Problème de la Mode

Sémir Badir

FNRS / Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.4969

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : métalangage, méthode, sémiologie, système, vêtement

Auteurs cités : Roland Barthes, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Ferdinand de SAUSSURE

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Texte intégral

Entre la sémiotique et la mode, il y a une histoire d’amour torturée. Greimas en avait fait l’objet de sa thèse de doctorat mais il a jugé le résultat décevant, de sorte que l’on pourrait dire, si l’on écrivait des romans, que la sémiotique greimassienne est née de la déception lexicologique que la mode lui a laissée. Dix années plus tard, Barthes relevait le gant mais le livre qui fait état de ce pari le donne pour manqué, à la fois décevant et obsolète dès le moment de la publication. Qu’est-ce donc qui ne va pas avec la mode ? Et qu’est-ce donc qui ne va pas avec la sémiotique ? Car une histoire d’amour, ce sont les romans qui l’affirment, ça s’écrit à deux. Avant de se demander pourquoi cette histoire a mal tourné, cherchons à voir, au sujet de Barthes, ce qui avait pu l’y embarquer.

Note de bas de page 1 :

 Barthes a écrit en 1962 un article sur « Le dandysme et la mode » (repris dans R. Barthes, Œuvres complètes, II, Paris, Seuil, 2002, pp. 27-31), au moment où, selon ses dires, la recherche qui mènerait à Système de la mode était en train de se terminer.

Note de bas de page 2 :

 Voir R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1296 & p. 1317.

La mode, au fait, a bien des attraits : elle est affaire de goût et de distinction, d’apparences et de détails. Elle est prétexte au fantasme, la distinction sociale qu’elle laisse transparaître pouvant être transcendée dans une forme de vie, par exemple pour le dandy pétri d’ascétisme de Baudelaire et de Swann1. Il est vrai que sa valeur s’inverse souvent, qu’un trait d’originalité est bientôt converti en indice de conformité et que la menace d’une indifférence généralisée la guette. Mais c’est en cela qu’elle se trouve être un objet mythologique et demande à être traitée par l’analyste avec un accommodement respectant ses ambiguïtés. Les signes de la mode ne sont pas de purs symboles parce qu’ils sont incorporés : leur expression est investie par un sujet, exactement comme il en est des signes linguistiques. Dans des entretiens faisant suite à la parution du Système de la Mode, Barthes présente d’ailleurs explicitement son étude sur la mode comme le déroulement d’un programme énoncé dans « Le mythe, aujourd’hui », la postface théorique des Mythologies2.

Note de bas de page 3 :

 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916, p. 33.

Note de bas de page 4 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1296.

Note de bas de page 5 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1320.

Note de bas de page 6 :

 « — Si vous aviez écrit cet ouvrage il y a cinquante ans, votre analyse aurait été identique ? — Absolument. » (R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1316.)

Barthes peut dès lors consacrer le mariage, à la fois raisonnable et idéal, entre la sémiologie et la mode. On se rappelle que, dans les années 60, la sémiologie a un programme scientifique et disciplinaire qui lui impose d’avoir des objets en propre. Ces objets ont été désignés par le père fondateur : la sémiologie « étudie la vie des signes au sein de la vie sociale »3. Aussi la mode est-elle un objet tout destiné à la sémiologie. La mode se gouverne en suivant un rythme propre et elle intervient quotidiennement dans la vie en société, à l’instar de la conversation et de la nourriture. Elle est promue au rang de « bon objet » pour la sémiologie dans la mesure où, « parlée par tout le monde et inconnue de tous »4, elle se distingue du langage verbal mais fonctionne exactement comme lui, c’est-à-dire selon un « système immotivé de significations »5 et non (ainsi qu’on se l’imagine) en tant qu’expression culturelle délibérément choisie par des individus et des groupes sociaux. On trouve la preuve la plus nette de son caractère sémiologique dans le premier Appendice de Système de la Mode. Rapportant les résultats d’une étude réalisée par un anthropologue américain, Alfred Louis Kroeber, sur les variations historiques du vêtement de soirée féminin considérées sur une période de trois siècles, Barthes remarque que la robe se raccourcit ou s’allonge invariablement tous les cinquante ans. La variation de la mode obéit ainsi, en conclut Barthes, à un ordre rationnel propre, qui est celui du système de ses traits pertinents, en toute indépendance vis-à-vis des événements historiques et des tendances idéologiques. C’est pourquoi la mode est justiciable d’une description formelle. L’analyse eût-elle été produite au début du XXe siècle, elle n’aurait pas été modifiée d’un iota6 ; l’apparition de la mini-jupe, indifférente aux valeurs libertaires qui lui sont imputées, ne serait ainsi due qu’à la logique d’un cycle parfaitement prévisible.

