Les destinateurs cosmologiques dans La Nuit Cauchemar de Maupassant

Heidi Toëlle

Université Paris III, Sorbonne Nouvelle

https://doi.org/10.25965/as.2895

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Mots-clés : destinateur cosmologique, quatre éléments

Auteurs cités : Algirdas J. GREIMAS, Guy de Maupassant

Plan

Texte intégral

Prélude

Note de bas de page 1 :

 Une version abrégée de cette thèse a été traduite en lithuanien sous le titre « Apie Neapibrėžtumą : Barbey d’Aurévilly novelės ‘Graziausia Don Zuano meilė’ analizė » (De l’indécidabitlité : Le plus bel amour de Don Juan, analyse), Université de Vilnius, Centre Greimas, collection Semiotika, Vilnius, Baltos Lankos, 1994, 99 pages.

Note de bas de page 2 :

 Il s’agit de Algirdas Julien Greimas, Maupassant, La sémiotique du texte, Exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976.

Note de bas de page 3 :

 Guy de Maupassant, Deux Amis, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, pp. 732-738.  

Note de bas de page 4 :

 Heidi Toelle, Le Coran revisité, Le Feu, l’Eau, l’Air et la Terre, Damas, Institut français d’Etudes Arabes, 1999.

Note de bas de page 5 :

 Nouveaux Actes sémiotiques, No. 13, Limoges, PULIM, 1991, 59 p.

1985. Je suis nommée à l’Université de Provence au département des langues orientales. Arabisante et « spécialiste » de la littérature arabe, je n’en avais pas moins soutenu une thèse en sémiotique sur Le plus bel amour de Don Juan1de Barbey d’Aurevilly, et Greimas, dont j’avais suivi le séminaire pendant des années, avait été dans mon jury. Il m’avait alors fait un beau compliment : « Vous faites partie des quatre ou cinq personnes qui ont vraiment lu mon Maupassant »2, avait-il déclaré. Cette phrase est sans doute injuste à l’égard de beaucoup de monde, mais Greimas ne s’était pas trompé me concernant. J’avais, en effet, passé des jours et des jours sur ce texte, stylo en mains, et cette analyse minutieuse de Deux amis3 de Maupassant est sans doute à l’origine de ma décision de faire ma thèse d’habilitation sur les fonctions assumées par les quatre éléments dans le Coran4. Cette thèse, Greimas en avait encore eu connaissance peu de temps avant sa mort, il m’avait à plusieurs reprises fait profiter de ses remarques et conseils et en avait préfacé la première partie, publiée sous le titre  « Les quatre éléments dans le Coran : l’Au-delà » dans les Nouveaux Actes Sémiotiques5.

Note de bas de page 6 :

 Guy de Maupassant, La Nuit Cauchemar, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, pp. 944-949

En 1985, devant donc quitter Paris pour la Provence, je vais dire au revoir à Greimas,  puis, une fois installée dans le midi de la France, lui communique ma nouvelle adresse. Peu de temps après, je reçois un petit mot de lui par lequel il m’informe qu’il reprend son séminaire à Paris, m’en communique le lieu, le jour et l’heure et me dit que cela lui ferait plaisir de m’y voir de temps en temps. L’Université de Provence et, a fortiori, son département des langues orientales, étant un désert sémiotique ou peu s’en faut, je prends l’habitude de me rendre une fois par mois à Paris pour assister à son séminaire. Un jour, l’un des participants intervient sur une nouvelle de Maupassant, intitulée La Nuit Cauchemar6, en focalisant son excellent exposé sur le problème posé par la disparition progressive des figures dans ce texte. Il termine son intervention, en affirmant qu’il ne pense pas que l’Eau assume dans la Nuit Cauchemar  la fonction du destinateur cosmologique de la /Non-Mort/, contrairement à ce que Greimas avait écrit dans son Maupassant. Greimas, péremptoire, rétorque qu’il est bien connu que l’Eau est chez Maupassant le destinateur de la /Non-Vie/. Ni l’un ni l’autre ne se donnent la peine de démontrer ce qu’ils affirment, et je quitte le séminaire pour reprendre mon train, quelque peu agacée, en me jurant de regarder de plus près La Nuit de Maupassant pour savoir qui de l’intervenant ou de Greimas avait raison. Mais happée par ma thèse d’habilitation et mon enseignement, la chose finit par s’estomper dans mon esprit, puis par en disparaître complètement jusqu’au jour où le professeur Nastopka me demande si je veux bien participer à ce colloque en hommage à Greimas.

