La séméiotique de Peirce et la sémiologie de Saussure
une antithèse ?

Ahmed Kharbouch

Faculté des Lettres, Université d’Oujda

https://doi.org/10.25965/as.5218

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : séméiotique, semiosis

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Gérard Deledalle, Algirdas J. GREIMAS, Charles Sanders, Ferdinand de SAUSSURE

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Repris dans Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974, pp. 43-66.

Note de bas de page 2 :

 E. Benveniste, Dernières leçons. Collège de France 1968 et 1969, édition établie par J. C. Coquet et I. Fenoglio, Ehss- Gallimard-Seuil, 2012, pp. 61-62.

Note de bas de page 3 :

 Petit Robert : « Opposition de deux pensées, de deux expressions que l’on rapproche dans le discours pour en faire mieux ressortir le contraste ». Antithétique : « Courant Opposé, contraire. Des idées antithétiques »).

Dans son grand article de 1969 paru dans la revue Semiotica (I, 1) sur la « sémiologie de la langue », Benveniste commence son exposé en caractérisant le duo fondateur de la « science des signes », Peirce et Saussure, comme « deux génies antithétiques », caractérisation qu’il n’a pas explicitée et qui pose un problème d’interprétation1. La lecture des Dernières Leçons apporte un début de réponse2. Il nous semble, en effet, que dans ses notes de cours, Benveniste rend explicite l’expression utilisée énigmatiquement dans l’article de Semiotica. Pour lui, « ces deux esprits solitaires et singuliers » ont, selon la définition même de l’antithèse3, des points communs et des aspects par lesquels ils s’opposent radicalement. Selon l’illustre linguiste, les deux « génies » ont en commun de vouloir reprendre le projet de Locke d’une « théorie générale des signes » en s’adonnant à « une réflexion sur le signe et la signification ». Mais en plus de s’opposer par des faits anecdotiques qui relèvent de leurs biographies respectives (« l’un dans la misère, l’autre dans la sécurité et l’aisance »), « leur formation, leur méthode, leur relation à l’objet de leur recherche diffèrent du tout au tout ».

Note de bas de page 4 :

 Dans deux articles repris dans Théorie et pratique du signe, Payot, 1979, pp. 29- 39 et 40-49.

Note de bas de page 5 :

 Selon Benveniste (Problèmes de linguistique générale, II, op. cit., p. 43), la dénomination est empruntée à Locke qui l’appliquait à « une science des signes et des significations à partir de la logique conçue elle-même comme science du langage ».  Dans son article « La séméiotique de Charles S. Peirce » (Langages, 58 , 1980), D. Savan (p. 9, note 1) ne relève pas le lien avec Locke et note que « Peirce a suivi l’orthographe grecque » en écrivant « habituellement (…) ‘séméiotique’ et non ‘sémiotique’ ».  Dans sa traduction d’un choix de fragments des manuscrits de Peirce, G. Deledalle (Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, 1978) traduit anachroniquement le terme original par le terme contemporain « sémiotique », obéissant en cela à cette tendance de vénération excessive qui fait du philosophe américain le précurseur de tout ce qui est moderne en logique et en philosophie.  Notons que le terme « semiotics » d’où dérive notre « sémiotique »  est utilisé par Charles W. Morris pour nommer la « science générale des signes » (G. Mounin, Introduction à la sémiologie, Minuit, 1970, p. 57, note 1 ; voir aussi Charles Morris, « Fondements de la théorie des signes », Langages, 35, 1974 (traduction des trois premiers paragraphes du fameux « Fondations of the Theory of Signs » de 1938).

Note de bas de page 6 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, texte établi et édité par S. Bouquet et R. Engler, Paris, Gallimard, 2002, pp. 265-266.