Note de bas de page 7 :

 Repris dans R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,pp. 631-704.

Note de bas de page 8 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1300.

Et si la mode se voit révélée grâce à la sémiologie, celle-ci en attend en retour une illustration exemplaire de sa méthode. Les publications de Barthes à cette époque sont étroitement accordées aux enseignements et aux travaux de recherche effectués dans le cadre de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où celui-ci dirige un laboratoire de « Sociologie des signes, symboles et représentations », conformément à la dotation gnoséologique saussurienne. C’est ainsi que paraissent en 1964, d’abord dans le n° 4 de Communications, les « Éléments de sémiologie »7 où Barthes expose les fondements théoriques de la sémiologie, principalement à partir du Cours de linguistique générale de Saussure et des Prolégomènes à une théorie du langage de Hjelmslev. Système de la Mode leur fait suite à titre de « tentative de sémiologie appliquée à un objet précis »8. Tout se passe donc comme dans les plus purs romans de chevalerie. Le Roi Greimas, encore souffrant de la blessure épistémo-narcissique causée par son voyage lexicologique vers la mode de 1830, avait adoubé Barthes à Alexandrie sur les sacrements hjelmslévo-saussuriens et le mandatait, quelques années plus tard, à poursuivre la grande quête de la Mode sur le Sentier de la Sémiologie Réalisée.

Note de bas de page 9 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 898.

Note de bas de page 10 :

 Dans un entretien pour France Forum (5 juin 1967), Cécile Delanghe, plus donneuse de critiques que journaliste, déplore ainsi : « En ce qui concerne la mode, vous avez volontairement limité votre analyse à des articles consacrés au vêtement féminin tels qu’on peut en lire dans les magazines féminins spécialisés, donc à la description écrite de la mode. Or, pour la femme, et ici je parle au nom des milliers de lectrices auxquelles sont destinées ces pages de mode, rien n’est plus parlant, rien n’est plus convaincant que l’image ; le texte, la légende, s’ils accompagnent celle-ci, ne constituent guère plus qu’une invite à mieux la regarder. J’avance pour preuve qu’aucune femme n’achètera une robe sans l’avoir essayée, autrement dit sans être allée au-delà de la persuasion purement verbale » (in R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1312).

Note de bas de page 11 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1190 & p. 1192.

Note de bas de page 12 :

 « Datée » (publiée « avec retard ») et « naïve » (p. 897, passim), « débutante » (p. 1297) ; en outre, « inconfortable » (p. 898), voire pas « réussie » (p. 1320) : le désenchantement est complet.

Mais Barthes s’égare. Pris au piège dans une boucle sémiologique ! De fait, dès les premières pages de Système de la Mode, il confesse (pour en réfuter aussitôt l’apparence, mais on connaît bien ces formes de dénégation) la vanité et l’échec de son projet. Il visait la mode ; il n’a atteint que du discours, des petits textes frustes courant sur les pages des magazines. Selon la rhétorique qui est la sienne, il aurait analysé par ce biais la « Mode écrite (ou plus exactement encore : décrite) »9. L’argument n’a guère convaincu10. Si l’objet de la quête est demeuré insaisissable c’est qu’en outre son analyse tient elle-même un peu d’Albertine : qualifiée de « fugitive », elle « s’aliène », en raison de son métalangage, « dans l’instant qui la détermine »11. Autrement dit, l’analyse sémiologique est situable dans le temps des savoirs et peut devenir à son tour objet historique pour une connaissance (rappelons que Les Mots et les Choses avaient paru l’année précédente). À prendre le sentiment de l’auteur, quand paraît le livre, en 1967, l’analyse qu’elle contient serait déjà… démodée12. Le désenchantement est si complet que la posture finalement adoptée par l’auteur (dans un entretien) à son endroit est celle du spleen dandy :

Note de bas de page 13 :

 « Entretien autour d’un poème scientifique », in R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1320.