1. Bref résumé

Dans La Nuit Cauchemar, un narrateur qui s’exprime à la première personne fait tout d’abord part de son amour passionné de la nuit, en général, qu’il oppose au jour lequel n’est pour lui que source de fatigue, de peine et de lassitude à tel point qu’il a l’impression de soulever sans cesse un écrasant fardeau. Ce n’est que quand le soleil baisse qu’il se sent revivre. Il affirme ensuite que ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer, avant de faire le récit d’une nuit particulière qu’il ne réussit plus à situer clairement dans le temps, qui, après l’avoir ravi, a tourné au cauchemar et qui, depuis lors, n’a cessé de durer « puisque le jour ne s’est plus levé ».

A y regarder de plus près ce texte, l’on constate que la nuit y fait l’objet de trois descriptions successives, toutes faites du point de vue du même sujet-narrateur. C’est dans ces trois nuits et dans les états passionnels qu’elles suscitent chez ce dernier qu’il s’agit de voir plus clair.

2.a La nuit euphorique I

Note de bas de page 7 :

 Algirdas Julien Greimas, Maupassant, La sémiotique du texte, Exercices pratiques, idem, p. 130.

Dans la première description, la nuit, objet de l’amour passionnée du sujet, est qualifiée de ténèbres, d’ « espace noir », de « noire immensité », « de grande ombre douce tombée du ciel », qui grandit et s’épaissit, qui « noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, cache, efface, détruit les couleurs et les formes, étreint les maisons, les êtres et les monuments de son imperceptible toucher. » On le voit, la couleur qui prédomine dans cette première description est le noir qui renvoie à la qualité propre à la nuit, à savoir l’obscurité, et nous verrons que certains de ces qualificatifs seront repris dans la description de la nuit cauchemardesque. C’est cette nuit-là qui n’en met pas moins le sujet dans un état intensément euphorique. En effet, « une joie confuse, une joie de tout son corps l’envahit », laquelle joie nous rappelle celle qui pénètre, puis saisit les Deux amis pendant leur pêche miraculeuse et que Greimas interprète alors comme correspondant à l’« état de transcendance qui résulte de la communication avec le destinateur », « de la participation du sujet à l’être de celui-ci», participation qui a pour résultat que le sujet « cesse d’être sujet pour se transformer en objet conjoint avec le destinateur »7. La nuit serait dès lors perçue dans notre texte comme le destinateur de la /Vie/ ou celui de la /Non-Mort/. Or, seule l’identification de la nuit avec le délégué du destinateur de la /Non-Mort/, nous semble-t-il, cadre avec la phrase dans laquelle le sujet « envahi par la joie » affirme qu’à la tombée de la nuit, il s’éveille, s’anime, se sent « plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux », ce retour à la vie, cette renaissance, s’opposant à la fatigue, à la lassitude qui l’investit pendant le jour.

Note de bas de page 8 :

 A.J. Greimas, Maupassant, La sémiotique du texte, Exercices pratique, idem., p. 61.

Reste à savoir quel est le destinateur cosmologique dont la nuit est ici l’une des figures. La nuit est d’emblée qualifiée de « grande ombre douce  tombée du ciel ». Elle se laisse ainsi analyser comme le délégué de la figure cosmologique dans laquelle Greimas avait identifié dans Deux Amis le destinateur de la /Non-Vie/8. La question est donc de savoir si tel est aussi le cas ici. Notons pour l’instant que trois des verbes désignant le faire de ce délégué céleste recouvrent des sémèmes susceptibles de faire l’objet de valorisations opposées: c’est le cas des verbes « envahir », « noyer » et « détruire », tous investis ici d’une valeur positive, puisque le premier désigne l’action exercée sur le sujet par la joie, le deuxième et le troisième  respectivement celle exercée par « l’ombre douce tombée du ciel » sur la ville et sur les formes et les couleurs dont la disparition réjouit le sujet. Or, le premier de ces verbes signifie littéralement « occuper un territoire brusquement, en entier et de vive force » (Le Petit Robert), action qui s’apparente à un acte de guerre, le deuxième «asphyxier en immergeant dans un liquide », le troisième, enfin,  avec ses parasynonymes tels que « raser », « ruiner » et « tuer », est susceptible de renvoyer comme le précédent à un faire mortel.

Note de bas de page 9 :

 A.J. Greimas, Maupassant, La sémiotique du texte, Exercices pratiques, idem, p. 61 et pp. 79-82.

Note de bas de page 10 :

 A.J. Greimas, idem, p. 87-90.

