Portrait de Du Bellay

Claude Zilberberg

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Texte intégral

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-la qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Regrets, XXXI

La structure de la signification étant hiérarchique, nous envisageons sa formulation comme la traversée d’un dispositif contraignant et alternatif. Ceci étant, ces données se changent en questions précises dès que l’on se propose l’analyse d’un discours particulier. Il nous semble que c’est à propos de textes connus que l’analyse structurale peut faire valoir sa différence. C’est dans cet esprit que nous avons retenu le trente-et-unième sonnet des Regrets de Du Bellay, sonnet que le Lagarde et Michard présente en ces termes : «C’est la valeur profondément humaine de ce sonnet discret et ému qui l’a rendu immortel.» Est-il possible d’être plus précis ?

La poétique

Note de bas de page 1 :

 Voir Cl. Zilberberg, Sur la dualité de la poétique, in La structure tensive, Liège, Presses universitaires de Liège, 2012, pp. 121-142.

Note de bas de page 2 :

 R. Jakobson, Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie, in Questions de poétique, Paris, Editions du Seuil, 1973, pp. 219-233 ; I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973.

Nous pensons avoir établi que l’alternance propre au mode d’efficience, à savoir la tension entre le survenir et le parvenir, s’applique également à la poétique et qu’elle nous propose deux poétiques : une poétique du survenir résumée par l’image et une poétique du parvenir résumée par le sonnet régulier1. La poétique du survenir a été louée en des termes différents par Reverdy, Breton et Bachelard, la poétique du parvenir a été analysée notamment par Jakobson dans ses grandes études et par Lotman2.

La poétique du parvenir comprend par extension croissante plusieurs strates : le vers, la rime, le poème. Pour le domaine français, le vers a pour ressort le degré de concordance entre l’accent affectant le lexème placé à l’hémistiche et l’accent affectant le lexème placé à la fin du vers. À cet égard, le premier vers est exemplaire puisqu’il fait “rimer” du point de vue sémantique /Ulysse/et le/voyage/. Ce couplage définit une isotopie a minima pour ce vers : l’isotopie du voyage ; ce sonnet de Du Bellay comprend plusieurs couplages tantôt métaphoriques, tantôt métonymiques :

  • quatrième vers : /parents/et/âge/

  • sixième vers : /cheminée/et/saison/

  • septième vers : /clos/et/maison/

  • dixième vers : /romain/et/audacieux/

  • onzième vers : /dur/et/fine/

  • douzième vers : /gaulois/et/latin/

  • treizième vers : /Liré/et/mont Palatin/

  • quatorzième vers : /air marin/et /douceur angevine/

Note de bas de page 3 :

 S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 1488.

Note de bas de page 4 :

 Th. de Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Fasquelle, 1903, p. 75.

Note de bas de page 5 :

 Pour Lotman, « La coïncidence phonique lors d’une différence de sens détermine une sonorité riche » op.cit., p. 186.

Second palier : l’attachement à la rime est une singularité de la poétique du parvenir propre à la poésie française. Sous bénéfice d’inventaire, le traitement de la rime comprend plusieurs directions : (i) le souci de la rareté qui recommande d’éviter les rimes banales ; cette recherche a pour limite la rime introuvable dont il existe pour la poésie française au moins une occurrence : le sonnet dit des “x” de Mallarmé, pour lequel il disposait seulement de trois rimes “en” /x/ : “onyx”, “Phénix”, “Styx”, ce qui le conduisit à écrire à Lefébure : « … Enfin, comme il se pourrait toutefois que rythmé par le hamac, et inspiré par le laurier, je fisse un sonnet et que je n’ai que trois rimes en ix, concertez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx : on m’assure qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime3 » (ii) l’alternance entre les rimes dites masculines et les rimes dites féminines. Cette alternance a longtemps été faussée par la question du “e” dit muet. Ce n’est que tardivement que cette alternance a été correctement formulée : une rime masculine est terminée par une voyelle prononcée, une rime féminine par une consonne prononcée : /voyage/ est une rime féminine, /toison/ une rime masculine. (iii) la richesse qui apprécie le nombre des grandeurs phonétiques identiques pour des lexèmes n’appartenant pas à la même catégorie grammaticale ; il convient d’éviter de faire rimer ensemble par exemple deux adverbes en –ment.(iv) enfin le choix des rimes est selon certains prédéterminé : « Votre rime sera riche et belle et elle sera variée : impeccablement riche et variée ! C’est-à-dire que vous ferez rimer ensemble, autant qu’il se pourra, des mots très-semblables entre eux comme SONS, et très-différents entre eux comme SENS4 ». Si cette demande est satisfaite, le vers advient dans une ambiance concessive, paradoxale. Ces quatre demandes participent selon Lotman d’une « dialectique5 » affirmant tantôt l’identité dans la différence, tantôt la différence dans l’identité.

