Les images de la communication scientifique
d'une approche ergonomique à un essai de taxonomie

Luc Desnoyers

Université du Québec à Montréal

https://doi.org/10.25965/as.3755

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : communication scientifique, conception, ergonomie, images scientifiques, intentionnalité, tâche, taxonomie

Auteurs cités : Jacques Bertin, Alfred D. Chandler, Luc Desnoyers, Michaël Friendly, James Jerome Gibson, Erving GOFFMAN, Vladimir Kozlov, Bruno LATOUR, Carl Ludwig, Ernst Mach, Etienne-Jules Marey, Dimitri Ochanine, Charles Sanders PEIRCE, William Playfair, Gareth Shaw, Annie Weill-Fassina, Alfred L. Yarbus

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Erving Goffman, « La conférence » dans Façons de parler, Paris, Éditions de Minuit, 1987.

La communication au sens où l’entendent les scientifiques, c’est-à-dire la présentation orale d’un exposé devant un auditoire savant, est de la nature des conférences que Goffman1 a si bien décrites. Mais elle s’en distingue surtout par le recours massif que l’on y fait maintenant à la projection sur écran d’images de toutes sortes, dont quelques-unes, comme nous le verrons, lui sont spécifiques. Ce sont ces images dont nous voulons ici étudier la conception aussi bien que l’utilisation. Nous aborderons cette étude dans une perspective qui n'a reçu que peu d'attention dans les milieux de la communication comme de la sémiologie : celle de l'analyse ergonomique.

Note de bas de page 2 :

 Toutes les figures (sauf les numéros 2, 3 et 4) sont de l’auteur. Tous droits réservés.

Les conceptions les plus répandues de l’ergonomie en font une discipline et un champ de pratique tendu vers l’activité physique de travail et visant son amélioration, par exemple dans l’aménagement du poste ou du mobilier de travail. Rien de plus incomplet comme le montre l’organigramme de la figure 1 ci-dessous2.

Figure 1 : L’ergonomie : de la tâche à l’activité

Figure 1 : L’ergonomie : de la tâche à l’activité

L’ergonomie s’adresse à l’activité, de façon générale, principalement à l’activité de travail, mais dans toutes ses dimensions. Dans le paradigme ergonomique, l’activité résulte de la mise en application d’une tâche, d’un travail prescrit que l’opérateur traduit concrètement en tenant compte des déterminants environnementaux, techniques et socio-organisationnels dans lesquels il opère, à l’aide de ses compétences sensorielles, mentales et physiques. L’activité réelle diffère toujours de la tâche, en ce que les prescriptions de cette dernière sont d’ordinaire plutôt générales et parfois même aseptiques, ne pouvant tenir compte de la conjoncture spécifique du déroulement du travail, ni des compétences aussi bien que des limites de l’opérateur particulier qui l’effectue.

S’adresser à la question des images scientifiques d’un point de vue ergonomique implique donc que l’on analyse l’activité de conception autant que de production et d’utilisation de ces images. On doit alors tenir compte de l’ensemble des facteurs, tels que mentionnés plus haut, qui agissent sur cette activité.

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour, Le métier de chercheur. Regard d’un anthropologue, Paris, Institut National de Recherche Agronomique, 1995

Dans ce contexte, il est impossible de prendre une image comme un acquis, comme un objet en soi. L’analyse ergonomique replace chaque image dans son contexte, considère chaque image comme le fruit du travail d’un opérateur particulier. Du point de vue de l’ergonome, l'image est d’abord le résultat d'une construction mue par une intentionnalité conjoncturelle. Chaque type d’image correspond à une intention, à l’accomplissement d'une tâche. L’image répond au besoin de donner à voir les résultats d’une « mobilisation du monde »3 qui va d'activités purement descriptives jusque dans des analyses parfois fort complexes. Certaines images sont des outils de travail destinés aux seuls chercheurs qui étudient une question et elles ne sortiront pas du laboratoire où elles ont servi ; d’autres seront conçues et destinées à certaines activités de communication, imprimées ou orales et seront plus ou moins largement diffusées. À côté de cette intentionnalité, chaque production d’image se matérialise hic et nunc à l’aide d’outils et de matériaux donnés, selon leur accessibilité aussi bien que dans les limites de leurs affordances, dans le cadre des compétences voire des habitudes ou des préférences de l’imagiste : la conjoncture joue donc un rôle important dans cette production.

Note de bas de page 4 :

 Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil, 1978

Note de bas de page 5 :

 Jacques Bertin, La graphique et le traitement graphique de l’information, Paris, Flammarion, 1977; Sémiologie graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, Éditions de l’ÉHESS, 2005.