« Je dirai qu’on peut concevoir Système de la Mode comme un projet poétique, qui consiste précisément à constituer un objet intellectuel avec rien, ou avec très peu de choses […]. De telle sorte que l’on puisse se dire (ç’aurait été l’idéal, si le livre était réussi) : au début, il n’y a rien, le vêtement de mode n’existe pas, c’est une chose extrêmement futile et sans importance, et à la fin il y a un objet nouveau qui existe, et c’est l’analyse qui l’a constitué. […] Mallarmé a fait exactement ce que j’aurais voulu refaire. La Dernière Mode, le journal qu’il a dirigé et rédigé lui-même, c’était au fond une sorte de variation passionnée, à sa manière, sur le thème du vide, du rien, de ce que Mallarmé appelle le bibelot »13.

Tout cela est charmant — vraiment. Mais il faut bien convenir que si Barthes a des velléités de transcender par la poésie le sentiment d’inanité qui l’habite quant à ce travail, c’est notamment parce que, préalablement, il l’a vidé de sa substance. L’analyse dite « formelle » proposée dans Système de la Mode ne retient en effet ni les images (reléguées dans les trois pages du second Appendice), trop complexes, ni les signifiés (ou si peu), trop lourdement chargés de stéréotypes.

On pourrait alors, ainsi que l’auteur lui-même nous y invite, prendre l’analyse de Système de la Mode pour objet et chercher à déterminer par quels traits de son imaginaire théorique le sémiologue a pu être mis en déroute à ce point. Pourquoi parler ici d’imaginaire théorique ? D’abord, l’ouvrage n’est pas « raté » pour tout le monde et à tout point de vue. C’est en fonction d’un horizon d’attente spécifique, concernant la sémiologie et ses objets attitrés (ou supposés tels), que l’ouvrage est susceptible d’avoir failli. Ensuite, il y a un hiatus flagrant entre les aveux de candeur (travail « naïf », sémiologie « débutante ») et le caractère achevé, formalisé autant que possible, des résultats présentés. En dehors de ses zones périphériques, péritextuelles (avant-propos, conclusions) et paratextuelles (entretiens, articles), Système de la Mode est un texte de style apodictique, laissant peu de place à la réflexion et à la digression.

Enfin, s’il convient de parler d’imaginaire théorique, c’est aussi parce que, même en admettant que la méthode sémiologique était encore incertaine au début des années 60, ce sont bien des concepts particuliers que Barthes a mis en œuvre, avec une systématicité qui montre qu’ils ont été choisis pour les besoins d’exemplarité dont on a fait état plus haut.

On examinera trois traits de cet imaginaire théorique : premièrement, les modèles du dictionnaire et de la grammaire ; en deuxième lieu, le modèle génératif ; enfin, le modèle hiérarchique du langage.

Modèles du dictionnaire et de la grammaire

Note de bas de page 14 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 953.

Note de bas de page 15 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 948.

Note de bas de page 16 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 972.

Note de bas de page 17 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,pp. 973-978.

Note de bas de page 18 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1090.

