiquement instable, hétérogène et multidimensionnelle. Cela donne lieu à une combinatoire souple et maniable permettant à la fois de suivre de plus près le devenir continu du discours et de procéder à une typologie très fine des différentes instances énonçantes85.

Note de bas de page 86 :

 Cf. Le discours et son sujet. Essai de grammaire modale, Paris, Klincksieck, 1984, p. 206. Avec lucidité, Landowski interroge lui aussi le statut de l’analyste des pratiques signifiantes. Il relève à cet égard deux attitudes inconciliables : l’« appropriation », qui traite la cible de l’analyste « comme un objet » et l’« accomplissement » qui la considère « comme sujet ». Le choix de la seconde option montre que « la construction du sens ne se laisse concevoir, sémiotiquement, que comme un procès qui engage, qui compromet, qui implique le sujet dans sa relation à quelque forme de l’autre ». Passions sans nom, op. cit., pp. 26-32.

Note de bas de page 87 :

 Phusis et logos, op. cit., p. 12.

En tant qu’instance de réception, l’analyste du discours est invité à son tour au respect du principe de réalité s’il veut que son analyse ne force pas les données jusqu’à la construction d’artefacts. Observant que l’analyste est « astreint aux mêmes contraintes que les actants du discours, bien qu’il n’en dise ou n’en sache, généralement, rien », Coquet a été l’un des premiers à s’interroger sur son statut86. Il pose à son propos une question brûlante en recourant aux termes aphoristiques nietzschéens : « Peut-il danser ? ». Autrement dit, se conçoit-il comme un participant à la « danse » qui se déroule devant lui ou se cantonne-t-il dans le rôle d’un observateur neutre instaurant une distance objectivante entre lui et la « danse » observée ? Sait-il ou non que l’objectivation à outrance est mutilante car elle conduit, « irréversiblement, au rejet de l’expérience sensible pour ne retenir que l’expérience de pensée »87 ?

Prenons un exemple pour illustrer ces propositions sans doute trop générales. Soit ce fragment tiré du fameux épisode de la madeleine dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust :

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre un peu de thé. Je refusais d’abord et je ne sais pourquoi, me ravisais. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines (…). Et, bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? (…) Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?

Note de bas de page 88 :

 Une des conditions de la scientificité, affirment Greimas et Courtés, « consiste à donner au discours scientifique une forme telle que le sujet scientifique (…) puisse fonctionner comme un sujet quelconque (…), susceptible, à la limite, d’être remplacé par un automate ». Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 323.

Note de bas de page 89 :

 La « manière de lire » que doit adopter le sémioticien, écrit Greimas, « consiste, à chaque fois qu’on se trouve en présence d’un phénomène non analysé, à construire sa représentation de telle sorte que le modèle en soit plus général que le fait examiné ne l’exige, afin que le phénomène observé s’y inscrive comme une de ses variables ». Maupassant, op. cit., p. 263.

Note de bas de page 90 :

 Du Sens, op. cit., p. 187.

Un analyste qui se conçoit comme un observateur neutre, à la limite un « automate », cherchera dans ce texte ce qu’il « doit » aux contraintes sémiotiques transindividuelles et donc objectivables88. Le texte apparaîtra ainsi comme une variable89, une réalisation particulière du schéma général de l’« inversion des signes du contenu »90. De fait, l’organisation sémantique transphrastique du texte fait passer d’un contenu inversé (« accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain ») à un contenu posé (« j’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel »), d’un état caractérisé par la dysphorie à un état euphorique. L’analyste-observateur constatera aussi que les états d’âme du protagoniste (qui correspondent à des « valeurs descriptives » avec lesquelles il se trouve « conjoint » au point de départ et au point d’arrivée de l’« algorithme narratif ») constituent le « référent interne » de la « dimension cognitive » qui se déploie dans le discours sous forme d’interrogations que le narrateur-participant s’adresse à lui-même. On peut encore affiner l’analyse en essayant de cerner, par exemple, la « compétence modale » qui rend possible la transformation pathémique.

Note de bas de page 91 :

 Barthes fait une remarque analogue à propos des « premiers analystes du récit » (S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 9).

