Deuxième table ronde
la sémiotique greimassienne et les sciences du langage

Michel Arrivé

Per Aage BRANDT

Bernard Pottier

Claude Zilberberg

Jean-Claude Coquet

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Claude Zilberberg, Michel Arrivé, Per Aage BRANDT, Jean-Claude Coquet et Bernard Pottier.

Texte intégral

Ivan Darrault-Harris

Cette seconde table ronde abordera les relations entre Greimas, sa théorie sémiotique et les sciences du langage, donc les linguistes. Michel Arrivé, Per Aage Brandt, Jean-Claude Coquet, Bernard Pottier et Claude Zilberberg prendront successivement la parole.

Deuxième table ronde : la sémiotique greimassienne et les sciences du langage

Deuxième table ronde : la sémiotique greimassienne et les sciences du langage

Michel Arrivé

Note de bas de page 1 :

 Note du coordonnateur du dossier : Michel Arrivé n’a pu assister à la journée anniversaire. Anne Hénault a donné lecture de quelques éléments de sa communication dont vous trouverez ici le texte intégral.

Greimas lecteur de Saussure et de quelques autres1

Une précaution, indispensable, pour commencer. Comme chacun sait, comme je le rappellerai par une citation dans quelques instants, Greimas a toujours revendiqué la qualité de linguiste. Avec juste raison, certes, même si certains linguistes, il s’en plaignait, la lui refusaient. Mais il est une qualité qu’à ma connaissance il revendiquait peu, sauf, peut-être, pour son strict usage personnel : c’est celle d’historien de la linguistique. Son souci principal n’était ni d’établir aussi exactement que possible l’interprétation d’un appareil théorique, ni de le suivre dans son utilisation ultérieure. C’était, fondamentalement, celui de construire le sien, celui de la sémiotique.

Pour ma part, j’interviens aujourd’hui, aussi modestement que possible, en historien. De la linguistique, certes, mais aussi de la sémiotique. C’est en cette qualité que je décrirai les positions prises par Greimas à propos du texte de Saussure, enfin, de ce qu’on appelle comme ça, c’est-à-dire, pour Greimas, d’abord le CLG, puis le premier texte publié par Saussure, l’illustre Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans mon exposé quelques critiques à l’égard de ces positions. Elles ne sont formulées que par rapport au texte de Saussure, et ne visent en rien la place que ces positions prennent dans l’appareil théorique construit par Greimas, à qui je reconnais, comme à tout autre, le droit d’utiliser à sa façon les théories antérieures aux siennes.

On pourrait commencer par dire que Greimas avait deux bonnes raisons de porter à l’œuvre de Saussure un intérêt déterminé. C’était d’abord sa qualité de linguiste. Greimas, je viens de le rappeler, a en effet toujours revendiqué cette qualité. Je n’en veux pour preuve que les propos qu’il a tenus, en 1983, lors du colloque qui, à Cerisy-la-Salle, lui était consacré :

« Même si maintenant les linguistes me rejettent et ne me considèrent pas comme l’un des leurs, moi, je prétends être linguiste dans mes origines et dans la façon de conduire ma pensée. Je crois que j’ai toujours cherché à prendre en compte la totalité de l’histoire de la linguistique, essentiellement en tant que philosophie du langage, passage de cette philosophie vers une science du langage » (Greimas, in Arrivé et Coquet, 1983-1987 : 305-306).

Deuxième raison pour Greimas de s’intéresser à Saussure : sa qualité de sémioticien. C’est ici le Saussure initiateur de la sémiologie qui est convoqué :

« De la confrontation des résultats d’ordre méthodologique obtenus par l’école de Focillon et des intuitions nombreuses contenues dans l’œuvre de Malraux avec les principales acquisitions de la linguistique structurale, de l’extension du saussurisme à la musicologie, où la conception de la musique en tant que langage paraît aller de soi, sortirait certainement, en même temps qu’une meilleure compréhension de problèmes propres à chaque domaine, une sémiologie générale pressentie et souhaitée par F. de Saussure » (Greimas, 1956-2000 : 377).

On remarque les précautions prises par Greimas à l’égard du statut de la sémiologie saussurienne : elle n’est, selon lui, que « pressentie et souhaitée ». Les deux adjectifs qu’il emploie sont peut-être un peu insuffisants, même si, en 1956, on ne pouvait tenir compte que du CLG : la sémiologie s’y trouve définie et programmée, assez brièvement, certes, mais point autant – « deux phrases » – que Greimas dira plus tard (voir le CLG : 33-35, puis 100-101).Mais ce n’est pas là le plus important. Ce qui compte, à mes yeux, c’est que la disjonction entre le Saussure linguiste et le Saussure sémiologue a pour Greimas quelque chose d’artificiel. Rien d’étonnant à vrai dire dans le refus de cette distinction : le point de vue qui sera revendiqué dès les premières pages de Sémantique structurale a pour effet de « suspendre la distinction entre la sémantique linguistique et la sémiologie saussurienne » (Greimas, 1966 : 8-9). Saussure lui-même, tel toutefois que je le lis, envisage comme possible cette « suspension », au sens de « neutralisation » : c’est l’une des rencontres solides entre les deux appareils théoriques. Mais l’une des seules. Car pour le reste Greimas s’éloignera progressivement d’un saussurisme auquel il n’a d’ailleurs pas adhéré d’emblée.

On l’a compris : pour décrire cet itinéraire, il est indispensable d’envisager les faits du point de vue historique, voire préhistorique. C’est d’abord en véritable préhistorien de la sémiotique que je vais remonter aussi loin que possible dans le passé scientifique de Greimas, jusqu’à ses « origines », comme nous venons de l’entendre dire.

Greimas évoquera lui-même, en 1956, les premiers temps de son statut de linguiste :

« Reflétant la conviction à peu près unanime de ses maîtres, un jeune linguiste de 1935 avait encore tendance à considérer avec dédain les travaux des écoles de Genève et de Prague, dont l’ésotérisme, disait-on, cachait mal les spéculations purement théoriques, contraires aux faits linguistiques positifs et au bon sens le plus élémentaire » (Greimas 1956-2000 : 371).

Même s’il retarde d’au moins un an dans le passé cette allusion à sa propre histoire de linguiste, Greimas évoque de façon exacte ce que pouvait être, dans l’immédiat avant-guerre, l’attitude des linguistes qui étaient ses maîtres au moment du début de ses études en France. L’excellent Antonin Duraffour, avec qui il travailla à Grenoble, de 1936 à 1939, sur des problèmes de préhistoire du lexique, était un linguiste de terrain, spécialisé dans la description, surtout phonétique, des parlers franco-provençaux. C’est sans doute lui qui est qualifié de « maître remarquable » dans le texte de 1983-1987, p. 302. Ses travaux, je les ai feuilletés, sont effectivement au plus haut point intéressants, mais ne comportent, si j’ai bien lu, aucune allusion à Saussure, bien qu’ils datent du début des années 1930, époque où le Cours était déjà lu en France par plusieurs linguistes. Ce n’était pas encore le cas pour le très jeune linguiste qu’était alors Greimas, qui ne faisait que suivre, autour de sa vingtième année, l’exemple de ses maîtres français, linguistes de terrain peu portés sur les problèmes théoriques.

Note de bas de page 2 :

 La première thèse a pour intitulé complet La mode en 1830. Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les journaux de l’époque. La seconde a pour titre Quelques reflets de la vie sociale en 1830 dans le vocabulaire des journaux de mode de l’époque.