Nous aimerions dans ce qui suit reprendre le rapprochement fait par Benveniste et surtout expliciter ses allusions laconiques en essayant de montrer en quoi les deux « génies » sont « antithétiques ». Notons que le rapprochement entre Peirce et Saussure a souvent été fait. Il est rare qu’un bon manuel d’introduction à la sémiotique s’interdise de le faire. Gérard Deledalle, le principal promoteur de la pensée de Peirce en France, a opéré cette confrontation à deux reprises tantôt, une fois sur le mode de la complémentarité (« Peirce et Saussure »), une autre fois sur le mode de la disjonction polémique (« Peirce ou Saussure »)4.  Quand on cherche la raison principale de ce rapprochement plus ou moins pertinent (on ne compare que ce qui est comparable), on la trouve surtout dans la promotion par les deux penseurs d’une « science des signes » que Peirce désigne par le terme semeiotic5 et Saussure par sémiologie ou, encore, signologie (prononcer : sig-nologie)6. Et si on peut caractériser leurs pensées respectives comme « antithétiques », c’est, pensons-nous, à propos de la manière dont chacun d’eux conçoit et promeut cette science.  C’est ce que nous essayerons de mettre au jour dans ce qui suit.

Note de bas de page 7 :

 E. Benveniste, Dernières leçons, op. cit., p. 63.

Note de bas de page 8 :

 L.-M.  Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1999 (1980), p. 281.

Note de bas de page 9 :

 « Considérons l’objet d’une de nos idées, et représentons-nous tous les effets imaginables, pouvant avoir un intérêt pratique quelconque, que nous attribuons à cet objet : je dis que notre idée de l’objet n’est rien de plus que la somme des idées de tous ces effets », écrit Peirce, cité par A. Lalande. Vocabulaire technique et pratique de la philosophie, Paris, PUF, 2002 (1926), article « Pragmatisme », p. 804, note 1.

Deux caractéristiques ressortent pour l’historien des idées dans la biographie intellectuelle de Peirce : il est ancré en tant que penseur dans la mouvance intellectuelle typiquement américaine et, en tant que savant,  il se conçoit avant tout comme un logicien qui a pour projet d’« élaborer une ‘algèbre universelle des relations’ »7.  Comme philosophe américain, on ne peut pas ignorer qu’il est imprégné, plus ou moins profondément, par la vision du monde utilitariste propre au libéralisme sur lequel est fondé la société américaine.  Ainsi, Peirce fut à l’origine (avec John Dewey et William James) de ce courant philosophique appelé « pragmatisme » qui, dans son sens général, « procède de l’empirisme dans l’ordre de la connaissance et de l’utilitarisme dans l’ordre de l’action ». Ce courant philosophique, typiquement américain, postule qu’il faut « chercher le critère de la vérité dans l’action (pragma) », ou encore qu’« une idée n’est pas utile parce qu’elle est vraie, elle est vraie parce qu’elle est utile »8. On peut dire que cette philosophie fonde la vérité des idées non pas sur leur adéquation avec une quelconque réalité apparente ou cachée, comme c’est généralement le cas dans la tradition philosophique, mais sur le fait qu’elles débouchent sur une action, ce qui finalement permet de juger de leur utilité9.  « Le vrai est l’utile », telle serait, sans trop forcer le trait, l’idée maîtresse du pragmatisme.

Note de bas de page 10 :

 Cité par J. Réthoré, article « signe » in Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Champion-Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 258. G. Deledalle (op. cit., pp. 42-43) cite aussi ce fragment de Peirce qui va dans le même sens : « Par sémiose , j’entends… une action ou une influence qui est ou implique la coopération de trois sujets tels que le signe, son objet et son interprétant ».

Note de bas de page 11 :

 Nous préférons ce syntagme un peu lourd (emprunté à U. Eco, Lector en fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset, 1985, p. 54) mais plus explicite à « sémiose » ou « semiosis », ou encore au composé « signe-action » pour dénommer le procès orienté que suppose toute signification ou toute interprétation chez Peirce.