Cette perspective ergonomique nous confronte inéluctablement à la question de la diversité des images scientifiques, qui s’étale de la simple monstration photographique d’un objet matériel à la visualisation graphique des propriétés fonctionnelles d’un système complexe. Il s’impose qu’on ne saurait les aborder comme un tout homogène. Se pose alors le problème de la dénomination des ces images. Force est de constater la polysémie, voire la confusion qui règne en ce domaine. Le terme le plus ambigu est sans doute celui de « diagramme », puisque selon les auteurs ou les contextes, il peut correspondre à un schéma (diagramme d’une fleur), à une figuration statistique (diagramme de dispersion), à la représentation d’un processus (diagramme de flux). Un nombre considérable d’auteurs ont, peut-être à leur corps défendant, laissé leur nom à des types de figurations fort diverses, qu’on aura appelé diagrammes : Watt, Feynman, Venn, Euler, Johnson, Gantt, Hertzsprung et Russel sont de ceux-là. Le terme a reçu l’attention des sémiologues, et Peirce4 définit comme diagramme une catégorie d’icônes exprimant des relations : l’expression algébrique en est pour lui un bon exemple. Par contre Bertin5 dans son remarquable travail sur la graphique scientifique, l’utilise pour désigner l’ensemble des présentations, tableaux ou graphiques de toutes sortes, qui illustrent des relations entre des entités. Le dictionnaire Robert nous laisse perplexe, renvoyant aussi bien à croquis qu’à plan, schéma, courbe, graphique, arbre et, dans un registre plus familier, à « camembert » et à « patate ». On n’est guère plus avancé lorsqu’on cherche dans ce même dictionnaire une définition de « graphique » : on nous renvoie à courbe, diagramme, tableau, tracé, voire à marégramme, chronogramme, histogramme, stéréogramme, cyclogramme, etc.

Dans la mesure où nous voulons mettre en relation des types de représentations d’objets ou de données d’analyse avec des activités du scientifique qui se distinguent par leur intentionnalité, il nous faut pouvoir désigner chaque type d’image par une dénomination qui soit sans équivoque. Or il s’avère impossible de trouver une véritable taxonomie des images scientifiques. Il nous faudra donc en développer une. Les principes qui nous guident en la matière ont été élaborés par Linnée et sont relativement simples : il s’agit de définir des catégories d’objets sur la base d’un critère factuel, de façon à ce que ces catégories soient mutuellement exclusives et collectivement exhaustives. Les niveaux de cette classification seront aussi nombreux qu’il le faut, et à chaque niveau, un nouveau critère permettra de départager les catégories.

Note de bas de page 6 :

 Luc Desnoyers, (a) « Les images de la communication scientifique » Communication et Langages, 146, pp. 93-113, 2005.

Nous serons ainsi amenés à distinguer d’abord trois grandes classes d’image6, sur la base de leur contenu. Une première classe regroupe l’ensemble des figurations d’objets matériels, du plus petit au plus grand, quelle que soit la technique de production, ce qui nous amènera à les nommer des cosmogrammes. Une deuxième classe sert à projeter sur écran des informations alphanumériques qualitatives ou quantitatives, qui se construisent avec les outils classiques de la typographie : nous les nommerons donc des typogrammes. Une troisième classe, typique de l’expression scientifique, regroupe toutes les figurations graphiques de données quantitatives ; quelle que soit leur forme, celles-ci se fondent toutes sur une analogie fondamentale entre une valeur numérique et une dimension de l’espace graphique (longueur, angle, etc.) et elles recevront collectivement le nom d’analogrammes.

C’est le cas des figurations d’objets qui ont retenu le plus souvent l’attention des sémiologues ; l’influence de l’analyse de l’image artistique y est sans doute pour quelque chose. La question du réalisme ou du degré d’abstraction de l’image est fréquemment abordée, alors que, du point de vue de l’ergonome, elle constitue un faux problème. Il est utile, pour comprendre la nature, la conception et l’utilisation de ces images par le scientifique, de faire d’abord un détour par l’analyse de la prise d’information visuelle et le traitement cérébral de l’image.

Capturer l’image

Dans cette perspective, l’ergonome voit le scientifique qui veut produire l’image d’un objet comme devant d’abord procéder à une activité de réception sensorielle. Il s‘agit ici de recevoir dans l’oeil la lumière émise ou réfléchie par un objet : première limitation donc, il ne s’agit pas de recevoir l’objet mais bien seulement la lumière visible qui en provient, ce qui nous fait évacuer toutes sortes de propriétés de l’objet, et illustre la partialité de l’image.

Note de bas de page 7 :

 Ernst Mach, The Analysis of Sensations and the Relation of the Physical to the Psychical, traduction de C.A. Williams, New York, Dover Publications, 1959.

Chacun de nos yeux a un champ de réception de forme ovoïde depuis lequel il reçoit de la lumière. Rien à voir donc avec l’image cadrée au format portrait ou paysage qui nous semble si naturel. Il y a pourtant déjà plus de 120 ans que Mach7 a fait une illustration du champ de l’oeil,

Figure 2 : le champ de l’oeil (Tirée de J.J. Gibson, The perception of the visual world, Houghton Miffin, 1950)

Figure 2 : le champ de l’oeil (Tirée de J.J. Gibson, The perception of the visual world, Houghton Miffin, 1950)

c’est-à-dire de la portion de l’espace qui est accessible à l’oeil immobile; l’illustration a été largement reprise depuis : la figure 2 ci-dessus en témoigne.

Mais ce que cache le dessin de Mach est le fait que l’oeil ne perçoit pas tout de façon uniforme dans ce champ. L’acuité visuelle n’est optimale que sous un petit angle central de 5 degrés, dans ce qui correspond à la fovéa de la rétine : tout autour, et très rapidement, l’acuité se détériore et le flou de l’image augmente vite en périphérie, ce que montre la figure 3.