Progressons de douze ans dans les travaux de Greimas. L’attitude qu’il manifeste à l’égard de Saussure dans ses deux thèses soutenues à la Sorbonne en 1948, continue à m’étonner. Elles ont été dirigées, la première, thèse « principale », par Charles Bruneau, la seconde, thèse » complémentaire », par Robert-Léon Wagner2. Le premier, fidèle élève et successeur de Ferdinand Brunot, n’avait pas pour Saussure l’antipathie déterminée de son prédécesseur. Mais il avait peu d’intérêt pour lui. Il n’en allait pas de même pour Wagner, qui cite et commente longuement Saussure dans ses publications de cette époque et ne pouvait manquer d’en recommander la lecture à ses doctorants. Cependant la bibliographie, très abondante, des deux thèses de Greimas ne cite pas le CLG. Si j’ai bien lu, il n’est jamais cité dans aucun des deux ouvrages.Quant à l’attitude adoptée dans les deux textes à l’égard des faits de lexique qu’ils se donnent comme objets, elle est double et, d’une certaine façon, contradictoire. En effet, Greimas campe, en certains points, sur des positions saussuriennes : il revendique pour son étude un aspect « statique », en « évitant autant que possible le point de vue historique » (2000 : 7). Attitude qui est constamment maintenue, à quelques entorses près, d’ailleurs à chaque fois justifiées. On le voit : la distinction semble bien être celle que Saussure introduisait, quarante ans avant, en opposant les points de vue synchronique et diachronique. C’est d’ailleurs en ces termes saussuriens que Georges Matoré, dans son compte rendu des deux thèses, décrira le parti retenu par Greimas (Matoré, 1948-1953 : 118). Mais Greimas lui-même ne retient pas la terminologie saussurienne, et s’en tient à l’opposition statique/historique, comme s’il souhaitait effacer toute référence explicite au CLG. Et, sur d’autres problèmes il s’oppose, presque littéralement, à Saussure. Ainsi quand il prend, dans la même page de la thèse principale, le parti de se « tenir le plus près possible des choses : prendre pour point de départ le monde des réalités et non celui des mots » (2000 : 7). On est aux antipodes absolus tant des positions de Saussure que de celles que Greimas prendra dès la Sémantique structurale. Je les rappelle, ses positions :

« La reconnaissance de la clôture de l’univers sémantique implique, à son tour, le rejet des conceptions linguistiques qui définissent la signification comme la relation entre les signes et les choses, et notamment le refus d’accepter la dimension supplémentaire du référent, qu’introduisent, en matière de compromis, les sémanticiens « réalistes »(Ullmann) dans la théorie saussurienne du signe, elle-même sujette à caution : elle ne représente qu’une des interprétations possibles du structuralisme de Saussure. Car se référer aux choses pour l’explication des signes ne veut rien dire de plus que tenter une transposition, impraticable, des significations contenues dans les langues naturelles en ensembles signifiants non linguistiques : entreprise, on le voit, de caractère onirique » (Greimas 1966 : 14-15).

J’ai cité le texte dans son entier, pour montrer qu’à cette époque Greimas est devenu non seulement saussurien, mais post-saussurien, puisqu’il en vient à mettre en cause comme « elle-même sujette à caution la théorie saussurienne du signe ». Je reviendrai sur ce point plus tard, car il est particulièrement important dans l’attitude de Greimas à l’égard de Saussure, qui, on commence à le comprendre, est très éloignée de la totale vénération.

Mais je m’en tiens pour l’instant au texte des deux thèses. S’il est possible d’émettre une hypothèse sur des indices aussi fragiles que ceux que j’ai notés, on a l’impression que le Greimas de cette époque connaît, par la rumeur, certains aspects de l’enseignement de Saussure, mais l’a lu de façon superficielle, au point de ne pas apercevoir l’un des aspects principaux de sa réflexion, l’exclusion de l’« objet désigné », qui n’a pas encore pris le nom de référent. Quoi qu’il en soit, il le considère encore de façon légèrement méfiante, et croit inutile, ou, peut-être, imprudent de le citer dans le travail universitaire qu’est une thèse, même quand il se trouve qu’il se situe sur des positions théoriques voisines.

Huit ans plus tard, les choses ont changé du tout au tout. Greimas publie dans Le Français moderne, en juillet 1956,un article intitulé « L’actualité du saussurisme. À l’occasion du 40ème anniversaire de la publication du Cours de linguistique générale ». Greimas se révèle dans ce texte très bon connaisseur du texte saussurien et de l’influence qu’il a commencé à exercer sur les sciences humaines de l’époque. Que s’est-il passé entre 1948 et 1956 ? Greimas, toujours assez discret sur son autobiographie intellectuelle, n’en dit pas grand-chose. On peut se laisser aller à deux hypothèses, propres d’ailleurs à se cumuler.

C’est d’une part le travail entrepris avec Georges Matoré. C’est d’autre part la rencontre, à Alexandrie, avec Roland Barthes.

Avec Georges Matoré, Greimas a commencé à travailler sans doute un peu avant l’achèvement de ses thèses, dans l’immédiat après-guerre. Son premier texte en français est, en collaboration avec Matoré, une série de « Notes lexicologiques », qui, publiées en 1947, furent suivies, sous le même titre, d’une autre série en 1949, puis d’un article, en deux temps, publié en collaboration par les deux auteurs dans les Romanische Forschungen, dès 1950 : « La méthode en lexicologie ». C’était le premier moment d’un projet plus vaste, celui de fonder la lexicologie. Greimas rappelle cet épisode en 1983-1987, non sans avoir une fois encore tendance à le reculer quelque peu dans le passé. Il le présente, au même titre que ses thèses de 1948, comme un échec, mais un échec d’une certaine façon positif, puisqu’il l’a détourné des « vieilleries » du champ notionnel et du champ lexical :

« Pour moi, la non-pertinence du niveau des signes, je l’ai vécue dans mon expérience lexicologique, parce que c’est la lexicologie que nous avons cherché à fonder avec Georges Matoré dans les années 1940-1950. Un tel constat, vous le comprenez, met tout de suite dans un climat de refus de toute notion de champ notionnel, de champ lexical, etc., ces vieilleries qui traînent encore autour de nous » (1983-1987 : 303 ; un peu plus loin dans le même texte, p. 325, il dira, avec la violence inchangée du souvenir de l’échec, que « la lexicologie ne peut pas être validée, qu’il faut la jeter à la poubelle de l’histoire pour passer à la sémantique »).

On aura remarqué une sorte de coup de patte donné, au passage, au « niveau des signes » : il vise sans doute Saussure, déjà atteint, on vient de le voir, par une mise en cause un peu plus explicite dans Sémantique structurale. Mais c’est surtout la lexicologie à la Matoré qui se trouve atteinte : le livre prévu paraîtra, en 1953, sous la signature du seul Matoré. Greimas n’y est cité, dans l’ « Avant-Propos », que comme « lecteur du manuscrit », avec Quemada. Et l’ouvrage en deux volumes annoncé, sous la double signature de Greimas et de Matoré, sur Art : le mot et la notion de 1699 à 1857 ne verra jamais le jour.

Échec, donc, mais positif, et même doublement positif. Car en même temps qu’il a fait connaître à Greimas l’épreuve de la tentative avortée, Matoré lui a fait lire le Cours de linguistique générale, qui est l’une des références principales de La méthode en lexicologie : un chapitre entier de l’ouvrage dont Greimas, on vient de le voir, a lu le manuscrit est consacré au CLG, pour l’essentiel à l’opposition synchronie/diachronie, qui se trouve à la fois posée comme fondamentale et critiquée par les excès auxquels elle pourrait donner lieu dans le domaine de la lexicologie.

C’est donc là l’une des origines, sans doute la première, de l’attention portée à Saussure par Greimas. La seconde vient de la rencontre de Greimas avec Barthes, en 1949, à l’Université d’Alexandrie, où ils viennent l’un et l’autre d’être nommés. Cette fois Greimas est un peu plus explicite, au point d’escamoter complètement Matoré. Et, en dépit de son aversion avouée pour la chronologie, il établit la succession des lectures que les deux jeunes professeurs font en commun :

« Bien plus important, la découverte de Saussure que nous avons faite en commun avec Barthes – Saussure, puis Jakobson, Lévi-Strauss, et Hjelmslev ensuite. En tout cas il est clair pour moi que j’ai connu Hjelmslev avant l’histoire du canal de Suez (1956), date de repérage, parce qu’à ce moment je me trouvais en Égypte » (1983-1987 : 304).

Quoi qu’il en soit des origines de sa lecture de Saussure, Greimas semble bien en 1956, date de son article sur l’ « Actualité du saussurisme », être devenu pleinement saussurien et se plaint même du peu d’influence que Saussure exerce en France sur l’évolution de la linguistique. Déploration sans doute un peu excessive : ne serait-ce que dans le domaine de la grammaire française, de nombreux auteurs font intervenir les concepts saussuriens dans leurs analyses : je ne cite pour mémoire que Guillaume, Damourette et Pichon, Tesnière, Gougenheim et Wagner, tous avant 1939. Sans parler de Martinet, en linguistique générale. Ignorance, compréhensible, pour certains de ces auteurs, ou polémique, vraisemblable, pour d’autres, notamment Martinet, que Greimas avait en horreur ? Il faudrait une étude, attentive et difficile, des lectures de Greimas à l’époque : Tesnière, qu’il utilisera abondamment, est, avant 1959, date de la publication posthume des Éléments de syntaxe structurale, à peu près inconnu. Et je doute que Greimas ait porté beaucoup d’intérêt à Damourette et Pichon, contrairement à Barthes, qui les lit assidûment. Mais Greimas décrit avec clarté et alacrité les pièces essentielles de l’appareil théorique mis en place dans le CLG. Il analyse d’autre part avec une acuité très remarquable l’influence du Cours sur plusieurs secteurs des sciences humaines de l’époque. C’est même l’enjeu essentiel de l’article tel que Greimas le programme :

« Les lignes qui suivent, loin d’esquisser une nouvelle apologie, voudraient plutôt montrer l’efficacité de la pensée de F. de Saussure qui, dépassant les cadres de la linguistique, se trouve actuellement reprise et utilisée par l’épistémologie générale des sciences de l’homme » (1956-2000 : 372).