Les poétiques particulières se distinguent les unes des autres par la prévalence qu’elles accordent à telle caractéristique. Pour l’exemple que nous avons choisi, c’est l’alternance entre les rimes masculines et les rimes féminines dans les tercets qui nous paraît remarquable. À partir du système suivant :

rime masculine

rime féminine

consonne + voyelle nasale

latin-Palatin

voyelle + consonne nasale

fine -angevine

La nasalité se déporte de la rime masculine vers la rime féminine, et ce déplacement aboutit à ceci que les rimes féminines sont embrassantes et les rimes masculines embrassées. Un système semi-symbolique projette la masculinité et la féminité dans les deux plans :

expression →

alternance des rimes,

alternance des genres grammaticaux

contenu →

rudesse masculine vs

douceur féminine

Le troisième palier, celui du texte, doit intégrer l’élaboration du vers ainsi que celle de la rime. L’examen de la rime dans les tercets exprime un conflit entre les valeurs masculines et les valeurs féminines qui tourne à l’avantage de ces dernières. Il reste à ébaucher le paradigme des possibles. En raison de l’autorité du mode d’efficience, nous supposons que le choix est entre le texte-événement dépendant du survenir et le texte-exercice tributaire du parvenir. Le texte-événement a pour pivot la surprise, l’irruption de l’inattendu, tandis que le texte-exercice a pour pivot la modulation, la traversée d’un ou plusieurs registres, soit :

survenir

texte-événement

parvenir

texte-exercice

La structure de la rime dans les tercets conduit à l’hypothèse que le sonnet de Du Bellay ressortit au modèle du texte-événement.

La constitution de l’actant

La structure actantielle est contrastive, du type “eux” vs “moi”. Les deux “ils” du poème ébauchent une classe de sujets doublement efficaces : ils ont chacun réussi dans leur entreprise en accomplissant un exploit et ils sont revenus chez eux transformés, enrichis. Ils ont opéré la conjonction des valeurs aristocratiques et des valeurs familiales et domestiques. En revanche, l’actant “moi” est un sujet frustré ; il n’a pas accompli d’exploit et son retour chez lui apparaît problématique :

exploit

retour

eux →

+

+

moi →

Cette mise en discours a pour plan de l’expression une aspectualité naïve qui identifie le retour à une diminution de la distance entre la position de la grandeur visée et celle du sujet en marche. Et la différence a pour plan du contenu la variation de la phorie : en effet, l’adjectif “pauvre” en français lorsqu’il est antéposé signifie : “qui inspire de la pitié”, de sorte que l’éloignement a pour plan du contenu une certaine euphorie, tandis que le rapprochement permet à l’observateur de saisir la médiocrité de sa propre “maison”. Les transformations renvoient à la configuration tensive suivante :

image

Note de bas de page 6 :

 J ;J ; Rousseau, De l’inégalité parmi les hommes, in Du contrat social, Paris, Garnier, 1962, p. 71.

La question existentielle est : comment à partir de cet état de choses surmonter ce double déficit ? ”Moi” se livre à une comparaison méthodique des grandeurs composant l’entité “Rome” et des grandeurs composant l’entité “Anjou”. En qualifiant sa “maison” de “pauvre”, Du Bellay envisage le système des relations sociales élémentaires. Selon Rousseau, la honte n’est pas un accident regrettable, un incident fâcheux dû à quelque maladresse qui eût pu ne pas se produire, mais une constante, une fatalité : «Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit, ou le plus éloquent, devint le plus considéré ; et ce fut le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie, et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit ces composés funestes au bonheur et à l’innocence6.» Du point de vue sémiotique, la honte n’est pas le fait du sujet d’état, mais le fait du sujet opérateur : le drame du pauvre n’est pas le fait d’être sans argent, mais le fait d’être incapable d’en gagner suffisamment selon la convention propre au micro-univers dont il relève.