Figure 3 : Le champ tel qu’effectivement perçu. L’anneau jaune représente approximativement le point de fixation et la portion fovéale de l’image (Adaptée de J.J. Gibson, The perception of the visual world, Houghton Miffin, 1950)

Figure 3 : Le champ tel qu’effectivement perçu. L’anneau jaune représente approximativement le point de fixation et la portion fovéale de l’image (Adaptée de J.J. Gibson, The perception of the visual world, Houghton Miffin, 1950)

À cela s’ajoute que la discrimination des couleurs est elle aussi optimale dans la fovéa, et de qualité décroissante en périphérie. On ne voit donc que très peu de choses en un coup d’oeil. C’est dire que si optiquement on peut parler d’une « image rétinienne » projetée sur la pellicule de l’oeil, cette chose n’existe pas en termes de perception. L’oeil ne construit pas pour le cerveau une carte point pour point du champ visuel, il décompose l’image de façon fort différente. À la sortie de la rétine, l’information envoyée par chaque cellule au cerveau est une intégration complexe d’informations portant sur une partie du champ total, découpé en parcelles annulaires de dimensions très variables et qui se recoupent beaucoup.

Note de bas de page 8 :

 Luc Desnoyers, (b) « La prise d’information. Récepteurs et fureteurs » Chap 5, pp 83-98 dans P. Falzon, Ergonomie, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

Mais les limites au champ perçu dans un coup d’oeil sont en partie compensées par le fait que l’oeil est en mouvement constant. L’oeil n’est pas du tout un récepteur, un capteur passif 8, mais bien un instrument d’exploration visuelle piloté sans cesse par le cerveau. La direction du regard change constamment, par sauts, et ce n’est que pendant des pauses, des fixations que l’oeil capte de l’information utile. Ces changements de direction du regard sont surtout pilotés par des décisions d’exploration plus ou moins automatisées, qui aident à se construire une représentation mentale de l’objet. L’oeil ne construit donc pas d’instantanés pour le cerveau, mais un suivi temporel et spatial d’un objet dans son environnement.

Les centres visuels sont en relation avec tous les centres où sont traitées les informations quant à l’odeur, au goût, à la sonorité, la masse, la fermeté, la rugosité (etc.) de l’objet exploré, tout aussi bien que dans ses propriétés plus complexes, par exemple relationnelles, quant à sa familiarité, sa dangerosité ou son innocuité, etc.. Le cerveau construit donc une représentation de l’objet à laquelle il devient impossible d’accorder sérieusement l’épithète d’image. Ces représentations considèrent l’objet dans sa globalité et non dans sa seule visibilité. Cette information est disponible pour usage immédiat et, si elle est d’un quelconque intérêt, elle pourra aussi être mémorisée plus ou moins fidèlement, plus ou moins complètement pour usage ultérieur.

Note de bas de page 9 :

 Dimitri Ochanine et Vladimir Kozlov, « L’image opérative effectrice » dans P. Cazamian, L’image opérative, Département d’écologie Humaine, Université de Paris I, 1981

Note de bas de page 10 :

 Annie Weill-Fassina, « Image opérative ou représentation fonctionnelle? Intérêt pour la conception et l’utilisation d’intermédiaires graphiques » dans P. Cazamian, idem.

Bien sûr, on peut examiner un objet de façon attentive, l’explorer sous toutes ses facettes, dans le but par exemple d’en exécuter une représentation. L’intentionnalité vient alors déclencher une exploration oculaire systématique, créant ce que Ochanine9 a appelé une « image cognitive », ce qu’il définit par le fait qu’elles « sont le reflet intégral des objets dans toute la diversité de leurs propriétés accessibles ». Ochanine définit également des images dites « opératives », représentations cérébrales moins complètes, « structures informationnelles spécialisées qui se forment au cours de telle ou telle action dirigée sur un objet ». Ces dernières se caractérisent par leur finalisation (elles sont construites dans un but précis, celui de mener une opération donnée), par la sélectivité de l’information qu’elles retiennent (elles résultent du choix d’informations considérées comme pertinentes) et par une certaine déformation fonctionnelle de l’objet (l’objet peut être mémorisé de façon quasi caricaturale, les parties inutiles pouvant être omises, les pertinentes plus détaillées)10.

Note de bas de page 11 :

 Alfred L. Yarbus, Eye Movements and Vision, New York, Plenum Press, 1967.

La réalité de la construction de pareilles images guidées par la tâche a été bien démontrée par les travaux de Yarbus11, comme le montre la figure 4 ci-dessous. Elle illustre les trajets du regard vers une même image, selon la tâche que l’on assigne au regardeur.

Figure 4 : Variations des directions du regard sur une image (en haut, à gauche) en fonction de la tâche (Tirée de A.L. Yarbus, Eye movements and vision, Plenum Press, 1967)

Figure 4 : Variations des directions du regard sur une image (en haut, à gauche) en fonction de la tâche (Tirée de A.L. Yarbus, Eye movements and vision, Plenum Press, 1967)

Les mouvements oculaires vers un même objet varient donc selon la tâche qu’on lui assigne : il se construit alors autant de représentations différentes de l’objet regardé. Les travaux ultérieurs à ceux de Yarbus viendront montrer combien chaque représentation mentale se construit aussi sous l’influence de facteurs comme l’âge, le sexe, l’expérience, etc.

En somme, à chaque objet peut correspondre, selon le sujet et l’intentionnalité de son regard, non pas une mais une multitude de représentations cérébrales.