Conformément à ce programme, Greimas envisage avec l’optimisme qui le caractérise à cette époque l’extension des points de vue saussuriens à l’ensemble des sciences humaines. Je ne reviens pas sur ces aspects, qui sont bien connus depuis la republication de l’article de Greimas en 2000. Je m’autorise à rappeler que j’en ai parlé dans un chapitre de mon livre À la recherche de Ferdinand de Saussure.

Mais quel usage fait-il lui-même de Saussure dans l’élaboration, quelques années plus tard, de la sémantique structurale, puis de la sémiotique ? Il est beaucoup plus réservé, et la portée des réserves qu’il formule est de plus en plus étendue.

Dès les années de rédaction de Sémantique structurale ­­– sans doute à partir de 1963, certainement en 1964 – Greimas prend ses distances avec Saussure. Les réserves formulées sur la théorie saussurienne du signe se précisent et s’explicitent. C’est en réalité non seulement le concept de signe qui est mis en cause, mais aussi celui, fondamental chez Saussure, de « système de signes » :

« La langue n’est pas un système de signes, mais un assemblage – dont l’économie reste à préciser – de structures de signification » (1966 : 20).

On le voit : sans que le nom de Saussure soit ici allégué, Greimas vise ici l’illustre passage du CLG qui définit la langue comme l’un des « systèmes de signes » objets futurs de la sémiologie. Et on s’étonne peu de le voir mettre en cause le principe de l’arbitraire du signe, et, par là, d’évoquer, il est vrai avec précaution, le problème, récusé par Saussure, de l’origine du langage :

« Il serait hors de propos de soulever ici le problème des origines du langage. Notons, cependant, que la reconnaissance des variations concomitantes des modèles phonologique et sémiologique apporte des éléments nouveaux au dossier, considéré jusqu’à présent comme inactuel » (1966 : 63).

Les « variations concomitantes des modèles phonologiques et sémiologiques », ce n’est rien d’autre qu’une autre formulation de la « motivation du signe ». Et le mode d’approche du problème des origines qui se trouve ainsi envisagé semble bien être, retraduit dans la théorie du « proto-sémantisme » de Pierre Guiraud, le bon vieux modèle onomatopéique, modifié, certes, fondamentalement, par la substitution du « modèle sémiologique » au référent des anciennes théories. Dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, je crois apercevoir au moins l’ébauche d’une contradiction entre l’article arbitraire, dans l’ensemble conforme, en dépit de certaines réserves de détail, à l’enseignement du CLG et l’article motivation, où les deux auteurs, Greimas et Courtés, reviennent sur « l’approche de P. Guiraud, qui, par-delà les imitations servant à produire des morphèmes isolés (onomatopées), met en évidence l’existence de structures morphophonologiques (du type “ tic ”/ “ tac ”), susceptibles de produire des familles entières de mots et de les articuler, en même temps, au niveau sémantique, compte tenu des oppositions phonologiques (/i/ vs /a/) » (1979 : 240).

C’est là une mise en cause explicite du principe de l’arbitraire du signe. Elle ne s’accompagne pas de ce qui semble pouvoir être une de ses implications : la mise en cause du concept de valeur, qui donne lieu à une entrée très saussurienne dans le Dictionnaire.

Qu’en est-il maintenant du Saussure fondateur de la sémiologie, à supposer qu’il est possible de le distinguer du Saussure linguiste ? C’est ici le Greimas de 1983, qui prend la parole, de façon plutôt négative :

« Par exemple ce que Saussure dit à propos de la sémiologie, c’est intéressant évidemment, mais c’est anecdotique ; ça fait deux phrases, on ne peut pas faire de la sémiologie avec ça, pas plus que de la sémiotique d’ailleurs » (1983-1987 : 306).

S’ensuit, pour la première fois, à ma connaissance, dans les écrits de Greimas la disjonction entre le Saussure du Mémoire de 1878 et celui du CLG des années 1907-1911 et de son édition de 1916 :

« Ce qui est capital dans l’œuvre de Saussure, c’est son Mémoire, et la façon dont il a résumé tout le XIXème siècle dans le comparatisme linguistique : c’est son idée de traiter un système comme un ensemble de corrélations. C’était déjà de la sémiotique. Le grand Saussure, il est là ! Ensuite, on peut s’amuser avec signifiant/signifié, mais à ce jeu, on crée la possibilité de bien des déviations, Saussure lui-même a commencé avec “ arbre ” comme image psychologique, “ arbre ” comme concept, c’est de la plaisanterie – avec cela on ne peut pas faire de la sémiotique » (ibid.) ».

Propos assez complexes, où se décèlent des imprécisions sur le statut historique du Mémoire et ce qui est peut-être une erreur, au moins par omission, sur la fonction conférée au « concept » de l’« arbre » dans la définition du signe. Ajouterai-je que je reste un peu surpris de constater que, sauf erreur ou oubli – qui ne seraient pas seulement miens – Greimas semble n’avoir jamais eu aucune curiosité pour la recherche sémiologique de Saussure sur la légende ? Elle était pourtant révélée, discrètement, il faut le reconnaître, par Godel dès 1957, puis par Starobinski en 1971, en même temps que la recherche sur les Anagrammes, dont Greimas, toujours sauf erreur ou oubli, ne souffle mot non plus.

Pour conclure, le mieux est sans doute de citer le Greimas de 1985. À propos du très suggestif « Retour à Saussure ? » de Claude Zilberberg, il fait allusion au geste commun d’Oswald Ducrot et de Claude Zilberberg :

« Les deux linguistes balaient d’une main le Cours, usurpateur d’une réputation ambiguë, pour installer à sa place le Système » (1985 : 3).

S’ensuit immédiatement un point de vue complémentaire, déjà aperçu dans certains des textes précédemment cités. Il est, certes, présenté comme celui de Zilberberg. Mais il serait sans doute facile de montrer qu’il est aussi celui qu’adopte Greimas :

« Une relecture de Saussure n’est possible qu’à travers Hjelmslev, seul héritier légitime, un Hjelmslev qui ne se trouve pas tout à fait à l’endroit où nous l’avons situé. Un glossaire hjelmslevien pour lire les intuitions fondamentales du jeune Saussure » (ibid.)

Telle qu’elle s’exprime à ce moment, la position de Greimas consiste donc à éliminer le Cours et à lui substituer le Système. Mais le Système lui-même n’est à son sens « lisible » que par l’entremise du « glossaire » hjelmslevien.

On voit l’étendue des problèmes auxquels nous a amenés l’exercice au départ très modeste que j’ai entrepris de faire. Il nous conduit en effet à deux tâches difficiles, mais nécessaires. La première serait de réfléchir sur la pertinence de ce rééquilibrage de l’œuvre de Saussure auquel Greimas s’est livré au cours de sa réflexion. La seconde serait de repérer, cette fois dans le texte de Greimas, les effets exercés par ce Saussure rééquilibré et hjelsmslevisé. On a compris que ce double travail outrepasse largement les limites de ce qui peut être fait aujourd’hui.

Ivan Darrault-Harris

Nous remercions vivement Michel Arrivé de sa contribution éclairante et donnons la parole à Per Aage Brandt.

Per Aage Brandt

est le sens ? Du saussurisme phénoménologique de Greimas

Note de bas de page 3 :

 “Linguistique et Sémiotique : Actualité de Viggo Brøndal”, colloque tenu à la Société Royale des Sciences, à Copenhague, les 16-17 octobre 1987. Les Actes ont été publiés par le Cercle Linguistique de Copenhague en 1989 : Travaux du C.L.C., Vol. XXII. Contributions : Eli Fischer-Jørgensen, Claude Zilberberg, Svend Erik Larsen, Jean-Claude Coquet, Michael Rasmussen, Jean-Francois Bordron, Frans Gregersen, François Rastier, Ole Togeby, Frederik Stjernfelt, Henrik Jørgensen et l’éditeur du volume, Per Aage Brandt.