Rome

Anjou

expression →

grandeur

bassesse

contenu →

orgueil

honte

Si les vers 9 et 10 concernent la perception visuelle, le vers 11

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

Note de bas de page 7 :

 G. Bachelard, La terre est les rêveries de la volonté, Paris, J. Corti, 1947, p. 10.

a trait à la perception tactile, laquelle selon Bachelard commande la rêverie de la matière : «(…) nous avons voulu présenter, d’une manière sans doute un peu trop systématique, la dialectique du dur et du mou, dialectique qui commande toutes les images de la matière terrestre. La terre, en effet, à la différence des trois autres éléments, a comme premier caractère la résistance7.» Les matières sont par conséquent qualifiables au titre de la dureté et au titre de la tendresse :

Rome

dureté

Anjou

tendresse

Du point de vue paradigmatique, le “marbre” est compact et hostile ; du point de vue syntagmatique, il résiste à l’effort qui entend le modifier ; il exige de la part du sujet un surcroît d’énergie ; le travail d’une matière résistante s’avère un combat. À l’inverse, l’“ardoise fine” apparaît tendre, c’est-à-dire selon le Petit Robert “qu’elle se laisse facilement entamer, [qu’elle] oppose une résistance relativement faible” ; cette tendresse, cette délicatesse vaut pour le sujet comme une invitation implicative à intervenir. Le lien entre la consistance paradigmatique et la résistance syntaxique peut être projeté dans l’espace tensif :

image

Le vers 12

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

requiert l’hypothèse suivante : l‘énoncé plus me plait x que y doit être reçu comme concessif : bien que x soit à tous égards inférieur à y, je préfère x à y.

Loire

Tibre

marque →

non-marqué

marqué

temporalité →

mémoire

histoire

mérite →

médiocrité

gloire

Ainsi le terme non-marqué sera préféré au terme marqué, la mémoire par définition restreinte préférée à l‘histoire étendue, la médiocrité préférée à la gloire. La concession est une désimplication, une «déterritoriali­sation» (Deleuze). Opérant la négation d’une contradiction, la concession permet le renversement de la doxa : l’inférieur, la “pauvre maison”, prévaut sur le supérieur, la “province”. Les grandeurs sémiotiques étant solidaires les unes des autres, ce renversement concerne le sujet qui passe de la position de sujet frustré dans les quatrains à celle de sujet gâté, comblé dans les tercets :

quatrains

abaissement de ego

tercets

relèvement de ego

Le vers 13

Plus mon petit Liré que le mont Palatin,

réitère pour la quatrième fois la structure concessive inhérente au mode de jonction ; la francité modeste dans le plan de l’expression prévaut sur la romanité dans le plan du contenu.

Le vers 14

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

présente un trait remarquable puisqu’il reproduit la structure de la rime dans les tercets déjà abordée : les rimes des vers 12 et 13, “Palatin” et “latin, sont aux rimes des vers 11 et 14, “fine” et “angevine“, ce que “marin“ est à “angevine” dans le vers 14. Cette disposition valide l’interprétation proposée par Banville et invalide la glose qui traduit l’“air marin” comme l’air malsain des marais entourant Rome à l’époque. Nous refusons cette orientation platement impli­cative et nous avançons une orientation concessive qui, à partir de la tension basique de l’espace [ouvert vs fermé], opte pour le /fermé/ et proscrit l’/ouvert/.

Du fait de sa position, le dernier vers a un statut particulier que Th. de Banville dans son Petit traité de poésie française précise en ces termes :

Note de bas de page 8 :

 Th. de Banville, Petit traité de poésie française, op. cit., pp. 201-202.

«Oui, le dernier vers du Sonnet doit contenir la pensée du Sonnet tout entière. – Non, il n’est pas vrai qu’à cause de celai l soit superflu de lire les treize premiers vers du Sonnet. Car dans toute œuvre d’art, ce qui intéresse, c’est l’adresse de l’ouvrier, et il est on ne peut plus intéressant de voir :

Comment il a développé d’abord la pensée qu’il devait résumer ensuite.