Du reste, le ciel délègue ici, tout comme dans Deux Amis, un acteur qui s’avance masqué, puisque « l’ombre douce tombée du ciel », comparée à une « onde insaisissable », réussit à se faire passer aux yeux du sujet pour de l’Eau, selon Greimas destinateur de la /Non-Mort/9.  La nuit semble donc bien se présenter dès l’abord et à l’instar de la brise et de l’absinthe dans Deux Amis comme un décepteur10, autrement dit comme un acteur qui, en tentant de se faire passer pour un autre, cherche et réussit à griser le sujet. Autrement dit, le Ciel, destinateur de la /Non-Vie/ tente et réussit à se faire passer pour l’Eau, destinateur de la /Non-Mort/, tout en ne parvenant pas à camoufler complètement son caractère mortel qui consiste à noyer et à détruire. On peut donc à titre d’hypothèse de travail et en tenant compte de l’action mortelle attribuée au ciel dans la troisième partie du texte, donner passagèrement raison à Greimas. Mais voyons ce qu’il en est de la deuxième description de la nuit.

2.b La nuit euphorique II

Dans le but de retrouver, comme tous les soirs, la joie que lui procure la nuit, le sujet fait, après dîner, sa promenade nocturne habituelle, en regardant « au-dessus de sa tête le fleuve noir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres ».

Note de bas de page 11 :

 A.J. Greimas, Maupassant, La sémiotique du texte, Exercices pratiques, idem, p. 61.

On remarquera que le sujet passionné interprète ici comme précédemment le ciel nocturne comme une figure de l’Eau. En font foi  le syntagme « fleuve noir » ainsi que  les lexèmes «rivière » et « ruisseau ». Notons également que « la noire immensité » de la première description se trouve ici singulièrement réduite et transformée en une bande relativement étroite, « découpée » dans le ciel par les toits et produisant de la sorte un fleuve à l’envers dont le fond serait le ciel et dont les toits de la rue ondulante formeraient en quelque sorte le rivage. Or, ce fleuve, qualifié de « noir » et rappelant comme tel la propriété intrinsèque du ciel nocturne qui avait été mis en avant dans la première description, est « plein d’étoiles » lesquelles, sous la dénomination « astres », se trouvent qualifiées de « rivière » et de « ruisseau roulant». Le rapport entre contenant et contenu étant de l’ordre de la contradiction, la rivière des astres devrait donc être un délégué du destinateur de la /Mort/, tout en se faisant passer pour le destinateur de la /Vie/. Et cela est effectivement le cas. En effet, le terme « rivière » désigne en français non seulement un cours d’eau, mais également un « collier de diamants». Or, le diamant, pierre précieuse la plus brillante et la plus dure de toutes, est comme telle susceptible d’être un délégué de l’élément Terre qui, à en croire Greimas, assume chez Maupassant la fonction du destinateur de la /Mort/11. Et comme dans Deux Amis où cet élément mortel prend la figure du Mont Valérien, il se trouve ici placé dans l’espace d’en haut, espace, toujours selon Greimas, éminemment dysphorique chez Maupassant. Ajoutons à cela que le syntagme « ruisseau roulant » évoque pour un lecteur français irrésistiblement l’expression « feu roulant » qui désigne un tir continu d’armes à feu, c’est-à-dire d’armes mortelles.

Note de bas de page 12 :

 Ibidem.

Mais il y a plus. Car dans la phrase suivante, les astres deviennent des « feux qui brillaient là-haut » et sont requalifiés en « planètes ». Celles-ci, on le sait et Maupassant ne pouvait ignorer cette donnée scientifique, ne brillent dans le ciel que parce qu’elles reflètent la lumière du soleil. Autrement dit, la rivière des diamants célestes, déléguée du destinateur de la /Mort/ est appréhendée par le sujet-observateur non seulement comme de l’Eau, mais encore  comme un délégué du « Feu solaire », figure cosmologique dans laquelle Greimas avait identifié le destinateur de la /Vie/12. La nuit étoilée, réunissant secrètement les deux destinateurs mortels « Ciel » et « Terre », réussit ainsi à se faire passer aux yeux du sujet pour le délégué des deux destinateurs vitaux, l’ « Eau » et le « Feu solaire ».

Notons, enfin, que le soleil se caractérise à la fois par la chaleur et la lumière qu’il dispense autour de lui et dont la première constitue son /être/, alors que la seconde ne constitue que son /paraître/. L’on constate alors que, si la nuit est décrite ici comme « très chaude », c’est qu’elle le doit au soleil qui, bien que disparu derrière l’horizon, n’en continue pas moins à faire profiter les humains de ce qui constitue son attribut essentiel. Et si la nuit est « claire » et « luisante », si « tant de feux brillent là-haut », si « les ténèbres en semblaient lumineuses »,  cela est dû, nous l’avons dit, à la lumière du soleil reflété par les planètes. Autrement dit, derrière la chaleur de la nuit et la clarté du ciel se profile bien la figure du destinateur de la /Vie/, à cette différence près qu’il n’est présent dans l’espace d’en haut que sous la figure de la lumière, car les « feux » qui brillent là-haut ne représentent, malgré leur lexicalisation, que le paraître du destinateur vital, alors que, dans l’espace d’en bas, il est présent, comme nous allons le voir dans un instant, non seulement comme chaleur, mais aussi comme lumière.