Greimas est venu à Copenhague une dernière fois en 1987, pour ouvrir le colloque consacré à Brøndal3. Après l’événement, Greimas est allé, accompagné par Michael Rasmussen et votre serviteur, rendre visite à Mme Vibeke Hjelmslev, que Michael connaissait bien, puisqu’elle lui avait, en vue de sa thèse, gracieusement ouvert les archives de son mari, qui se trouvaient dans leur appartement. En voyant ces trésors, Greimas était, comme nous, assez ému. La première fois qu’il était venu, peu de temps après la parution de Sémantique structurale, en 1967, Greimas avait fait une conférence dans le Cercle Linguistique, présentant sa nouvelle sémantique sémique, en présence de toute la bande à Hjelmslev ; le professeur Knud Togeby, ce grammairien génial et dangereux (aux yeux des chercheurs débutants que nous étions, étudiants du groupe autour de la revue Poetik qui avaient fait inviter le maître français), avait alors, au cours du débat fort animé suivant l’exposé, protesté contre cette autonomisation du sens qui lui semblait la conséquence de la méthode greimassienne. Comment justifier l’idée d’une sémantique autonome, c’est-à-dire non-grammaticale, non grammaticalement signifiée ? N’était-ce pas là plonger dans la substance du contenu et s’exposer à n’importe quelle confusion avec le sens référentiel ? Je me souviens d’avoir eu le malheur d’intervenir de manière assez flamboyante en défense du sémanticien structural et déclencher la rage du grammairien (qui était aussi mon directeur de thèse). Le structuralisme arrivait ainsi à Copenhague. La forme du contenu était désormais autonome : actantielle, narrative, sémémique – bref, structurale. Cela faisait partie du sens du printemps 68 universitaire au Danemark.

Note de bas de page 4 :

 Nous nous rappelons une discussion de ce type au cours de la conférence de sémiotique à Bilbao, en 1989. Je pense que messieurs Zilberberg et Fontanille s’en souviennent aussi.

Quand, bien plus tard4, un esprit curieux mais non averti, éventuellement parce qu’il a trop trempé dans la culture académique anglo-saxonne, ose demander à un adepte de l’Ecole Sémiotique de Paris (ESP), à propos de la réalité du sens, de quel réel il s’agit dans la théorisation sur le parcours génératif, les modalités, la véridiction, la tensivité, etc., bref sur le sens structural, il risque fort de recevoir une réponse renvoyant énigmatiquement, mais de manière catégorique, au “discours” ; le sens serait le fait du “discours” sans plus : le “discours” serait ainsi le lieu ontologique du sens. Et si on lui explique, pour le consoler, que par discours, on veut dire, non seulement le discours qui résulte de l’usage du langage, mais aussi le “discours” des arts, de la peinture, de la musique, de l’architecture, de l’histoire, voire du monde lui-même, la réponse risque d’aggraver le cas, ou en tout cas de rester énigmatique. Car au dehors de l’ESP, personne ne sait comment trouver ce “discours”. Je pense cependant aujourd’hui pouvoir éclaircir la question, que je me suis d’ailleurs souvent en vain posée moi-même, après tant d’années et de débats ; je viens de finalement découvrir l’astuce sous-jacente… Grâce au linguiste Michel Arrivé, je me vois donc en état de vous révéler qu’il existe bien une réponse simple, techniquement claire et philosophiquement intelligible, à la question ; elle se cache dans les formulations mêmes que propose le fondateur de ladite Ecole, A. J. Greimas lui-même, au moment de fonder ce que nous pouvons appeler son saussurisme phénoménologique.

Note de bas de page 5 :

 Michel Arrivé, « Greimas lecteur de Saussure et de quelques autres ». Texte inséré ici-même.

Note de bas de page 6 :

 Hjelmslev préférait le terme sémiologie à celui de sémiotique ; Greimas change de terme après sa Sémantique structurale (1966), sans doute sous l’influence de Roman Jakobson et de l’Association internationale de Sémiotique, pour laquelle la tradition américaine issue des travaux du philosophe moniste C. S. Peirce est importante, et surtout les tentatives qu’il fait de formuler une discipline qu’il appelait semeiotics.

Note de bas de page 7 :

 A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Editions du Seuil, 1976.

Comme le fait remarquer Michel Arrivé5, A.J. Greimas ne fut jamais très à l’aise avec la doctrine sémiologique de Ferdinand de Saussure ; il acceptait notamment, et en effet exclusivement, Saussure dans la version, c’est-à-dire la reformulation, qu’en avait proposée Hjelmslev. Ce qui intéressait Greimas, c’était de situer l’étude du sens au niveau du vécu (en cela, Togeby ne s’était pas trompé) ; et la conception hjelmslévienne de la (fonction) sémiotique6 lui semblait offrir cette possibilité. Greimas écrit ainsi, dans son article sur l’espace socio-culturel7 :

« L’important est de voir que les conditions se trouvent réunies pour considérer l’espace comme une forme susceptible de s’ériger en un langage spatial permettant de “parler” d’autre chose que de l’espace, de même que les langues naturelles, tout en étant des langages sonores, n’ont pas pour fonction de parler de sons. » (p. 130).

Note de bas de page 8 :

 Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie (1936).

Note de bas de page 9 :

 La générativité des fonctions sémiotiques décrite dans les Prolégomènes permet à une fonction de constituer le plan de l’expression ou le plan du contenu d’une autre fonction, qui sera alors son connotateur ou son métalangage, respectivement, et quelles que soient les fonctions par ailleurs, linguistiques ou non-linguistiques.

Note de bas de page 10 :

 Désormais, “discours” veut donc simplement dire fonction sémiotique, inter-dépendance entre une forme d’expression et une forme de contenu.

L’espace social, culturel et perceptuel, et même le “monde naturel” en entier, notion greimassienne qui correspond assez bien à celle de Lebenswelt (monde vécu) chez Husserl8, serait désormais à considérer comme une fonction sémiotique, c’est-à-dire comme un discours : une fonction sémiotique dont le plan d’expression serait constitué par le vécu concret, et le plan de contenu par le sens idéologique, religieux, existentiel, etc., qu’une culture attribue au vécu. Ce sens et ce vécu (ce discours, donc), le langage ordinaire en parle et en constitue pour ainsi dire le métalangage naturel ; Hjelmslev avait proposé de telles récursivités fonctionnelles9. La vocation scientifique de la sémiotique consiste pour Greimas, s’inspirant de la sémiotique de Hjelmslev, à élaborer un nouveau métalangage apte à en produire des descriptions précises et systématiques, qui se substitueraient aux références et aux commentaires vagues et imprécis du (méta)langage ordinaire. Dans une telle entreprise, un “discours” sémiotique10 (Fig. 2 : S, sémiotique) serait donc à installer à la place du “discours” ordinaire de ce langage (Fig. 2 : L, langage). Le langage-objet de ce “discours” métalangagier serait donc le “discours” du monde naturel. On aurait ainsi une phénoménologie sémiotique, dont l’épistémologie serait déterminée par la structure inter-sémiotique comme celle que le diagramme suivant propose :

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Fig. 2. La phénoménologie sémiotique de Greimas

Note de bas de page 11 :

 C’est, selon nous, le spinozisme de l’empirisme logico-positiviste qui est responsible de cette dissolution, donc de l’idée d’une continuité existant entre monde perçu et monde conçu, entre chose et idée, entre matière et représentation. Sans ce principe, la générativité fonctionnelle chez Hjelmslev n’aurait guère pu se concevoir, car elle serait bloquée par le fait que le contenu conceptuel d’une description n’est pas à identifier avec l’objet de la description : il n’en est qu’une représentation approximative.

Note de bas de page 12 :

 Elle est problématique, parce que Sémiosis II fait partie de Sémiosis I, alors que l’objet d’une description ne fait pas partie, n’appartient pas, à cette description – sinon toute description serait par définition nécessairement vraie, correcte. Ce point est important, car la représentation descriptive qui devrait apparaître dans le contenu de Sémiosis I possède une ontologie propre : elle relève de l’interprétation cognitive par les sujets de leur vécu.