De la représentation cérébrale à l’image matérielle

Une représentation mentale ne crée pas une image. L’image matérielle est le substrat optimal de la transmission de l’information visuelle quant à l’objet : il faut pour la construire traduire l’information sur un support, avec des outils.

L’outil a évidemment beaucoup évolué, du dépôt de traces de charbon ou d’ocres sur les parois de grottes au tracé par stylet électronique qui s’affiche sur un écran numérique. Mais fondamentalement, le processus n'a pas changé : il s’agit toujours de créer sur un support matériel des taches de couleur dont la disposition spatiale rende compte de certaines caractéristiques des objets.

Le tracé d’images ne peut pas être défini comme une simple activité de copie. C’est que la main n’est pas un transducteur directement asservi à une « image rétinienne » ni à une quelconque représentation mémorisée, qu’elle transcrirait servilement. Elle est guidée par une intentionnalité conjoncturelle, qui élabore et pilote l’activité pictographique en intégrant un nombre considérable de paramètres. Parmi ceux-ci figurent sans doute, à des degrés divers, les objectifs du dessinateur et particulièrement l’usage planifié de l’image, le type de représentation choisie, les caractéristiques de la population à laquelle elle est destinée, le choix des instruments et matériaux et la connaissance de leurs caractéristiques, de leurs limites et de leurs contraintes, les capacités et limites perceptives et motrices du dessinateur, sa compétence, etc. À cet ensemble de paramètres physio psychologiques se combineront les conditions matérielles de l’activité, l’état effectif des instruments et matériaux, la luminosité ambiante, voire la chaleur, l'humidité, etc. Autant de facteurs qui marquent profondément, consciemment ou non, le produit obtenu.

Mais nous n’avons jusque-là que pris en compte les dessins manuels faits par un opérateur. À côté de ces procédés de construction manuelle d’images se sont constitués depuis la moitié du XIXe siècle des procédés autographiques de plus en plus performants, qui permettent d’obtenir une reproduction considérée comme optiquement fidèle, voire « objective », de l’objet. La non-objectivité de la photo est pourtant évidente quand on analyse l’activité du photographe et les caractéristiques des appareils.

L’appareil photo est, comme l’instrument de dessin, piloté par l’intentionnalité conjoncturelle du photographe. L’opérateur choisit le champ à enregistrer et, maintenant à l’aide d’automates, l'ouverture, la durée d’exposition et la mise au point. Voilà qui conditionne les caractéristiques de l'image en termes de cadrage, de luminosité, de contraste, de netteté, de profondeur de champ, de façon assez semblable à ce qui se passe dans l’oeil.

Il faut quand même noter quelques différences importantes, et surtout le fait que le film reproduit point par point l'intensité lumineuse et la couleur de l'espace capté en un court instant. La résolution de l’image est uniforme dans tout le plan, et l’instantané enregistre plus en un coup d’oeil que ce que voit l’oeil. L’image photo devient, à son tour, objet investigué par le regard.

Reste le cas des images de l’invisible, celles qui sont produites à partir de signaux non optiques. Historiquement, le premier cas a été celui des Rayons X : le film «révèle» l'image de la structure interne de l’objet exposé en la transposant dans le registre visible. Le spectre de ces images s'est largement élargi à la capture d’autres formes de rayonnements.

Des images d’objets peuvent enfin être construites à partir de signaux non électromagnétiques. C’est par exemple le cas dans l’échographie, où l’écho d'un faisceau d'ultrasons est capté par des détecteurs qui traduisent l'intensité du signal sonore en signaux électriques commandant un affichage lumineux. On peut en théorie créer une image reproduisant la distribution spatiale de n’importe quelle forme d’énergie à partir d'un signal (sonore, électrique, thermique, magnétique, etc.) en provenance d’un objet.

La diversité des images qu’on produit maintenant, grâce à la diversification des technologies, peut nous égarer dans nos analyses. Il s’impose d’en tenir compte et de pousser à un niveau plus fin la taxonomie ébauchée plus haut.

Les images d’objets : les cosmogrammes

Note de bas de page 12 :

 On aura compris que, selon les appellations proposées par Linné, nous retiendrons la division des classes en ordres, des ordres en familles, etc. On retrouvera une vue d’ensemble de la taxonomie en Annexe I.

Collectivement, l’ensemble des images dont nous venons de traiter ont cette propriété de représenter une partie du cosmos, du plus petit au plus grand et nous avons choisi de les nommer cosmogrammes. On pourrait subdiviser cette classe sur la base des techniques de production, par exemple images photographiques vs dessinées, mais ce serait ignorer combien ces images se distinguent par la nature des objets qu’elles représentent et des usages qu’on en fait. Il me semble alors utile de distinguer deux ordres12 de cosmogrammes. Un premier représente des objets matériels isolés, auxquels on s’intéresse en tant qu’entité séparée de son contexte. La figure 5 en montre un exemple. Il s’agit des réogrammes, (res, l’objet) qui sont surtout descriptifs et présentent des spécimens biologiques ou géologiques, des artéfacts, etc.; ces images peuvent se faire fonctionnelles plutôt que descriptives quand on les utilise dans des constructions visant à expliciter des processus (physiologiques, par exemple).