On nous objectera que le jour se trouve investi dans notre texte de manière négative et que le sujet affirme dans la phrase suivante que « les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil », affirmation qui disqualifie du moins partiellement le soleil comme dispensateur de la joie et comme destinateur de la /Vie/. C’est oublier deux choses :

Note de bas de page 13 :

A.J.Greimas, idem., pp. 55-60.

  • d’une part, le jour et, plus précisément, le lever du soleil, deviendra par la suite l’unique objet de la quête de plus en plus angoissée du sujet lequel, plongé dans la nuit, c’est-à-dire dans l’obscurité, en viendra à regretter que « le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu » ;

  • d’autre part , la nuit qui nous est décrite ici a d’étranges ressemblances avec les matinées claires évoquées au début du texte où « les alouettes « chantent dans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air léger»: en effet, la nuit est ici, à l’instar des matinées, chaude, l’air y est léger et il fait clair grâce, entre autres, aux « feux » qui brillent dans le ciel et dont nous venons de voir qu’ils ne sont autre chose que le reflet de la lumière solaire. S’instaure de la sorte une similitude entre, d’une part,  le début du jour et le soleil naissant et, de l’autre, le début de la nuit où le soleil couchant vient de disparaître derrière l’horizon. Or, on se souviendra que dans Deux Amis, le soleil n’est valorisé positivement que dans ses aspectualités inchoatives et terminatives : le matin et au printemps en sa qualité de « soleil rajeuni » et vers la fin du jour et en automne en sa qualité de « soleil mourant »13.

Si l’espace d’en haut est ainsi à la fois noir et lumineux, il en va encore de même de l’espace d’en bas, puisque la ville est à son tour illuminée et contribue de la sorte à rendre les ténèbres lumineuses. Du reste, la clarté nacrée et l’éclat pâle diffusés par les globes électriques  s’opposent dans ce passage à « la clarté fausse et crue » qui assombrit le sujet lorsqu’il entre un instant dans un théâtre. Cette « clarté fausse et crue » est répandue à la fois par « la lumière brutale sur les ors du balcon », par « le scintillement factice du lustre énorme de cristal » et par « la barrière du feu de la rampe ». Autrement dit, ce qui choque le sujet dans le théâtre, c’est à la fois l’intensité de la lumière et son évidente artificialité puisqu’elle y est un pur produit de la /Culture/. A l’extérieur, en revanche, la /Nature/ se charge d’atténuer l’effet de la lumière artificielle de l’éclairage public qui, lui aussi, relève en principe de la /Culture/ : les feuillages filtrent ces « foyers d’incendie » que semblent être les cafés-concerts, les marronniers ne sont recouverts que d’une mince couche de lumière jaune : objets non incandescents, ils ont ainsi l’air de luire à la manière d’un objet phosphorescent, comme si cette luisance était inhérente à leur nature d’arbres; les globes électriques, enfin, objets culturels, s’il en est, sont comparés à des lunes, « à des œufs de lune tombés du ciel » et à des » perles monstrueuses et vivantes », autrement dit à des objets qui relèvent de la /Nature/, cette association entre les lunes et les perles provenant sans doute du fait que l’on parle parfois de la « lumière gris de perle de la lune ». Par ailleurs, en leur qualité de « lunes tombées du ciel », ils sont à l’instar « de la grande ombre douce tombée du ciel » des délégués du Ciel et, à l’instar des planètes, réputées refléter la lumière du soleil; en leur qualité de perles, ils paraissent, en revanche, être des délégués de l’Eau et dispensent autour d’eux une « clarté nacrée, autrement dit une clarté qui a les couleurs de l’arc-en-ciel lequel, on le sait, résulte de la réflexion et de la dispersion des radiations colorées de la lumière blanche du soleil par des gouttes d’eau. Et pourtant la taille « monstrueuse », c’est-à-dire insolite et énorme, de ces perles et le caractère mystérieux et royal de la clarté qu’elles répandent semblent bien indiquer qu’aux yeux du sujet elles cachent un destinateur moins bienveillant que l’Eau et le Soleil, à savoir la lumière électrique que le sujet avait rejetée comme trop crue et qui relève de la /Culture/. Ajoutons que l’espace d’en haut s’invite ici dans celui d’en bas, de même que l’espace d’en bas, sous les figures des toits et de la rue, s’était invité dans celui d’en haut,