Tout énoncé de Mode se laisse comprendre sous la forme d’une équivalence. Quand, dans le magazine, il est écrit Les imprimés triomphent aux Courses, Barthes récrit l’énoncé sous la forme suivante : imprimés Courses14. Tout ce qui se trouve à gauche du signe d’équivalence vaut pour le signifiant ; tout ce qui se trouve à droite, pour le signifié. Les imprimés valent pour les Courses. Autrement dit, un énoncé de Mode est une définition, ou du moins est-il construit (récrit) comme une définition. La définition des imprimés en Courses ressemble à celles que l’on peut trouver dans un dictionnaire bilingue. Prenons un signifiant, par exemple Racing. On en cherche dans un dictionnaire bilingue le signifié suivant une autre langue, « Courses ». Donc, Racing « Courses ». L’énoncé de Mode développe toutefois au sein de ce modèle une variante qui lui est propre. Alors que, dans un dictionnaire monolingue, l’entrée du definiendum est unitaire et le definiens composé, au contraire, dans un énoncé de mode, l’équivalence est généralement établie entre une composition de signifiants et un signifié unitaire. Par exemple, Les tenues de ville se ponctuent de blanc est récrit de la façon suivante : tenue points blanc ville15. L’analyse formelle consiste à rendre compte de la manière dont ces signifiants sont articulés, selon un canevas métalinguistique invariable : ‘objet, support, variant’, soit la structure OSV, tout à fait semblablement à la structure ‘sujet, verbe, complément’ d’une phrase verbale, en particulier à la structure de ces phrases verbales hautement normées que sont les définitions de dictionnaire. L’analyse formelle prévoit les déclinaisons de cette structure (SOV, VOS)16 ainsi que les syncrétismes et catalyses à produire17 (par exemple, imprimés est à la fois support et variant, c’est donc un syncrétisme, l’objet devant être catalysé, par exemple en chemisier). Le signifié, pour sa part, reste sans analyse, même lorsqu’il est formé de plus d’un mot. Ainsi, dans Sweater pour les fraîches soirées d’automne pendant un week-end à la campagne, sweater est le signifiant, tout le reste formant un signifié unitaire, inanalysable (du point de vue du système de la Mode) et par conséquent sans structure propre18. Il renvoie néanmoins à un univers distinct de celui du vêtement, l’univers dit « mondain ».

Note de bas de page 19 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, I, Paris, Seuil, 2002p. 829. Ce langage second est donné alors comme un « méta-langage » (sic), mais la structure graphique qui explicite son fonctionnement par rapport au langage-objet est rétablie, dans les « Éléments de sémiologie », comme celle d’un langage de connotation, et non d’un métalangage (en ceci, d’ailleurs, plus conformément à la leçon des Prolégomènes). C’est naturellement ce modèle rectifié que suit Système de la Mode. Le signifié de Mode y est donc un signifié de connotation, quoique la description théorique qui en est donnée corresponde exactement à celle du mythe, par conséquent à celle de l’exemple grammatical.

Certains énoncés de Mode, il est vrai, ne montrent pas l’équivalence structurale attendue. Il faut alors, non pas la récrire, mais l’écrire tout de bon. Voyez par exemple Une veste brassière toute boutonnée dans le dos, col noué comme une petite écharpe. Le signifié demande à y être suppléé. Pour cet énoncé, comme pour tous ceux de sa famille, le signifié est invariablement « la Mode ». L’énoncé tout entier est un composé de signifiants exprimant la Mode et valant pour elle. Autrement dit, la Mode elle-même ne fait pas partie du système de signifiants que l’analyste porte à son compte. Elle reste implicite et appartient à un autre univers que les vêtements (« objets »), les éléments qui s’y attachent (« supports ») et les critères de variation de ces éléments (« variants »). À ce titre, l’énoncé de Mode s’apparente à un exemple de grammaire. L’exemple de grammaire exprime la règle, vaut pour la règle qu’il manifeste et qui appartient à un autre univers que lui. De fait, si la règle est métalinguistique, l’exemple demeure dans le langage et y trouve un sens premier. L’apparentement entre les énoncés qui ont la Mode pour signifié et les exemples de grammaire qui ont une règle pour signifié, quoi qu’on en pense, est patent dans les travaux de Barthes. Dans « Le mythe, aujourd’hui », avec lequel on a déjà souligné la filiation qu’entretient Système de la mode, le premier exemple de parole mythique consiste précisément en un exemple dans une grammaire latine : quia ego nominor leo. L’analyse qu’en donne Barthes est identique à celle d’un énoncé signifiant la Mode. Le signifié « Je suis un exemple de grammaire », comme le signifié « Je suis un énoncé de Mode », est implicite mais seul pertinent, et l’analyse le fait relever d’un langage second19.

Modèle génératif

Note de bas de page 20 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 936. La génération du signifié de Mode peut également se formuler à partir de cette récriture : Cette année, en raison de la Mode, les imprimés sont le signe des Courses. Cela ne dépend que de l’orientation du parcours, soustracteur ou additionneur de sens.

Note de bas de page 21 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 899.