Note de bas de page 92 :

 J. Courtés, Introduction  à  la  sémiotique  narrative  et  discursive, Paris, Hachette, 1976, p. 34.

Note de bas de page 93 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, op. cit., p. 225. J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, p. 75 et 77, entre autres. Il ne s’agit pas ici de revenir à l’« intention » de l’auteur, si importante dans l’approche philologique des textes littéraires, mais de tenir compte de la présence incontournable de l’écrivain comme instance énonçante première. A ce sujet, Gérard Genette, avec beaucoup de bon sens, tient les propos suivants : « Que le statut intentionnel des œuvres existe me paraît une certitude absolue. Que l’intention de l’auteur doive commander à tout coup l’interprétation des œuvres, c’est une autre affaire. L’attention des récepteurs est libre par rapport à l’intention de l’auteur, mais ce que je refuse, c’est cette espèce de caricature de pensée structuraliste que nous avons connue jadis, et qui consistait à nier tout simplement le fait de l’intention de l’auteur » (« Entretien », Magazine littéraire, 328, 1995, p. 100). Il s’était déjà insurgé contre les narratologues qui défendaient l’idée immanentiste que « personne ne parle dans le récit » en affirmant avec force que, pour lui, « le récit sans narrateur » ou « l’énoncé sans énonciation » sont de « pures chimères ». Il ajoutait, avec humour : « quand j’ouvre un livre, c’est pour que l’auteur me parle. Et comme je ne suis encore ni sourd ni muet, il m’arrive même de lui répondre ». Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, pp. 68-69.

Note de bas de page 94 :

 Sur la distinction entre « événement » et « expérience », voir La quête du sens, op. cit., p. 88.

Par cette analyse objectivante, le texte de Proust se trouve ramené au statut d’une réalisation particulière de schémas et d’algorithmes universels auxquels obéissent tout aussi bien les mythes et les contes91. On ne tient pas compte de ce qui est spécifique au texte mais de ce qui peut l’apparenter à des objets à la fois semblables et différents. En linguistique ou en sémiotique, le faire scientifique implique l’obligation de ne prendre en considération, dans l’ensemble des données étudiées, que leurs « caractéristiques communes »92. Par contre, si l’analyste fait sien le principe de réalité, il sera plus sensible au caractère singulier et étrange de l’expérience rapportée par le texte de Proust. Pour cela, il faut prendre en considération l’« intenté » de l’écrivain, à savoir, comme le dit Benveniste, l’« actualisation linguistique de sa pensée », ou, dans les termes de Coquet, la « traduction » ou la « re-production » de l’expérience corporelle dans les prédicats discursifs93. En effet, le narrateur-protagoniste, en tant qu’instance d’origine, met en place dans son discours un processus de projection subjectivante dès le moment où il s’agit pour lui de traduire dans les formes linguistiques non pas un événement délimitable et objectivable mais une expérience singulière, une sorte d’épiphanie dont il a été le siège94. Ainsi, l’instance judicative, le sujet qui juge négativement son existence sur le mode de la dysphorie, va-t-elle brusquement céder sa place de centre discursif à une instance corporelle, à un non-sujet lié à l’expérience qui le fait advenir : « à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi ». Cette transformation instancielle se fait sur le mode de l’immédiateté temporelle et de la proximité spatiale (« toucha mon palais »), qui constituent les traits caractéristiques de l’instance corporelle laissant entendre la voix de la phusis. Le terme « attentif » constitue un prédicat cognitif qui marque le retour au régime du jugement et à l’instance sujet qui va d’ailleurs évaluer positivement, comme euphorique, son état d’âme final. Si le pathémique s’exprime chez l’instance sujet sur le mode de l’euphorie ou de la dysphorie, la passion prend le tour de la jouissance incontrôlable et imprévisible chez l’instance corporelle : « un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause ». Pour cerner cette force immanente qui a « envahi » le corps et rendre communicable son identité, l’instance judicative ne trouve pas d’autre moyen que de la rapprocher d’un tiers transcendant reconnu socialement : « l’amour ».

Note de bas de page 95 :

 « Algirdas Julien Greimas mis à la question », in AAVV, Sémiotique en jeu, Paris-Amsterdam, Hadès- Benjamins, 1987, p. 302.

Ce type d’analyse met l’accent à la fois sur l’instabilité du statut des instances énonçantes et sur l’enracinement du sens dans la réalité du monde sensible : le point de départ des interrogations (logos) du protagoniste n’est autre que le contact immédiat et irréfléchi du corps avec le monde (phusis). En tant qu’instance première de ce texte, Proust fait donc sien le principe de réalité, ce qui ne veut pas dire que l’instance de réception le fera également. Nous avons vu qu’une lecture immanentiste du texte est parfaitement réalisable. En la matière, le critère doit toujours être le « gain d’intelligibilité » et le respect des données textuelles comme le rappelait d’ailleurs avec force le fondateur de la sémiotique structurale : « le texte est le point de départ et le point d’ancrage de nos vociférations, si l’on peut dire, il les justifie et les fonde »95.