Avant de tirer maintenant quelques conclusion de ce qui précède, il ne sera pas inutile de faire remarquer que, si cette seconde nuit a – sous la figure du fleuve noir et des ténèbres –des points en commun avec celle qui avait été décrite précédemment, elle ne s’en distingue pas moins de manière frappante. Outre le fait qu’elle se caractérise par une luminosité omniprésente, absente de la première nuit, elle s’oppose à celle-ci à bien d’autres égards : la première nuit cachait, effaçait, détruisait les couleurs et les formes ; la deuxième est multicolore et les formes y sont parfaitement perceptibles. La première nuit charmait les oreilles du sujet par son silence ; l’existence dans la deuxième des cafés-concerts suppose qu’il y entend une musique qui charme ses oreilles. Enfin, au début du texte, notre sujet s’était implicitement comparé au hibou qui passait «à travers l’espace noir », « réjoui et grisé par la noire immensité ». Or le hibou est un  oiseau nocturne, solitaire s’il en est, qui se trouvait en l’occurrence mis en opposition avec les alouettes, oiseaux diurnes qui vivent en bande et chantent dans les matinées claires. Autrement dit, la solitude était implicitement désignée comme l’une des raisons pour lesquelles le sujet aimait la nuit avec passion et l’une des conditions nécessaires pour qu’il  éprouve de la joie. Rien de tel dans cette deuxième nuit. En effet, tout en se promenant seul, le sujet ne s’en trouve pas moins entouré d’une foule anonyme, désignée par le pronom impersonnel « on », dont les individus qui la constituent rient, boivent et passent comme lui.

Arrêtons-nous là un instant pour faire le point. Cette deuxième nuit se présente aux yeux du sujet comme l’heureuse union des quatre destinateurs cosmologiques à la fois où la lumière cru du soleil diurne se trouve atténuée par le noir du ciel ; où la noire immensité se trouve inversement atténuée par les reflets de la lumière solaire; où l’eau vient fluidifier la voûte céleste réputée solide qui fera comme telle son apparition dans la nuit cauchemardesque ; où l’eau transforme les astres en rivière ; où l’élément Terre, enfin, sous la figure de la rivière de diamants astrale consent à dispenser autour de lui de la lumière, en reflétant, elle aussi, celle du soleil. Cette deuxième nuit  se caractérise en outre par la fusion entre les objets qui relèvent de la /Culture/ et ceux qui relèvent de la /Nature/ ; elle se caractérise, enfin, par la fusion si l’on peut dire de l’espace d’en haut et de l’espace d’en bas. « La longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux » que le sujet contemple depuis l’Arc de Triomphe constitue en quelque sorte la figure syncrétique de cette deuxième nuit, nuit de rêve « admirable », au sens classique de ce terme où coopèrent et fusionnent les éléments et les objets que l’on a l’habitude d’appréhender comme des séparés, voire d’investir de valeurs opposées.

Note de bas de page 14 :

 A.J. Greimas, idem., pp. 132-133.

Note de bas de page 15 :

 A.J. Greimas, idem, p. 130.

Note de bas de page 16 :

 Cf. Guy de Maupassant, Deux Amis, idem, p. 732. (Souligné par nous)