Note de bas de page 12 :

 Curieusement, Peirce a un faible pour une société aristocratique.  C’est ce qui ressort d’un passage aux accents nietzschéens d’une lettre à lady Welby où il écrit que pour lui il n’y a rien « de plus fou que le libéralisme anglais.  Le peuple devrait être réduit en esclavage (…).  L’Angleterre découvrira trop tard qu’elle a sapé les fondements de la culture (…).  Quant à nous, Américains (…), nous nous montrâmes toujours disposés à soutenir l’aristocratie que nous avions, et nous n’avons constamment éprouvé, et senti que trop vivement, les ruineux effets du suffrage universel et du gouvernement exercé sans vigueur » (op. cit., pp. 48-49).

Note de bas de page 13 :

A. Lalande, loc. cit., pp. 804-805.

La séméiotique de Peirce est régie en sous-main par cette philosophie dans la mesure où pour lui la signification ou l’interprétation des signes constituent avant tout des actions ou des processus visant des buts déterminés.  Deledalle parle avec raison de « signe-action »10 pour désigner l’ensemble du processus sémiosique11 qui inclut le signe proprement dit comme une de ses composantes.  Notons quand même que Peirce adopte la perspective pragmatiste seulement dans le champ de la connaissance scientifique, ce qui se traduit chez lui par ce qu’on pourrait appeler « l’esprit de laboratoire », et ne l’étend pas au domaine moral et politique12.  C’est pourquoi, « ayant constaté, plus tard, que sous ce nom de pragmatisme, on introduisait des tendances nouvelles, et qui lui semblaient contraires à l’esprit de la science, Peirce déclara renoncer pour sa propre doctrine au nom de pragmatisme, et adopter celui de pragmaticisme »13.

Note de bas de page 14 :

 « Peirce est avant tout un ‘savant’ : logicien, mathématicien, historien et philosophe des sciences », souligne E. Benveniste, op. cit., p. 62.

Note de bas de page 15 :

 Charles S. Peirce, op. cit., p. 120.

Note de bas de page 16 :

 On peut dire que le processus sémiosique renvoie chez Peirce à un « ça pense », c’est-à-dire qu’il constitue pour lui « une activité de pensée unifiée, gouvernée par un ‘méta-sujet’ » (J.-Cl. Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007, p.40.  On peut ainsi rapprocher l’« intelligence scientifique » de Peirce de ce méta-sujet opérateur qui met en branle le parcours génératif de la signification dans  la sémiotique de Greimas.

En tant que savant14, Peirce est surtout un logicien qui a pour problème essentiel de cerner les conditions de vérité des assertions à caractère scientifique et, au-delà, de construire une théorie des conditions de la connaissance.  Dans ce sens, la séméiotique qu’il veut promouvoir est assimilée par lui à la logique.  Pour lui, en effet, « la logique, dans son sens général (…), n’est qu’un autre nom de la sémiotique [semeiotic] (…), la doctrine quasi-nécessaire ou formelle des signes ».  Elle a pour objet « de déterminer ce que doivent être les caractères de tous les signes utilisés par une intelligence ‘scientifique’, c’est-à-dire une intelligence capable d’apprendre par expérience »15. La séméiotique, tout comme la logique, est formelle dans la mesure où elle se pose des questions du genre : comment les choses se présentent-elles à nous comme signes ?  Ou : comment les choses sont-elles interprétées en tant que signes ?  En quelque sorte, la séméiotique s’intéresse aux manières d’être des signes pour une « intelligence scientifique » conçue comme l’instance de l’interprétation qui, en fin de compte, dégage des lois (l’« interprétant final », selon Peirce) à partir de l’accumulation d’expériences particulières16.

Note de bas de page 17 :

 C’est ce qu’affirme T. Todorov à propos de la séméiotique de Peirce dans l’article « Sémiotique » du Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972,  p. 113.