Figure 5 : Un réogramme

Figure 5 : Un réogramme

Un toute autre ordre de cosmogrammes sert à représenter des lieux ou des ensembles plutôt que des objets isolés, et constitue ce que j’appelle les topogrammes (topos, le lieu). Ces images émanent de deux types d’environnements différents et de pratiques professionnelles fort différentes. Ainsi, une première famille représente les environnements naturels, et de ce fait reçoit l’appellation d’écogrammes : ce sont les représentations que construisent aussi bien les géographes que les astronomes, faisant appel à l’image photographique (Figure 6) et à un type de schématisation très particulier, celui de la carte.

Figure 6 : Un écogramme

Figure 6 : Un écogramme

Et il existe parallèlement une autre famille appartenant à l’univers construit, que je nomme de ce fait des domogrammes (Figure 7). Ceux-ci représentent l’univers matériel que l’on doit à la technique, et le type de schématisation qui en est le plus marquant est celui du plan d’architecture ou d’ingénierie. Ces deux types de cosmogrammes ont chacun leur langage et leur système de codage propres, ce qui légitime encore la décision de les distinguer.

Notons ici une particularité de l’image projetée qu’illustrent les cosmogrammes que nous avons vus. En impression, tout cosmogramme s’accompagne normalement d’une légende discursive qui l’explique. Cette légende est la plupart du temps réduite à sa plus simple expression dans l’image projetée (quelques noms), et la « légende discursive » est plutôt confiée à la parole.

Figure 7 : Un domogramme

Figure 7 : Un domogramme

Les cosmogrammes sont probablement les images scientifiques qui ont reçu le plus d’attention à ce jour. Mais au-delà du dessin, l’émergence de la connaissance scientifique a rendu nécessaires d’autres formes d’inscription et l’écriture alphanumérique a comblé bien des besoins en la matière. Au-delà de l’écriture proprement dite et de l’imprimé, un nombre considérable d’images alphanumériques existent, et leurs transformations continuent maintenant avec l’explosion du recours à la projection sur écran au cours de la communication scientifique.

Les images alphanumériques : les typogrammes

Classifier, mesurer, décompter sont autant de tâches qui sont prescrites au scientifique : à lui de trouver les moyens de traduire ces demandes dans son activité, pour transmettre l’information qu’il crée. L’écriture semble avoir été développée justement pour permettre de dresser des inventaires et d’en communiquer le contenu.

C’est sans doute le besoin de présenter des dénombrements dans des ensembles de plus en plus complexes, et de montrer des décomptes par catégories, qui aura amené le développement des présentations tabulaires, étalant les données en deux dimensions. On connaît mal l’origine des tableaux. Il est possible que la métaphore d’un outil de rangement, le casier, ait inspiré ses auteurs.

Le tableau (Figure 8) sert donc à « caser » des informations chiffrées dans des cellules qui portent un nom, qui se distribuent surtout en rangées et en colonnes. Aux dénombrements initiaux se sont ajoutés les mesures, en référence à des étalons de plus en plus nombreux et diversifiés. Jusqu’à la fin du 18e siècle, le tableau est resté à toutes fins pratiques la seule forme de présentation de données chiffrées.

Figure 8 : Un tableau, ou cellulogramme

Figure 8 : Un tableau, ou cellulogramme

On a vu par ailleurs apparaître au 17e siècle une nouvelle figure qui aura une grande répercussion. L’arbre généalogique fait son apparition, qui permet de tracer la lignée des rois grâce à la métaphore des arborescences de l’arbre. La signification de ce type d’images est importante en graphique scientifique, car voici la première forme de présentation visuelle de données qualitatives, nominales, de leurs associations et de leur ordonnancement. On aura compris que voilà sans doute là l’ancêtre de l’organigramme.

Note de bas de page 13 :

 Alfred D. Chandler, Henry Varnum Poor, business editor, analyst, and reformer, Cambridge, ÉUA, Harvard University Press, 1956.

L’organigramme d’entreprise se développe aux États-Unis, au début du 19e siècle. Il semble que le premier à l’utiliser soit McCallum13, analyste de l’organisation des entreprises de chemin de fer. L’organigramme assure les mêmes fonctions que l’arbre généalogique : il montre par des traits les relations entre des entités nominales qu’on identifie dans des cases. Il fait appel à des métaphores simples, l’ordre hiérarchique se déclinant par exemple du haut vers le bas de la page. C’est sans doute la base de son succès et de la généralisation de son usage à toutes les disciplines où l’on doit expliquer la structure ou le fonctionnement d’une entité (Figure 9).

Figure 9 : Un organigramme

Figure 9 : Un organigramme

Notons ici encore que dans le cas des tableaux et des organigrammes, l’image projetée se distingue de l’imprimée par la quasi absence de légende, qui est confiée à la « bande sonore » de la communication orale.

Note de bas de page 14 :

 Gareth Shaw, Robert Brown, Philip Bromiley, « Strategic stories: how 3M is rewriting business planning » Harvard Business Review Reprint # 98310, Mai-Juin 1998. E. Tufte, « The cognitive style of PowerPoint », dans Beautiful evidence, Cheschire, Conn, The Graphics Press LLC, 2006.