Aussi, ne faut-il pas s’étonner que le sujet ne se trouve pas ici simplement envahi par la joie, mais saisi par une émotion à la hauteur de la complexité du beau spectaclequ’il a sous les yeux. En effet, cette émotion est qualifiée d’ « imprévue », de « singulière » et de « puissante », autrement dit, d’inattendue et de ce fait différente de toutes les joies que le sujet avait jusque-là éprouvée grâce à la nuit  Elle se caractérise en outre par une grande intensité. Sur le plan somatique, elle se traduit par « un  frisson », à savoir par une contraction violente, involontaire et saccadé de tout le corps, accompagné d’une sensation de froid. Or, le frisson est un terme à investissement sémantique complexe, puis que l’on peut aussi bien être saisi d’un frisson d’angoisse ou de terreur que d’un frisson d’aise et de désir ou encore d’un frisson d’enthousiasme ou d’admiration. Sur le plan cognitif, cette émotion prend la forme d’ « une exaltation de la pensée qui touche à la folie ». Or, si l’exaltation est une excitation intense de l’esprit qui donne au sujet  « une impression de grande euphorie » (Le Petit Robert), la folie, en sa qualité d’« altération plus ou moins grave de la santé psychique entraînant des troubles du comportement » (Le Petit Robert),  ne saurait être éprouvée que comme dysphorique par un sujet qui ne fait que friser les troubles en question et qui est donc encore capable de se rendre compte que ses pensées sont sur le point d’échapper au contrôle de sa raison. Ajoutons que ni l’émotion, ni l’exaltation ne sont de simples états, mais également des faire : derrière l’émotion se profile l’action de mouvoir qui fera du reste que le sujet, se poussant en quelque sorte lui-même, marchera « longtemps, longtemps » ; derrière l’exaltation se profile, entre autres, l’action de « proposer à l’admiration » - ici du sujet lui-même à lui-même – la nuit qu’il vient de contempler. On l’aura compris, l’émotion qui saisit ici le sujet, ressemble à s’y méprendre à l’extase mystique qui est jouissance et souffrance, état et action réflexive tout à la fois, en même temps que « participation à la vie cosmique, à la vie universelle », comme l’avait bien vu Greimas.14 Nous nous permettrons cependant ici de ne pas être entièrement d’accord avec Greimas pour qui cette participation à la vie cosmique se résume à la seule participation du sujet à l’être des destinateurs cosmologiques de la /Vie/ et de la /Non-Mort/, ce qui réduit en l’occurrence et fort injustement le cosmos et l’univers à L’Eau et au Soleil et au seul domaine de la /Nature/15. Or, nous pensons avoir montré que l’extase résulte dans la  Nuit cauchemar de la participation du sujet aux quatre destinateurs cosmologiques à la fois, ainsi que de son immersion, si l’on peut dire, dans la /Culture/ et dans la /Nature/ entremêlées. On peut dès lors se demander, si l’extase mystique des deux amis ne s’expliquerait pas par la présence concomitante du Mont Valérien et de la montagne de fumée, délégué des destinateurs mortels Terre et Ciel, d’une part, de l’Eau et du Soleil, destinateurs vitaux, de l’autre, ainsi que de la concomitance de la guerre et de la paix, cette dernière à travers la pêche qui, comme le précise le texte de Deux amis dès le début, était l’activité préférée des deux amis tous les dimanches avant la guerre16et dont la reprise en temps de guerre justement contribue à leur procurer une joie d’ordre mystique.

Note de bas de page 17 :

 A.J. Greimas, idem,  pp. 99-100.

Avant de passer maintenant à l’analyse de la troisième nuit, nous aimerions faire deux dernières remarques à propos de celle-ci. L’émotion complexe qui se saisit du sujet était en quelque sorte prévisible à travers les nombreux oxymores dont la description de cette nuit exaltante est pleine : c’est ainsi qu’il y fait à la fois très doux et très chaud, les nuits sont luisantes, les ténèbres lumineuses, les lunes sont éclatantes et pâles à la fois, une technique prémonitoire déjà présente dans la description de la première nuit où celle-ci « étreint les maisons, les êtres et le monuments de son imperceptible toucher. » Enfin, il nous semble que ce n’est pas un hasard si l’extase saisit le sujet au moment où il arrive sous l’Arc de Triomphe d’où il contemple les Champs-Elysées qu’il vient de remonter. En effet, les Champs-Elysées ne sont pas seulement le nom d’une avenue parisienne bien connue. Ils désignent dans la mythologie greco-romaine  le séjour des âmes des héros et des hommes vertueux aux Enfers, une donnée dont il est peu probable que Maupassant l’ait ignoré. Enfin, le terme « triomphe » désigne l’exultation qui résulte d’une victoire éclatante en même temps que cette victoire elle-même. Tout se passe donc comme si l’Arc de Triomphe constituait ici l’espace utopique où le sujet aurait l’exaltante illusion de « triompher de lapermanence de l’être ».17

Mais venons-en à la troisième nuit qui n’est autre chose que la transformation de la nuit exaltante que nous venons d’analyser en nuit cauchemardesque.

3. La nuit cauchemar

Si l’on compare cette dernière nuit avec celles qui l’ont précédée, l’on constate qu’elle est avec l’exaltante deuxième nuit dans le même rapport d’opposition que la première, nuit avec laquelle elle a, en revanche, bon nombre de points en commun, à cette différence près qu’elle produit sur le sujet un effet intensément dysphorique.

En effet, cette nuit cauchemardesque est, tout comme la première nuit, qualifiée d’ « espace noir ». La « noire immensité », la « grande ombre douce tombée du ciel » que le sujet ravi regardait « s’épaissir » et « l’onde insaisissable et impénétrable », qui « noyait la ville » dans la première description, deviennent, dans la troisième, une « impénétrable obscurité « ou encore une « nuit impénétrable » ainsi qu’une « voûte de nuages, épaisse comme l’immensité qui avait noyé les étoiles ».