Ce qu’il nous semble le plus intéressant de relever dans ce qui vient d’être dit est que pour Peirce la séméiotique, tout comme la logique qui prête son langage formel à toutes les sciences, se présente comme une méta-science, c’est-à-dire qu’elle est « en retrait » par rapport aux autres sciences et les « coiffe » toutes en quelque sorte.  Elle est ainsi « un cadre de référence qui englobe toute étude »17.  C’est ce qui ressort clairement de ce passage d’une lettre adressée par Peirce à son amie lady Welby (qui développait de son côté une significs sans lendemain mais qui a eu pour disciples le duo Ogden et Richards, toujours associé au fameux « triangle sémiotique ») :

Note de bas de page 18 :

 Charles S. Peirce, op. cit., p. 56.

Il n’a jamais été en mon pouvoir d’étudier quoi que ce fût — mathématique, morale, métaphysique, gravitation, thermodynamique, optique, chimie, anatomie comparée, astronomie, psychologie, phonétique, économie, histoire des sciences, whist, hommes et femmes, vin, métrologie — autrement que comme étude de sémiotique [semeiotic].18

De cette énumération désordonnée, il ressort que la séméiotique coiffe trois divisions constituant la totalité du scientifiquement connaissable :

  • le savoir positif des sciences mathématiques et naturelles ;

  • le savoir positif des sciences de l’homme ;

  • le savoir culturel lié aux pratiques sociales.

Note de bas de page 19 :

 A ce propos, Cl. Normand  parle avec raison de « l’ambition totalisante de la Sémiotique issue de Peirce et transformée par les néo-positivistes en programme de science des sciences » (« Les termes de l’énonciation de Benveniste », Histoire Epistémologie Langage, VIII, 2, 1986, p. 199).  Cependant, elle oublie que cette « ambition totalisante » est, comme nous venons de le voir, déjà présente et proclamée par Peirce lui-même.

Note de bas de page 20 :

 Un exemple proche de nous de cette méthode est constitué par les études produites par les chercheurs de Perpignan qui se réclament explicitement de Peirce.  Voir, par exemple, Langages, 58, 1980, pp. 41-60.

Note de bas de page 21 :

 A. J. Greimas, Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, p. 22.

Note de bas de page 22 :

 Nous avons pu écouter, une fois, un jeune chercheur américain, tenant de la physique théorique, proclamer la possibilité de rendre compte en termes peirciens du comportement des particules subatomiques.  Mais on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une simple métaphorisation comme quand on utilise le terme communication pour expliquer l’ensemble des faits humains et naturels (cf. G. Mounin, Linguistique et philosophie, Paris, PUF, 1975, p. 19).

La séméiotique permet ainsi de ramener toutes les études des faits naturels et humains à des processus sémiosiques19.  Par là, elle apparaît, semblable en cela à la logique, comme une sorte de méthode de réécriture20 des résultats des autres sciences ou du savoir humain en général sous forme de relations logiques (n’oublions pas que Peirce est connu par sa promotion d’une logique des relations et de « graphes existentiels »).  Conception équivalente à celle de cet autre fondateur de la théorie de la signification qu’est L. Hjelmslev, pour qui, comme le dit A. J. Greimas, « chaque science particulière constitue une sémiotique particulière, la totalité des sémiotiques étant visée par le savoir dans son ensemble »21.  Dans cet ordre d’idées, on peut dire que pour Peirce, l’interprétation des processus sémiosiques subsume aussi bien la compréhension que l’explication, pour se référer au partage opéré par la tradition philosophique allemande entre les deux types de savoir : Geisteswissenschaften d’un côté et Naturwissenschaften de l’autre, et donc entre deux types d’intelligibilité.  En quelque sorte, chez Peirce la semiosis englobe la physis22.

Note de bas de page 23 :

 J.-Cl. Coquet, op. cit., p.184. « La réflexion du sémioticien est sollicitée par les analyses du linguiste », écrit le même auteur (op.cit., p. 188).