Il existe enfin une toute autre catégorie d’images textuelles. On les doit sans doute à l’explosion de la communication scientifique orale, depuis le début du XXe siècle, et aux limites de ce mode d’expression. L’imprimé, par son utilisation de l’espace, permet de faire ressortir la structure d’un texte, son organisation en chapitres, en sections et sous sections numérotées et portant des titres, le tout mis en évidence par la mise en page. L’oral ne permet pas ce repérage de façon aussi nette, et le conférencier se trouve dépourvu d’outils qui lui permettraient de souligner la structure de son exposé. Le développement progressif des équipements de projection, depuis la lanterne magique au projecteur à diapositive, du rétroprojecteur au projecteur électronique, va permettre le recours de plus en plus fréquent à l’image ; mais il va aussi permettre le développement d’un nouveau type d’image, celui du texte projeté. Apparaissent alors le pendant de la page couverture, présentant le titre de la communication et les coordonnées des auteurs, le texte schématique résumant un énoncé oral et le renforçant par effet de redondance, mais surtout une nouveauté, propre à ce type de communication. Il s’agit de la liste à puces, qui affiche des repères dans le déroulement de l’exposé (Figure 10) . Elle vise en principe à énoncer visuellement la structure du texte par des séquences de mots clés ou de courts énoncés, tout comme elle permet de renforcer visuellement le contenu d’énumérations qui conviennent mal à l’oral. Le recours croissant et souvent abusif à ces listes à puces va d’ailleurs déclencher de vives réactions, souvent bien fondées14.

Figure 10 : Une liste à puces (scriptogramme)

Figure 10 : Une liste à puces (scriptogramme)

On peut tenter de faire le point sur l’ensemble des images textuelles. Contrairement au texte, linéaire, elles constituent des tentatives de disposer de l’information nominale dans l’espace, en faisant appel à des métaphores de rangement. Elles permettent donc de visualiser l’organisation de l’information alphanumérique, de données chiffrées ou nominales. C’est dans la mesure où la construction de ces images fait appel essentiellement à la typographie que j’en ai fait la classe des typogrammes. Cette classe se subdivise en trois ordres.

D’une part, les cellulogrammes, ces figures qui permettent de disposer des informations surtout quantitatives dans les cellules de matrices de forme variable. L’archétype est le tableau, mais notons qu’il existe des formes différentes, apparentées par exemple aux tables triangulaires de kilométrage. D’autre part les organigrammes, figures présentant l’organisation d’éléments nominaux et décrivant des structures ou des modes de fonctionnement à l’aide de cases et de traits. Enfin les scriptogrammes, porteurs de titres, d’énoncés, de listes à puces : ce sont des images exclusivement textuelles.

Les typogrammes sont donc des images forgées pour accomplir des tâches précises, qui les placent surtout en complément du message oral. Portant de l’information alphanumérique, ils accèdent au statut d’image parce que c’est l’utilisation de l’espace qui donne sens à l’information qu’ils véhiculent.

Il existe enfin une troisième classe de figures qui est l’apanage de l’expression scientifique.

Représenter les propriétés de l’objet : les analogrammes

La science a progressé en bonne partie parce qu’on a poussé les investigations au-delà du stade de la description verbale et picturale. Elle ne sert pas qu’à décrire l’aspect des objets, elle analyse, dissèque, mesure, elle compare, met en relation des paramètres et produit des savoirs sur des propriétés de l’objet qui ne tombent pas toutes sous ce que perçoivent nos sens. Il s’est avéré difficile de donner, par le seul verbe, un accès complet, concis, facile aux données. C’est le besoin de représenter synthétiquement, de visualiser des données chiffrées qui, après le travail de quelques précurseurs, a amené Playfair, et une multitude d’autres par la suite, à développer la graphique scientifique.

Note de bas de page 15 :

 William Playfair, Commercial and political atlas, London, Corry, 1786

L’oeuvre maîtresse15 de Playfair paraît en 1786. Voulant présenter des données statistiques nombreuses et fort variées sur l’économie de la Grande Bretagne, voulant comparer des données par exemple sur les importations et les exportations, Playfair est à la recherche d’outils visuels. Il a recours à la métaphore de la pile de pièces de monnaie pour visualiser une somme d’argent : la hauteur de la pile est fonction de la somme, ce qui l’amène à créer les premiers histogrammes, en bâtonnets. Utilisant plus tard la métaphore du cercle pour figurer un tout, il le subdivise en secteurs pour montrer la valeur relative des composantes d’un ensemble : c’est l’histogramme circulaire, devenu par la suite le camembert ou la tarte (« pie-chart ») selon les préférences gastronomiques. Ailleurs, pour donner idée du décours temporel de mouvements de capitaux, il remplace les bâtonnets par des points marqués dans un espace calibré, et qu’il relie par des traits : naissent ainsi, exprimées dans un espace cartésien, les premières courbes. Ces figures ont eu un succès marquant, leur usage s’est répandu dans d’autres disciplines et sous d’autres cieux.

Note de bas de page 16 :

 Carl Ludwig, « Beiträge zur Kenntiss des Einflusses der Respirations-bewegungen auf den Blutlauf. » Müller’s Arch. F. Anat. Physiol., u Wissensch. Med., pp. 242-302, 1847.

Note de bas de page 17 :

 Etienne-Jules Marey, La méthode graphique dans les sciences expérimentales et particulièrement en physiologie et en médecine, Paris, G. Masson éditeur, 1878.