Nous percevons sans difficulté l’élégance de cette “mondialisation” de la sémio-linguistique. C’est pourtant une opération fondée sur un principe problématique, à savoir que le signifié d’une sémiosis qui en décrit une autre serait identique à cette autre sémiosis. Le contenu d’une description est évidemment une représentation du descriptum ; or, identifier le contenu descriptif au descriptum directement serait faire comme si la représentation était la chose même. Dans la philosophie analytique, on rencontre des conceptions de cet ordre, la représentation étant considérée comme un aspect de la chose même, ou alors comme n’existant pas en dehors de la chose même, ce qui donne lieu à une sémantique vériconditionnelle. Nous savons d’autre part que Hjelmslev était fortement influencé par l’empirisme logique11, un courant analytique dominant, à l’époque. N’empêche que cette articulation métalinguistique reste problématique12.

Note de bas de page 13 :

 La sémiotique glossématique serait ainsi identique à la science toute entière et comme telle. Hjelmslev avait en effet entrevu et envisagé cette perspective dans un texte des années trente que nous avons publié (et dont je vous offre une traduction en annexe à cette note).

Ainsi, Sémiosis I peut enchâsser, en fait contenir, Sémiosis II (Fig. 2), puisqu’une sémiosis “contient” ce qu’elle décrit. Le problème fondamental, au-delà de l’ambigüité de l’enchâssement métalangagier, le problème ontologique qu’implique cette manière pan-sémiotique de voir le réel humain – et pourquoi pas aussi le réel physique total13 – est le suivant. Pour constituer une fonction sémiotique, et non une fonction quelconque, une fonction entre signifiant et signifié, entre plans d’expression et de contenu, doit s’ancrer dans un intentionnel communicatif. Pour pouvoir constituer un texte, doté d’une énonciation, il faut qu’une intentionnalité communicative donne lieu à un contenu représentationnel. Cela est le cas pour les discours politiques, théoriques, narratifs, esthétiques, etc., tandis que le vécu ne satisfait pas cette condition substantielle. L’histoire telle quelle, mondiale ou locale, c’est-à-dire le monde historique, ne peut pas être un texte en ce sens, ou un discours, parce que le monde, même le monde naturel ou vécu culturellement, n’est pas exprimé dans un intentionnel communicatif. Il n’est pas articulé en unités communicatives, et il ne s’adresse à personne : il est simplement là. Le vécu, l’histoire vécue collectivement, l’espace-temps investi par les hommes ne peuvent pas constituer un discours, parce qu’ils ne sont pas constitués d’unités communicatives et n’ont pas d’énonciateur. Flux impersonnel, sans unités articulées, le monde naturel ne peut constituer une fonction sémiotique que si l’on considère les phénomènes de la phénoménologie comme les énoncés d’un méta-sujet invisible – d’un dieu – s’adressant aux sujets. Est-ce que nous pourrions dire, plus raisonnablement, que les moments concrets du vécu signifient les valeurs culturelles des sujets ? Que donc la phénoménologie est un auto-portrait culturel ? Greimas semble sentir que c’est exactement de cela qu’il s’agit, et que quelque énonciation doit être impliquée, quand il note, une page plus loin dans le même article :

« Le langage spatial apparaît ainsi, dans un premier temps, comme un langage par lequel une société se signifie à elle-même ». (p.131).

 Comme un langage. En réalité, ce qu’il voulait dire par là, c’est que non seulement l’espace socialement organisé est un langage, mais le monde vécu tout entier est un discours, tenu par la société. C’est là sa phénoménologie saussuriste, ou son saussurisme phénoménologique. Le Lebenswelt serait une sémiotique : le monde sensible serait ainsi un plan d’expression ; le monde des idées en serait le plan de contenu. Une sémiotique ? Cela me semble un mauvais rêve de Descartes… Toujours est-il que c’est cette figure qui porte, sous-tend, l’ensemble du structuralisme français, dont la pensée de Greimas aura été l’expression la plus structurée, car structurale.

***

Annexe

Louis Hjelmslev, “Sproglig form og substans”, exposé fait dans Humanistisk Samfund, décembre 1937. Traduction inédite.

Résumé. Traduction du danois par Per Aage Brandt.

Considéré d’un point de vue primitif [For en primitiv betragtning], le langage parlé [talesproget] est une masse sonore, et le langage en général (l’écriture, les gestes, les signaux inclus) une suite de mouvements qui expriment un sens [en mening]. Les mouvements et le sens sont mis en rapport direct l’un avec l’autre, mais le sens n’appartient pas au langage lui-même.

On peut montrer par plusieurs chemins que ce point de vue primitif est faux : le langage n’est pas simplement ces mouvements actuellement réalisés (parole) [en français dans le texte], mais avant tout un fonds de mouvements [bevægelsesfond], un répertoire des mouvements possibles ou permis, et de plus un fonds de sens [meningsfond], un répertoire des sens singuliers possibles ou permis. Derrière le phénomène (le mouvement et le sens singuliers, actualisés et permis), on trouve le phénomène paradigmatique (c’est-à-dire d’autres mouvements et d’autres sens permis, qui peuvent se manifester à la place du mouvement et du sens actualisés). Les mouvements sont dominés par une forme, et le sens de même [ligeledes]. Dans les deux plans du langage, le plan de l’expression [udtryksplanet] ou le plan du mouvement, et le plan du contenu [indholdsplanet] ou le plan du sens [meningsplanet], il faut distinguer entre la forme langagière [sprogformen] et ce qu’elle forme (les substances : les mouvements et le sens). L’expression et le contenu sont donc les deux aspects [sider] du langage lui-même et entrent en rapport l’un avec l’autre indirectement, à travers une forme. Seule la forme, non la substance, fait partie du langage lui-même.

L’étude des substances à travers des formes subjectivement choisies est apriorique et transcendantale : ainsi la philosophie classique (une théorie transcendantale du contenu) et la phonétique classique (une théorie transcendantale de l’expression). Comme on ne peut connaître la substance qu’à travers la forme, et comme la forme langagière [sprogformen] est la seule forme objectivement donnée, la méthode linguistique est la seule qui permette une connaissance objective de la substance. De cela s’ensuit que l’ontologie doit être bâtie sur la linguistique. C’est par ce seul chemin que la science toute entière peut être bâtie de manière empirique et immanente.

Ivan Darrault-Harris

Nous avons le grand plaisir de donner maintenant la parole à un linguiste sémanticien qui fut un ami très proche de Greimas.

Bernard Pottier

A.J. GREIMAS et le Dictionnaire

Dans l’œuvre d’A.J. Greimas, nous avons toujours admiré le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage qu’il a rédigé avec J. Courtés. Les deux volumes constituent un ensemble cohérent qui couvre un large domaine de la linguistique générale. Il offre une terminologie abondamment illustrée et propose des métatermes innovants. Nous ferons, à cette occasion deux séries d’observations.

I. À propos des verbes modaux en -oir

a) Les modalités du faire et de l’être sont essentiellement celles dites « virtualisantes », devoir et vouloir et celles dites « actualisantes », pouvoir et savoir.

Voici quelques remarques (V désigne les points de visée discursive), accompagnées d’une représentation graphique qui se veut évocatrice du contenu (noème).

- vouloir ouvre une large perspective, alors que devoir évoque, sans l’atteindre, la limite :

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- pouvoir envisage l’atteinte, sans l’impliquer, alors que savoir atteint la limite :

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b) Voir n’apparaît pas, alors que ce modal est fréquemment lié au croire :

  « c’est monstrueux, si monstrueux que, quoique je vienne de le voir de mes yeux, je ne puis encore le croire » (P. Mendès-France, Frantext).

  « pour le croire, il m’a fallu le voir » (J. Lanzmann, Frantext).

  « il ne tient pas compte de tout ce qu’il ne voit pas, et il suppose trop volontiers ce qu’il croit devoir être » (G. Flaubert, Frantext).

c) D’autres modaux en –oir auraient pu être retenus. C’est le cas de décevoir (même si décepteur et déception sont présents). Le concept d’un // manque dans l’attente d’un bien// est clairement exprimé dans des textes comme les suivants :

  « voilà, certes, un beau travail de typographie et de gravure. Mais, tout de même, je suis déçu. En ma qualité d’enlumineur, j’aurais eu besoin d’un peu de palette. Or c’est une reproduction sans couleurs » (L. Bloy, Frantext).

  « que ma vie soit cet amour flottant, cette vitesse qui me secoue tout entier, c’est cette déception que je guette et je suis déçu lorsque mon attente est vaine » (Ph. Soupault, Frantext).

d) À propos de modaux comme vouloir ou décevoir, il convient de rappeler que leur utilisation naturelle est à la première personne, le JE, seul légitime pour exprimer ces attitudes (comme le révèle une langue comme le japonais) : je suis déçu, tu sembles déçu, il semble déçu ; je veux sortir, tu as l’air de vouloir sortir...

e) Pour illustrer ces phénomènes, il est bon de recueillir des textes dans lesquels de nombreuses modalités apparaissent, par des successions de suffixes dans certaines langues agglutinantes ou par une large combinatoire de verbes modaux comme en français :

  « elle sait bien que je ne veux pas qu’elle risque trop. Mais aussi je connais votre prudence ; et pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire » (Choderlos de Laclos, Frantext).