Notons au passage que l’idée de concevoir la sémiotique comme une « méta-science » n’est pas étrangère à certains sémioticiens contemporains.  Ainsi Jean-Claude Coquet considère-t-il que la sémiotique est une « discipline englobante, une ‘méta-science’ », dans la mesure où elle est « en retrait par rapport aux sciences ».  Dans cet ordre d’idées, le sémioticien est autorisé à reprendre et à « sémiotiser » les résultats des travaux du linguiste23.  Par contre, Greimas semble soutenir un point de vue différent de celui de Peirce : la sémiotique ne « coiffe » pas les autres sciences, elle est « à côté » d’elles.  C’est ce qui ressort en tous cas de ce passage d’un texte introductif à un recueil collectif sur le discours des sciences sociales :

Note de bas de page 24 :

 A. J. Greimas et E. Landowski, « Les parcours du savoir » in Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, Paris, Hachette, 1979, p. 6.

« Ainsi, (…) la question est de savoir dans quelle mesure le métalangage sémiotique se fonde sur des principes et vise des objectifs distincts de ceux que retiennent d’autres métalangages existants — tels que la logique, l’épistémologie ou la théorie de la connaissance — qui, sous divers angles, prennent également les discours scientifiques pour objet »24.

Note de bas de page 25 :

 A. Naville (collègue de Saussure) cité par A. Hénault, Histoire de la sémiotique, Paris, PUF, 1992, pp. 9-10.

Note de bas de page 26 :

 Passage de la leçon inaugurale à Genève cité par T. de Mauro dans son édition critique de F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1980, note 41, p. 416.

Note de bas de page 27 :

 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p.18.

Tournons nous maintenant vers l’autre terme de l’antithèse posée par Benveniste : la sémiologie de Saussure.  On peut relever dans la biographie intellectuelle de Saussure, comme nous l’avons fait avec Peirce, deux traits caractéristiques majeurs : il est européen et linguiste.  Il est européen en tant que penseur, dans la mesure où il est imprégné par l’atmosphère intellectuelle de l’époque, à savoir, en premier lieu, un historicisme consistant à expliquer les faits humains par leur évolution —  adaptation à la connaissance de l’homme de l’évolutionnisme dominant dans les sciences de la nature — et un positivisme proclamant la rupture avec toute explication métaphysique en matière de savoir sur l’homme.  En effet, cette époque constituait, comme nous le savons, les débuts du développement des sciences de l’homme avec l’avènement de la psychologie et de la sociologie.  Ce qui importait le plus en matière de connaissance positive des faits humains, c’était une compréhension globale de la société et de tous les paramètres collectifs et individuels qui entrent dans sa constitution.  Dans cet ordre d’idées à caractère scientiste et globalisant, il s’agissait de procéder à une « classification des sciences » entendues comme « Sciences des Lois », à savoir la mise au jour de « rapports conditionnellement nécessaires » dans l’étude des faits aussi bien naturels qu’humains25.  Dans le cadre de cette mouvance intellectuelle, la position de Saussure est à la fois de rejet et d’acquiescement. S’il fait sienne l’histoire comme paramètre explicatif, il rejette la notion de loi.  Ainsi affirme-t-il que « plus on étudie la langue, plus on arrive à se pénétrer de ce fait que tout dans la langue est histoire, c’est-à-dire qu’elle est un objet d’analyse historique et non d’analyse abstraite, qu’elle se compose de faits et non de lois »26.  En ce sens, la  sémiologie est une science  humaine et non une science logique comme l’est la séméiotique pour Peirce, et Lévi-Strauss a bien raison de dire que nul n’a été plus près de définir les objectifs de l’anthropologie sociale « que Ferdinand de Saussure, quand, présentant la linguistique comme une partie d’une science encore à naître, il réserve à celle-ci le nom de séméiologie, et lui attribue pour objet d’étude la vie des signes au sein de la vie sociale »27.   