Un autre phénomène a grandement marqué l’essor de la graphique scientifique : c’est le développement, en physiologie en particulier, d’appareils de captation de mouvement dotés d’un système d’inscription mécanique. Le kymographe de Ludwig16 a ouvert la voie à ce développement : il permettait d’enregistrer directement sur papier des phénomènes comme la contraction cardiaque ou celle du muscle. En France, Marey a continué dans cette voie, développant un nombre impressionnant d’appareils d’enregistrement des plus divers et présentant le résultat de ses réflexions sur la graphique scientifique17.

Note de bas de page 18 :

 Michaël Friendly, « A brief history of data visualization », dans C. Chen, W. Hardle and A. Unwin (eds.), Handbook of Computational Statistics : Data Visualization, Vol III, Springer, 2007.

Les deux activités principales du scientifique, le décompte et la mesure, l’ont donc mené à forger depuis plus de deux siècles des outils de présentation visuelle des données. L’on s’adresse aujourd’hui à des systèmes de plus en plus complexes, et la représentation des données multivariées a induit la création de formes de plus en plus sophistiquées de figures18.

Dans toutes les figurations graphiques de données quantitatives, on se base sur l’analogie que l’on fait, à la suite de Playfair, entre un nombre (décompte ou mesure) et une dimension d’un espace graphique : le nombre se voit traduit ici en longueur, en angle, en hauteur de colonne, etc. Face aux ambiguïtés qui règnent en matière de dénomination des figures (rappelons combien les termes de diagramme, graphe, graphique, courbe sont utilisés pour décrire des ensembles qui se chevauchent), j’ai choisi de nommer collectivement ces images analogrammes, à cause du principe fondateur qui les unit.

Mais la tâche n’est pas la même selon la nature des données à montrer, et selon les visées, l’intentionnalité de l’auteur : c’est encore une fois la tâche qui induit la création de l’outil. On peut distinguer quatre types de données et d’intentionnalités, ce qui donne naissance à quatre ordres d’analogrammes. Cette distinction se confirme en plus dans le choix des graphèmes, des symboles graphiques particuliers qu’utilisent les usagers dans chaque ordre d’analogrammes.

Dans une première tâche,l’imagiste doit montrer la distribution des valeurs qu’il a obtenues dans l’étude d’un système. La préoccupation est d’origine statistique et vise à rendre compte par exemple de la variabilité des données ou de l’étendue d’une distribution. C’est alors que l’on choisit de représenter chaque valeur par un graphème particulier, par un point inscrit au dessus d’un trait calibré ou dans un espace cartésien à deux, voire à trois dimensions. Le nom de punctigramme s’impose pour désigner ces figures (Figure 11).

Figure 11 : Un punctigramme

Figure 11 : Un punctigramme

Dans une deuxième tâche, l’imagiste doit montrer la relation entre deux variables; (figure 12)son objectif est alors de montrer que cette relation n’est pas aléatoire, qu’elle obéit à une loi qui peut être éventuellement décrite par une formulation mathématique.

Figure 12 : Un curvigramme

Figure 12 : Un curvigramme

Cet appel à la géométrie analytique de Descartes l’amène à tracer la courbe de la relation postulée ou déduite entre les deux variables. Le graphème utilisé est le trait, la courbe, et l’on peut logiquement grouper ces images sous le nom de curvigrammes.

Dans d’autres circonstances, l’imagiste traite des données assemblées en catégories nominales, voire ordinales : la fluctuation mensuelle d’une activité, la distribution d’une substance entre des populations données, par exemple. La nature ordinale ou nominale d’une variable empêche le recours à la représentation par courbes, strictement réservé au domaine quantitatif. C’est alors qu’interviennent les figures imaginées par Playfair et toutes les dérivées qui représentent par la longueur d’un bâtonnet, voire par l’ouverture angulaire d’un secteur de cercle, la part réservée à chaque sous entité. Collectivement, ces figures se caractérisent par ce qu’elles font appel à un autre graphème, la plage, dont une dimension (v.g. la hauteur de colonnes) sert à figurer la valeur des données, d’où le nom d’histogrammes, déjà bien connu et utilisé sans ambiguïté (Figure 13).

Figure 13 : Un histogramme

Figure 13 : Un histogramme

C’est enfin l’avènement de méthodes statistiques évoluées, permettant de s’adresser simultanément à un grand nombre de variables caractéristiques d’un système et à leurs interrelations, qui a posé un nouveau défi à la graphique scientifique. Sont alors apparues des images où, abandonnant au besoin le principe de l’espace cartésien calibré par ses deux axes, on a eu recours à des artifices pour illustrer des caractéristiques diverses de plusieurs populations de données.

Ces figures sont par exemple des glyphes, dans lesquels des traits calibrés rayonnent depuis un point central, marquant chacun la valeur d’une variable pour une population. Ou encore le cas des figures de Chernoff, ou chaque trait du visage se voit assigner une variable, et change de morphologie selon la valeur de la variable.Ces figures complexes, d’usage encore peu répandu, reposent collectivement sur la création d’une forme de figure pour représenter les propriétés d’un ensemble et comparer des ensembles entre eux. Le nom leur revient donc de morphogrammes. (Figure 14).

Figure 14 : Un morphogramme

Figure 14 : Un morphogramme

Note de bas de page 19 :

 Luc Desnoyers, (c), La communication en congrès. Repères ergonomiques, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005.

Ce dernier exemple nous permet de mettre ici fin au survol d’une taxonomie qui a été décrite ailleurs de façon plus détaillée19.