  « mais si Rabier ment, c’est pour me rassurer, je suis certaine qu’il croit pouvoir faire beaucoup plus qu’il ne peut faire en réalité. Je crois qu’il est allé jusqu’à croire qu’il pouvait faire que mon mari revienne » (M. Duras, Frantext).

  N.B. En fait, plusieurs mots, de par leur contenu sémique, participent à l’expression de modalités : bien, ne...pas, risque, prudence, ment, rassurer, certaine, est allé jusqu’à.

II. Du carré au cycle

a) Les combinaisons modales génériques (devoir faire, pouvoir être...) sont exprimées également par des mots de la langue, comme métatermes les plus adéquats au contenu sémique désiré :

  • devoir faire : prescription

  • devoir ne pas faire : interdiction

  • ne pas devoir ne pas faire : permissivité

  • ne pas devoir faire : facultativité

b) L’avantage de ce transfert est que le parcours liant les quatre composantes du carré fait naître des mouvements de passage qui sont jalonnés par d’autres lexèmes le long d’une sinusoïde continue, comme nous l’avons montré depuis longtemps (cf. « Guillaume et le Tao : l’avant et l’après, le Yang et le Yin » in Langage et psychomécanique du langage, Hommage à Roch Valin, éd. A. Joly, W.H. Hirtle, Lille-Québec, 1980, p. 19-61) :

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c) Certains textes illustrent parfaitement ces parcours :

  « il avait été “encouragé” par Béla Kun, “interdit” par la dictature de l’amiral Horthy qui avait mis sa tête à prix, “toléré” à Moscou en exil, “interdit” dans un camp de Staline, “toléré” comme banni en Sibérie, “encouragé” à revenir en Hongrie en 1956 » (Cl. Roy, Frantext).

  « le duel est donc non seulement toléré à Malte, mais même permis » (J. Potocki, Frantext)

  « la contrainte même d'une autorité soupçonneuse, la nécessité de composer habilement avec elle, d'échapper aux pièges qu'elle tend, le préservait merveilleusement de tout parti pris doctrinal, n'avait réussi qu'à discipliner et assouplir un génie parfois un peu rude » (G. Bernanos, Frantext).

d) On trouve même des passages où cooccurrent la forme analytique et le métaterme :

  « non point qu’il force leur décision et leur prescrive, dans chaque cas particulier, la conduite à tenir : “Fais ce que tu crois devoir faire”, écrit-il à Jourdan » (Ch. de Gaulle, Frantext).

Le //croire devoir faire// est glosé par engagement (Dict. II, 227, même si le mot n’apparaît pas dans l’Index) et le texte suivant confirme cette affinité :

  « “la vraie façon, pour un républicain, de remplir son devoir, ce n’est pas de flatter, c’est de  servir”, avait-il proclamé ; et, toute sa vie, il resta scrupuleusement fidèle à cette devise, à l’engagement de son adolescence » (P. Mendès-France, Frantext).

III. Conclusion

Une modalité peut donc apparaître sous diverses formes :

  • le concept analytique : // devoir faire//

  • Les mots de la langue : devoir faire, prescription, engagement

  • Un texte figé : « Fais ce que dois et advienne que pourra »

  • Un texte littéraire ayant ce concept en filigrane.

Ivan Darrault-Harris

Appartenant au premier cercle des disciples de Greimas, la parole est donnée à Claude Zilberberg.

Claude Zilberberg 

De Hjelmslev à Greimas

Mais pour un savant il n’y a rien de plus beau
que de voir devant soi une science à créer
.
Hjelmslev cité par Greimas

Note de bas de page 14 :

«La case qui est choisie comme intensive a une tendance à concentrer la signification, alors que les cases choisies comme extensives une tendance à répandre la signification sur les autres cases de façon à envahir l’ensemble du domaine sémantique occupé par la zone.» in La catégorie des cas, Munich, W. Fink, 1972, pp. 112-113.

J’aimerais d’abord faire état en quelques mots d’une anecdote personnelle. À l’époque de ma formation, je suis tombé sur une remarque personnelle de Greimas disant à peu près ceci : selon Hjelmslev, le masculin est extensif14, le féminin est intensif, ce qui signifie que le masculin tantôt exprime le masculin, tantôt le masculin et le féminin, tandis que le féminin n’exprime que le féminin. Je tournais et retournais cette phrase en me disant : comment peut-on écrire des choses pareilles ? D’autant que les phrases qui précédaient et qui suivaient étaient elles fort sensées. Par la suite, je découvris que cette distinction figurait dans les dernières pages de La catégorie des cas. Ce qui au passage procure une réponse à la question : Greimas a-t-il lu cet ouvrage ? Il l’a lu, mais il ne s’en est pas servi.

Note de bas de page 15 :

 L. Hjelmslev, Le langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1966, pp.7-21.

Note de bas de page 16 :

 L. Hjelmslev, Nouveaux essais, Paris, PUF, 1985, p. 73.

La place de Hjelmslev dans la réflexion de Greimas est inégale. La présence de Hjelmslev est réduite dans Sémantique structurale et la dette va plutôt à Brøndal et à Jakobson pour ce qui regarde la mise au point de la structure élémentaire de la signification, mais Hjelmslev devient la principale référence de Sémiotique 1, notamment pour les entrées décisives. Toutefois ce rapprochement présente une certaine ambiguïté, puisque Greimas a suivi l’épistémologue Hjelmslev et non le linguiste Hjelmslev que Greimas connaissait fort bien puisqu’il avait rédigé la [belle] préface du petit ouvrage intitulé Le langage15. Le même ouvrage contient un chapitre lumineux intitulé Typologie des structures linguistiques que je considère comme exemplaire et qui vérifie l’affirmation de Hjelmslev que beaucoup recevront comme une provocation : « Il n’est pas nécessaire de considérer le langage comme compliqué ; on peut le considérer comme simple16 ».

La raison de cette inégalité est délicate à formuler. Au titre d’argument plausible, nous retenons le rapport à l’œuvre de Lévy-Bruhl, et notamment le rapport au “principe de participation”. Hjelmslev considère qu’une des tâches de la sémiotique est de rendre compte de la tension entre la participation et l’exclusion. On le sait : Lévi-Strauss a rejeté catégoriquement le “principe de participation” qui aboutit à scinder le concept d’humanité en deux en faisant état d’une mentalité dite “primitive” avec laquelle notre propre mentalité a pris ses distances.

Note de bas de page 17 :

 Cette limite est très relative puisque le schéma narratif est avancé comme universel.

Note de bas de page 18 :

 A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique 1, dictionnaire raisonné de la théorie dulangage, Paris, Hachette, 1979, pp. 244-247.

Le premier malentendu que nous relevons concerne la notion de schéma. C’est une notion importante pour nos deux théoriciens, mais les sens qui lui sont attribués sont très éloignés. Pour Hjelmslev, l’exposé le plus accessible figure dans l’article intitulé Langue et parole qui date de 1943, donc contemporain des Prolégomènes. Hjelmslev distingue trois paliers, trois points de vue ; (i) le “schéma”, ou “forme pure” qui ne comprend que des qualités négatives, des latitudes et des interdits paradigmatiques et syntagmatiques ; ainsi le /r/ français admet à l’initiale /tr/, mais non /rt/. (ii) la “norme” qui comprend la “forme matérielle” ; le /r/ se présente comme une vibrante, ce qui est une qualité positive. (iii) l’“usage” qui est l’“ensemble des habitudes”. Le “schéma de la langue” est présupposé par la norme et l’usage. Cette notion de “schéma” est absente des Prolégomènes à un détail près : la définition 91 : « schéma linguistique, forme qui est une langue ». Jakobson s’est élevé contre cette conception qui dépouille la grandeur des propriétés qui la projettent en soutenant que les qualités attribuées à la “norme” permettent en sous-main l’identification du “schéma”. Le schéma greimassien en nous limitant17 au schéma narratif18 est à l’opposé : il comprend une forme matérielle et un ensemble d’habitudes dont Propp produit le relevé.