En effet, en tant que linguiste, Saussure s’intéresse aux langues comme formations symboliques permettant de signifier les spécificités des cultures et des sociétés. D’ailleurs, comme l’écrit Saussure dans une lettre à A. Meillet,

Note de bas de page 28 :

Cité par T. de Mauro, op. cit., p. 347.  C’est à ce propos qu’on peut faire le départ entre la linguistique saussurienne et la linguistique formelle du genre grammaire générative, où la « perspective sémiologique » est entièrement absente et où la linguistique est conçue plus comme une science logico-mathématique que comme une science humaine (ibid, p. 402).

« c’est, en dernière analyse,  seulement le côté pittoresque d’une langue, celui qui fait qu’elle diffère de toutes les autres comme appartenant à certain peuple ayant certaines origines, c’est ce côté presque ethnographique, qui conserve pour moi un intérêt »28.

Note de bas de page 29 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 26.  Il s’agit de « la faculté de représenter le réel par un ‘signe’ et de comprendre le ‘signe’ comme représentant le réel ».

Note de bas de page 30 :

 Cf. C. Colliot-Thélène, « Max weber et la sociologie compréhensive allemande : critique d’un mythe historiographique », in C. Colliot-Thélène et J.-F. Kervégan (éds.), De la société à la sociologie, Paris, ENS Editions, 2002.

Note de bas de page 31 :

 P. Ricœur, « Herméneutique et sémiotique », Nouveaux Actes Sémiotiques, 7, 1990, pp. 5-6.  Pour Ricœur, « cette opposition entre monde des signes et monde des faits (…) revêt finalement une signification ontologique, dans la mesure où le règne des faits est celui de la nature et le règne des signes celui de l’esprit ».

La linguistique et, au-delà, la sémiologie qui l’englobe sont des sciences « anthropologiques »  et non des sciences logiques.  On peut dire que ce que vise la sémiologie, c’est de cerner la spécificité de l’homme en tant que manipulant les signes, à savoir l’étude et l’élucidation de cette « faculté de symboliser » qui est « inhérente à la condition humaine »29.  La sémiologie est ainsi, pour reprendre la distinction des philosophes allemands dont on a parlé plus haut, du côté des Geisteswissenschaften.  Elle constitue une « science compréhensive » comme l’est, par exemple, la sociologie pour M. Weber30.  En effet, « le domaine de la compréhension [est] celui des signes et de la signification », dans la mesure où « on comprend des signes » alors qu’« on explique des faits »31.

Saussure en est venu à postuler, comme chacun le sait, l’existence de la sémiologie en réfléchissant, dans le cadre de la classification positiviste des sciences, à la place à accorder à la linguistique parmi les autres sciences.  Dans le Cours de linguistique générale,un passage célèbre et souvent commenté fait une référence explicite au statut nécessaire de la sémiologie.  De fait, après avoir caractérisé la « langue » comme une institution sociale, Saussure affirme qu’elle se distingue des autres institutions — politiques ou juridiques — par son caractère sémiologique : c’est, pourrait-on dire, une institution sémiologique.  Le « maître genevois » s’explique de la façon suivante :

Note de bas de page 32 :

 Saussure n’explique pas pourquoi la langue est, au sein de la société, le plus important des systèmes sémiologiques.  Ce statut spécifique de la langue constitue l’objet principal de l’article de Benveniste « Sémiologie de la langue », loc. cit.

Note de bas de page 33 :

 Saussure, Cours de linguistique générale, op.cit., p. 33.

« La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes32.
On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie (…).  Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent.  Puisqu’elle n’existe pas encore, on ne peut dire ce qu’elle sera ; mais elle a droit à l’existence, sa place est déterminée d’avance »33.

Note de bas de page 34 :

 Saussure, ibid, p. 140 et p. 112.