Et comment il a amené ce trait extraordinaire du quatorzième vers – qui cesserait d’être extraordinaire s’il avait poussé comme un champignon. (…)8»

L’éloge de la grandeur “Anjou” se concentre dans le lexème “douceur”, c’est-à-dire une sub-valence intensive que le Petit Robert analyse ainsi : “Qualité d’un mouvement progressif et aisé, de ce qui fonctionne sans heurt ni bruit. Douceur d ‘un mécanisme”. Foncièrement prosodique, la “douceur” chiffre une /lenteur/ appréciée et une tonicité modérée, contenue et continue. La “douceur” est moins une manière d’être qu’une manière de devenir.

Les valeurs

Note de bas de page 9 :

 Cf. Cl. Zilberberg, La structure tensive, op. cit., pp. 19-25.

Les grandeurs sémiotiques manifestent une direction qui se déploie dans un espace caractérisé. Une direction vise une valeur qui participe d’une alternance qui procure à la direction ses marques. Le questionnement relatif à la valeur est connu : immanence ou transcendance ? selon l’immanence, la valeur a une référence intrinsèque ; selon la transcendance, une référence extrinsèque. Notre position personnelle se situe à mi-chemin puisque les valeurs sont immanentes aux données qui nous obligent. L’alternance retenue distingue entre les valeurs d’absolu et les valeurs d’univers. Ce couple de valeurs est dans la dépendance des catégories existentielles de l’intensité au titre de somme des états d’âme, et de l’extensité au titre de somme des états de choses lesquelles par leur intersection constituent l’espace tensif9.

image

Le réseau se présente ainsi :

visée

intensité

extensité

valeur d’absolu →

unicité

force

concentration

valeur d’univers →

universalité

faiblesse

diffusion

Note de bas de page 10 :

 E. Cassirer, Le mythe, in La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 111.

Ce qui complique la problématique, c’est le fait que la valeur est à la fois un point de vue et une opération : la valeur d’absolu privilégie l’intensité et concentre l’extensité, tandis que la valeur d’univers privilégie l’extensité et consent à la division-dissémination de l’intensité ; la divergence des valeurs s’explique en partie par la corrélation inverse entre la mesure intensive culminant dans l’unicité et le nombre extensif culminant dans l’universalité. Sous ce préalable, le sens serait relatif à son inégalité, à sa déhiscence. C’est du moins ainsi que l’entend Cassirer dans La philosophie des formes symboliques : «La distinction spatiale primaire, celle qu’on ne cesse de retrouver, de plus en plus sublimée dans les créations plus complexes du mythe, est la distinction entre deux provinces de l’être : une province de l’habituel, du toujours-accessible, et une région, qu’on a dégagée et séparée de ce qui l’entoure, qu’on a clôturée et qu’on a protégée du monde extérieur10.» Chaque type de valeur vise les sub-valences que son énonciation virtualise : la valeur d’absolu vise la force qu’elle dissémine, tandis que la valeur d’univers vise la diffusion que sa concentration interdit.

La comparaison de la romanité et de la francité à laquelle procède Du Bellay conduit à identifier la francité à la valeur d’absolu et la romanité à la valeur d’univers. L’homologation se présente ainsi :

valeur d’absolu

la francité

valeur d’univers

la romanité

Du point de vue de l’intensité, la francité est, dans la terminologie de Cassirer, «protégée du monde extérieur», ce qui revient à dire qu’elle est l’aboutissante d’une opération de tri qui a pour plan de l’expression le retirement dans la «pauvre maison» que nous recevons comme une figure de la concentration ; du point de vue de l’extensité, la francité est une figure de l’attachement affiché à la fin du second quatrain : «qui m’est une province et beaucoup davantage». Aboutissante d’une opération de mélange parce que «toujours accessible», la romanité est porteuse de traits opposés : elle est ouverte au monde extérieur et du point de vue de l’intensité, elle est sous le signe du détachement, qu’on l’entende comme un état ou comme une opération, ce qu’il est dans le poème. La résolution tensive du sonnet suppose ce que Cassirer désigne comme la reconnaissance de l’ajustement de «deux provinces de l’être» :

francité

romanité

intensité →

attachement

détachement

extensité →

fermeture

ouverture