Un second malentendu tient à la définition de la structure. Dans l’article Linguistique structurale, Hjelmslev définit la structure comme une « entité autonome de dépendances internes » et il commente minutieusement chacun des mots qui entrent dans cette définition. Or dans Sémiotique 1, Greimas substitue le terme de ”relation” à celui de ”dépendance”. Loin de moi l’idée d’en appeler à une orthodoxie, mais cette notion de dépendance est centrale dans la conception de Hjelmslev. Avec un peu de recul, la sémiotique européenne dispose en somme de trois styles relationnels : la différence pour Saussure, et plutôt la différence graduelle ; l’opposition pour Jakobson, Lévi-Strauss et Greimas ; la dépendance pour Hjelmslev. On peut concevoir ces grandeurs comme des clefs sémiotiques donnant accès à des paysages, des horizons distincts. Ainsi la notion de hiérarchie semble plus accessible à partir de la notion de dépendance, et l’on peut même se demander si la notion de hiérarchie est accessible à partir de la notion d’opposition.

Le troisième malentendu tient à la direction de la démarche. Selon Greimas, relativement au parcours génératif, qui est l’atelier de la sémiotique greimassienne, la démarche va du plus abstrait, les structures narratives profondes, vers le concret, les structures narratives superficielles et les structures discursives ; il y a à la fois conservation, conversion et enrichissement progressif dus au savoir-faire, au savoir-dire de l’énonciateur. Tout autre est la démarche de Hjelmslev qui se donne comme terme ab quo la hiérarchie définie comme “classe des classes” sur laquelle Hjelmslev applique l’analyse, l’analyse continuée, puisque celle-ci est un “dépliant” ; en termes figuratifs, la démarche de Greimas est ascendante, celle de Hjelmslev, descendante ; elle descend et s’arrête aux “figures” qui sont la limite de l’analyse.

Note de bas de page 19 :

« (…) l’exclusion ne constitue qu’un cas spécial de la participation, et consiste en ceci que certaines cases du terme extensif ne sont pas remplies.» in Essais linguistiques, op. cit., p. 95.

Au passage, on peut se demander quelle aurait été la réaction de Hjelmslev si on lui avait présenté le carré sémiotique ? La prosopopée est un genre facile, mais passons outre à l’objection. Nous avons le sentiment que Hjelmslev aurait été fort sévère. Pourquoi ? Il aurait fait valoir que le carré relevait d’un point de vue transcendant et non d’un point de vue immanent qui doit être celui de la sémiotique. Transcendant, c’est-à-dire basé sur l’importation, l’immixtion d’une rationalité consensuelle. Selon Hjelmslev, la tension capitale n’est pas entre affirmation et contradiction, mais entre participation et exclusion19.

Note de bas de page 20 :

Ibid., p. 173.

Note de bas de page 21 :

 A.J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 133.

Ces divergences ne doivent pas masquer l’essentiel, à savoir la capture de l’imaginaire par la langue pour Hjelmslev : « La langue est la forme par laquelle nous concevons le monde20 ». Pour Greimas, « (…) la structure du message impose une certaine vision du monde21 ». Par conséquent, Greimas était fondé à parler dans la même page d’« épistémologie linguistique ».

Modérateur de cette table ronde, Jean-Claude Coquet, qui accompagna Greimas dès les années pictaves, prend la parole.

Jean-Claude Coquet 

Le parcours fondateur de Greimas

Pour clore cette matinée, je reviendrai sur quelques éléments de biographie intellectuelle. Ils devraient nous aider à mieux cerner le parcours fondateur de Greimas. Voici, brièvement, plusieurs jalons :

Quelles sont les premières lectures de Greimas, et, d'une façon générale, que lit-il, comment lit-il ?

Jeune, pour le récompenser de sa réussite au baccalauréat, il reçoit des mains de son père des oeuvres de Nietzsche et de Schopenhauer, en allemand, bien sûr. L'allemand était une langue obligatoire en Lithuanie (Greimas tenait à cette orthographe). Quelques années plus tard, je lui ai demandé s'il avait l'analyse du mythe de Loki,démon scandinave,par G. Dumézil. Greimas prêtait et même donnait facilement. Loki était écrit en allemand.

Avant d'en venir au principal, la lecture de Hjelmslev, je voudrais rappeler son parcours professionnel à l'étranger. Après sa soutenance en 1948 d'un Doctorat d'État (La Mode en 1830), qui n'a été édité par Anne Hénault qu'en 2000, il a obtenu un poste en Égypte, à Alexandrie, en 1949. C'est là qu'il a rencontré Barthes. Ils ont été, à l'époque, très liés par le même intérêt pour l'épistémologie. Mais Barthes qui était de santé fragile quitte Alexandrie en 1950. Il sera élu à L'École pratique des Hautes Études de Paris en 1962 et Greimas en 1965. Ils restent liés. Mais après Alexandrie et avant son installation à Paris, Greimas qui était maître de conférences cherchait en 1958 un nouveau poste. Il postule pour la Suède, m'a-t-il dit, mais les Suédois, qui venaient de " subir" pendant trois ans un philosophe, M. Foucault, cherchaient un agrégé de grammaire réputé paisible et c'est ma candidature qui a été retenue. Quant à Greimas, il obtient la chaire de Langue et grammaire françaises à Ankara. Il y rencontre Dumézil. À Istanbul, il trouve dans les travaux de Tashin Yücel sur Bernanos le premier essai d'analyse structurale des récits reprise. Il la met en forme dans Sémantique structurale. En 1962, il est nommé professeur de linguistique française à Poitiers. Il a pour élève F. Rastier. Il enseigne les Éléments de syntaxe stucturale de Tesnière et la grammaire de Togeby, élève indocile de Hjelmslev, dont la Structure immanente de la langue française venait de paraître dans la collection Larousse qui accueillera Sémantique structurale. On le voit : les termes de "structure" et d' "immanence" appartiennent désormais au métalangage des sciences humaines et sociales.

Dans son enseignement de sémantique à l'Institut Poincaré à Paris, il se pose, nous dit N. Ruwet, comme hjelmslévien : « C'était la grande synthèse Jakobson/Hjelmslev, et, par derrière, Husserl (…) Greimas se prétendait phénoménologue » (Combats pour la linguistique, ENS éd. 2006, p. 240). Greimas dit aussi que les deux séminaires, le sien et celui de Barthes « se fondaient sur l'enseignement de Hjelmslev » (Sémiotique en jeu, Hadès-Benjamins, 1987, p. 304). Je ferai une observation : quand Greimas a-t-il eu connaissance des textes fondateurs de Hjelmslev, spécialiste par ailleurs de lithuanien ? Certainement pas en 1949, comme l'indique la brochure qui nous a été distribuée pour ce colloque. Sémantique structurale (1966) se réfère à la version en langue anglaise des Prolégomènes (1953) et au recueil des Essais linguistiques (1959).