Note de bas de page 35 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, op. cit., p. 262.

A partir de ce passage, on peut déjà entrevoir le fait que pour Saussure la sémiologie n’est pas, comme l’est la séméiotique pour Peirce, une méta-science.  C’est plutôt une science parmi les sciences, et même une science englobée par une autre science : la « psychologie sociale ».  Au sein de cette dernière, la sémiologie s’occupera seulement des institutions sémiologiques, c’est-à-dire de celles qui sont perçues par la « conscience collective » ou la « masse parlante »34 (interprète équivalent à l’« intelligence scientifique » de Peirce) comme des « systèmes de signes ».  La sémiologie n’englobe donc pas toute étude, elle a seulement pour objet les « lois » supposées régir à la fois l’histoire (« la vie des signes») et le fonctionnement synchronique (« systèmes de signes ») des institutions sémiologiques.  D’ailleurs, la distinction entres différents types de sciences est clairement évoquée par Saussure quand il parle du statut scientifique de la sémiologie : c’est ce que montre cette note manuscrite35 :

« On a discuté pour savoir si la linguistique appartenait à l’ordre des sciences naturelles ou des sciences historiques.  Elle n’appartient à aucun des deux, mais à un compartiment des sciences qui, s’il n’existe pas, devrait exister sous le nom de sémiologie, c’est-à-dire science des signes ou étude de qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire ».

Note de bas de page 36 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 34.  Rappelons que si Saussure est peu explicite sur le statut spécial de la « langue » comme système sémiologique, E. Benveniste le prend pour thème central de sa  « Sémiologie de la langue », loc. cit..

Note de bas de page 37 :

 A la lumière de ce qui vient d’être dit, nous ne pouvons accepter sans réserves l’affirmation suivante de A. Hénault (op. cit., p. 26) : pour Saussure, écrit-elle, « les questions et les résultats les plus généraux de la théorie linguistique se regrouperont dans une autre systématisation plus abstraite, la sémiologie comme psychologie sociale qu’il inscrit d’avance parmi les sciences théorématiques au même titre que les mathématiques ».  On dirait que l’auteur lit Saussure avec les yeux de Hjelmslev.

On peut dire que pour Saussure la classification positiviste des sciences devrait comporter non pas deux mais trois compartiments : à côté des sciences naturelles et des sciences historiques, il y a place pour des « sciences sémiologiques » parmi lesquelles figure la linguistique comme discipline « pilote », pour reprendre un terme à la mode dans les années cinquante du siècle dernier.  En effet, si la linguistique fait partie de la sémiologie, elle a cependant un statut particulier par rapport à elle, dans la mesure où la sémiologie ne peut être une science  constituée qu’une fois l’objet de la linguistique (la « langue ») clarifié et identifié avec précision36.  En tout cas, la linguistique est avant tout une science sémiologique ayant pour objet l’histoire et le fonctionnement de la « langue » et non une science formelle, abstraite et logico-mathématique37.  Effectivement, la considérer comme « étude de qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire », c’est mettre l’accent sur l’inscription de l’individu dans des paramètres intersubjectifs régis par la convention sociale et instituer clairement la sémiologie comme science compréhensive.

Note de bas de page 38 :

 Il ne faut pas cependant confondre « arbitraire » et « conventionnel ».

La sémiologie correspond donc à l’étude des institutions sémiologiques, à savoir celles où se réalise la « convention nécessaire » dont parle Saussure, autrement dit celles constituées par l’aspect arbitraire de leurs signes38.  Pour Saussure, l’une des tâches de la sémiologie sera de classer les différents systèmes sémiologiques selon leur caractère plus ou moins arbitraire, comme le montre cette note manuscrite :

Note de bas de page 39 :

 Cité par T. de Mauro dans Cours de linguistique générale, op. cit., note 139, p. 445.  Pour de Mauro, qui commente le passage cité, Peirce aurait déjà abordé cette tâche : « Dans sa Semeiotic (…), les signs sont divisés en icons, indices et symbols selon leur degré plus ou moins grand d’arbitraire ».  La lecture des textes originaux de Peirce nous empêche d’adhérer à cette homologation trop rapide à notre avis, en plus du fait évident que le philosophe américain procède à une typologie des signes possibles et  non à celle des différents systèmes sémiologiques.