Par modèle génératif, on entend un modèle supposant que les énoncés résultent d’une série d’opérations linguistiques (ou sémiologiques). Leur complexité peut ainsi être réduite par la génération successive d’énoncés plus simples, comme il en est dans le modèle de la linguistique transformationnelle de Chomsky et dans le parcours génératif de la sémiotique greimassienne. Les énoncés de la presse magazine étudiés dans Système de la Mode sont clairement soumis à ce modèle en raison des récritures successives portées à leur endroit. Chaque énoncé original subit des réductions permettant d’expliciter son sens. Les imprimés triomphent aux Courses se récrit d’abord de manière à expliciter le connotateur qui le désigne comme énoncé de Mode, soit “Les imprimés triomphent aux Courses” est un énoncé de Mode. Il faut ensuite lui rendre son sens dénotatif strict, en soustrayant les effets rhétoriques qui « masquent » celui-ci : Cette année, les imprimés sont le signe des Courses20. Enfin, on rend compte du système du vêtement réel, ou supposé tel, que les deux descriptions verbales précédentes donnent déjà à lire : imprimés Courses [Mode]. Évidemment, on use alors encore d’un métalangage (celui de l’analyste), dont le recours paraît inévitable dans une étude. Toutefois, cette dernière reformulation n’a pas le même statut que les précédentes : celles-là reproduisent l’énoncé dans l’une de ses strates de récriture, tandis que celle-ci n’est que le signe d’une dernière récriture, celle d’un vêtement corrélé à une situation mondaine, cette corrélation manifestant un code vestimentaire réel. Autrement dit, l’énoncé de Mode est généré, in fine, par le Réel. Dans l’Avant-propos, Barthes convient que « le système du vêtement réel n’est jamais que l’horizon naturel que la Mode se donne pour constituer ses significations : hors la parole, il n’y a point de Mode totale, il n’y a point de Mode essentielle »21 mais il semble que, ceci ayant été concédé (a posteriori), l’analyste ait tout de même à entériner le point de vue de la Mode, le vêtement réel pouvant seul légitimer la caractérisation du système dans son ensemble. Sans quoi, il n’y aurait pas lieu de parler d’un « système de la Mode » plutôt que, bien plus trivialement, d’un lexique de la Mode ou d’un genre des énoncés de Mode.

Note de bas de page 22 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1124.

Note de bas de page 23 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 937.

À propos de genres, le modèle génératif en exclut d’emblée toute pertinence. Bien que le corpus ait été délimité (une année de publication suivie sur deux journaux), il n’est pas reproduit (à l’exception d’échantillons présentés sans référence en épigraphes des chapitres) et aucune précision n’est donnée sur la nature générique des énoncés. S’agit-il de légendes, de titres généraux de reportages photographiques, d’extraits de description plus étendue ? Pas moyen de le savoir — et nul besoin, sans doute, puisque les caractéristiques « rhétoriques » propres aux styles du journaliste ne sont prises en compte, en fin de parcours, qu’en tant qu’elles servent à « masquer » ou « transformer » les signifiés dénotés de la Mode (sa raison et son idéologie)22. Ainsi, dans Les imprimés triomphent aux Courses, Barthes remarque que les corrélations propres au système de la Mode sont masquées « sous la forme dramatique d’une compétition (triompher de) »23 mais néglige de relever l’isotopie sémantique formée par le prédicat et le complément ; celle-ci, apparemment, bien qu’elle soit un facteur de cohésion pour l’énoncé, ne participe pas du système.

Modèle hiérarchique du langage

Le modèle hiérarchique du langage puise directement à la lecture des Prolégomènes à une théorie du langage de Hjelmslev, dans lesquels le langage de connotation et le métalangage sont considérés tous deux comme des langages seconds par rapport au langage de dénotation, dit aussi langage-objet. Dans Système de la Mode, ce troisième modèle est étroitement articulé aux deux modèles qui ont été évoqués ci-dessus. Il en est néanmoins distinct en droit. Toute forme métalinguistique ne s’assimile pas à une forme dictionnairique ou grammaticale. Et tout modèle génératif n’est pas nécessairement pensé en termes de métalangage et langage de connotation.

Note de bas de page 24 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,pp. 938-939.

Note de bas de page 25 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 1191.