Ce qui ne cessera d'intéresser Greimas, c'est la théorie du langage esquissée par Hjelmslev, Prolégomènes à la théorie du langage et non à une théorie du langage, comme le laisse croire le titre fautif de l'édition française de 1968 aux Éditions de Minuit. Théorie du langage à comprendre comme une « épistémologie des sciences humaines parce qu'elle vise, à travers le langage, toutes les manifestations de l'humain », souligne Greimas dans sa "Préface" en 1966 à Le Langage de Hjelmslev. L'ambition intellectuelle de Greimas est forte ; elle est celle-là même de Hjelmslev. Quelques années plus tard, en 1979, Greimas n'hésitera pas à intituler son dictionnaire de sémiotique : Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Dans cette théorie, la sémantique joue un rôle central ; c'est à elle qu'il revient d'établir la « théorie générale de la signification » qui ouvre la voie, nous dit le Dictionnaire, à la sémiotique. Là encore Hjelmslev est un initiateur. Son article, Pour une sémantique structurale, qui date de 1957, présente la sémantique comme une discipline pivot. Elle permet le « rapprochement de la langue aux autres institutions sociales, [elle constitue] le point de contact entre la linguistique [structurale] et les autres branches de l'anthropologie sociale » (Essais linguistiques, 1959, Minuit, 1971, p. 118). Mais il n'est pas sûr que Greimas ait lu cet article dans les années soixante (alors même qu'il renvoie dans Sémantique structurale aux Essais linguistiques pour un autre article) ni qu'il ait retenu « la formule de la méthode immanente en linguistique » avancée par Hjelmslev dès 1931 (Essais linguistiques, p. 46). Pourtant, « faute de critères relevant de la structure immanente du langage », pas de constitution d'une sémantique structurale, lit-on comme une reprise dans le Dictionnaire. Un mot maintenant sur le qualificatif « structural ». Greimas avait coutume de dire que l'adjonction de l'adjectif à Sémantique lui avait été suggéré, pour des raisons « commerciales », par J. Dubois qui dirigeait chez Larousse la collection "Langue et langage", ce qui voudrait dire qu'il n'avait pas prêté attention au chapitre V du livre de son ami P. Guiraud, intitulé "La sémantique structurale", organisé autour de la notion de « champ » lexicologique, par « refus d'isoler le mot » (La Sémantique, PUF,1955). Rappelons enfin que, dans cette même année faste de 1966, paraissait le numéro1 de la revue Langages, "Recherches sémantiques", dont la composition avait été confiée à T. Todorov. Au conseil de direction figuraient, outre Barthes et Greimas, J. Dubois, B. Pottier, B. Quemada et N. Ruwet. Des désaccords profonds allaient presque aussitôt se manifester. En particulier pour ce premier numéro où devenaient capitales les propositions de linguistes américains, Katz et Fodor, qui avaient su, en construisant une théorie sémantique en accord avec les principes de la linguistique générative, répondre à cette question quasi insultante aux yeux de Greimas : « Comment expliquer que la "sémantique structurale" n'ait pu se développer ? ». Autre événement de l'année 1966, celui-là plus favorable à la diffusion de la recherche greimassienne : la tenue d'un "symposium" en Pologne, organisé par R. Jakobson et préparant la création d'une "Association internationale de sémiotique". Greimas avait été nommé "secrétaire général" de l'Association. De fait, l'orientation logico-algébrique de la linguistique chomskienne, relayée en France par le mathématicien M. Schützenberger, n'avait aucun attrait pour Greimas, même si J. Dubois et M. Schützenberger s'étaient donné un délai de cinq ans pour formaliser la grammaire française. Accompagnant Greimas chez le docteur Hécaen, conduisant une petite troupe hétéroclite de sémioticiens (C. Metz, O. Ducrot, C. Backès-Clément), j'ai entendu Schützenberger énoncer ce pari. C'était l'époque heureuse de la transdisciplinarité où pouvaient échanger linguistes, mathématiciens (face à Schützenberger, algébriste, mais aussi informaticien et médecin, et en conflit avec lui, il y avait un géomètre, R. Thom, médaille Fields, dont les travaux ont inspiré J. Petitot et, plus tard, B. Pottier), filmologue (C. Metz), logicien (O. Ducrot), neurologue ( Hécaen était médecin et neurologue, spécialiste de l'aphasie), philosophe, proche de Lévi-Strauss et de Lacan (C. Backès-Clément). Bien qu'il soit fait mention par trois fois d'une « science linguistique » dans la présentation du numéro 1 de Langages, dont le rédacteur anonyme était Barthes (« la linguistique est parvenue à ce moment heureux où elle est déjà une science bien fondée », écrivait-il avec optimisme au nom du Conseil de direction), Greimas optait pour une orientation tout autre plus conforme à sa formation : « La linguistique française se considère comme une science sociologique » (Arguments, 1956-1957, p. 17). Il s'est ensuivi que le courant dominant de la sémiotique a été et est encore d'orientation sociologique. Un rappel, s'il en était besoin : ce que Greimas vise dans le même article d'Arguments, c'est « la langue comme institution, comme dimension sociale autonome, possédant tous les caractères durkheimiens de supra-individualité ». Ajoutons avec "L'actualité du saussurisme", article fondateur paru en 1956 dans Le français moderne, que cette dimension sociale autonome est une forme « saisissable dans ses significations ». Tel est « le postulat saussurien », ajoute Greimas.

Revenons à cette forme, la forme "pure" que manifeste un texte "énoncif", c'est-à-dire libéré de ses attaches à la réalité extralinguistique. « Le discours, le texte dans la mesure où il est manifesté, est la seule réalité dont la linguistique s'occupe » ("Sur l'énonciation - Une posture épistémologique", Significaçao, 1974, p. 11). Écho du Cours de Saussure : « Le système est la seule réalité qui intéresse le linguiste ». Pas de référence, par conséquent, aux catégories de la personne, du temps, de l'espace. Si la tâche consiste à « homogénéiser un texte », il faut « éliminer » ces catégories (Sémantique structurale, p. 153). Greimas peut alors prendre modèle sur la réduction phénoménologique. La condition de la « possibilité de la science », selon Husserl (Significaçao, p. 24), c'est de mettre entre parenthèses l'énonciation qui doit rester dans le "lieu" qui lui est propre, l' » antéprédicatif » (RSSI, 1984, p. 4), ce "lieu imaginaire qui confère au sujet le statut illusoire de l'être" (Dictionnaire), alors que « le véritable sujet de l'énonciation » ne peut être que « l'esprit humain » (Significaçao, p. 25). En somme, pour reprendre les termes de sa conférence au Brésil, la réduction phénoménologique, « c'est l'opération qui nous a permis de respirer », d'échapper à « la maladie de notre temps qui consiste à considérer son propre nombril », surtout, de ne pas prendre le sujet de l'énonciation pour le « pénis » (Significaçao, p. 15 et 25). Le risque freudien écarté, il convenait d'affirmer que "l'esprit humain" était l'instance productrice du discours, du texte, du récit, finalement, du sens ; qu'il était, en somme, un tiers transcendant, un "ça".

Le point de vue est radical et l'on comprend sous quel angle Greimas pouvait se dire "phénoménologue". Or, Greimas a-t-il lu les Méditations cartésiennes de Husserl ? A-t-il lu la communication de Merleau-Ponty intitulée "Husserl et le problème du langage" ? Comment Greimas lisait-il ? La communication de Merleau-Ponty figure dans Signes (1960). C'est là où il fait la rupture entre philosophie du langage et phénoménologie du langage (rupture qui a échappé à l'œil critique de Ricœur). En réponse à une question d'H. Parret à Cerisy, en 1983, Greimas « avoue n'avoir pas lu Signes » (Sémiotique en jeu, Hadès-Benjamins, 1987, p. 311). Et pourtant, c'est bien Signes que Greimas emportait dans son voyage par le train Paris-Poitiers, Poitiers-Paris et qu'il m'incitait à lire. Dans "L'actualité du saussurisme" (p. 193, note 7), il renvoie au chapitre de la Phénoménologie de la perception (1945) intitulé "Le corps comme expression et la parole" (p.203-232), mais il ne dit rien des propositions de Merleau-Ponty sur les opérations du corps connaissant, sur la "sorte de réflexion" qu'il conduit, selon le Husserl des Méditations cartésiennes, p. 109 de la Phénoménologie) ? Qu'a-t-il fait de cette citation de Proust, qu'il avait pu lire dans les pages qu'il signalait, où le corps mettait en œuvre des opérations d'induction (p. 211 de la Phénoménologie) ? Quelques années plus tard, en 1983, Greimas affirme n'avoir retenu de la Phénoménologie qu'un » modèle figuratif ». Oubliée la note de "L'actualité du saussurisme". Il faut dire qu'à partir de 1960 (à ce moment-là, « la sémiotique marchait déjà à peu près », « l'intérêt informationnel s'était émoussé vis-à-vis de Merleau-Ponty » (Sémiotique en jeu, p. 311). Voilà qui nous renseigne sur un mode de lecture à éclipses, mais aussi sur la place occupée par les "modèles" dans l'élaboration de la théorie sémiotique. Il ne retient pas le modèle rebattu du jeu d'échecs, il retient celui du "cube". « Le modèle figuratif qui m'a guidé, je l'ai trouvé dans [la Phénoménologie de la perception, p. 304] », loc.cit.. « Qu'est-ce que c'est que le cube ?... Vous pouvez regarder de tous les côtés, c'est chaque fois une apparence différente, mais le cube, en tant que tel, reste identique de toute éternité. Voilà une bonne définition du discours en tant qu'objet autonome - hors du texte pas de salut ! C'est une définition qui nous permet de parler du discours indépendamment des variables que constituent l'émetteur et le récepteur. Il y a toujours le texte, comme le cube » (Sémiotique en jeu, loc.cit.). Et face au texte, face au cube, face à cet objet parfait, un véritable chercheur ne peut que s'effacer.

C'est le moment de rappeler l'épigraphe qu'il avait choisie pour la "Préface" au Langage de Hjelmslev. C'est un texte qu'il devait, avec raison, s'appliquer à lui-même :

« Pour un savant, il n'y a rien de plus beau que de voir devant soi une science à créer ». Et cette science, Greimas n'a eu de cesse que de la créer.