« Où s’arrêtera la sémiologie ? C’est difficile à dire. Cette science verra son domaine s’étendre toujours davantage. Les signes, les gestes de politesse par exemple, y rentreraient ; ils sont un langage en tant qu’ils signifient quelque chose ; ils sont impersonnels  — sauf la nuance […] — [ils] ne peuvent être modifiés par l’individu et se perpétuent en dehors d’eux. Ce sera une des tâches de la sémiologie de marquer les degrés et les différences »39.

Note de bas de page 40 :

 Le terme « langage » nous semble plus heureux que celui de « système de signes ».  En effet, comme le relève avec justesse Benveniste (« sémiologie de la langue », loc. cit., pp. 57-58) , les systèmes sémiologiques ne sont pas tous des systèmes de signes.  

Cette note nous permet de cerner les traits saillants d’un système sémiologique : i) c’est un « langage » car il « signifie quelque chose »40 ; ii) Il constitue un bien commun à l’ensemble des membres de la société, de la « masse parlante », d’où son caractère institutionnel ; iii) l’intervention individuelle est limitée à des « nuances » apportés au système « impersonnel ».

En quelque sorte, c’est cette instance impersonnelle qu’est la société qui se signifie à travers l’ensemble de ses institutions sémiologiques.  On comprend pourquoi, pour Lévi-strauss, la sémiologie saussurienne constitue la même chose que l’anthropologie sociale.

Note de bas de page 41 :

 Nous rapprocherons à ce sujet Peirce de E. Buyssens qui, dans La communication et l’articulation linguistique, PUF, 1967, p. 11, fait cette affirmation à propos de l’objet de la sémiologie telle qu’il la conçoit : « La sémiologie peut  se définir comme l’étude des procédés de communication, c'est-à-dire des moyens utilisés pour influencer autrui et reconnus comme tels par celui qu’on veut influencer ». Il ne s’agit plus, en effet, de « systèmes » comme chez Saussure,  mais de « moyens » ou de « procédés ». Notons aussi que cette conception rapproche la sémiologie de la pragmatique, issue d’ailleurs de Peirce, qui a pour objet les conditions de la communication.

Note de bas de page 42 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, op.cit., p. 45.

On peut, maintenant, pour conclure, essayer de récapituler les éléments qui ont sans doute permis à Benveniste de parler d’« antithèse » à propos des conceptions des deux fondateurs de la — ou des — sémiotique(s) moderne(s).  Il faut d’abord relever le fait que la sémiologie saussurienne, à la différence de la séméiotique de Peirce, n’est pas une « méta-science » puisqu’elle se limite à l’étude des institutions sémiologiques.  En cela, elle est une anthropologie.  De même, la sémiologie porte sur l’histoire et le fonctionnement des systèmes sémiologiques, alors que la séméiotique, en tant que logique, a pour objet n’importe quel processus sémiosique, à savoir le processus par lequel n’importe quelle chose se présente à l’« intelligence scientifique » comme un signe, ou representamen41.  Cela conduit la sémiologie à instaurer une hiérarchie entre systèmes sémiologique, parmi lesquels la « langue » ressort comme le système le plus important, alors que nous n’avons rien de tel chez Peirce : les processus sémiosiques sont tous sur un pied d’égalité et fonctionnent de la même manière42.

C’est peut-être, finalement, le caractère « antithétique » de ses fondateurs qui fait de la sémiotique un champ de savoir si riche de potentialités et où tant reste à faire.