Le système général de la mode est réputé complexe en fonction des différents sous-systèmes, ou codes, qu’il intègre. Selon que les énoncés analysés renvoient ou non à un signifié mondain, trois à quatre sous-systèmes peuvent être ainsi déduits, le premier (le code vestimentaire réel) étant dénotatif, le second (le code vestimentaire écrit) métalinguistique, le troisième (la Mode) et le quatrième (la phraséologie du journal, avec la représentation du monde qu’elle induit), connotatifs24. Pour finir, s’ajoute encore à cela un dernier système, le métalangage de l’analyste, qui vient chapeauter l’ensemble25. Le rapport du métalangage (celui du journal comme celui du sémiologue) au système dénotatif est celui d’une description. Le rapport des connotations aux deux premiers systèmes consiste en déformations et contournements sémantiques.

Note de bas de page 26 :

 « Il a donc semblé déraisonnable de placer le réel du vêtement avant la parole de Mode ; la vraie raison veut au contraire que l’on aille de la parole instituante vers le réel qu’elle institue » (R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 899).

Note de bas de page 27 :

 Cf. R. Barthes, Œuvres complètes, I, op. cit.,p. 841.

La hiérarchie des systèmes intervient peu dans l’analyse. Elle se contente d’en organiser l’exposition, le système rhétorique des journaux étant présenté en dernier. Toutefois, son modèle inspire à Barthes plusieurs thèses d’ordre spéculatif. On a déjà touché un mot au sujet de l’une d’entre elles. Étant donné que le système du vêtement écrit sert de point de départ à l’analyse, Barthes se risque à considérer que son métalangage institue le langage de la Mode26. Et comme il l’institue système premier, la Mode devient un objet mythologique qui ne se dit qu’à l’entre-deux d’un langage et d’un métalangage. De fait, si l’énoncé de Mode consistait vraiment pour moi en une simple description d’un objet préétabli (ainsi que doit certainement le considérer son producteur), j’aurais à me référer directement à ce dernier pour en produire l’analyse. Si, au contraire, je reconnaissais (ou dénonçais) le caractère inaugural de tout énoncé de Mode, je n’aurais aucune raison de le constituer en métalangage mais je l’analyserais en tant que langage ou, plus raisonnablement, comme partie de lexique et comme genre (ou ensemble de genres) textuel sans avoir à postuler un langage en dehors de lui. Mais, pour que la Mode fasse système, il faut que j’en reconnaisse la présence dans son métalangage, et dans son métalangage seulement. Une lecture mythique n’opère pas autrement27.

Ce qui rapproche encore la Mode du mythe est que son signifiant est légion. Or c’est la position hiérarchique du langage de connotation face aux autres systèmes qui permet l’énonciation de cette deuxième thèse. Elle suppose que le système métalinguistique suscite un grand nombre de significations — toutes les situations mondaines imaginables, toutes les variations d’objets et supports vestimentaires ; puis, ces signifiés verbaux une fois posés, elle parasite cette variété par un signifié unique n’appartenant pas au champ de la langue, « la Mode », dont l’emprise ne connaît, virtuellement, aucune limite. Pour la connotation de Mode, tout signifié devient un signifiant sur lequel elle se greffe.

Note de bas de page 28 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 899.

Une troisième thèse, bien connue, concerne la sémiologie. Elle ne fait somme toute que reproduire la première thèse, mais en considérant cette fois le statut des énoncés métalinguistiques de l’analyste en lieu et place du métalangage constitué par les énoncés de la presse magazine. Eux aussi instituent les systèmes qu’ils décrivent. Le système de la langue, qui pourvoit aux besoins métalinguistiques de l’analyste, devient ainsi tout-puissant à l’égard des autres systèmes. La linguistique inclut par conséquent la sémiologie — toute sémiologie — comme une de ses parties, « le langage humain n’étant pas seulement le modèle du sens, mais aussi son fondement »28.

Même si des saillies ont pu transparaître çà et là, il n’est pas question ici de mener une critique de Système de la mode. Bien sûr, l’usage des modèles théoriques investis, au moins imaginairement, par Barthes est critiquable. Bien sûr, l’application qui en est faite à l’étude de la mode l’est aussi. La reprise critique est ce qui arrive de mieux aux meilleurs travaux en sciences humaines.