Note de bas de page 96 :

 Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977 (1929), p. 74 sq. Sous la plume de Bakhtine, ces dénominations n’ont aucune nuance péjorative. Elles servent tout simplement, comme il l’indique lui-même, à circonscrire grosso modo des prises de positions vis-à-vis de l’activité de langage. Coquet établit une opposition parallèle mais indépendante entre un « courant systémique et statique » et un « courant historique et dynamique » ( La quête du sens, op. cit., pp. 147-148).

Note de bas de page 97 :

 Problèmes de linguistique générale, II, op. cit., p. 131.

Comme antidote efficace contre le sectarisme et l’intolérance intellectuels, Coquet recommande souvent le recours à l’histoire des sciences et des idées. Dans le cas présent, ce recours nous permet de déceler dans l’étude du langage, depuis le XIXe siècle, une opposition épistémologique entre ce que Bakhtine appelle l’« objectivisme abstrait » et le « subjectivisme idéaliste »96. Alors que l’adoption de la visée anthropologique et du principe d’immanence qu’elle implique relève de la première attitude, la mise en avant du thème de l’« énonciation » inscrit la conception phénoménologique des instances énonçantes dans le cadre de la seconde. Cette opposition remonte, selon Bakhtine, à Humboldt et à la distinction qu’il formule, en matière de langage, entre energeia et ergon, ce qui lui permet de focaliser son attention sur la Sprache als Rede. La même prise de position se retrouve chez Coquet à travers Benveniste, qui dès les années soixante, en pleine apogée de cet « objectivisme abstrait » que fut le structuralisme formaliste, avait mis en avant ce mot d’ordre soulignant la primauté de l’activité de langage (energeia) qu’est le discours sur le système de la langue (ergon) : « Nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione »97.

Note de bas de page 98 :

 Pour Lévi-Srauss, « la découverte d’une grande relation invariante » constitue « ce à quoi une recherche qui se veut scientifique doit aspirer » et le seul « titre de gloire » à quoi elle doit aspirer (Entretien, Magazine littéraire, loc. cit., p. 56).

Note de bas de page 99 :

 Nicolas Ruwet rapporte dans un entretien des années 80 comment Greimas, dans le cadre de son séminaire de 1964, à l’institut Henri-Poincaré, voulait à tout prix faire « un schéma de la fugue », alors que selon lui, musicologue de formation, « il n’y a pas deux fugues de Bach qui ont le même schéma » (in J.-Cl. Chevalier et P. Encrevé, Combats pour la linguistique, op. cit., p. 237).

En tant qu’initiateur d’un « projet scientifique », Greimas voulait consolider la sémiotique discursive comme « science », et pour cela il fallait, de son point de vue, découvrir et mettre au jour des invariants universels98. Dans ce sens, il tendait, comme tout « savant », à insérer sa pensée dans le régime de l’apodicticité. D’où son insistance constante sur les « schémas », les « parcours » prédéterminés (actantiels, narratifs,…) et les « contraintes sémiotiques »99. La mise en avant de l’invariant par rapport à la variation déroutante des choses est un trait pertinent qui séparerait, pour les « savants », le savoir positif de la spéculation philosophique ou esthétique.

Note de bas de page 100 :

 Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 173.

Cet excès dans la réduction scientifique mis à part, il faut saluer comme exemplaires la volonté de rigueur et l’exigence théorique caractéristiques de la pensée de Greimas car elles ont permis à des courants et tendances d’éclore autour d’elle, voire contre elle, faisant ainsi du « champ sémiotique » le lieu de renouvellement du savoir sur le langage et la signification, et, au-delà, sur l’homme en général. Il est donc vain de parler, comme le font certains, de « dépassement » : il s’agit plutôt, à vrai dire, de déplacement des centres d’intérêt. Quoi qu’il en soit, comme l’affirmait Lévi-Strauss à propos du travail de cet autre pionnier qu’a été Vladimir Propp, l’œuvre sémiotique d’Algirdas J. Greimas « gardera le mérite impérissable d’avoir été la première »100.