En somme

Une approche ergonomique de l’image scientifique nous amène à poser la question de la tâche, ou plutôt des tâches qui sont assignées au scientifique : il doit décrire des objets matériels, il doit chiffrer leur distribution, décrire le fonctionnement ou l’organisation d’entités, analyser et mesurer leurs propriétés, montrer les fluctuations et les interrelations de ces entités ou de leurs composantes. Et il doit communiquer, transmettre de la façon la plus efficace possible l’information qui résulte de son activité.

Rien de surprenant donc à ce qu’il ait développé des outils, des figurations si nombreuses. Et aussi spécialisées également, chacune correspondant à une intentionnalité de l’auteur. Cette intentionnalité est, dans la perspective des travaux d’Ochanine, une représentation fonctionnelle, une image opérative qui guide l’activité. Elle est conjoncturelle en ce que chaque production se fait à la manière de l’auteur, selon ses ressources et les disponibilités, ce qui marque la représentation de l’objet ou de ses propriétés.

Face à un objet matériel, le choix de la photo ou du dessin peut correspondre à la disponibilité des outils, aux compétences de l’auteur, à son intention de montrer le spécimen plutôt que le type. On comprendra que, dans ce contexte, la notion d’iconicité perd son sens : elle ne se pose tout simplement plus. Il s’agit, pour l’ergonome comme pour le concepteur averti, de savoir si l’image est efficace, si elle rend bien l’intention de l’auteur et correspond aux capacités de décodage du « récepteur » auquel elle s’adresse.

Face à des données issues d’un système complexe, la même intentionnalité conjoncturelle intervient : l’auteur optera pour un type de figuration des données plutôt qu’un autre selon les outils d’analyse dont il dispose, sa familiarité avec diverses méthodes statistiques, son intention de se concentrer sur un petit nombre de variables ou sur l’ensemble, de les traiter de façon ordinale ou quantitative, etc.

Note de bas de page 20 :

 Jacques Bertin, La graphique et le traitement graphique de l’information, idem.

L’intentionnalité est également marquée aussi par un ensemble de facteurs socio-organisationnels que nous avons à peine abordés ici. Il convient toutefois de rappeler combien le mode de communication agit sur l’image. J’ai souligné par exemple combien la liste à puces semble n’apparaître qu’avec le développement des moyens de projection modernes; elle semble le propre de la communication orale. J’ai aussi souligné combien la légende discursive appartient à l’imprimé et disparaît presque dans l’image projetée. Il s’agit là d’une des conséquences de l’utilisation, dans l’oral, d’images essentiellement « visuelles », dépouillées de ce qui n’est pas essentiel au propos et en particulier de la légende textuelle à laquelle se substitue le commentaire sonore. Bertin20 fait la distinction entre ce qu’il appelle des « images à voir » et « des images à lire », ce qui correspond d’une certaine façon aux caractéristiques spécifiques de l’image projetée et de l’image imprimée.

Les images scientifiques constituent un ensemble fort hétérogène où les dénominations courantes sont source de confusion. Malgré le risque de créer des néologismes avec lesquels il est difficile de se familiariser, celui aussi de commettre une classification incomplète, voire contestable, l’ergonome, et sans doute aussi le biologiste qui s’est frotté à Linné, sent le besoin d’élaborer une taxonomie des images qui ordonnance leur diversité et rende compte des activités sous-jacentes du scientifique. La taxonomie dont j’ai présenté ici les éléments de base est sans doute incomplète, elle est sans doute contestable, elle est sûrement perfectible. Elle ne prend en compte que les figures élémentaires de la panoplie graphique : les besoins des auteurs, en termes par exemple de monstration, de comparaison ou d’explication peuvent les amener à en créer d’autres types tout comme d’assembler dans des montages complexes plusieurs types d’images fondamentales.

Note de bas de page 21 :

 Luc Desnoyers, (c) La communication en congrès. Repères ergonomiques, idem.

Note de bas de page 22 :

 Jacques Bertin, La graphique et le traitement graphique de l’information, idem.

Une taxonomie n’est jamais qu’un outil, mais celui-ci peut servir à fixer dans le langage la diversité objective des images, et nous aider à cibler de façon plus spécifique nos études sur les images scientifiques. On peut lui trouver quelques applications. Ainsi, dans la formation, par exemple des thésards, à la communication scientifique21 il faut pouvoir faire ressortir les usages spécifiques de chaque type d’images si on veut assurer l’efficacité de la formation : sans taxonomie, il est difficile de s’y retrouver adéquatement. Dans ce cas comme dans d’autres, l’ergonome qui s’intéresse à la conception des images efficaces est fort réticent quand on préconise des principes généraux de conception des images scientifiques à partir de l’étude, si approfondie soit elle, d’un seul type d’image, comme on continue de le faire sur la base des travaux, par ailleurs remarquables, de Bertin sur la carte géographique et ses usages22.

Ailleurs enfin, dans les analyses que l’on fait du contenu ou de la portée de l’imagerie scientifique, une taxonomie peut nous éviter le piège du traitement de l’image scientifique comme d’un tout, sans distinguer les types d’images dont on parle; sans ces distinctions, peuvent émerger des problèmes méthodologiques importants en termes de validité externe, de validité écologique ou de généralisabilité des résultats obtenus.