Note de bas de page 29 :

 Aussi la parole qui l’institue est-elle définitoire (elle définit le Système de l’objet par des soustractions, des réductions, des récritures) et, de ce fait même, dualiste.

Note de bas de page 30 :

 C’est pourquoi, notamment, le modèle génératif est tenu distinct du modèle génétique (cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 61 (entrée « Génération »).

Note de bas de page 31 :

 D’où aussi que le Système introduit une hiérarchie entre les causes. La matière des objets, leur essence et leur force motrice sont subsumées par ce qui leur donne sens.

Il s’agit plutôt de voir en quoi le livre est un échec, c’est-à-dire de chercher à comprendre ce qui le fait tenir rétrospectivement comme tel, notamment aux yeux de son auteur. Il faut alors considérer une quatrième thèse, qui n’est pas formulée dans le livre, ni dans son paratexte, mais que Barthes laissera entendre (pour la dénoncer) quelque dix années plus tard, dans Roland Barthes par Roland Barthes puis dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Comme la troisième, cette quatrième thèse reprend en écho une thèse théorique concernant la Mode mais en la faisant porter sur la sémiologie. La sémiologie est un langage de connotation. En effet, des objets qu’elle rencontre, quelle que soit leur variété et leur champ d’action, elle établit le système — rien que le système, toujours le système. Cette imposition sémiologique n’a pas de limite : tout fait Système quand tout objet, amené à être visé par le savoir, est pris sous la dépendance de son métalangage29. Le Système, comme la Mode, n’a pas d’histoire, même s’il change d’année en année ; il est précisément une anti-histoire30. Et, comme la Mode, le Système prétend attribuer aux objets une cause finale : ceux-ci ont beau faire, ils ont beau dire, finalement ils ne sont que l’expression du Système que la sémiologie pense à leur endroit « au sein de la vie sociale »31. En cela la sémiologie faillit à son propre horizon, car elle conduit à l’indifférence :

Note de bas de page 32 :

 Roland Barthes par Roland Barthes, in R. Barthes, Œuvres complètes, IV, Paris, Seuil, 2002, p. 733.

« Ainsi, pensait-il, c’est faute d’avoir su s’emporter, que la science sémiologique n’avait pas trop bien tourné : elle n’était souvent qu’un murmure de travaux indifférents, dont chacun indifférenciait l’objet, le texte, le corps »32.

Alors, dans Leçon, Barthes défend une conception « négative » de la sémiologie contre celle, positive, qu’illustrait encore Système de la Mode :

Note de bas de page 33 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, V, Paris, Seuil, 2002, pp. 442-443.

« La sémiologie n’est pas une grille, elle ne permet pas d’appréhender directement le réel, en lui imposant un transparent général qui le rendrait intelligible […] ; c’est même lorsque la sémiologie veut être une grille qu’elle ne soulève rien du tout »33.

Le Système est transparent, implicite, sans aspérité et produit de la distance. Le Système, en somme, est lui aussi un objet mythique. La sémiologie, qui est la science des mythes, risque avec lui de tomber dans le piège de sa propre mythification.

Note de bas de page 34 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p. 442. On se rappelle l’aphorisme lacanien selon lequel « il n’y a pas de métalangage ». Cette proscription a pu jouer un rôle dans le désaveu hâtif de Système de la mode. Sa première occurrence date, semble-t-il, de décembre 1965 (leçon d’ouverture du séminaire tenu à l’École Normale Supérieure), publiée dès janvier 1966 (sous le titre « La science et la vérité » et repris, en novembre de la même année, dans les Écrits, Paris, Seuil, 1966).

Or toutes les thèses issues du modèle hiérarchique du langage se tiennent les unes les autres. Si la sémiologie ne veut pas être seulement pourvoyeuse de connotations monotones, elle doit renoncer au statut de métalangage. C’est ce qui est affirmé nettement dans la Leçon : « La sémiologie, bien qu’à l’origine tout l’y prédisposât, puisqu’elle est langage sur les langages, ne peut être elle-même un métalangage »34. On ne cherchera pas ici à thématiser cette contre-thèse. Mais on voudrait tout de même souligner quelques-unes de ses conséquences.