Par ailleurs, la transformation de la nuit euphorique en nuit dysphorique semble tenir exclusivement à l’intensification des qualités en cause. En effet, le qualificatif « noir » ne figure pas moins de sept fois dans la description de cette dernière : de « gros nuages noirs » s’étendent lentement sur le ciel, les rues de la ville sont « noires, noires, noires comme la mort » et l’espace n’est pas seulement qualifié de « noir », mais en plus de « tout noir, plus profondément noir que la ville ». La répétition du qualificatif « noir » traduit ici l’intensification progressive de l’obscurité. Cette intensification est due à la disparition progressive de toutes les lumières: dans l’espace d’en haut, les nuages qui s’étendent lentement finissent par former une « voûte », « épaisse comme l’immensité qui noie les étoiles et semble s’abaisser sur la terre pour l’anéantir » et « l’air s’épaissit », c’est-à-dire, a tendance à se solidifier. Dans l’espace d’en bas, les cafés ne sont plus éclairés, la chaussée, elle, n’est désormais plus illuminée que par les seuls becs de gaz qui paraissent mourants et dispensent une lumière intermittente avant de s’éteindre. Seule, la petite lanterne du chiffonnier flotte à un moment donné au ras du sol, avant que le texte ne précise pour finir qu’il n’y a plus «une lueur ».

Un commentaire s’impose ici concernant les nuages, qui sont en principe un mélange d’Air et d’Eau, et la terre que ceux-ci, sous la figure de la « voûte », semblent vouloir anéantir. Le syntagme « nuages noirs », désigne en français entre autres « ce qui annonce un danger, ce qui est lourd de menaces » (Le Petit Robert). D’autre part,  les nuages ici évoqués,  forment une « voûte », expression qui renvoie à la « voûte du ciel ». Par ailleurs, l’élément qui entre dans la constitution d’une voûte est la Terre, puisqu’il s’agit, d’un ouvrage de maçonnerie cintré fait de pierres, de ces mêmes pierres qui s’étaient déjà profilées derrière la « rivière des astres ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser à une première lecture, les nuages sont donc bien ici appréhendés comme une figure réunissant les deux destinateurs de la /Non-Vie/ et de la /Mort/, du Ciel et de la Terre. Quant à la terre que ces éléments mortels semblent vouloir anéantir, elle nous semble, en l’occurrence, non pas désigner la Terre en sa qualité d’élément cosmologique, mais le monde ici-bas, « le milieu où vit l’humanité » (Le Petit Robert).

Mais cette nuit cauchemardesque ne se caractérise pas seulement par la disparition de la lumière. S’y ajoute, la solitude grandissante du sujet au fur et à mesure que les humains désertent les rues et que la ville s’endort, puis dort d’un sommeil si profond que tous ses appels au secours restent sans réponse. Cette désertification progressive de la ville entraîne à son tour l’instauration tout aussi progressive d’un silence total : à un moment donné, seul le « tic-tac léger » de sa montre, dont il est désormais incapable de percevoir les aiguilles, rassure le sujet, puis, celle-ci s’étant arrêté,  il n’y a plus même « un frôlement de son dans l’air». Or, on se souviendra que la solitude et le silence avaient été perçus comme euphoriques dans la première description de la nuit.

Rien de tel ici. La nuit commence par devenir « lourde» sur le cœur du sujet.  Bien plus, alors que la première nuit avait « étreint «  [..] les êtres […] de son imperceptible toucher », celle-ci « étouffe et écrase » la voix du sujet lorsqu’il tente d’appeler les sergents de ville à son secours, en poussant très précisément ce « cri vibrant et sinistre » que le hibou solitaire poussait au début du texte, « réjoui et grisé par la noire immensité ». Progressivement la nuit inspire ainsi au sujet, une peur qui s’intensifie et se transforme en panique, enfin, le saisit d’une « épouvante » qualifiée d’ « horrible », autrement dit, suscite en lui une passion rigoureusement contraire à celle dont il avait parlé au départ. Tout se passe donc comme si l’amour intense - « instinctif, profond » et « invincible » de la nuit l’avait pendant un temps rendu aveugle - la passion rend aveugle, dit-on en français -  à la véritable nature de celle-ci.

Aussi, seul, vraiment seul, cette fois-ci, perdu dans l’espace noir où les ténèbres ont définitivement détruit les couleurs et les formes, où règne un silence total,  le sujet, comme privé des deux sens à distance, de la vue et de l’ouïe, erre-t-il à travers les rues de la ville, en perdant progressivement la notion du temps. Or, c’est précisément le désir de connaître l’heure qui va devenir le seul objet de sa quête : en effet, à trois reprises, il tente de connaître celle-ci. Une première fois, alors que les becs de gaz sont déjà éteints, il demande en vain l’heure à un chiffonnier. Une deuxième fois, il tire sa montre, mais, plongé dans le noir le plus complet et privé d’allumettes, n’en perçoit plus que le tic-tac, si bien qu’il se met à lever « à tout moment les yeux vers le ciel », dans l’espoir « que le jour allait enfin paraître », mais ne voit qu’un espace intensément noir. Une dernière fois, toujours obsédé par l’heure et constatant qu’ « aucune horloge ne sonne dans les clochers ou dans les monuments », « il cherche à « tâter l’aiguille » de sa montre « avec ses doigts », mais constate que celle-ci est arrêtée. Derrière cette quête désespérée du savoir sur l’heure qui met successivement en jeu les sens de l’ouïe, de la vue et du toucher, et qui se décline ici sous la forme de trois épreuves qualifiantes se terminant toutes par un échec,  se profile, on l’aura compris la quête du destinateur de la /Vie/, à savoir du soleil.

Il n’est dès lors pas étonnant qu’en désespoir de cause et se sentant comme sur le point de mourir – ses jambes fléchissent, sa poitrine halète et il souffre horriblement de la faim -, qu’il fait une dernière tentative pour échapper à la mort qui l’environne et qui le menace à son tour. Il s’agit désormais de savoir si « la Seine coule encore ». Or, contrairement aux apparences, cette seconde quête n’est pas seulement celle du destinateur de la /Non-Mort/, à savoir de l’Eau, mais aussi et concomitamment celle du destinateur de la /Vie/. Notons également qu’elle frise l’échec. Cet échec partiel est annoncé par « la fraîcheur glaciale » qui monte de la rivière et par le fait que le sujet n’entend plus « le courant bouillonner sous les arches du pont ». Or, derrière le « bouillonnement » espéré de la rivière se profile non seulement la figure de l’Eau vive, mais aussi l’attribut essentiel du destinateur de la /Vie/, à savoir la chaleur dont le sujet constate ici l’absence. En effet, on le sait, l’eau ne produit des bulles qu’à condition d’être en mouvement et/ou d’être soumise à l’action de la chaleur. L’échec partiel de cette quête est ensuite annoncé par le sable et la vase, figures de l’élément Terre, destinateur de la /Mort/, que le sujet rencontre avant même d’atteindre ce qui n’est déjà plus tout à fait de l’Eau : en effet, en y trempant son bras, il constate, tout d’abord, que cette eau est intensément froide, le toucher confirmant ainsi l’absence de la chaleur qui n’avait d’abord été perçue que par le seul sens de l’ouie. Pire, elle est « presque gelée, presque tarie, presque morte », autrement dit elle se trouve presque solidifiée par le froid, une consistance perçue comme dysphorique, comme nous l’avons vu à propos des pierres qui entraient dans la composition de la « rivière des astres » et dans celle de la « voûte de nuages » ; enfin,  « tarie » se dit d’une eau « qui ne coule plus » et désigne comme tel un fleuve « sans eau » et donc « à sec ». Il n’est donc guère étonnant qu’en constatant que le destinateur de la /Non-Mort/ est en voie de « mourir », de disparaître en sa qualité de liquide, en se solidifiant, en se transformant progressivement en Terre, le sujet se sente mourir à son tour. Seulement, le fait est qu’il ne meurt pas, puisqu’il est encore capable de nous raconter son histoire, ce qui signifie que l’Eau, certes, mourante, mais pas encore morte, ne l’en a pas moins sauvé, confirmant de la sorte sa fonction de destinateur de la /Non-Mort/. Notons cependant que « le jour ne s’est plus levé » et que « le soleil n’a pas reparu », comme si le destinateur de la /Vie/ voulait ainsi punir le sujet de lui avoir préféré pendant un temps la nuit.

Un dernier mot pour conclure. On peut, en effet, se demander ce que vient faire dans ce texte la description de la première nuit, si semblable à la nuit cauchemardesque et pourtant perçue comme euphorique. Cette première description relève, nous semble-t-il, d’un type d’écriture propre au romantisme lequel a bien souvent exalté la nuit, en vantant ses attributs fondamentaux, à savoir les ténèbres et le silence tout en ne faisant aucun cas des effets angoissants que l’obscurité totale et le silence absolu ne manquent pas de produire sur un être humain. En nous fournissant ensuite à la fois la description d’une nuit vraiment exaltante dont la caractéristique principale est une « obscure clarté», pour reprendre le célèbre oxymoron de Corneille, enfin, celle d’une nuit que l’on pourrait qualifier de « réelle », Maupassant aurait-il voulu se moquer un peu des Romantiques ?