En premier lieu, la sémiologie doit se déprendre d’une méthode autocratique. Si un objet est réputé complexe, il ne sera plus question de le réduire « par méthode », mais au contraire de le déployer dans ses modes de variation, de dispersion et de diffusion. Plutôt que d’établir un schème formel invariable, il s’agira de montrer comment un phénomène de société tel que la mode se développe suivant le principe d’une différenciation incessante, tant par le souci du détail (sur le plan de l’expression) que par la recherche de la distinction (sur le plan de contenu) ; les opérations « rhétoriques » ne sont plus alors à considérer comme le reliquat stylistique de la presse magazine mais le souffle même d’une dynamique. Plutôt que de procéder à une description hiérarchisée, il s’agira également de saisir dans sa complexité l’enchevêtrement des différents supports de presse (écrits, visuels, audio-visuels et numériques) à travers lesquels la mode cherche, selon des mises toujours risquées, à signifier. Et, au lieu de supposer une forme d’institution du Réel, la sémiologie cherchera à déterminer dans quelle mesure s’estompent avec la mode les limites de l’actuel et du potentiel, de l’individuel et du social, du réel et de l’imaginaire. Bref, la sémiologie ne sera plus, ou du moins pas seulement, affaire de généralisation et d’homogénéisation.

Note de bas de page 35 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p. 439.

En deuxième lieu, la sémiotique n’a pas à occuper une position stable dans le champ des disciplines. En particulier, elle n’est pas — bonne nouvelle — une partie de la linguistique, ni n’entre avec cette dernière dans aucune relation de type méréologique. Barthes avance, avec beaucoup de hardiesse et d’acuité, que ce qui mériterait de s’appeler sémiologie est « la déconstruction de la linguistique »35, c’est-à-dire ses débordements, tant du côté des objets étudiés que du côté de ses angles d’approche, en prenant en compte aussi ce que ces débordements lui font.

Enfin, si la sémiologie n’est pas tout à fait une discipline (comme les autres), la mode n’est pas davantage, ne peut pas être pour elle un objet. Il n’y a plus de système de la Mode possible quand la mode n’a pas l’objectivité nécessaire à une analyse en termes de système. Mais il reste la possibilité d’une sémiologie de la mode, c’est-à-dire d’une sémiologie qui parlerait la mode et se façonnerait à l’image de son langage dans le même temps qu’elle l’institue. C’est ce qu’avait fait Mallarmé. Et c’est ce qu’aurait refait Barthes, si son livre était réussi.

Note de bas de page 36 :

 R. Barthes, Œuvres complètes, II, op. cit.,p. 897.

Système de la mode n’a rien, en vérité, d’un roman de chevalerie. Barthes n’est pas Lancelot, et nul Gauvain ne cherche à faire justice de sa perfidie. Il y aurait plutôt dans sa démarche quelque chose qui tient du Gatsby de F.S. Fitzgerald. Car l’échec de Système de la Mode est un échec magnifique, la sémiologie positive pourfendue par Barthes en 1976 n’ayant sans doute jamais connu de cas plus exemplaire que celui-ci. C’est dans une profusion festive et avec un luxe descriptif inédit que la méthode échoue pitoyablement à séduire celle que, dès sa prime jeunesse, la sémiologie a poursuivie de ses ardeurs. À donner créance à l’espoir qui se formule dans l’Avant-propos (dans le Dernier-propos, devrait-on dire), à savoir que dans Système de la Mode on lise « non les certitudes d’une doctrine, ni même les conclusions invariables d’une recherche mais plutôt les croyances, les tentations, les épreuves d’un apprentissage »36, on rebaptiserait volontiers le livre Problème de la Mode. La Mode serait ainsi pour la sémiologie, en raison de l’inanité du système, un problème à mettre en scène, son beau problème. La mode tient le sens captif. Richement composite, elle défile sur la scène comme à la ville en harponnant les passions et les pulsions des spectateurs consommateurs. Elle exaspère les apparences. Or, s’il y a bien quelque chose que le sémiologue sait d’expérience, en dépit de ses doutes et de ses velléités théoriques (au bout du compte peut-être également en raison de ceux-ci), c’est que les apparences constituent la résistance même du sens — et sa seule épreuve.